Réponse au discours de réception de Marcel Brion

Le 10 décembre 1964

René HUYGHE

Réception de M. Marcel Brion

 

Monsieur,

Je doute qu’il soit de bienséance académique d’écrire un discours de réception au café ; encore moins de l’avouer. Et pourtant, le texte par lequel je vous accueille, c’est là que je l’ai entrepris, que j’ai tenu à l’entreprendre. Certaines tables de café, sans qu’il soit besoin de les faire tourner, sont fort propres à évoquer les ombres du passé. Devinez-vous celle que j’ai choisie ? Non, Monsieur, ne vous égarez pas : je sais bien que vous êtes Marseillais, comme votre parrain Marcel Pagnol, que vous fûtes son compagnon d’études, voire son brillant partenaire de boxe et de foot-ball. Et vous me voyez déjà parti, tout au fond du Vieux-Port, en quête de ce Bar de la Marine que César rendit illustre. Évidemment... Quel beau prétexte, au surplus, à évoquer d’emblée votre prédécesseur, dont le grand-père, l’architecte Léon Vaudoyer, avait dressé, pas trop loin, la Cathédrale !

Mais c’est précisément la pensée très chère de Jean-Louis Vaudoyer qui m’a guidé vers d’autres lieux, là où sans doute il aurait souhaité de s’asseoir pour rédiger ces pages de bienvenue s’il avait eu à vous recevoir en cette Compagnie, comme il l’eût tant aimé. Le destin a voulu qu’il vous y cédât sa place ; ce fut son vœu, j’en puis témoigner.

Son souvenir m’a conduit jusqu’à Venise, que vous avez célébrée, vous aussi, jusqu’à ce lieu qui lui était cher et qu’il appelait « l’illustrissime place Saint-Marc, le plus beau, sans conteste, des promenoirs d’Europe », jusqu’à l’antique Café Florian, que vous venez d’évoquer. N’était-ce pas pour m’y mener qu’il avait écrit : « Hier le mauvais temps (sans gâter le ciel) soufflait et vous vous réfugiâtes dans ce petit saletto, guère plus grand qu’une loge de théâtre et au mur duquel figure, peint à la fresque, un Chinois : vous n’ignorez pas, ajoutait-il, que Henri de Régnier venait fidèlement prendre place avec sa compagnie sous ce Chinois », — Henri de Régnier dont le centenaire échoit dans quelques jours à peine...

Vous excellez, Monsieur, à rêver sur les objets, ou plutôt à les faire rêver, à confesser leur silence chargé de souvenirs. Que n’étiez-vous là ! Autour de ce guéridon désuet vous auriez reconnu « la compagnie » évoquée par Jean-Louis Vaudoyer. S’il ne s’agit point de la nôtre, il est pourtant singulier que le nombre plus restreint d’élus qu’elle comportait se soit retrouvé ici et qu’il ait constitué une sorte de petite académie vénitienne au sein de la française. Ce ne sont plus que des ombres, mais ni vous, ni moi, ne sentons dénoués les liens qui nous attachent à elles. Dans une étude intitulée « Henri de Régnier, veneziano », (comme on invoque « Beyle, milanese ») le pur poète italien Diego Valeri a énuméré ceux qui composèrent ce cénacle. Il y avait là, avec Jean-Louis Vaudoyer, son propre prédécesseur en ce fauteuil devenu vôtre aujourd’hui : Edmond Jaloux, comme vous marseillais, comme vous plus attentif aux chants de la Lorelei germanique qu’à ceux de la sirène classique, Edmond Jaloux que Jean-Louis Vaudoyer se serait félicité de vous entendre tout à l’heure rappeler avec un si juste accent. Il y avait là Émile Henriot, à qui il revint d’accueillir ici Jean-Louis Vaudoyer, son ami, et qui aurait rempli auprès de moi ce rôle que je tiens à mon tour en face de vous si la mort, dramatiquement, ne l’avait emporté si peu de jours, si peu d’heures auparavant. À cette même table nous ne sommes venus, Monsieur, vous et moi qu’en pèlerinage. Je vous convie à y prendre siège, en même temps qu’en notre Compagnie, un instant encore et à mous y attarder avec l’exquis, subtil et ironique Jean-Louis. Écoutons-le :

 

Au Caffe Florian, la glace à la framboise

Mêle son goût de fruit au parfum de moka,

Pendant que sur la place on joue une polka.

Les touristes passifs arpentent les arcades

Et parmi les pigeons, gros comme des pintades,

Une enfant aux beaux yeux rêve à Casanova...

 

Mais vous-même, Monsieur, à quoi donc rêvez-vous déjà ? Vous voilà parti... Vous n’êtes pas un vrai fidèle du Florian, vous préférez passer de l’autre côté, sur la Piazzetta. Je sais pourquoi. De là votre regard irrésistiblement s’élance jusqu’au seuil que gardent et qu’encadrent les deux colonnes de granit d’Orient, rose et vert, surmontées l’une par le lion de saint Marc, si semblable avec ses ailes aux chimères de Perse, et l’autre par saint Théodore juché sur un dragon qui fait penser à un crocodile d’Égypte. Votre regard va plus loin, derrière, là où s’étend non point encore la mer, la haute mer, comme le prétendait Pétrarque qui se décrivait sur cette rive « alta maria prospectans », mais la lagune, qui est peut-être plus mystérieuse. Dans ce vide vous guettez le glissement blanc des grands navires qui s’apprêtent à gagner le large, tirés par les remorqueurs trapus dont je connais bien les noms, Ursus, Taurus, Furius... pour avoir vu souvent leur troupeau fumant garé sous ma fenêtre.

Ce n’est pas seulement afin de faire revivre des absents qui nous sont chers que j’ai prémédité ce rendez-vous de Venise, qui est une de vos escales préférées de voyageur impénitent ; c’est aussi pour vous surprendre tel que je viens de vous saisir, partant en quête de ce que vous appelez « des images irréelles et vraies », en flagrant délit de ce « rêve éveillé » qui définit de si près votre art. Le mot vient sous votre plume lorsque vous présentez ce conte singulier et funèbre qu’est votre Théâtre des Esprits et qui se déroule précisément à Venise. Vous y montrez le « résultat d’un de ces rêves éveillés comme il m’est arrivé d’en rêver, en marchant au long des rues tortueuses ». On penserait que c’est pour vous que, par une curieuse rencontre, Jean-Louis Vaudoyer, en son Compagnon d’Italie, avait avancé : « Je ne crois pas que l’on puisse ailleurs qu’à Venise mener en toute liberté et en toute confiance l’existence du rêveur éveillé, si souhaitée et si rarement accordée ici-bas. » Là encore il consignait « le ravissement des heures à demi vécues, à demi rêvées ».

Vous n’aimeriez pas tant Venise si elle n’était une étape vers tous les ailleurs, vers le passé comme vers le lointain, vers tout ce qui nous enrichit parce qu’il est autre et nous éveille à d’autres nous-mêmes. « Où aimeriez-vous vivre ? » vous demandait un jour le traditionnel Questionnaire dont la plus célèbre victime fut Marcel Proust. Et vous : « Partout où je me sentirais heureux. » Mais il y a en vous une telle générosité d’accueil, comme de don (l’un et l’autre vont de pair) que toute découverte vous est bonheur. Aussi avez-vous été un incessant voyageur qui, pendant de longues années de jeunesse, n’a connu d’autre logis que les chambres d’hôtel. Il faut que s’ouvrent devant vous tous les chemins de la terre et de la mer, mais encore tous ceux de la connaissance. Votre joie la plus vive est de vous porter sur cette crête où se joignent la pente, que l’on a gravie pas à pas, du connu et celle, attirante et glissante comme le vertige, de l’inconnu. Pareil au sage chinois dont parle Claudel, vous avez rencontré, dans cette brume que devient le nuage lorsqu’on y pénètre, la fascinante inscription « Limite des Deux-Mondes », le nôtre et l’autre, et vous avez tenté de regarder au-delà. Et, comme il est dit dans votre Pré du Grand Songe, vous avez alors « tâtonné au long de cette frontière invisible avec l’espoir de la franchir brusquement, de se trouver de l’autre côté au moment où on s’y attendra le moins ».

Vous croyez assez volontiers aux signes, à ceux que nous font les objets ou les événements. N’en est-ce pas un que le capitaine du navire sur lequel vous franchissiez pour la première fois le cercle polaire — car vos errances vous ont mené un jour jusque-là — vous ait choisi pour ce baptême le surnom de Protée ? Lui aviez-vous donc confié, comme à moi, cette réflexion révélatrice : « Je ne suis pas ; je deviens. Au moment où je me cherche, je suis déjà ailleurs » ? Par exception et vu la circonstance solennelle, je vous demanderai toutefois, Monsieur, de rester sous cette coupole, et dans votre habit vert, le temps que cette séance va encore durer ne sera plus très long. Après, vous pourrez user comme il vous plaira de l’immortalité à laquelle nous vous convions.

Pour le moment, sous couleur de vous décrire à vous-même, il importe que j’essaie de vous révéler aux autres. On se récriera votre nom est trop connu ! Votre nom, à coup sûr, mais votre œuvre ? mais vous-même ? Vous êtes, sinon le méconnu, du moins le mal connu. C’est d’abord, je le sais bien, que vous êtes trop éloigné des habitudes publicitaires qui ont cours forcé aujourd’hui, parfois même, qui l’eût cru, dans la gent littéraire, pour avoir consenti à arrêter votre marche — le temps d’une... pose.

C’est aussi que les masques jouent un grand rôle dans votre œuvre — et dans la vie. Venise vous en a donné l’exemple. Il y a ceux que votre réputation, telle qu’elle s’est établie, vous inflige. Il y a ceux que vous choisissez pour votre propre délectation et pour le plaisir de vous transformer. Il y a aussi, bien sûr, le dernier, celui que porte tout homme et qu’il est si difficile de lever quand on est seul avec soi-même, vis-à-vis d’un miroir : celui-là vous en avez fait le sujet d’un conte terrible qui s’intitule Le Carnaval d’Orvieto : « Chaque fois que j’essayais de toucher ma figure, je me heurtais à cette paroi de carton qui m’interdisait tout contact avec moi-même. » Mais ce masque-là, il ne concerne que nous... Par contre, les masques dont joue votre imagination, j’essaierai tout à l’heure de les déchiffrer et de chercher dans leur choix la clef de votre personnalité.

Mais, pour le moment, je voudrais vous débarrasser du plus extérieur de tous ces masques, celui dont certains vous ont affublé. Lors de votre élection, les commentaires vous ont défini trop souvent comme historien, ou même comme critique d’art. Quelle que soit votre réussite en ces domaines, ai-je tort d’y voir des facettes mineures de votre œuvre ? Certes, elles ont beaucoup d’éclat et on peut s’y tromper. Mais elles reflètent des lumières extérieures et je préfère celle qui vient de votre flamme intérieure : celle-là brûle dans votre imagination, dans vos romans, dans vos nouvelles ; elle jette sa lueur sur un univers qui n’est qu’à vous ; elle y fait danser les ombres du fantastique. Vous la sentez si forte en vous, comme un centre de ralliement, que vous ne craignez pas ce que d’autres appellent dispersion. N’aimez-vous pas répéter cette parole de Goethe, en qui vous voyez le modèle de la richesse et de l’équilibre humains : « Je reste toujours pareil à moi-même au sein de mes innombrables métamorphoses » ? Les branches trop multiples et divergentes ne sont un danger que si le tronc est fragile. Tel n’est pas votre cas, votre imagination ne veut rien perdre de la diversité de ses songes, non plus que votre intelligence n’entend négliger aucun des appétits de sa curiosité.

Or les frontières de l’esprit sont, de nos jours, plus sévèrement gardées encore que celles de la géographie. Le monde intellectuel est morcelé entre d’innombrables et infimes principautés, où règne la dictature des spécialistes et dont les douanes sont farouches. Mal venu est celui qui entend y circuler. On ne s’étonne pas que l’unité de l’Europe soit si pénible à réaliser quand on mesure tout ce qui s’oppose à celle de la culture ! Vous ne jugez pas que celle-ci doive seulement se pratiquer sur place, à la façon dont se creusent un terrier et ses inlassables ramifications. Vous préférez vaguer à l’air libre et, autant que possible, voir de haut.

Le narrateur de votre Château d’ombres, échappant à l’enlacement étouffant du parc et débouchant au sommet de la tour qui le domine, s’émerveille de la transformation des choses « vues en même temps et au-dessous de soi » : « Les lieux que j’étais habitué à considérer comme isolés et indépendants les uns des autres, explique-t-il, avouaient des relations secrètes... Les rapports des choses entre elles surtout prenaient une autre signification et je finis par percevoir ainsi, d’un bosquet à l’autre, des liaisons qui en transformaient complètement l’aspect et, par-dessus tout, l’âme. » Il me semble qu’il faut ainsi tenter de dégager l’âme qui relie et unit tous les aspects de votre vie et de votre œuvre. Celui qui est resté à ras de terre y accuse la dispersion. Jadis, où l’on appréciait les vues dégagées, on appelait cela humanisme et l’épithète passait pour flatteuse. Serait-elle donc désuète et, comme on dit, dépassée aujourd’hui ?

Il faut avouer que votre unité ne livre pas aisément son principe. Vous êtes marseillais et déjà vous ressemblez bien peu à l’idée qu’on s’en fait d’ordinaire ! Vous êtes méditerranéen, fils de la mer latine et de la terre classique, et toutes vos aspirations tendent vers le germanisme, tous vos penchants vous inclinent vers le romantisme ou le baroque. Vous avez ouvert vos yeux sur le plus éclatant des soleils, et ne vous plaisez que dans les méandres nocturnes, au point qu’un de vos livres s’intitule presque symboliquement les Escales de la Haute-Nuit. Votre intelligence cherche les panoramas et votre sensibilité adore les méandres cachés. Pour tenter de vous saisir il faut prendre courage à se remémorer le Janus bifrons, ou, mieux encore, ces dieux trinitaires dont l’iconographie chrétienne a emprunté l’image à l’archéologie : comme eux, vous entendez avoir des visages divers, contradictoirement orientés et pourtant garder une seule tête. Dans votre Château d’Ombres, n’avancez-vous pas énigmatiquement, à propos des labyrinthes « Il me semble qu’ils n’ont été construits que pour permettre à l’homme de se trouver lui-même à force de se perdre » ?

Le secret de ce dédale, les tenants d’une méthode qui fut fort en honneur naguère l’iraient chercher dans votre ascendance. Si votre mère provençale vous a légué le goût de ne point vous égarer, votre père, qui fut jusqu’en son plus grand âge un maître réputé du barreau marseillais, ne vous a pas seulement livré la puissance des mots, il vous a transmis un sang irlandais : votre nom se prononçait encore O’Brien lorsque, en 1723, vos ancêtres, déjà voyageurs, vinrent s’établir sur la rive phocéenne. S’étonnera-t-on, dès lors, que vous ayez été l’ami de James Joyce et le premier Français, sinon à le découvrir, du moins à le commenter ? Nous nous sommes trop penchés, par un goût commun, sur les étranges miniatures irlandaises des VIIe et VIIIe siècles, du Book of Durrow au Book of Kells, pour ignorer combien leurs entrelacs vertigineux et leurs inlassables détours, peuplés de monstres, expriment une fascination de l’errance ; on la retrouve dans les légendes d’Erin qui emportent vers des lointains perdus des navigateurs de l’ombre et de la brume, de même que le goût de la métamorphose éclate dans les contes où les arbres se muent en dragons tourbillonnants. Si j’ajoute que ce premier art abstrait qu’ait connu l’Europe a su unir à l’héritage celtique l’apport germanique des invasions barbares, aurai-je expliqué votre attirance pour la pensée allemande, en même temps que vos aventures de « rêveur éveillé » ? Mais qui saura peser à sa juste mesure le poids de nos hérédités ?

Elles n’étaient pas seules à éveiller en vous des soifs que la pure tradition latine ne pouvait pas satisfaire. Certes, vous êtes né, vous avez grandi dans cette Provence méditerranéenne, terre par excellence de la culture traditionnelle, de sa clarté et de son rationalisme. Mais ce fut à Marseille. Il m’a toujours semblé qu’on n’a pas mesuré le rôle très particulier joué par les ports dans l’ancienne romanité : ils lui appartiennent, mais ils sont tournés vers la mer, son évasion, sa fluidité ; ils sont les brèches qui libèrent l’hémorragie où se dispersera et succombera le génie classique. C’est là, à Naples, à Gênes, à Venise comme à Marseille ou à Barcelone que flamberont les reniements et les insurrections du baroque, qu’éclatera le lyrisme perturbateur de Tiepolo ou de Fragonard, de Bernin ou de Puget, à qui vous avez d’ailleurs consacré un ouvrage, que s’érigera la folle Sagrada Familia de Gaudi. C’est là, sous ces ciels solaires réverbérés par la mer étincelante, que se sont ouvertes les profondeurs des visions nocturnes, de Tintoret à Salvator Rosa ou à Magnasco. Les cités enracinées dans leur passé comme dans leur sol, mais ouvertes par le flot aux expériences lointaines et exotiques, ont eu une âme double. Cézanne en est le fruit puisque son art fut véhément et sombre en sa jeunesse, avant de dresser un pendant lumineux à Poussin. L’attraction compensatrice du germanisme ne fut-elle pas marquée à Venise, toujours accueillante aux pèlerins descendus du Brenner ? Et Marseille n’en offre-t-elle pas un curieux exemple avec votre compatriote et prédécesseur Edmond Jaloux ? J’en trouverais aisément un autre dans ce mémorable numéro sur le romantisme allemand publié par les Cahiers du Sud, dont vous fûtes le collaborateur.

Ce n’est pas sans inquiétude que votre père, dont la formation était strictement fidèle à la norme, vous voyait élire parmi vos lectures assidues Alice au Pays des merveilles, et bientôt Jean-Paul Richter. Vos études, poursuivies à Lausanne, puis à Munich, marquent les étapes de votre approche de l’Allemagne. À quinze ans, face à votre table de travail, vous aviez suspendu le portrait de Goethe.

Mais l’orage de 1914 éclate dans votre rêve et s’empare de vos dix-neuf ans. Ce fut tout d’abord, tant les décrets du destin sont imprévisibles, pour vous faire rencontrer Guillaume Apollinaire, que vous eûtes quelque peine à identifier derrière le soldat Kostrovitzky, comme vous élève-officier au 2e Régiment d’artillerie de montagne, bien qu’il fût votre aîné de seize ans. Pour être plus tardive, sa vocation guerrière ne semble pas avoir été plus manifeste que la vôtre, puisque votre examen se solda par un échec commun. Sans doute la littérature veillait-elle sur vous et ne voulait-elle pas vous perdre : il était grand temps qu’elle intervînt puisque parmi vos notes d’examen on peut lire cette appréciation de votre colonel : « Parfait au point de vue militaire ». L’échec vous guettait à la composition française. Sur le sujet proposé, l’Eau, la Littérature, perfidement, vous inspira trop bien. De l’éblouissant morceau que vous composâtes alors, nous ne connaîtrons jamais que le jugement concis de votre commandant : « C’était tellement bête ! » L’histoire n’a malheureusement pas retenu son propos aussi pessimiste sur Apollinaire... Ainsi vos ambitions furent-elles limitées à la deuxième classe.

Toujours pénétré de Belles-Lettres, malgré cet amer avertissement, vous crûtes alors au mirage de l’Orient. Et vous voilà volontaire pour les Dardanelles. Frustré dans votre espoir d’atteindre Constantinople et la Corne-d’Or, fût-ce par ces voies stratégiques, vous débarquâtes du moins sous les murs de Troie qui brûlaient une nouvelle fois et en votre honneur. Il n’est point le lieu d’énumérer ici vos citations et vos décorations. Tout au plus signalerai-je que, quarante et unième agent de liaison auprès des Australiens, vous en êtes revenu, la mort s’étant arrêtée de frapper au quarantième : nous nous félicitons que le chiffre de quarante vous ait déjà été favorable.

Démobilisé, vous avez tenu à revêtir la robe d’avocat pour ne pas trop décevoir votre père. Du moins votre constance à vous absenter vous prémunit-elle du risque d’une clientèle. Il vous fut ainsi loisible de vous consacrer désormais aux voyages, à l’art, à la littérature et au merveilleux.

« Ce que j’ai le mieux aimé dans la vie, m’avez-vous confié, c’est d’être étonné. » Mais une curiosité ardente, un dilettantisme passionné ne sauraient suffire à constituer la richesse de la vie ; il y faut plus encore que l’humanisme même qui fut votre ambition et qui est votre réussite. L’art de vivre que vous avez en commun avec votre prédécesseur, lui aussi expert en la quête des sèves de l’existence, de la littérature et de la beauté, ne s’accomplit que s’il devient un art d’être homme, c’est-à-dire d’aller jusqu’au bout de la plénitude et de la qualité auxquelles nous pouvons prétendre. Alors ce qui aurait pu n’être qu’un égotisme raffiné se reverse sur les autres et contribue à leur propre enrichissement, par l’entremise d’une œuvre. Tel a été votre programme.

Les découvertes sensibles, les émotions, si intenses soient-elles, ne sont jamais que la part la plus transitoire de nous-mêmes. Pour qu’elles dégorgent leur suc fécond, il faut qu’elles prennent un sens, ce qui pose le problème de la connaissance, — il faut ensuite qu’elles le transmettent, ce qui pose celui de la création. À chacun de ces deux problèmes semble dédiée une part distincte de votre effort et de votre œuvre.

Celui de la connaissance, comment l’aborder sans confronter notre expérience personnelle et limitée avec celle des « maîtres à penser » qui sont parfois les plus grands « maîtres à vivre » ? Jamais l’avidité intellectuelle fut-elle poussée plus haut, jamais fut-elle si pleinement et harmonieusement comblée que par Léonard de Vinci ? Ce que vous avez appris de lui, ce que vous aviez à nous apprendre de lui a fait la matière d’un ouvrage considérable que vous avez publié en 1952.

La soif d’apprendre s’éveilla en Léonard dès qu’il fut enfant, cet enfant inoubliable qu’a été chacun de nous, parce que, comme vous le dites, « la nature tout entière n’a pas d’autre fonction que de servir à sa joie et à son enrichissement ». Dans l’enfant, « appétit de jouir et appétit de connaître se confondent » ; mais le second s’éploie davantage à mesure qu’il mûrit. Le « désir du savoir », que ce grand artiste qualifiait de « naturel aux bons », atteignait en lui l’ambition de se rendre « homme universel » pour reprendre le titre de l’un de vos chapitres.

Nous autres, pauvres écartelés d’une information et d’une science toujours plus étendues, toujours plus discordantes, toujours plus soumises à la spécialité technique, pouvons-nous sans amère nostalgie penser à un tel élan ? Admirable époque où l’on n’avait pas encore éprouvé la nécessité de séparer et même d’opposer le littéraire et le scientifique, comme nous disons aujourd’hui... Le même regard avide et perçant servait à Vinci pour quêter la matière de son art et de ses spéculations. « L’expérience », qu’il célébrait comme la « mère commune des arts et des sciences », suffira-t-elle donc à nourrir tout l’esprit ? Entre la double prise de l’investigation cérébrale et de l’intuition artistique, le monde va-t-il enfin se livrer à nous et laisser épuiser ses secrets ? La Renaissance toute entière en a rêvé.

Cependant la peinture de Léonard, si on sait l’interroger comme vous le faites, dément cette folle espérance d’une muette dénégation. Elle est vouée à l’ombre qui, au témoignage même de l’artiste, « est de puissance supérieure à la lumière » ; elle est vouée à l’équivoque et à l’énigme ; sans répit elle vient buter sur un au-delà qu’il est interdit de sonder. C’est cela que nous signifie le sourire impénétrable et décevant de la Joconde ; c’est cela que Léonard, en une équivalence spontanée, traduit par la hantise du nœud, de l’entrelacs, aussi inextricable que celui des miniatures irlandaises : il le dissimule comme un piège dans la verdure dont il décore la voûte du Palais Sforzesco ; il le développe à l’état pur dans les emblèmes de son Académie ; il le suit de son dessin jusque dans la chevelure des femmes. Partout le secret apparaît, mure la profondeur, qu’il se présente dans l’ombre d’une grotte, dans la séduction d’un visage ou dans le dédale d’un tracé. L’au-delà, narquois, attend la limite, l’épuisement de notre lucidité ! En cette obsession, vous pressentez un symbole d’une très haute et très étrange portée », une allusion aux plus poignantes inquiétudes de l’âme humaine ».

Ainsi du sein de la Renaissance italienne elle-même s’élève un murmure dubitatif sur les apparentes certitudes de la raison, cet axe, ce talisman de la discipline gréco-latine. Il ne reste qu’à se tourner vers la culture germanique qui, à l’opposé de la classique, éprouve la fascination des ténèbres intérieures : le champ de la connaissance débouche alors sur les étendues immenses et sombres de l’inconnu. Encore ne faut-il pas qu’elles nous absorbent. Si les profondeurs touffues et opaques de la forêt allemande vous attirent, vous n’entendez pas vous y perdre et renoncer aux sereines clartés de votre patrie méditerranéenne. Voilà retrouvée la frontière des deux mondes ! Quelle tentation d’explorer l’au-delà, mais de ramener ses proies dans l’en deçà, d’unir l’ambition conjointe du germanisme et de la latinité ! Sur cette crête à la double et complémentaire perspective vous savez, depuis votre adolescence, que s’est établi un géant : Gœthe, et, dès 1949, vous lui avez consacré un volume fervent et approfondi.

Cette dualité tendue où s’épanouirait la connaissance totale, l’image ou, comme nous disons aujourd’hui, l’archétype n’en est-il pas Faust ? Dans cette figure complexe et tumultueuse, sans cesse remaniée par Goethe, et où il cherchait « un moyen de se révéler à lui-même », vous reconnaissez « l’expression dramatique de l’aventure intellectuelle et pathétique de l’homme, haussé jusqu’à la connaissance spirituelle des mystères hermétiquement clos, allant à son terme jusqu’à donner forme à l’invisible, voire à l’ineffable ». Goethe vous ouvre le chemin de cette connaissance plénière qui irait des certitudes rationnelles de la culture classique (« Les Grecs sont mon unique étude », affirmait-il parfois) aux approches de l’obscur. Son Faust ne se réfère-t-il pas également aux Idées de Platon et aux Matrices de Paracelse ? Et s’il traverse la Nuit de Walpurgis, ce sera pour tendre les bras à Hélène. Compagnon de Goethe, vous vous situez avec délices à ce carrefour d’où partent et où reviennent toutes les voies. Avec lui vous proclamez : « Il n’existe pas pour l’homme de plus grande félicité que d’explorer le connaissable », mais avec son Faust vous murmurez : « Si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même ». Cette double et complémentaire aspiration, vous l’avez reconnue en Dürer, à qui, voici quatre ans, vous avez consacré aussi un volume.

Vous entendez bien, puisqu’il s’agit toujours du connaître, que la lumière gagne sur les ténèbres, mais non pas en les repoussant, bien plutôt en apprenant à s’en nourrir. L’homme, en quête du pétrole, sait allumer à la surface du sol de hautes torchères qui illuminent la nuit ; mais pour les alimenter il a dû apprendre à forer jusqu’à la nappe de gaz souterrains. Il y a longtemps que l’humanisme gréco-latin a fait naître les feux qui éclairent. Pour qu’ils ne s’étiolent pas, pour que la flamme ne baisse pas et ne risque pas de s’éteindre, il a fallu chercher plus profondément dans le tuf opaque de quoi l’alimenter.

Ce fut l’audace et la tâche du Romantisme. Depuis qu’il a posé la revendication de l’âme nordique, il n’est plus possible de concevoir une culture européenne qui s’en tiendrait à ses bases gréco-latines. Il n’est pas davantage possible d’admettre que, par une subite et fatale conversion à l’inconnu. Elle les rejetterait pour ne s’ouvrir qu’à l’aventure. Goethe essayait déjà de le faire entendre à ses contemporains. Si ce nouveau problème des deux sources, dont vous sentez l’écartèlement en vous-même, vous pousse à sonder l’une et l’autre, il exige un élargissement de notre culture qui sache puiser à toutes deux pour poursuivre son cours.

Vous y avez passionnément travaillé : d’une part vous avez consacré des ouvrages à Giotto ou à Botticelli, à Laurent le Magnifique, à Machiavel ou aux Borgia ; vous avez suivi l’effort de la Renaissance pour faire éclater avec Michel-Ange la gangue qui déjà menaçait de l’étouffer ; mais, d’autre part, vous êtes allé chercher jusqu’en son germe, l’autre composante qui est venue se fondre dramatiquement avec la méditerranéenne pour élaborer l’Europe en sa féconde complexité : vous avez vu déferler de la plaine euro-asiatique les vagues successives de ceux que l’Antiquité appelait les Barbares, avant qu’ils n’entrassent à part égale dans le capital de nos origines , la Vie d’Attila, celle d’Alaric, puis de Théodoric, roi des Ostrogoths font caracoler les destins hors série autour du torrent collectif qu’étudie votre Vie des Huns.

Ayant ainsi fondé votre enquête sur l’exploration des causes lointaines, vous vous livrez avec passion à celle du romantisme, qui, au fond, constitue l’entrée, l’éclosion dans la culture des forces primordiales qui avaient été ainsi jetées dans la genèse de notre Occident et dont l’expression avait été proscrite depuis le Moyen Age. Vous montrez leur retour triomphal et leur sublimation, en quelque sorte, dans les deux volumes de votre Allemagne romantique, qui nous mène de Kleist, de Tieck à Novalis, à Hoffmann ou à votre cher Jean-Paul. Voilà pour les lettres. Votre Art romantique, encore plus récemment paru, examine le bouleversement amené dans le domaine plastique.

Mais l’essence du romantisme, nous savons bien qu’elle est ailleurs : dans la musique. Et au total, cette révolution n’était-elle pas essentiellement marquée par le triomphe des façons de sentir, de percevoir, de vibrer, de créer, profondément musicales puisqu’elle entend donner à l’ineffable la place jusque-là accordée à l’explicite ? C’est par là que vous aviez commencé puisque votre mémorable Schumann, dès 1954, arborait ce sous-titre : l’Ame romantique. Il devait recevoir le Prix des Ambassadeurs, cependant que le Léonard de Vinci paru la même année, dans la même série Génie et Destinée, qui comportait encore le Gœthe, était couronné par l’Académie des Beaux-Arts ; ce n’était qu’un prélude à notre Grand Prix de Littérature, puis au Grand Prix littéraire de Monaco qui devaient consacrer votre réussite.

Avec la musique trouve son langage prédestiné cette « poésie de l’imagination » dont Schumann décidait dans son Journal, en 1831, qu’elle est « faite de tout ce qu’elle recèle d’obscur et d’inconscient ». L’obscur et l’inconscient, qu’est-ce à dire sinon que, d’un seul coup, on passe sur l’autre face de l’âme, celle que n’éclaire plus le soleil de la raison ? Là, plongeant dans les profondeurs tumultueuses et nocturnes, on ramènera au jour des richesses inconnues et parfois terribles, car, destinées à alimenter la vie, à en être les forces motrices, elles n’étaient pas faites pour être connues. Selon les termes si révélateurs qu’emploie von Schubert, on est passé du « langage de la veillée à l’obscur langage du rêve..., une région toute pleine de périls », puisque, à côté du rêve, galopent dans les ténèbres les cavales de la nuit, pour traduire le mot allemand qui désigne les cauchemars.

Avec l’irrationnel, le fantastique et le surnaturel ouvrent leurs espaces sans limite et sans protection. L’occulte, la folie, le suicide et la mort y guettent parfois la proie égarée. Les romantiques allemands l’ont souvent éprouvé, et Schumann tout le premier qui finit par céder, dites-vous, « à la tentation de l’au-delà, à l’appel du vide, à ce vertige qui déjà l’entraîne vers les abîmes du néant ». La musique l’envahit, s’empare de lui ; l’inspiration dirigée fait place à l’impérieuse hallucination. L’autre monde emporte sa proie qu’on voit couler comme un noyé qui nous quitte et s’efface progressivement.

Pourtant Schumann lutte ; l’arme à laquelle il a recours, vous l’indiquez, c’est l’élaboration. « Il interpose, écrivez-vous, le travail, la correction, comme un bouclier contre les habitants du monde fantastique » ; je vous sais gré, Monsieur, de le souligner. La prise de conscience et la mise en œuvre, c’est l’ascendant de la lucidité et de la volonté sur les forces aveugles évoquées. Notre temps, en passant des romantiques aux surréalistes et à leurs séquelles, a souvent risqué de l’oublier : si le parfait et rigide rationalisme, si ce qu’on a appelé fort improprement notre cartésianisme, menacent de nous couper des sources vives qui permettent l’extension et le renouvellement, l’abandon total aux puissances organiques est un danger bien plus redoutable. Car le premier dessèche, mais le second abolit. L’esprit ou l’homme qui refusent la vie comme ceux qui capitulent devant elle sont également guettés par la mort.

Aussi la grandeur de notre culture réside-t-elle dans cette double attraction complémentaire de l’instinct germanique et de la raison latine, du devenir qui entraîne mais au hasard, et de l’être qui se veut parfait mais se fige. La force de l’Europe est de détenir ce double génie qui, conjugué, devient une richesse en même temps qu’un équilibre, prémuni à la fois contre l’égarement et contre l’aridité. Tel est l’humanisme dont nous rêvons, celui de l’homme complet. Tel est, Monsieur, celui qu’enseigne votre œuvre.

Car si vous êtes avide de vous étendre et de vous renouveler sans cesse, vous n’entendez pour autant ni vous perdre, ni même vous compromettre. L’homme doit être un constant éveilleur de forces, mais non leur proie. Vous avez exploré, dans un livre paru en 1938, Jérôme Bosch et son enfer de monstres ; vous l’avez suivi à la limite de l’absurde et de sa fascination ; vous avez regardé dans son obscurité les flammes des incendies, — mais vous avez consacré, deux ans plus tard, un ouvrage non moins pénétrant à Rembrandt, qui a accompli une nouvelle descente dans les ténèbres, dans d’autres ténèbres. Et là il me semble voir dans la trame de vos phrases courir comme un fil les paroles du second Faust, qui, devenu aveugle, s’exclame : « La nuit se fait de plus en plus profonde, mais au-dedans une clarté sereine m’illumine. » La nuit de Rembrandt est habitée par les philosophes et par les prophètes. Elle n’a de raison d’être que pour ménager l’éveil d’une lumière plus pure et plus haute.

Aussi craignez-vous de vous égarer dans le noir, si vous aimez à le connaître et à l’explorer. Ne m’avez-vous pas raconté qu’écrivant une de vos plus étranges et terribles nouvelles, une Aventure de voyage, et la narrant comme d’ordinaire à la première personne, vous avez soudain pris peur. Vous avez brusquement feinté et remplacé le « je » par le « il ». Le rêve éveillé qui conduisait votre imagination venait de vous découvrir le Diable dans votre interlocuteur. Vous avez voulu échapper à cette rencontre. Car vous n’aimez pas le Diable, et c’est là que vous restez méditerranéen, quelles que soient vos faiblesses pour l’âme germanique. Ne raconte-t-on pas, de même, que le douanier Rousseau, quand il s’enfonçait trop profondément dans la forêt tropicale qu’il peignait, quand il voyait surgir sous son pinceau des tigres trop féroces, des serpents trop menaçants, allait vite ouvrir la fenêtre de son atelier pour respirer un moment l’air de la rue et rester le maître de sa démarche ?

Votre diversité n’est-elle pas un jeu de fenêtres et de portes que vous vous assurez afin de pouvoir revenir à vous-même ? Je frémis parfois à l’idée que le soir où vous êtes entré dans ce Pieter de Hoogh que vous aviez trop contemplé l’après-midi au Rijksmuseum, le soir où vous avez pénétré dans la haute maison patricienne dont vous aviez vu sur la toile les vitres briller au soleil, de l’autre côté du canal, et où vous avez vécu avec Sibilla van Loon une tragique histoire de volupté et de mort, — je frémis à l’idée que vous auriez pu rester prisonnier de ce sortilège, si vous n’aviez l’habitude de toujours laisser ouverte derrière vous la voie du retour, et que nous serions aujourd’hui privés de votre présence.

Votre entreprise est visiblement contemporaine du surréalisme ; elle vise comme lui à étendre l’expérience humaine au-delà du cercle de lumière familier et restreint où nous enclot la lampe de la logique, mais elle adopte une démarche toute différente : le surréalisme se livre pieds et poings liés au grand fleuve souterrain de l’inconnu et à ses courants incontrôlables. Il y entre un goût et un risque du suicide, tout au moins celui de la culture et de la raison. Votre quête vise à cette audacieuse extension de nous-même, mais vous entendez ne rien perdre, ne rien abandonner de l’inestimable trésor engrangé par la culture. Il n’est écrasant que pour les épaules faibles. Vous y trouvez, à l’inverse, un contrepoids salutaire. Aussi n’acceptez-vous ni de la morceler à la mesure des prises restreintes, ni de la jeter par-dessus bord en une impatiente démission. Vous voulez seulement lui annexer les terres négligées et inconnues où elle pourra puiser la sève qui la renouvellera.

Non seulement vous éprouvez une faim insatiable de tous ses domaines passés, jusqu’à avoir tenu à remonter aux sources archéologiques, dans les deux tomes de votre Résurrection des Villes mortes, mais, avide du passé, vous n’êtes pas moins aux aguets du futur et des signes qu’il laisse percer dans le présent. Vous ne marchandez pas votre sympathie aux audaces les plus actives de notre temps, mais vous cherchez leur commune mesure avec l’histoire : votre livre sur l’Art fantastique justifie le surréalisme comme la forme neuve d’une inquiétude immémoriale ; celui que vous avez consacré à l’Art abstrait montre que, s’il répond bien à des inquiétudes actuelles, il compte tant de précédents au long des siècles qu’il faut voir en lui le dernier avatar d’une vieille constante esthétique.

Ainsi, Monsieur, le monde d’hier ne suffit pas à votre dévorante curiosité ; vous voulez encore y joindre ce que vous pouvez happer du monde de demain. Mais ce n’est pas tout : il reste un immense domaine que nous venons de côtoyer, où vous nous avez déjà fait pousser quelques incursions. Je veux dire l’autre monde, ce monde de l’inconnu où seule l’imagination, partie liée avec l’inconscient, peut pénétrer et s’établir. À ce monde vous avez voué, à côté de vos travaux consacrés à explorer le domaine ouvert des connaissances, une moitié de votre œuvre, la moins populaire sans doute, mais celle que je tiens pour la plus importante. Silencieusement, sans réclame, vous avez fait don à ce qu’on pourrait appeler la littérature de fiction poétique d’une province qu’elle ne possédait pas encore, surtout en France. Vos prédécesseurs, en effet, je ne les vois qu’en Allemagne, tel Hoffmann, — en Angleterre, tel Quincey, — en Amérique, tel Edgar Poe. — en Europe Centrale, tel Kafka. Mais chez nous ? rares sont ceux qu’on saurait invoquer : Nerval... Villiers de l’Isle-Adam... Encore plus rares sont les contemporains qu’on peut placer à vos côtés. Si cette part de votre œuvre, que je crois majeure, a eu une audience plus limitée alors qu’elle « mérite infiniment plus que l’acquiescement des cénacles », comme l’écrivait déjà, il y a dix ans, votre parrain Daniel-Rops, il faut mesurer là ce qu’elle a proposé d’inaccoutumé au public français.

Dans ce domaine de la fiction plus qu’en tout autre se vérifie ce pouvoir que Proust reconnaissait à chaque créateur de nous révéler « la qualité inconnue d’un monde unique ». Ces mondes de la littérature ou de l’art, il les jugeait « plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini ». Vous êtes le démiurge d’une de ces planètes- Chaque fois que nous pénétrons dans un des livres que vous avez voués à votre univers poétique, nous y découvrons d’emblée une vie particulière et autonome imposant sa marque commune aux êtres comme aux choses, à l’atmosphère comme à l’éclairage, aux paysages comme aux événements. Nous reconnaîtrons désormais, à une certaine odeur, à une certaine rumeur des lieux la contrée propre à vos songes. C’est là que vous ramènent toutes vos évasions, riches de leur butin mais fidèles. « Peut-être, confiez-vous dans le Pré du Grand Songe, est-ce le destin de l’homme d’aller ainsi de ville en ville, parcourant tous les sentiers du labyrinthe jusqu’au jour où il trouvera l’endroit qui a été disposé pour lui, qui l’attend et auquel il est promis. »

Votre domaine, qui est la patrie de votre être profond, il est temps d’y pénétrer avec vous. Quelle que soit la diversité apparente que vous lui prêtez et le renouvellement des aventures qui s’y déroulent, nous savons bien qu’il est toujours le même : « un monde unique », disait Proust.

Pour y parvenir, il faudra s’écarter de la route commune, laisser mourir derrière soi les bruits actifs. Alors nous trouverons devant nous un mur, défendant un parc, lourd des forces de la végétation et d’un mystère pressenti. Ce sera, par exemple, celui du Château d’ombres. Vous êtes notre guide, nous vous suivons : « J’avançais au hasard, tâtonnant à travers le brouillard qui, de temps en temps, se déchirait. » Voici une grille, ou un vantail de porte entrouvert. À votre appel, rien ne répond, même pas la voix d’un chien. Le seuil franchi, vous ne trouvez encore qu’une cour de ferme, en apparence abandonnée, et où l’on vous accueillera enfin, où même on vous retiendra de longs jours, comme pour le stage d’une initiation.

Vous ne voyez de votre fenêtre que le parc, sa « végétation somnolence bercée par les ténèbres » ; vous ne percevez que sa rumeur marine. Lorsque vous vous sentirez mûr pour y pénétrer, un labyrinthe touffu de buissons et de troncs serrés, plein de détours et de surprises, égarera et dispersera votre marche. Vous retrouvez la séduction du lacis de vos miniatures irlandaises ou des broderies contournées des antiques étoffes chinoises ; vous aimez vous livrer un temps à « des courants qui vont et viennent, qui se heurtent, se chevauchent, s’entrelacent, se déchirent, s’embrouillent de nouveau ». Tâtonnant dans la brume et dans la nuit, vous escomptez, avec d’autant plus d’impatience, trouver enfin les êtres qui justifieront et élucideront l’énigme de cet enclos irréel et envoûtant.

Que rencontrez-vous enfin, ébauche d’une réponse ? Des statues figeant dramatiquement leur action en un geste perpétuel, — ou bien un pavillon de musique, bruissant de flûtes et de chants, mais dont les hôtes ne paraissent pas connaître votre présence. De même vous échappe le cavalier forcené qui, trouant l’espace et le silence d’un galop impétueux, fait glisser en un éclair la promesse des présences cherchées. Le jour où vous parviendrez enfin au Château d’ombres, il sera désert, les volets clos ; meubles et tapisseries s’y enveloppent de l’odeur et de la poussière de l’abandon...

Ainsi le monde inconnu se dérobe sans cesse, si près que vous en approchiez et même alors que vous pénétrez dans le Château. « Peut-être, observez-vous, au moment où je l’ai visité, n’appartenions-nous, l’un et l’autre, ni au même espace, ni au même temps ? »

Pour que l’on cesse d’être des intrus à qui tout échappe, au moment qu’on y touche, pour être introduits dans l’autre univers, il faut encore s’y convertir. Jean Cocteau aurait dit, car il affectionnait cette image, qu’il convient de briser, pour la franchir, la paroi du miroir, car il ne sait que nous renvoyer à nous-même notre image et celle de ce qui nous entoure. Que faire, sinon plonger de l’autre côté, pour y trouver cet autre espace, cet autre temps dont vous parliez tout à l’heure et s’y acclimater ? Il faut les décrire, car ce sera décrire le pays où votre âme se complaît et se reconnaît.

Votre imagination ;’éveille toujours dans cette demi-obscurité, que vous avez définie dans l’Enchanteur : là, observez-vous, « l’être que n’éblouissent plus les formes extérieures reprend pleine possession de lui-même, dans la pénombre de son cœur secret ». Déjà, lorsque vous erriez dans le parc du Château d’ombres, une confession analogue vous avait échappé, au moment où, las d’être roulé par cette houle de végétation trop touffue, ou de suivre ces chemins au tracé trop savant, vous aviez été heureux, pour vous y arracher, de découvrir la tour et d’y monter : alors le parc vous était apparu « médiocre de dessin parce que tout y était concerté pour le plaisir des sens et de l’intelligence, irritant aux désirs secrets de l’âme ».

Il me semble qu’à force de tourner dans votre labyrinthe nous venons de parvenir au point où vous nous rencontrez vous-même. Le plaisir des sens, comme Nous savez le goûter, le plaisir de l’intelligence, comme vous savez le pratiquer ! Et pourtant ils vous laissent déçu, inassouvi ; soudain même ils vous apparaissent « irritants ». C’est que, au-delà, vous avez atteint les « désirs secrets de l’âme » et votre imagination s’apprête à les satisfaire : vos contes et vos romans n’ont peut-être pas d’autre rôle.

Comme Faust aveugle, comme Rembrandt voyant, vous guettez maintenant d’autres feux, car vous savez que la pénombre intérieure, telle la nuit terrestre, est pleine d’étoiles invisibles au grand jour. Vous y avez réfléchi dans vos Escales de la Haute-Nuit : « Les étoiles..., il faut qu’il fasse nuit noire pour que nous les voyions. Jamais on ne pourra savoir tout ce que la violente lumière du soleil a obscurci pour nous. » N’est-ce pas cela que signifiait Joubert en un raccourci audacieux : « Ferme les yeux et tu verras » ? Nous le savons tous, plus ou moins, et pitoyable est celui qui l’ignore : il est utile de fermer les yeux pour méditer, pour se concentrer, mais aussi pour entendre dans les ténèbres du silence les bruits d’ordinaire imperceptibles et pourtant essentiels, pour écouter sourdre les forces latentes, monter la sève des épanouissements inconnus de l’âme.

Toutefois dans cet univers crépusculaire et souterrain où vous avez pénétré, vous ne percevez d’abord que le terrible jeu des puissances vitales, organiques. Là s’agitent les instincts primordiaux : « Les êtres, écrivez-vous, marchent dans l’ombre, tous les êtres, et, se rencontrant ainsi dans les ténèbres, ils s’enlacent et se combattent. Et moi-même suis-je autre chose qu’une force aveugle et mouvante égarée dans ce désert d’arbres et de nuit ? » Car votre nuit est d’abord celle des forêts.

Parfois elle est transpercée par le feu des volcans, dont la lueur farouche éclaire nombre de vos nouvelles, de l’Aventure de voyage à Monte Caballo. Parfois, plus souvent encore, la flambée des incendies s’y allume : dans l’Enchanteur le feu éclate par deux fois, ravage le pavillon chinois, dévore le cirque, de même qu’il réduit en cendres votre Folie Céladon, après que les personnages ont achevé de livrer à la nuit le secret de leurs existences vaines.

Dans le végétal, dans la terre, dans le feu, vous cherchez les éléments. L’expansion de leurs puissances serait incomplète si l’Eau ne venait jouer un rôle égal au Feu. Et, en effet, la Folie Céladon se dresse dans une île entourée, isolée par la crue d’un fleuve bruissant. Mais c’est dans le Château d’ombres que vous notez : « Un monde d’eau noire est en mouvement et coule autour de moi. »

Je ne puis m’empêcher de penser, par un rapprochement avec le monde des images figurées, que les artistes tentés par la vie des profondeurs ont montré, eux aussi, cet univers de nuit, d’eau sourde et de flammes dévorantes, depuis Jérôme Bosch, que vous avez étudié, jusqu’à mon cher Delacroix qui, à ses débuts, y a lancé la barque portant Virgile et Dante.

Voilà donc la nuit d’abord livrée à l’assaut des forces élémentaires cherchant à abolir les formes élaborées et à retourner à l’indéterminé. « Il fallait, vous exclamez-vous au spectacle du cirque consumé de l’Enchanteur, que tout ce qui était apparence disparût, effacé par le feu et par l’eau. » Voilà qui eût comblé les tenants du mouvement Sturm und Drang, par quoi s’ouvrit la révolte du romantisme allemand contre le siècle des lumières, l’Aufklarung !

En un sens, je l’entends bien, cette destruction est salutaire, elle est la loi de l’éternel renouvellement des choses, exigé par la vie et son essor neuf et libre Immémorialement le feu et l’eau furent considérés comme purificateurs. Notre époque, entre toutes, croit à cette vertu de l’élimination de l’acquis et de l’établi ; elle y voit le gage de la jeunesse créatrice, la continuité assurée à l’éternelle genèse. Elle répudie tout ce qui enferme, tout ce qui fixe. Par votre insatiable curiosité, par votre aspiration incessante au changement, à la métamorphose, vous participez à cette quête errante. Et, certes, vous l’observez, « l’homme qui ne joue qu’un seul morceau pendant toute sa vie finit par en devenir le prisonnier ».

Qui s’en tiendrait là ne serait pourtant que le fourrier du néant. Car il est un risque inverse, aussi menaçant pour notre liberté : il ne faut pas que la disponibilité rejoigne la vacance. Subir la fascination de l’inconscient et de la nuit, couler toujours plus loin dans leurs profondeurs, c’est se condamner à n’en plus trouver l’issue.

Vous le savez, vous l’éprouvez mieux que quiconque, Monsieur. Vous ne voulez pas qu’on ferme les yeux pour faire le vide en soi, mais pour mieux s’y trouver, pour prêter l’oreille et entendre s’élever ce qui, trop ineffable pour être dit, ne peut que monter dans un chant. Il est rare que dans ces nuits où vos contes nous font pénétrer, l’obscurité ne soit pas animée par une musique. Vous n’avez affronté la nuit que pour mieux atteindre cette émanation spontanée de l’âme, sur le terrain mouvant et brûlant où tout s’ébauche, où rien ne s’est encore figé dans la prison d’une forme. « Comme si, dites-vous dans le Pré du Grand Songe, le destin de chaque être était de pouvoir, à quelque moment de sa vie, devenir chant... »

Cette musique est l’incantation (carmen, en latin, ne signifie-t-il pas également chant et formule magique ?), l’incantation, dis-je, qui va enfin susciter les fantômes donnant corps à votre attente. Et, en effet, dans le Château d’ombres, ces mélodies qui, à chaque instant s’ébauchaient, ne faisaient que préparer, tels les premiers accords de l’orchestre, la fête nocturne où se déploie et se noue le drame dont vous aviez pressenti les approches. De ce moment, les statues elles-mêmes palpitaient et s’animaient. « Les bosquets, si calmes et si solitaires d’ordinaire, vivaient d’une étrange exaltation. » Le flûtiste « prit possession du ciel, de la nuit, de l’espace, de toute la musique éparse dans l’air jusqu’aux confins du monde ».

Et c’est maintenant, Monsieur, que nous allons retrouver Jean-Louis Vaudoyer, laissé sous le Chinois du Florian. Il se serait prêté avec la plus grande répugnance à votre quête nocturne. Il préférait, sans nul doute, vous attendre ici pour témoigner de son accord. Voulez-vous, Monsieur, que nous laissions son vers prolonger votre phrase ?

 

« Mais ton pouvoir, Musique, est bien plus vaste encore...
...Nous voyons, grâce à toi — comme dans les orages
Au feu bref des éclairs nous voyons des rivages, —
Au-delà du domaine obscur où nous vivons,
Les pays ignorés où jamais nous n’irons,
Les pays défendus, trop distants pour notre aile,
Mais que, miraculeusement, ton art révèle... »

 

Au moment où Jean-Louis Vaudoyer, encore jeune, composait ce poème à la Musique, vous étiez plus jeune encore et pourtant vous vibriez, sans le savoir, à son unisson, si nous en croyons la part d’autobiographie que comporte, avec évidence, votre Enfant de la Terre et du Ciel. Vous nous le montrez, à la chapelle du collège, défaillir en écoutant la voix d’un camarade, « spontanée et limpide comme un chant d’oiseau, la voix de Niccolo » ; elle le transforme, elle transforme le monde qui aurait pu se refermer sur lui ; elle éveille en lui, — je veux dire en vous — ce que vous nommez « les puissantes aptitudes de l’âme à l’émotion et à l’extase ».

Grâce à la musique, la vie la plus vraie, la plus secrète, qui dort dans la nuit de l’âme où nous nous étions aventurés à votre suite, éclot enfin et prend forme. Par votre plume, elle devient personnages ou objets, puisque pour vous, les choses, telle votre Rose de Cire, sont chargées d’une destinée aussi dense que les êtres. Mais la musique ne vous a pas fait sortir du pays des songes, car ces créatures, vous les menez bien moins qu’elles ne vous mènent. Elles se sont emparées de vous irrésistiblement pour prendre forme par votre imagination et votre écriture, par le talent que vous mettez au service de leur volonté d’exister. Vous êtes leur médium autant que leur meneur de jeu, pareil au Directeur de votre Théâtre des Esprits qui livrait sa scène aux fantômes en quête de rôles où ils pussent vivre enfin ce que leur avait refusé leur destinée terrestre, — pareil aussi à votre clown Gilbrett qui, dans l’Enchanteur créait, dites-vous, « cette foule d’êtres artificiels qui l’habitaient chaque soir et qui s’efforçaient par lui, à travers lui, de parvenir à l’existence ».

Mais, pour rejoindre Jean-Louis Vaudoyer, comme je vous y ai convié, il vous faut repasser la frontière que vous aviez franchie pour aller dans votre monde imaginaire. Or celui-ci obéit à une loi commune avec le nôtre, la plus inexorable, la plus douloureuse : la fuite du temps. L’homme, qu’il happe un rêve ou la réalité, est toujours semblable à Ixion saisissant sa nuée. « Ce qu’il étreint entre ses doigts, constatez-vous, glissera hors de ses bras et se disloquera comme un brouillard déchiré par le vent. »

Ainsi s’achève, au reste, la fête du Château d’ombres, qui nous a tenu lieu de symbole de votre œuvre. Les destins imaginaires nouent et dénouent leur trame pendant que la fête éploie son feu d’artifice, « poignées de joyaux jetées au visage de la nuit, avez-vous écrit mélancoliquement, et qui se défaisaient dans la nuit sans laisser de trace ». Les spectateurs font bientôt comme le spectacle. Les voitures les emportent. Je vous laisse encore parler : « On aurait dit que, issues du brouillard et faites de brouillard, elles se défaisaient aussitôt rentrées dans le brouillard. La route de la Reine fourmillait d’ombres qui se déliaient lentement, retombant aux ténèbres, au non-être. » Les fusées se sont éteintes, les instruments se sont tus, et jusqu’au murmure des voix. La fête est finie. De même, votre Ville de sable, enfouie depuis des siècles, s’ouvre à vous pour que vous y viviez une existence de songe, puis se recouvre de son linceul de poussière pour retourner à l’oubli.

Le feu, que vous prisez tant, rappelle que tout brasier dévore et se dévore. Mais il enseigne aussi que beaucoup brûler c’est élever une haute flamme qui est lumière et qui est chaleur. « Ardendo cresco », « Je monte en me consumant ». Telle est, vous nous l’avez confié, votre devise.

Elle eût pu être celle de Jean-Louis Vaudoyer. Son œuvre, elle aussi, proteste contre la fuite du temps, et, comme la vôtre, elle proteste par l’intensité de la vie en quête du bonheur. Il eût volontiers fait sienne votre affirmation : « Etre heureux, c’est se rejoindre, se posséder, être en paix avec soi-même, sans ride, sans bavure, sans gonflement. Et donner sans cesse ce qu’on a de meilleur. » Il me semble qu’il eût suffi que vous choisissiez cette phrase dans votre œuvre pour définir la sienne, en même temps que sa vie. Par l’intermédiaire de ses livres ou par le contact direct de son amitié, il a toujours donné ce qu’il avait de meilleur. Mais en lui-même comme dans son œuvre, il l’a suscité, accru, mûri, raffiné par une application ininterrompue. Il s’est consacré tout entier, pour lui et pour les autres, à un art de vivre, ce qui, à y bien regarder, est, depuis la Grèce, une des vocations essentielles de notre culture, je dirais volontiers : de toute culture digne de ce nom. L’Occident, par là, s’est dédié à la quête du bonheur, mais sous sa forme la plus haute, celle qui épanouit l’homme en même temps qu’elle l’élève. Cet idéal, comme la civilisation occidentale elle-même, est aujourd’hui compromis : il apparaît désuet à ceux de nos contemporains qui se vouent à l’amère déréliction d’affirmer le néant du monde en affichant le leur. On peut évidemment appeler profondeur cette chute dans le vide sans fin.

Jean-Louis Vaudoyer pensait mieux faire en assumant l’héritage de ce que la réalité nous fournit et de ce que l’homme nous a légué de plus élaboré et de plus rare ; il y aiguisait ses sens, son intelligence et son cœur. Il y aiguisait aussi cette faculté de choisir qui oppose au réel brut et aveugle une pression, une direction et lui donne ainsi un sens et une âme, qu’elle partage alors avec l’homme et en harmonie avec lui. Par ses commentaires d’artistes et d’œuvres d’art comme par ses impressions et directives de voyage, par les spectacles qu’il a montés comme par les romans qu’il a proposés à la rêverie ou à l’imagination, il n’a cessé de révéler les richesses qu’il percevait ou qu’il créait ; il a aidé les autres à les accueillir ou à les susciter à leur tour. Il a cultivé et il a appris à cultiver le bonheur. Il a montré dans la vie et dans le passé où il était possible de le trouver et il a appris à le recevoir et à le développer. Je ne pense pas que cela soit négligeable pour l’humanité. Je pense même que cela lui est plus profitable que les excitants offerts à ses instincts les plus élémentaires ou les incitations spectaculaires à son désespoir.

Votre programme, ‘Monsieur. est bien proche de celui de Jean-Louis Vaudoyer : vous êtes penchés sur les mêmes eaux pour voir s’y mirer la terre et le ciel et les chefs-d’œuvre des hommes. Mais vous n’êtes pas sur la même rive : Jean-Louis Vaudoyer a préféré ne pas quitter celle que baigne le soleil, vous avez élu celle où glisse l’ombre ; il a tourné les yeux vers l’Italie et ses marbres éclatants ; vous êtes attiré par l’Allemagne et ses retraits obscurs. Si j’ai pu vous faire rencontrer à Venise c’est que vous y descendiez par le chemin de Goethe, tandis qu’il y remontait de Rome et de Florence. Il aimait savourer les pulpes doucement mûries à la chaleur des siècles ; vous ne négligez pas de mordre aussi dans les fruits encore acides pour y pressentir le goût de l’avenir. Il n’aimait rien tant que la plénitude de la lucidité et de ses raffinements ; vous ne vous refusez jamais aux appels de l’inconscient et de ses profondeurs confuses.

Il est vrai que vous lui succéder ; dans cette fuite du temps que l’on dit, de nos jours, accélérée, vous vous situez déjà à une phase ultérieure. Vos propre paroles s’élèvent dans ma mémoire : « Cette calme béatitude durait jusqu’à l’approche du crépuscule. Elle était remplacée alors par un sentiment d’angoisse qui détruisait lentement toute joie. »

Il n’est pas impossible, en effet, que nous soyons au couchant d’une civilisation : il semble qu’une autre déjà travaille à s’élaborer. Vous aurez contribué tous deux à lui transmettre la meilleure part de ce que nous avons reçu et de ce que nous aurons été.