Discours prononcé pour le service religieux de M. Jacques Soustelle, au temple de l’Oratoire du Louvre

Le 10 octobre 1990

Jean GUITTON

Monsieur le Pasteur,
Madame,
Très chers frères et sœurs,

 

Nous sommes réunis dans ce temple de l’Oratoire pour honorer la mémoire de Jacques Soustelle, pour prier ensemble. L’Académie française m’a délégué pour la représenter parmi vous.

D’emblée, sans préambule, je désire me placer au centre de son destin, de sa « prédestination  », de son mystère. Je cherche un mot (un seul mot) qui puisse définir ce mystère. Je n’en trouve qu’un seul : celui de fidélité. Et, pour tout résumer, celui de foi.

Jacques Soustelle appartenait à ce grand ensemble de baptisés, si nombreux à notre époque, qui ne sont pas des « pratiquants  » — et dont « Dieu seul connaît la foi  », comme dit la nouvelle liturgie. Il avait gardé de la foi son arôme, son parfum, son « essence  » — qui est la fidélité.

Je désire montrer qu’il eut la passion de la fidélité, aux deux sens de ce mot de passion, qui désigne à la fois l’extrémité de l’ardeur et l’extrémité de la douleur, l’extrémité de l’amour et l’extrémité de la souffrance.

Il avait la foi, entendue au sens le plus haut et le plus large, dont l’Épître aux Hébreux (écrite dans l’esprit de saint Paul) donne une définition admirable. La foi, de cette épître, est la substance de ce qu’on espère ; la foi est la preuve de ce qu’on ne voit pas. Sperandarum substantia rerum ; argumentum non apparentium.

C’est cette substance que Jacques Soustelle retrouva chez les Aztèques (certes, en une forme barbare, sauvage, farouche, inhumaine et païenne), dans les plateaux de Arahuac, dans la brousse du Yukatan ; austère beauté, disait-il, symbolisme bouleversant.

Gouverneur de l’Algérie, Jacques Soustelle tenta d’unir la foi républicaine, la foi laïque des défenseurs des droits de l’homme... à la foi musulmane — l’esprit de 1789 et l’esprit du Coran — afin de préparer une synthèse future, une spiritualité proprement algérienne.

On pourrait dire que dans le discours qu’il fit sur Gaxotte, son contraire, auquel il succédait à l’Académie, Soustelle évoqua une foi maurrassienne et «gaullienne », dans la France faite par tant de rois, où il reconnaissait ce qu’il appelait une identité.

Mais l’acte capital de sa foi se place en ce jour de juin 1940, où il vint du Mexique en Angleterre pour donner sa foi totale, loyale, chevaleresque à un général inconnu, auquel (comme l’avoue Jean Dutourd) même les siens ne croyaient guère.

Charles de Gaulle et Jacques Soustelle se regardèrent les yeux dans les yeux : ils constatèrent la même indépendance, la même intransigeance, la même « folie de la foi ».

L’officier catholique et le protestant cévenol conclurent une alliance. De Gaulle confia à Soustelle les tâches les plus complexes, les plus délicates et les plus hautes, dans les services secrets, dans l’information, dans l’action.

Mais Jacques Soustelle allait bientôt apprendre que la fidélité est un mystère, tantôt glorieux, tantôt douloureux. Et son cœur allait être percé d’un glaive, comme l’Évangile le dit de Marie, la mère de Jésus.

Glaive qui atteint, plus ou moins, chacun de nous. Dissentiment qui oppose le fils à son père, le disciple à son maître, le libre-chrétien de la Réforme au catholique romain.

Drame paradoxal ; drame crucial ; drame crucifiant. Car l’infidèle ne se juge pas révolté. Bien au contraire ! S’il se sépare, c’est pour une fidélité plus profonde et plus pure. (La philosophie est née en Grèce d’un drame comparable, lorsque Aristote disait à Platon : « Tu es mon ami : je m’éloigne de toi à cause de la vérité que tu m’as enseignée. ») Ainsi Soustelle quitta de Gaulle, parce qu’il se voulait plus gaullien que de Gaulle lui-même.

Éternel conflit des générations ! « C’est l’honneur des Pères, disait Lacordaire, de retrouver dans leurs enfants l’ingratitude qu’ils eurent pour leurs pères, et de finir ainsi comme Dieu par un sentiment désintéressé. »

Alors, le glaive dont j’ai parlé perça deux cœurs.

Le général de Gaulle qui avait pour règle de subordonner la raison à la raison d’État (contrairement à la doctrine chrétienne de saint Thomas à Calvin), de Gaulle, qui sacrifiait tout à ce qu’il jugeait le bien du pays (Calus populi suprema lex esto), de Gaulle fut implacable. Abraham, il immola Isaac. De Gaulle proscrivit son fils bien-aimé.

Si l’expression « à contre-cœur » a un sens absolu, c’est ici. Mais souvenons-nous que dans les replis des cœurs durs, intraitables (je songe à Richelieu), il existe des nappes de tendresse inexprimées ; ces souffrances du cœur, qui ne s’avouent jamais. Et peut-être y a-t-il une relation profonde et nécessaire entre la cruauté et la tendresse.

Proscrit, Jacques Soustelle ne voulut pas quitter l’Europe. Pendant sept ans, il fut un chevalier errant. Tout exil est fécond pour celui qui pense ; car toute pensée doit s’exiler des êtres pour les mieux comprendre. Soustelle, qui savait utiliser le malheur et le convertir en bonheur, se souvint qu’il était écrivain, serviteur de la langue française. Il écrivit. Il goûta même la joie, inconnue à ses maîtres de Sorbonne, d’écrire l’histoire, après avoir contribué à faire l’histoire.

Il me reste à vous décrire la dernière phase de sa vie, les sept années où il trouva chez nous la sérénité, la sécurité, la paix.

Lorsque, en juin 1983, Soustelle fut candidat, ce n’était pas dans sa vie une péripétie, ce n’était pas la recherche d’une retraite où il pourrait savourer après les tempêtes le repos dans la dignité, olium cum dignitate. C’était l’achèvement, l’épanouissement, la récompense ou la couronne — la justification de son existence.

Nous allions le découvrir en même temps qu’il allait nous découvrir. Jusqu’alors je ne l’avais connu que par la rumeur confuse, les reflets, les échos et comme l’ombre de lui-même. Je le trouvai enfin lui-même. Mystère de cette croissance (si différent de la passion de l’amour) d’une estime, douce et réciproque, dans la longue et lente durée de l’existence humaine...

De son côté, Soustelle connut chez nous la joie de la famille. Les postes qu’il avait occupés (comme sont les postes des chefs de politique ou des chefs de guerre) étaient des séjours incertains, précaires, temporaires, où un vote, un décret pouvait dans la nuit, soudain, vous déposséder. L’Académie a cette singularité qu’on ne peut pas chez elle divorcer, ni se démettre. Si l’on- est heureux d’y vivre, c’est parce qu’on y meurt.

J’ai pu, chaque jeudi, contempler son visage, qui était noble, grave, comme s’il portait encore le poids des plus lourdes responsabilités ; grave, dis-je, mais calme. Sur ses lèvres très fines passait un sourire presque imperceptible, celui d’une ironie naissante, aussitôt refoulée, devant l’humaine comédie.

Sachant qu’il avait sans cesse, à Alger, craint un attentat, je lui demandai s’il avait eu peur. Et il me répondit que « la peur est un trouble qui disparaît quand on est sûr de faire son devoir ». Alors, je compris qu’au-delà de la fidélité et de la foi, son secret était simplement le courage.

Nous en eûmes la preuve dans ses derniers jours. Il fut frappé d’un mal implacable. Notre Secrétaire perpétuel, Maurice Druon, lui offrit une dernière joie, la magistrature éphémère de « Directeur ». Il présida nos séances, alors qu’on lisait sur son calme visage le progrès de son mal.

Pour ajouter une dernière touche à ce portrait de Jacques Soustelle, je désire évoquer le visage de sa chrétienne mère, celle qui lui avait appris à joindre les mains dans la prière, celle qui fut toute sa vie secours, modèle, pardon, inspiration, celle auprès de laquelle dans un cimetière il a voulu reposer.

Puis-je révéler enfin que chacun de leur côté, sentant s’approcher la mort inéluctable qui efface et sublime, Charles de Gaulle et Jacques Soustelle avaient souhaité tomber dans les bras l’un de l’autre, pour se réconcilier ?

Dans ce temple, voué à la prière, et qui porte le nom d’Oratoire, cher à Bérulle, où je suis venu jadis pour les funérailles de mon vénéré filleul le pasteur Boegner, nous prions pour Soustelle. Davantage, nous prions Jacques Soustelle de ne pas oublier, au sein de son éternité (dans les heures difficiles que nous traversons), cette France qu’il a tant servie. Au nom de l’Académie française, je lui dis : À Dieu.