Discours de réception de Thierry Maulnier

Le 20 janvier 1966

Thierry MAULNIER

Réception de Thierry Maulnier

 

M. Thierry Maulnier, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henry Bordeaux, y est venu prendre séance le jeudi 20 janvier 1966, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Si les traditions qui régissent le cérémonial de l’accueil, pour l’élu à qui vous avez fait le précieux honneur de l’accepter parmi vous, étaient autres qu’elles ne sont, le discours par lequel le nouveau venu dans votre compagnie a l’heureuse obligation d’y marquer son entrée, pourrait lui proposer les problèmes d’une liberté embarrassante. Que dire en effet ? Parler de soi-même ? C’est certes là une tentation souvent éprouvée par la généralité des hommes, plus souvent qu’ailleurs chez ceux qui font profession d’écrire, plus fortement qu’à toute autre époque dans la nôtre, où l’intérêt du public, et l’attention de ceux qui informent le public, se portent sur celui qui se fait de son œuvre un socle, un miroir, un tréteau au service de son propre personnage, plus volontiers que sur celui qui s’efface derrière elle.

Nous aimons, nous autres écrivains, que l’on s’occupe de nous, au point de désirer dans le secret de notre cœur l’approbation, ou cette autre preuve qui nous est donnée de notre existence, la désapprobation, à chacune de nos pensées, non pour ce qu’elles contiennent de vrai, mais pour ce qu’elles contiennent de nôtre.

Nous courrions donc le risque, si le protocole d’une réunion comme celle-ci ne comportait pas de barrières dressées contre l’amour de soi, de nous étendre sur nous-mêmes un peu plus que ne le permet la décence. Au reste, pourquoi nous présenterions-nous à ceux qui nous connaissent, puisqu’ils nous ont désignés pour prendre place parmi eux, au point que même si par aventure un blâmable excès de modestie, d’une sincérité incertaine, nous inclinait à contester nos propres titres et à nous déclarer indignes du choix que vous avez fait de nous, nous nous exposerions à nous entendre demander pourquoi nous nous sommes proposés à vos suffrages, si nous ne pensions pas les mériter.

Il est des pièges de la modestie. L’un d’entre vous, parmi les plus illustres, nous conta jadis l’histoire de cette Marguerite de Cortone qui, pour se punir elle-même d’avoir trop cédé aux vanités du monde, et dans l’ardeur de sa pénitence, montait chaque nuit sur le toit de sa maison pour réveiller la ville en lui criant la grandeur de ses fautes et la faiblesse de ses vertus. Les voisins auraient sans doute préféré dormir tranquilles, et devaient penser non sans quelque raison que I’humilité elle-même retrouve les chemins de la vanité lorsqu’elle commence à faire trop de bruit.

Votre règle est donc sage, qui laisse à celui qui reçoit le soin de mettre celui qui est reçu à l’abri des excès contraires où pourrait l’entraîner, quelle qu’elle soit, l’opinion qu’il a de lui-même. Quel éloge, dans ces conditions, nous resterait-il à faire ? Celui de votre compagnie ? Il serait présomptueux de la part de celui sur qui vient se poser en un jour l’éclat d’une renommée qui n’est que le reflet de la vôtre, de se croire en droit d’évaluer les mérites d’une institution ancienne de plus de trois siècles dont nous ne sommes, vivants éphémères, que les hôtes passagers.

On nous nomme, avec un peu d’ironie peut-être, immortels. Nous ne savons que trop que nous mourons ; il n’est guère d’année qui ne vienne nous le rappeler par la disparition douloureusement ressentie de quelqu’un des nôtres, et même dans le souvenir de ceux qui nous suivront nous ne sommes pas tous assurés de survivre.

L’Académie, elle, ne meurt pas. Elle l’a prouvé en restant vivante alors qu’étaient portés au tombeau sous ses yeux, trois monarchies, deux empires et quatre républiques déjà.

Au temps de la première de ces monarchies, la fondatrice, celle à qui cette maison doit l’être, on disait que les rois étaient mortels, mais que le roi ne mourait pas. De même, pour la précision du langage, il conviendrait de dire que les Académiciens sont mortels, et que l’Académie seule est immortelle. Les princes savent qu’ils dureront moins longtemps que le marbre de leurs palais et le métal de leurs couronnes ; les jeunes femmes, que leurs parures survivront au fragile éclat de beauté qu’elles ornent.

Il en est de même, en ce qui nous concerne, de la garde de cette épée et de l’inscription dans votre livre. Tout être humain, et jusqu’au couple d’amants qui grave deux noms sur l’écorce d’un arbre, cherche à fixer quelque chose de lui-même dans une matière plus dure et plus durable que sa chair.

De la coupole sous laquelle nous voici rassemblés, nous savons qu’elle sera là encore, à moins d’un de ces cataclysmes qui peuvent fondre sur les hommes ou que les hommes peuvent déchaîner sur eux-mêmes, alors que nos corps et peut-être nos œuvres seront tombés en poussière. Nous sommes ici dans un refuge contre le temps.

Mais ce refuge n’est pas fait seulement de pierres, si belles soient ces pierres dans leur blondeur ressuscitée. Il est fait aussi de cette société que vous constituez, et qui vous relie doublement les uns aux autres en croisant les fils de la trame, ceux de la collégialité ou de la confraternité entre contemporains, et les fils de la chaîne, ceux de la continuité établie entre le disparu et le nouvel élu désigné précisément pour occuper sa place.

La trame est horizontale et la chaîne est verticale, la trame est ce qui unit ici entre eux les présents, la chaîne ce qui unit chacun de ces présents, dans le peuple d’ombres qui forment parmi nous une assistance invisible, à ceux qui ont occupé un certain siège avant lui, à une lignée particulière.

Je me sens accueilli parmi vous non seulement par vous tous, mais par les quelque six cents ou sept cents morts, les uns illustres, les autres presque effacés de nos mémoires, qui constituent avec vous l’Académie véritable, par celui qui en votre nom va me répondre, par celui qui ne me répondra pas, mais qui me donne avec vous la place qui parmi vous a été la sienne, non seulement par Marcel Achard, mais par Henry Bordeaux.

L’éloge de celui qui vous a quittés par celui que vous avez bien voulu autoriser à lui succéder parmi vous est donc une tradition si digne et si sage qu’elle mériterait, elle aussi, un éloge. Cette tradition rappelle ou rend manifeste, pour le nouveau venu, qu’il ne doit pas se présenter devant vous dans le contentement de lui-même, dans la suffisance au sens propre de ce terme, paré et cuirassé de soi seul, pour s’installer dans un « fauteuil » qui aurait été fait à ses mesures et qui n’attendrait que lui. Il convient que l’entrée parmi vous, en dépit du faste qui l’accompagne et dont l’élu ne doit pas s’enorgueillir, car ce n’est pas lui qu’il glorifie, mais l’acte qui l’incorpore à vous tous, reste discrète, et se fasse, si j’ose dire, sur la pointe des pieds, avec un geste d’excuse.

Il est bon que celui qui entre ici pour la première fois se voie non rappeler par vous, mais induit à vous rappeler lui-même, qu’il n’est qu’un successeur, qu’il se montre devant vous pour ainsi dire à l’arrière-plan, en laissant encore un moment la première place à celui qui n’est déjà plus là, qu’il contribue à maintenir encore un peu de temps cette présence de la vie au-delà de la vie qui s’attarde parmi nous comme semble s’attarder un instant dans l’obscurité une lumière dont on a éteint la source ; qu’il ne pousse pas de l’épaule cette ombre dépouillée de sa chair qui vient tout juste de se dissoudre dans l’incommunicable, mais, au contraire, en paraisse à vos yeux comme revêtu ; enfin, que lorsque sa voix se fait entendre de vous pour la première fois, ce soit pour être prêtée à celui dont la voix vient de se taire.

 

l serait vain de ma part de prétendre devant vous recréer le visage, ou retracer la carrière, d’un homme qui si longtemps a été des vôtres et que la plupart d’entre vous ont connu d’expérience directe, dans les fréquentes rencontres du travail, de la confraternité, de l’amitié, alors que ma propre mémoire ne peut évoquer de lui que quelques occasions où je l’ai aperçu de loin, et quelques lignes bienveillantes reçues de lui il y a trente ans peut-être, dans une circonstance dont les contours se sont effacés pour moi.

Il n’est presque pas un de vous qui ne puisse évoquer Henry Bordeaux de façon plus précise, plus pertinente, plus vivante que je ne saurais le faire moi-même, car vous avez été pendant des années près de lui comme je ne l’ai jamais été, et vous savez par l’irremplaçable chaleur des relations humaines – je n’ignore pas quelle unanimité dans l’estime et dans l’amitié il avait conquise et méritée parmi vous, – ce que je ne sais que par les livres.

Mais s’il fut, par l’abondance, l’éclat, la diversité d’une œuvre poursuivie pendant près de trois-quarts de siècle à raison de deux ou trois volumes chaque année, par la multitude de ses lecteurs, l’un des auteurs les plus notoires et les plus suivis de son époque, il se peut que dans l’esprit de bon nombre de ceux qui m’écoutent ici, les traits de l’image que l’on se fait de lui se soient quelque peu simplifiés.

Henry Bordeaux ne fut pas seulement l’auteur de ces romans au succès immense dont ceux-là même qui les voudraient aujourd’hui voir oubliés gardent bon gré mal gré dans leur mémoire les titres et les thèmes, et dont les éditions nouvelles, destinées par leur format, leur commodité d’emploi et leur prix, à ce qu’on appelle aujourd’hui la consommation de masse, témoignent que la faveur persiste.

Il fut aussi, il fut même d’abord un critique, puisque ses premiers essais littéraires, ceux-là même qui attirèrent sur lui l’attention de ses grands aînés, étaient voués à l’étude des courants ou des ferments qui, en France et dans le monde, faisaient bouillonner la littérature dans l’aube annonciatrice d’un siècle de métamorphoses.

L’attention du très jeune Henry Bordeaux se portait alors, avec une acuité perspicace, sur des œuvres dont certaines étaient contestées ou dédaignées, parce que cette accommodation de l’esprit du temps, comparable à cette accommodation de l’œil nécessaire pour un objet inconnu qui surgit dans le champ visuel, ne s’était pas encore faite sur elles. Barrès, Ibsen, Villiers de l’Isle Adam occupaient alors la pensée d’Henry Bordeaux comme des témoins d’une quête de l’âme contemporaine à la recherche de ces rajeunissements, de ces transmutations, de ces bouleversements, de ces chemins inconnus et de ces retours aux sources qui traduisent à toute époque dans leur forme positive ou négative – la perpétuelle insatisfaction de la nature humaine, sa tentation indéfiniment renaissante et son échec indéfiniment renouvelé pour ordonner la conduite de la vie selon des valeurs acceptables, découvrir ou inventer un sens à la souffrance, soumettre à l’ordre humain le désordre du monde, ou l’ordre du monde au désordre humain.

Barrès, Ibsen, Villiers, et aussi Loti, qu’il aimait, France qu’il n’aimait guère, les symbolistes, les exotiques, les dilettantes, les auteurs vers qui s’est portée, dès l’abord, l’attention d’Henry Bordeaux critique, n’étaient pas tous de la même qualité et de la même densité ; ils ont connu au vingtième siècle des fortunes différentes, et certains d’entre eux se sont éloignés de nous tandis que d’autres nous restent proches, et certains parmi les plus lointains se rapprocheront peut-être, et certains parmi les plus proches s’éloigneront, sans que nous puissions dire encore avec certitude, de plusieurs d’entre eux, s’ils ont occupé seulement pour un moment, ou de manière en quelque sorte définitive, une place dans l’histoire de la pensée.

Mais tous ceux qu’Henry Bordeaux prit en considération étaient, au sens propre d’un terme dont le langage commun tend à amplifier l’exacte signification, considérables. Tous, ils appartenaient à cette race d’auteurs qui ne se bornent pas à satisfaire dans l’instant, et pour un profit immédiat de notoriété, les besoins de lecture d’une génération, qui tentent d’apporter des réponses ou du moins posent des questions, qui traduisent dans leur œuvre cette inquiétude fondamentale inscrite au fond de l’âme de tout être humain, même s’il ne le sait pas, au-dessous des inquiétudes passagères, et qui sont les vrais témoins pour leur temps alors même qu’ils témoignent contre lui.

Il n’y a pas, dans les jugements portés alors par Henry Bordeaux, de faiblesse conciliatrice, de complaisance systématique pour ce qui, selon le mot de Paul Valéry, « est par nature destiné à vieillir, c’est-à-dire la nouveauté ». Déjà, on peut deviner les contours de ces retranchements sur lesquels il va établir, pour tout le reste de son œuvre et de sa vie, la défense de ce qu’il tient pour indispensable à l’accomplissement le moins imparfait possible de l’individu humain sur la terre et de la société des hommes.

Il n’en est pas moins important de noter que ce qui, dans la littérature de son temps, le retient et ce qui l’inspire, c’est le problème propre de ce temps ou du moins la couleur particulière qu’y prend le problème de toujours, c’est ce que la mouvante histoire et la modification des rapports humains par le changement de la société apportent d’éléments nouveaux, de défis nouveaux, de perspectives nouvelles, de blessures nouvelles, à la réflexion et à la sensibilité, c’est pour reprendre le mot qui fut un demi-siècle plus tôt celui de Baudelaire, la modernité.

À l’égard de la modernité, l’attitude d’esprit d’Henry Bordeaux n’est pas, je l’ai dit, celle de la complaisance. Elle n’est pas non plus celle du refus. Elle est celle de l’accueil, – et c’est ce qui nous intéresse et nous séduit dans le recueil d’études publié sous le titre : Âmes modernes. Il semble bien que chez le jeune critique, la sensibilité à l’air du temps ait précédé, dans la démarche de l’esprit, le ressaisissement où cet esprit choisit, rejette, dénonce un péril, met en garde et se met en garde contre ce qu’il croit être une impasse ou une erreur.

La tentation précède la résistance. Henry Bordeaux entre dans la littérature dans l’époque de transition où les anciennes valeurs, celles qui ont été héritées de la société monarchique, hiérarchique, agraire, familiale et religieuse, remises en cause pour la première révolution industrielle, se défendent encore contre l’optimisme progressiste et l’humanisme scientifique, tandis que la prétention, sans doute abusive, de la science, à fournir à l’homme des temps nouveaux un système cohérent et complet de raisons de vivre, un substitut universel aux vieilles disciplines et aux vieilles croyances, est elle-même battue en brèche par la revendication de tout ce qui, dans l’homme, n’est pas justiciable de la pensée scientifique et ne se satisfait pas d’elle.

Il en est de la nouvelle religion scientifique, dans les années dont je parle, si vous me permettez cette comparaison, comme d’un crabe occupé à manger son congénère de si vigoureux appétit qu’il ne s’aperçoit pas qu’un troisième crabe a déjà commencé à le ronger lui-même tout vivant. Elle est dévorante d’un côté, et dévorée de l’autre.

L’angoisse existentielle a pris forme. Nietzsche a annoncé la « grande marée noire » du nihilisme européen. Dostoïevsky prend l’homme par les épaules et le tourne de force, misérable et comme nu, devant le vertige du « tout est possible », dans le monde de la mort de Dieu.

L’homme occidental commence d’être affecté, à la fin du XIXe siècle, d’un doute peut-être prémonitoire à l’égard de son destin et de celui de l’espèce, dont il a pris l’histoire en charge et orienté la marche depuis cinq demi-millénaires avec un succès éclatant. La critique sociale prend des couleurs d’amertume et de révolte, le positivisme se fait pessimiste, un symbolisme désabusé s’enferme dans des chambres aux parfums vénéneux, raffine sur le raffinement, distille pour des cercles d’initiés, réunis pour goûter la littérature comme on goûte l’opium, des pensées exquises, un langage savant et précieux, une quintessence morbide de culture, les ivresses délicieuses où toute civilisation périclitante, avant que vienne la foudre, goûte de tous ses sens les poisons qu’elle secrète pour se détruire.

La France a été vaincue et surprise de l’être, elle se sent menacée par la montée dans le monde de forces plus rudes, plus vivaces, plus voraces, la foi traditionnelle vacille et s’éteint dans des millions de consciences, la science découvre peu à peu son impuissance à dévoiler le visage du vrai derrière les masques de l’apparence et chacune de ses conquêtes ne fait qu’élargir autour d’elle les marges sans limites de l’inconnu.

Dans cette triple crise, où les ressources d’une société de mieux en mieux pourvue des moyens de la sécurité, de l’abondance, du confort, n’offrent guère d’autres divertissements que ceux de la routine quotidienne pour la grande foule, et de la frivolité systématique pour les privilégiés, l’homme de pensée se sent envahi par le désespoir souriant, le désabusement, et cette subtile tentation d’élégance aristocratique que le raffiné satisfait par le consentement à la mort.

Nombreux sont les hommes de pensée des années 1900 qui ont cessé de croire à la vie et qui pourraient dire, comme l’un des derniers penseurs de la Rome païenne avant la submersion par les Barbares : « Si nous sommes encore des vivants, c’est que la vie elle-même est morte. »

Henry Bordeaux est de son époque, il ne peut pas n’en pas subir les incertitudes, les fatigues, n’en pas entendre les appels à des agonies exquises, à des jouissances inexplorées, à des tourments inédits. Comme ses aînés immédiats, un Barrès, un Bourget, qui lui montreront des chemins assez proches de celui qu’il va prendre lui-même, il subit dans ses années de jeunesse la séduction de l’esthétisme anarchisant, de l’irrespect aristocratique, de l’insolence comme défi à la matérialité bourgeoise, de la révolte guêtrée et fleurie à la boutonnière. C’est le temps où un homme de bonne naissance se sent plus d’affinités avec les anarchistes qu’avec leurs juges, et Henry Bordeaux se donne alors le plaisir d’ajuster, avec quelques flèches bien aiguisées, les principes et les lois qui assurent, non sans injustice, sans abus, sans ridicule parfois, ce qu’on appelle l’ordre social, et les grands corps qui ont charge de les appliquer. Il lui est même arrivé, – pourquoi ne le rappellerions-nous pas ? – de prendre pour cible l’Académie.

« L’Académie, écrivit un jour le jeune Henry Bordeaux en empruntant la voix de Jérôme Coignard, est un bureau de vanité. Elle impose de l’admiration aux barons allemands, aux colonels de l’armée russe et aux milords anglais. Ils ne prisent rien tant que nos académistes et nos danseuses, et il serait à souhaiter, pour introduire quelque variété dans l’ordre des choses, que l’on pût indifféremment faire danser les uns et écrire les autres, mais celles-ci n’écrivent qu’avec les pieds, et ceux-là ne dansent qu’avec les mots... » C’était, Messieurs, nous accorder beaucoup de grâce : et puissions-nous mettre toujours dans nos travaux le même esprit de sérieuse rigueur que celles que notre futur confrère nous proposait pour rivales appliquent à l’étude exquise de leurs pas.

Mais le destin historique des sociétés n’obéit pas, comme fait celui des êtres vivants, à la courbe simple de la montée, de la plénitude et du déclin des énergies vitales. Il comporte des dents de scie, des surprises, des sursauts. Une nation paraît frappée dans la source même de sa vigueur et soudain elle se redresse, des forces longtemps comprimées ou inemployées, dont le lent parcours souterrain échappait à l’attention, se fraient un chemin à l’air libre, des branches séchées reverdissent, des portes sont forcées dans un avenir fermé, l’ordre naît de façon imprévisible du désordre, la volonté du découragement, le fanatisme du scepticisme, l’explosion de la vie de ce qui semblait manifester son épuisement. La littérature et la pensée qu’on croyait voir s’exténuer dans la préciosité symboliste et le dandysme intellectuel n’étaient pas à bout de course. Paradoxalement, avec Proust, ce personnage de Huysmans, ce Des Esseintes prisonnier volontaire d’une chambre sans air empoisonnée d’orchidées et de tubéreuses, allait s’ouvrir au roman une quatrième dimension. De Mallarmé allait naître Valéry. Dans le moment même où semblait consommé le triomphe de l’intelligence laïque, sceptique, rationaliste, matérialiste, la pensée religieuse reprenait force au point d’engendrer quelques-unes des œuvres maîtresses du XXe siècle, nouveau Siècle d’Or. Enfin, d’une France qui paraissait résignée, au moins dans la pensée de ses maîtres intellectuels et de ses guides les plus écoutés, les plus renommés, aux douceurs d’une euthanasie acceptée, au relâchement définitif des tensions imposées par les vertus combattantes, conquérantes, créatrices, tout un mouvement des esprits était en train de prendre forme et force, qui allait orienter le pays, ou du moins s’orienter avec le pays, vers une voie montante, qui allait travailler à la renaissance des énergies vitales dans la société française et témoigner pour elles.

La vocation d’Henry Bordeaux allait le situer sur la ligne de contact de ces deux grands courants en eux-mêmes indépendants l’un de l’autre, et parfois divergents, celui du renouveau religieux et celui du renouveau national.

Tel était sans doute le vœu de sa nature profonde, mis en lui par son hérédité et par son origine. Il n’était pas un produit de la civilisation urbaine moderne. Pyrénéen transplanté en Savoie, il garda toute sa vie le culte fidèle de ses montagnes, de leurs vallées et de leurs forêts, de leurs robustes aristocraties paysannes, de leurs rugueuses parois de rochers et de glace, – il s’était mesuré à leurs difficultés dans de nombreuses ascensions, – de leur ciel et de leur silence, de leur paix et de leurs orages, de cet effort dur et salubre auquel elles nous invitent et où l’homme éprouve jusque dans ses muscles la loi fondamentale de son être, qui est de devoir aller au-delà de lui vers lui-même et de ne se rejoindre qu’en se dépassant.

Parmi les meilleures pages d’Henry Bordeaux, de qui la sensibilité poétique et l’art de traduire l’impression reçue dans l’écriture ne s’affirmaient nulle part mieux que dans la description des paysages, il faut compter celles qu’il a données aux chemins de cette Savoie tendus vers des sommets où l’aurore de chaque matin recrée le premier jour du monde.

Mais le paysage n’est ici que la magnifique architecture de symboles qui enveloppe le séjour des hommes et les unit à la transcendance invisible dont leur vie reçoit sa signification, son orientation vers le haut, et la bénédiction qui vient à sa rencontre.

L’homme est pour Henry Bordeaux étroitement lié, par la nourriture spirituelle qu’il y prend, par la lumière intérieure qu’il en reçoit, à ce qui l’environne dans le temps et dans l’espace. Il ne se tient debout que parce qu’il est le descendant d’une lignée et le père d’une descendance, le maître et l’habitant d’une maison, d’une terre, le citoyen d’un village, d’un canton, d’une province avant d’être celui d’une nation et d’une planète, le point central de cercles protecteurs et nourriciers fermés autour de lui comme les cercles qui marquent les années autour du cœur de l’arbre. Si sa pensée implique ainsi une doctrine politique, nous pouvons dire que cette doctrine s’apparente en même temps à celle de la tradition monarchiste et catholique de Joseph de Maistre, l’illustre compatriote savoyard pour qui il professait une admiration très grande, et au fédéralisme communautaire des artisans proudhoniens du XIXe siècle ou de ceux qui se réclament d’eux aujourd’hui.

Nous en venons ainsi à ce qui a constitué pour un public très étendu le fondement de sa réputation et le principal de son œuvre, je veux dire ses romans. Ils ont tenu trop de place dans les lectures de nos grands-parents, de nos parents, ils atteignent un nombre trop grand de nos contemporains en ce moment même, pour qu’il soit nécessaire que j’en parle longuement ici. Je veux seulement rattacher quelques-uns d’entre eux, Les Roquevillard, Le Pays natal, La Robe de laine, La Neige sur les pas, La Peur de vivre, La Croisée des chemins, à ce qui a toujours été pour Henry Bordeaux, à ce qui doit rester à nos yeux la ligne maîtresse de son œuvre et pour ainsi dire sa raison d’être.

Ils n’ont pas été écrits pour prouver. Rien n’était plus étranger à Henry Bordeaux, il l’a dit, que l’idée d’une fonction démonstrative de l’œuvre romanesque. Ils n’ont même pas été écrits pour défendre un ordre social, ou une morale, – si du moins l’on entend par morale le système de commandements et de prohibitions dans lequel, pour reprendre un mot bien connu, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. Ils témoignent certes, mais ils témoignent pour une certaine forme de bonheur, – la seule aux yeux de l’auteur qui puisse être atteinte et maintenue dans la durée, – trouvée dans l’acceptation d’un mode de vie qui préserve l’association de l’être humain avec ses proches, la stabilité de son existence et le lien qui l’unit à ce qui l’a précédée et à ce qui la suivra. Ils expriment fortement la nécessité de l’équilibre, bien suprême qui mérite d’être acheté, s’il le faut, au prix du refus des tentations les plus séduisantes proposées par les hasards de la vie.

La forme d’existence qui nous est ainsi proposée comme la meilleure, nous pouvons certes la récuser. Mais nous n’avons pas le droit de la déclarer pharisienne, commode et bourgeoise. Elle n’exclut ni l’ascèse et la sainteté, ni l’action et l’aventure. Surtout, elle est à l’opposé de tout puritanisme. Ce qu’il est convenu d’appeler le péché, et dont, je l’avouerai, les contours restent imprécis à mes yeux, n’est pas dans les romans d’Henry Bordeaux un objet d’horreur, une obsession harassante. De grands écrivains chrétiens de notre temps ont fait du péril charnel le problème central de la destinée humaine, le chemin de ténèbres fascinantes où l’âme est égarée par le besoin même qu’elle ressent de l’amour, et aussi le chemin paradoxal du salut par l’échec de l’existence terrestre et la possibilité toujours ouverte de sursauts imprévisibles.

Je ne vois pas trace chez Henry Bordeaux de cette angoisse, trouée d’éclairs, devant la grande nuit charnelle. Me sera-t-il même permis de dire qu’il me semble avoir été, des passions où les sens sont moteurs ou complices, et des ivresses qu’elles donnent, un peintre somme toute amical. Ses livres sont pleins de l’amour de l’amour, de l’amour de la femme. C’est une indulgence attendrie qu’il voue aux douces pécheresses, et s’il les écarte toujours des seuils qu’elles ne pourraient franchir sans mettre en danger les lois qui assurent à la communauté humaine la seule harmonie possible à ses yeux, c’est avec une commisération fraternelle et peut-être non sans regret.

Marie-Madeleine pourrait être une des figures allégoriques de son œuvre. Un de ses livres, que je tiens pour l’un des plus significatifs par le soin extrême apporté à l’écriture, par l’élégance raffinée des discours, par le plaisir que nous y donnent les fines nuances de la pensée, les légèretés de l’ironie, la sève d’une riche culture, l’un de ceux où l’auteur a atteint cette forme de réussite qui ne naît jamais que de l’accord profond de l’auteur avec la matière qu’il a choisie, est celui qu’il a consacré à Marianna, la religieuse portugaise. Ce n’est pas une fois, c’est vingt fois que nous trouvons, chez Henry Bordeaux, le thème de l’unique amour, celui qui même lorsqu’il se fixe sur l’objet périssable, même pris aux tendres pièges de la faute, atteste en nous le désir le plus haut, la dévorante faim de l’éternel.

 

uand la mort vint prendre Henry Bordeaux à un âge qui eût fait de lui, – si le général Weygand, l’un de ceux parmi vous qu’il admirait le plus, n’avait été là encore, – le doyen de votre Académie, c’est dans son travail qu’elle l’interrompit. Ce travail, auquel il se vouait déjà avec prédilection depuis bon nombre d’années, c’était celui du mémorialiste.

Les mémoires d’Henry Bordeaux resteront inachevés, encore que nous ayons l’assurance que grâce au pieux travail entrepris par celle qui fut pour l’écrivain la collaboratrice la plus intelligente et la plus dévouée qu’il pût souhaiter, sa fille, la matière de plusieurs volumes à paraître, qui existe, soit promise à la publication. Ainsi sera prolongé, jusqu’à une date très proche de nous, le témoignage d’un écrivain qui, par l’exceptionnelle durée de sa carrière, par l’étendue de son esprit, par l’abondance et la diversité de son œuvre, contemporain de trois grandes guerres et des plus amples métamorphoses qu’aient connues au cours de l’histoire les techniques, la vie et les pensées même des hommes, a maintenu pour ainsi dire jusqu’à nous la continuité avec une France qu’on a pu dire déjà plus lointaine pour nous que ne l’était pour elle celle de Henri IV ou même de Charlemagne : la France de 1890.

Cette France de la fin du dernier siècle et du commencement de celui-ci, nous la regardons aujourd’hui d’un regard amusé, attendri, comme un album de photographies familiales empli de grands-oncles barbus au col démesuré, de grands-mères stoïquement cuirassées dans des corsets implacables, d’ombrelles, de peluche, de macramé, de premières communiantes.

Nous y voyons un paysage d’expositions universelles, de grandes courtisanes parées de plus de bijoux que les vierges des processions andalouses, de cyclistes moustachus au maillot rayé, de fonte moulée en forme de tiges d’iris, d’une floraison délirante de Galé et de Barbedienne.

D’autres époques nous ont laissé, dans le livre infidèle de l’histoire, des images de terreur, d’héroïsme aventureux, de majesté. Celle que nous a léguée d’elle-même la « Belle Époque » nous amuse. C’est alors, pourtant, que des hommes s’élevèrent pour la première fois au-dessus de la terre sur de fragiles machines de toile et de roseau, que d’autres pénétrèrent le secret fascinant et redoutable des métaux irradiants et engagèrent l’espèce humaine dans l’aventure de l’atome, que d’autres asservirent les forces et réalisèrent les machines qui viennent de changer pour nous en quelques dizaines d’années pour le meilleur et pour le pire nos modes de vie et de pensée.

Dans le même temps, la littérature, la musique, la peinture inventaient de nouveaux langages, la psychologie s’armait de méthodes nouvelles pour explorer des profondeurs qui n’avaient été jusqu’alors qu’entrevues ou pressenties. Enfin, puisque le malheur de l’homme témoigne lui aussi pour la vigueur des énergies qui s’emploient à le créer, ce fut dans ces années boulevardières, soumises au règne d’un Boni de Castellane ou d’une Belle Otéro, que mûrirent les vendanges de fureur et de désastre, les premières guerres universelles, les invasions, les révolutions, les tyrannies qui allaient broyer le monde. Sous la paisible frivolité, des forces énormes étaient en travail, et préparaient leur heure dans le silence qui prélude aux explosions et aux avalanches.

Quelle était la qualité de l’équipement politique, militaire, mental de la nation française ; quelle était sa détermination ; quelle était son armure au moment d’entrer dans la zone cyclonique de son histoire, dont les plus pessimistes eux-mêmes, ceux qui annonçaient la menace et sonnaient l’alarme, imaginaient mal sans doute la tumultueuse furie ?

Henry Bordeaux se rapprocha de bonne heure de ceux qui, parmi les guides philosophiques et politiques de l’opinion française, annonçaient une grande épreuve et demandaient que l’on fût pour elle, comme le demandait Bernard de Clairvaux pour la Croisade, « armé de foi au-dedans et de fer au-dehors ». De ces hommes de l’école nationaliste, qui comptèrent dans leurs rangs de grands esprits, et aussi, comme il était inévitable, des esprits de moindre dimension, qui purent provoquer et provoquent encore, à bonne distance dans le temps, l’irritation et le sarcasme par leur agressivité, leur intransigeance tranchante, une sorte d’aveuglement parfois, celui de Caton et de Démosthène, à tout ce qui n’était pas le péril majeur, et l’emploi un peu trop généreux qu’ils firent de mots démodés aujourd’hui, drapeau, patrie, si discrédités que j’ose à peine les prononcer devant vous,– de ces hommes, il faut bien dire qu’ils eurent le mérite des sentinelles aux postes menacés. Ils virent venir ce que d’autres ne voyaient pas.

Ce n’est pas grâce à eux seulement, mais c’est pour une grande part grâce à eux que la France, à la veille de ces détonations de Sarajevo qui allaient donner le départ d’une terrible course, put se rassembler, comme l’athlète se rassemble. L’effort, la volonté, le sacrifice du sang ne furent pas ceux d’une seule opinion, d’une seule croyance. Les jeunes étudiants barrésiens et maurrassiens combattirent et tombèrent aux côtés des disciples de Guesde et de Jaurès, les instituteurs laïques et leurs élèves aux côtés des officiers qui avaient rendu leur épée lors des Inventaires, les fils de la vieille noblesse terrienne auprès des militants des grèves révolutionnaires.

Henry Bordeaux fit la guerre. Il l’avait commencée, si ce que l’on m’a raconté est exact, dans un État-major. Tandis que l’on mettait au point un plan d’attaque, il fit une critique qui parut présomptueuse. Un de ses supérieurs lui fit remarquer que le point n’était pas de la compétence d’un simple officier de réserve. Il répondit que puisqu’on jugeait bon, dans cette guerre, de mobiliser les civils, il était juste que les civils pussent donner leur avis. La remarque déplut, et Henry Bordeaux fut « versé » dans une unité combattante.

On le voit, il n’avait pas perdu ce penchant à l’irrévérence que manifestaient en plus d’une page ses premiers livres, à l’égard des valeurs établies.

La guerre fut victorieuse. Au terme d’une lutte au cours de laquelle le peuple français avait dû faire appel à ses dernières réserves, vider jusqu’aux dernières gouttes le réservoir des énergies accumulées en vingt siècles d’histoire, consenti par l’immolation de sa jeunesse à dépenser l’avenir pour sauver le présent, pris sur lui-même une hypothèque dont il allait durement sentir le poids dans les prochaines épreuves. La France était entrée dans la guerre et en avait subi l’assaut furieux, acharné, dans un refus pour ainsi dire unanime de subir le verdict du rapport des forces, qui semblait la condamner, avec cette détermination qui, à certaines heures, sauve les communautés humaines de l’inexorable en mobilisant en elles non pas la totalité de leurs ressources, mais au-delà de cette totalité, un supplément mystérieux tiré d’une volonté plus forte que la vie. Elle entrait dans la paix épuisée, ivre de soulagement, de fatigue et d’illusions.

Or, le rideau ne s’abaissait pas, comme la plupart le croyaient, sur un dénouement, mais sur un prologue. Le grand drame du XXe siècle ne s’achevait pas le 11 novembre 1918. Il commençait, et le pire restait à venir. Si la paix ne fut pas à la mesure de nos espérances, ce fut peut-être surtout parce que les forces que la guerre avait mises en jeu, et qui étaient celles de presque tous les peuples du monde, étaient démesurées en comparaison de nos propres forces, ou du peu qui nous en restait. Ce ne fut pas tant la perspicacité qui manqua à nos négociateurs, – ils surent que la paix qu’ils signaient n’était pas la meilleure possible, – ce fut le pouvoir de décider ou de convaincre.

Henry Bordeaux se trouva naturellement parmi ceux qui, ayant non sans raison crié l’alarme avant la bataille ne furent qu’imparfaitement satisfaits de sa conclusion, annoncèrent que le danger ne tarderait pas à renaître, crurent que le temps n’était pas venu du relâchement, et se vouèrent de nouveau à la restauration et à la défense de cet appareil matériel et mental sans lequel une nation résiste mal aux grands orages. Ces hommes dont je parle étaient convaincus qu’une communauté humaine, quelle qu’elle soit, est en péril de mort dès l’instant où elle se détourne des valeurs qui la justifient et la fortifient, et commence d’honorer celles qui la conduisent à son déclin.

La compétition des peuples n’est pas moins implacable que la compétition des arbres. Henry Bordeaux connaissait la forêt. Il savait que, sans haine ni guerre, la croissance du plus fort y étouffe la croissance du plus faible, en prenant au plus faible l’air, la terre et la lumière. La coexistence ne s’établit que par le poids et le contrepoids des forces. Celui qui grandit affaiblit l’autre. Celui qui faiblit autorise l’autre à grandir.

L’inquiétude ressentie au cours des années qui suivirent la première guerre universelle, par la famille d’esprits à laquelle Henry Bordeaux s’était agrégé, à l’égard des menaces extérieures, des subversions possibles, de l’affaiblissement de l’armature sociale et morale susceptible de maintenir la France en état de résister aux unes et aux autres, incitait ceux dont je parle à rouvrir le procès des institutions.

La IIIe République pouvait paraître avoir effacé par la victoire des armes quelques-uns des reproches qui lui avaient été faits avant 1914. Ayant échoué dans la tâche de conjurer la guerre, elle s’était du moins montrée capable de la gagner. Voilà qu’on croyait la voir de nouveau impuissante ou hésitante devant les obstacles, incertaine de ses voies, variable dans sa ligne, mal armée pour les actions politiques à longue portée, insouciante ou complaisante en face des courants de division, de dissociation.

Ces accusations étaient-elles légitimes ?

Je n’ai pas à me prononcer ici sur ce point, et si je l’effleure, c’est peut-être parce que je me suis trouvé moi-même, entré dans la vie littéraire quarante ans presque exactement après Henri Bordeaux, conduit sur des positions qui, très différentes des siennes quant au spirituel et au social, n’en étaient pas trop éloignées pour ce qui concerne l’attitude en face des institutions. C’est donc en pensant à moi-même au moins autant qu’à lui que j’en viens à me demander si la IIIe République, telle du moins que nous pouvons la juger aujourd’hui, à plus grande distance, en disposant de nouveaux points de comparaison, et selon la perspective d’un mouvement de l’histoire dont la puissance dépassait sans doute les pouvoirs de prévision et de réaction de tout régime particulier et de toute nation particulière, méritait toute l’aversion que nous avions alors pour elle.

Certes, elle s’acheva dans un désastre. Mais tous les régimes s’achèvent dans un malheur, sans quoi ils ne s’achèveraient pas, et leur histoire, comme celle des nations, comme celle des civilisations, comme celle de chaque vivant particulier, est une histoire qui finit toujours mal.

Il n’est pas facile de dire, aux jours de malheur d’un peuple, si ce sont les fautes de ses chefs qui ont provoqué ce malheur, ou si ces chefs ont été au contraire choisis ou acceptés par lui pour les commettre, en vertu d’une défaillance ou d’un relâchement de la communauté dans son ensemble, de sorte que les erreurs de la politique seraient moins la cause de l’abaissement des nations qu’elles n’en seraient le signe.

Il reste que dans le bilan de notre aventure nationale, tel que l’avenir le dressera avec la sérénité qui ne peut appartenir qu’à lui, la IIIe République en redingote de M. Armand Fallières, la IIIe République en veston de M. Gaston Doumergue, pourrait bien n’apparaître pas seulement comme un temps de récession nationale, de bavardage parlementaire, d’avarice rentière indéfiniment renaissante à travers les dévaluations, de comices agricoles, de réunions électorales et de distributions de prix présidées par des Joseph Prudhomme, de motions de fin de banquet.

Nous pensions, dans notre jeunesse, que ce n’était pas elle qui avait gagné la première guerre. Mais on peut reprendre à son sujet le mot de ce Joffre à qui Henry Bordeaux, précisément, consacra un de ses livres, et dire que nous savons bien qui l’aurait perdue, si elle avait été perdue. Une autre bataille fut perdue, précisément, et si l’on impute toute la faute de la défaite de 1940 à la IIIe République, comment lui retirer tout le mérite de la victoire de 1918 ?

Quand nous voudrions être sévères pour elle au point de ne lui reconnaître dans cette victoire aucune participation positive, et quand bien même nous serions convaincus qu’elle accumula sur son chemin les obstacles, et la rendit plus coûteuse et plus difficile, nous devrions encore lui savoir gré, au pire, de ne l’avoir point empêchée. Il en est de même des autres éclats que donna, dans les soixante-dix années qui séparent la naissance d’Henry Bordeaux de son jubilé célébré en janvier 1940, le soleil peut-être déclinant de notre grandeur temporelle. Au cours de son histoire, depuis le royaume méditerranéen des Normands de Sicile et depuis les royaumes francs de Jérusalem, de Grèce et de Byzance, en passant par l’Italie des Valois, par les Indes Occidentales et Orientales d’Henri IV et de Richelieu, par la Révolution armée, par le rêve égyptien et par le règne européen de Napoléon, la France n’a cessé depuis un millénaire de gagner et de perdre des Empires. Celui de la IIIe République fut le dernier, et là encore, même si les vertus qui furent mises en œuvre étaient plus anciennes qu’elle dans leurs racines, même si les résultats furent obtenus moins par les effets d’une politique délibérée que par les initiatives parfois mal comprises et mal secondées de petites équipes aventureuses, même si ce qui fut conquis ne fut pas toujours organisé, fécondé, consolidé comme il eût été désirable, du moins ce qui fut fait fut fait. La France où Henry Bordeaux parvint à l’âge de sentir et de comprendre était humiliée et saignante d’une défaite qui l’avait amputée dans son territoire européen de provinces précieuses et reléguée à un rang qui n’était plus le premier, elle allait chercher outre-mer, une fois de plus, sur des continents déserts ou endormis dans un torpeur qui y stupéfiait toute force vive, une issue à ses énergies, une revanche contre le malheur, une possibilité de renaissance.

Les hommes de ma génération eurent l’honneur de grandir dans cette France qui s’était en quelques dizaines d’années déployée sur le Monde, qui était souveraine des rives de la Méditerranée à l’Équateur, de Casablanca au Tchad, à Beyrouth, à Damas, à Dakar, aux bouches du Congo, à Madagascar, aux bords de la Mer de Chine.

La race des hommes qui lui avaient donné ce domaine gigantesque, la race des chefs de guerre, des pionniers, des grands administrateurs, des missionnaires, des médecins, des ingénieurs, la race des Galliéni, des Lyautey, des Marchand, des Mangin, des Brazza, de leurs successeurs qui vers les années 25 maîtrisaient encore victorieusement les révoltes et achevaient la pacification dans l’Atlas marocain ou dans les montagnes druses, écrivait ainsi pour la France un nouveau chapitre de la glorieuse histoire qui fut notre histoire, notre histoire à nous, hommes de l’Occident européen, depuis un demi-millénaire : celle des grands navigateurs portugais lancés autour d’une planète dont on ignorait jusqu’à la forme, à travers des océans inconnus, sur les routes des alizés, celle des caravelles que les Espagnols brûlèrent sur les grèves américaines pour s’interdire le retour en arrière ; celle des lents chariots de la marche vers l’Ouest, celle de Jacques Cartier et de Robert Clive, de Dupleix et de Kitchener. De cette histoire, Messieurs, dont je veux bien admettre qu’elle soit close aujourd’hui, mais dont je m’étonne qu’on veuille nous faire honte, car si elle fut impure, comme toute histoire, elle ne le fut pas plus que celle des autres empires et elle fut entre toutes les autres créatrice, – créatrice de ces changements même dont le reflux menace aujourd’hui les habitants du petit cap à l’Ouest de l’Asie où s’éveilla la vocation de l’univers.

Ce qui semble m’éloigner de mon propos m’en rapproche. Dans l’œuvre d’Henry Bordeaux, une mention particulière doit être accordée aux pages qu’il a vouées à des terres lointaines où ce grand voyageur découvrait, avec les colossales forteresses franques de la Terre Sainte, avec les villes et les routes, avec les missions, les hôpitaux, les garnisons des postes perdus, la présence vivante du courage de son peuple, de son travail et de son génie, à celles que lui a dictées son admiration et sa gratitude pour nos grands proconsuls militaires ou pour ces cavaliers à la tunique rouge qui forçaient dans les montagnes de Tafilalet le respect des tribus guerrières et se faisaient une légende jusque chez leurs ennemis.

La France, ce qui l’affirme, ce qui l’aide à survivre, ce qui la glorifie, méritait et requérait aux yeux de celui que nous honorons aujourd’hui le service de l’écrivain non pas seulement parce qu’il voyait en elle, comme eût pu le faire le philosophe politique qu’il n’était pas, une forme supérieure à d’autres et donnée par l’histoire d’organisation sociale, un lien entre les hommes, un foyer de culture, mais parce qu’il l’aimait.

Voilà peut-être le mot-clé de toute cette œuvre : ce que l’auteur y a défendu, c’est ce qu’il aimait. La terre, la maison, la province, le pays, les liens qui unissent l’époux à l’épouse et les parents aux enfants, l’accord dans les devoirs acceptés, les tentations surmontées, les fidélités observées, avec ce que les anciens Grecs appelaient l’harmonie du monde et ce que ce chrétien croyait être le mode d’accomplissement voulu sur cette terre par le créateur pour sa créature, tout cela n’était pas pour lui ordre imposé, rigueur, contrainte, limite, mais libre épanouissement et respiration naturelle.

Tout cela, il l’aimait. Tout cela était pour lui la vie, et il aimait la vie. Tout cela constituait pour lui le bonheur imparfait et menacé des hommes, et il voulait pour les hommes ce bonheur.

Son œuvre ruisselle d’une bienveillance inépuisable pour la race humaine. C’est un ami qu’ont perdu en lui ceux-là même qui ne le connaissaient pas.

On peut certes concevoir autrement qu’il ne l’a fait les tâches de l’écrivain et les exigences de l’écriture. On a le droit de croire, et le train du monde semble même nous inviter à le croire, que l’ensemble des institutions, des traditions, des obédiences spirituelles, sociales, politiques, morales, au service desquelles il mit pendant plus de soixante-dix ans un cœur chaleureux et une plume infatigable est dès maintenant contesté ou condamné par l’évolution du monde. Les villes démesurées, l’agriculture industrialisée, la manipulation des foules par les techniques modernes de diffusion de la parole et de l’image au service des propagandes, l’accroissement de la pression collective sur l’être individuel, la discontinuité des générations et l’instabilité des couples, le recul des anciennes formes de spiritualité devant les religions nouvelles du confort, du développement ou de la masse divinisée, les chemins nouveaux, les uns ébauchés déjà, les autres imprévisibles, qu’un accroissement fabuleux de nos pouvoirs ouvre à de futures possibilités d’organisation des rapports humains, tout cela peut faire paraître anachronique un système de valeurs constitué pour la sauvegarde et sous l’inspiration de la maison familiale, imprégné de la sérénité et de la pérennité paysannes.

Je ne me hasarderai pas à prévoir le sort que l’avenir réserve à ce qu’Henry Bordeaux a cru, à ce qu’il a défendu toute sa vie. La carrière des idées parmi les hommes est parfois surprenante. Descartes et Nietzsche s’épouvanteraient aujourd’hui de l’usage fait par de médiocres héritiers de ce que leur génie avait légué aux siècles, et le destin paradoxal de Jean-Jacques Rousseau est d’être devenu l’un des guides du monde moderne alors qu’il détestait le progrès, dénonçait la civilisation mère des vices, condamnait les sciences, les lettres et les arts, proclamait les beautés de la vie primitive, de l’austérité, de la discipline militaire, de la guerre qui entretient les vertus virils, et s’était fait le nouveau Lycurgue d’une morale spartiate à l’usage des villages suisses.

Ce qui paraît sur à tout le moins, c’est qu’il n’est plus désormais suffisant ni possible de maintenir. Si les valeurs qui nous sont proposées, à supposer que nous soient proposées des valeurs, pour être substituées à celles selon lesquelles ont vécu les générations qui nous ont précédés, ne nous satisfont pas, c’est au-delà que nous trouverons les issues possibles, non dans un retour en arrière.

Si le monde qui est en train de se faire autour de nous devient pour nous irrespirable, il nous faudra le remettre en question une fois encore, mais nous ne retrouverons pas le monde ancien, vers lequel nous pouvons seulement jeter les regards de nostalgie et de regret que l’on jette vers son enfance. Il est presque certain que le bonheur des hommes, dans les formes qui constituaient aux yeux d’Henry Bordeaux son armature, sa nourriture, sa coquille indispensable, n’est plus dans les perspectives de notre temps. Il n’est pas certain que le bonheur des hommes, dans quelque forme qu’on puisse l’imaginer, soit possible. Il n’est pas certain que les hommes, dans ce mystère de leur être où ils puisent sans le savoir leur impulsion fondamentale, désirent le bonheur, alors même qu’ils l’inscrivent comme aujourd’hui en lettres gigantesques sur l’horizon de leur avenir.

Enfin, quoi que ce soit qu’ils désirent, il n’est pas certain qu’ils l’obtiennent, car parmi tous les secrets dont ils se sont emparés depuis le commencement de la grande aventure moderne, il en est un qui semble devoir leur échapper longtemps encore, celui qui leur donnerait le pouvoir de conduire leur propre histoire.

Mais il faut bien que nous persévérions dans la tâche de rechercher un accord, si incertain et fragile puisse-t-il être, des hommes entre eux, de l’homme avec lui-même, de l’esprit avec une réalité qui lui est peut-être irréductible, c’est-à-dire un sens acceptable pour ce passage entre l’inconnu et l’inconnu, pour cette île au milieu du sommeil qu’est la vie selon le mot de Shakespeare.

En désespérer, ce serait désespérer de la civilisation, ce serait désespérer de la vie, ce serait désespérer de l’utilité même de cette Académie.