Réponse au discours de réception de Joseph Kessel

Le 6 février 1964

André CHAMSON

RÉPONSE DE M. ANDRÉ CHAMSON

AU DISCOURS DE M. JOSEPH KESSEL

 

Monsieur,

Il conviendrait de vous recevoir à la hussarde, et je vais tenter de le faire. Il faut, au moins, vous accueillir parmi nous comme un jeune sous-lieutenant qui doit rejoindre son escadrille et que ses devoirs et ses plaisirs obligent à se hâter.

Je sais fort bien qu’aller ainsi, tambour battant, n’est guère dans nos habitudes. Nous sommes une Chambre Haute où le demi-siècle est de rigueur, et je ne dois pas oublier que vous prenez place, aujourd’hui, dans un Grand Conseil des Anciens.

Voici pourtant que, par une contagion naturelle, en décidant de vous accueillir comme on aurait pu le faire il y a près de quarante ans, je me sens rajeunir, moi aussi, et c’est donc un jeune écrivain qui va recevoir, aujourd’hui, un jeune confrère.

Jeune ? Et pourquoi pas, après tout ? Je suis certain, Monsieur, que vous n’avez guère perdu de cette endurance et de cette vitalité dont les jeunes gens sont si fiers. Ce n’est pas faute de les avoir mises à l’épreuve, d’en avoir usé et, peut-être même abusé ! Je suis certain aussi que vous pourriez faire face à des aventures, à des hasards et à des périls qui feraient peur à bien des garçons d’aujourd’hui, car vous n’êtes pas encore rangé, ni au physique, ni au moral, le moral étant d’abord le courage. Non, vous ne vous êtes pas rangé, même en entrant à l’Académie, et je sens en vous cette insouciance de la jeunesse qui permet de tout affronter. Faudrait-il sauter à cheval pour une étape incertaine, se confier à quelque monomoteur à la mécanique hasardeuse, monter à bord de quelque pirogue, au milieu des tourbillons et des récifs ? Je suis sûr que vous le feriez, comme on le fait à vingt ans.

Mais ce serait caricaturer la jeunesse que de voir dans ces quelques signes ses plus essentielles vertus. Elle suppose une part d’audace physique, certes, mais plus encore une générosité du cœur, un don de soi, une ouverture au destin des autres, une ferveur que vous n’avez pas perdus.

Permettez-moi, puisque je vous parle à la hussarde, de donner un coup de bride à mon propos. Je suis en train d’esquisser un portrait de vous, au physique et au moral, avant d’avoir fait votre connaissance. C’est d’une mauvaise méthode et, bien que décidé à mener rondement les choses, je ne suis pas forcé d’être aussi peu raisonnable. Laissez-moi donc d’abord vous raconter votre vie, selon l’usage de cette Maison.

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*    *

Vos biographies écourtées, telles qu’on peut les lire au revers des jaquettes de vos livres, disent que vous êtes né en Argentine, de parents russes, et que vous avez passé votre enfance sur les bords de l’Oural, à la limite de l’Europe et de l’Asie. C’est à l’âge de dix ans que vous avez commencé vos études françaises, d’abord à Nice, puis à Paris, au lycée Louis-le-Grand. Tout cela est vrai et, cependant, ce raccourci n’est qu’un pâle reflet de ce qu’ont été vraiment vos enfances.

Quand on les restitue à leur complexité, on ne sait pas si vous avez grandi dans un roman russe ou dans un roman de la province française, dans le monde de Gogol ou dans celui de Balzac, parce que vous avez grandi à la fois dans l’un et dans l’autre. Il y a autour de vos jeunes années, la lente mélopée des caravanes sans âge qui viennent de Samarcande, à travers les steppes de l’Asie Centrale, et le bourdonnement des abeilles de l’été au fond d’une pièce aux volets fermés, dans une petite ville de la France du Midi.

Votre destin se décide avant votre venue dans ce monde, comme en va pour chacun de nous. Si votre père, Monsieur, avait quitté la Russie alors qu’il était encore un jeune homme, c’est parce qu’il cherchait l’air de la liberté, et, cet air de la liberté, il l’avait trouvé en France. Que celui qui veut devenir un homme libre veuille devenir médecin pour aider les autres hommes, quoi de plus naturel, de plus nécessaire, oserais-je dire. C’est à Montpellier que cet exilé volontaire a fait ses études. Mais quoi de plus naturel, et peut-être aussi de plus nécessaire, que rencontrant une jeune fille de son pays, attachée aux mêmes études que lui, dans l’illustre faculté de cette ville, il resserre ses liens avec son ancienne patrie en épousant cette jeune fille ? Le jeune ménage travaillera sous la direction du Professeur Grasset et, dans son petit cercle d’amis, prendra place un étudiant qui s’appelle Paul Valéry.

Vous auriez pu, Monsieur, naître à l’ombre de la promenade du Peyrou et je me permets de regretter que le sort en ait décidé autrement. Le Languedoc vous eut volontiers revendiqué. Mais si vous n’êtes pas né à Montpellier, l’amour qui vous fit naître a fleuri dans cette ville.

C’est de l’autre côté de la planète, en Argentine, que vous avez vu le jour, au milieu des pampas et d’un peuple de cavaliers aussi rudes que les cosaques. Dès qu’il avait eu fini ses études, votre père était allé s’installer là-bas, comme médecin, dans une de ces colonies de l’espérance où s’étaient rassemblées des personnes que l’on n’appelait pas encore « déplacées », mais qui étaient venues, comme lui, de l’autre côté de la terre, poussées par les mêmes vents de tempêtes. En quelques mois, la hutte au sol de terre battue, les violences des gauchos qui enlèvent les servantes, la solitude des constellations inconnues, viennent à bout du dévouement et de la résignation de votre mère. Votre famille retourne en Russie. Vous voilà donc, à dix-huit mois, au pied de l’Oural, devant d’autres pampas qui plongent au cœur de l’Ancien Monde, chez vos grands-parents maternels. Mais le jeune docteur de la Faculté de Montpellier ne peut pas exercer en Russie. Les vôtres retournent en France, à Lacapelle-Biron, en Lot-et-Garonne. À trois ans, on peut aller à l’école. Vous y allez, mais vous vous souvenez surtout du grand cabinet de consultation de votre père, avec ses tommettes vernissées. Vous n’êtes pas encore bilingue. Bien que vous ayez dit Maman et Papa en russe d’abord, c’est en français que vous parlez et votre séjour est trop court pour que vous appreniez aussi la langue d’Oc. Tant pis pour nous...

De Lacapelle-Biron, vos parents émigrent à Montlhéry, petit village proche de Paris où il n’y a pas encore d’autodrome, — nous sommes en 1903 — mais seulement une vieille tour médiévale qui peut faire rêver un petit garçon. Il y a aussi une pension, la pension Prou, qui ressemble aux ineffables pensions de Dickens. Pour trois cents francs par an, on y est logé, nourri, blanchi, instruit et nanti de toutes les fournitures scolaires. Vous ne participez pas à toutes ces largesses, car vous n’êtes qu’un externe et c’est dans le milieu familial que vous grandissez. Avec vous, il y a maintenant deux autres garçons, dans cette famille, votre frère Lazare et votre frère Georges. En 1905, la santé de votre père l’oblige à retourner, une fois de plus, en Russie. Il ne me revient pas d’évoquer ici la figure de ce médecin souffrant dans son corps et dont la thérapeutique suprême était une très ancienne sagesse. Vous l’avez fait, en la transposant avec une pieuse fidélité, dans un de vos meilleurs livres, où l’on entrevoit aussi le tendre visage de votre mère... Pour ma part, j’ai le sentiment de les connaître, ce qui m’autorise à les saluer au passage, avec un affectueux respect.

En 1905, vous voilà donc encore en Russie, à Orenbourg, la ville du capitaine de Pouchkine qu’on appelle aujourd’hui Sverdlosk. En Russie? En 1905 ? C’est assez dire ! Un immense bouillonnement agite un monde énorme et qui semble encore immuable. On dirait ces grands vents qui lèvent la poudre des steppes. Mais vous n’avez que sept ans et vous allez au lycée. Pendant que votre père, en un an et demi, passe ses examens dans sa première patrie, et que le docteur de Montpellier devient aussi docteur de Kasan, vous apprenez le russe, mais vous apprenez aussi autre chose. La France — et, cependant, c’était la France de 1900 qui n’était pas sans péché ! — ne vous avait pas enseigné qu’il y a des hommes qui ont besoin de persécuter d’autres êtres humains pour s’assurer une supériorité dérisoire que rien d’autre ne peut leur donner. Ce que vous ne saviez pas, le feu des pogroms va vous l’apprendre. Mais ce feu vous fait revenir vers nous. « Le diable porte pierre », avons-nous coutume de dire dans ma province.

C’est à Nice que vos parents vont s’installer. Vous avez dix ans. Vous vivrez dans cette ville jusqu’à votre quinzième année. C’est, dites-vous, votre vraie ville natale, celle où vous vous êtes éveillé au monde, la ville de votre nouvelle naissance. Merci, Monsieur, d’avoir fait ce choix qui vous rend à la Méditerranée.

Laissez-moi reprendre souffle et admirer. Il se trouve que je suis bien placé pour le faire. Les miens, Monsieur, sont restés pendant des siècles — et, peut-être même, des millénaires, — dans les mêmes vallées, au flanc des mêmes montagnes, et je suis le premier à être sorti du terrain originel de ma tribu. Je crois cependant merveilleusement comprendre le destin de votre famille. Car c’est ce qui poussa les vôtres sur tous les chemins qui a fixé les miens à leur terre. Comme vous, j’ai grandi dans les traditions d’un peuple persécuté, dans les souvenirs des massacres et des incendies. Mais, nomades ou sédentaires, à travers les persécutions qui sont les grandes forges des hommes, les vôtres et les miens ont trouvé une voie d’appel et de cassation auprès de la France. En dépit des incertitudes humaines et des horribles contradictions de notre époque, votre père, Monsieur, ne s’est pas trompé en vous confiant à ce pays.

Vous passez, alors véritablement par une nouvelle naissance, dans cette ville blanche, abondante en fleurs. C’est la ville, de votre première victoire. Vous y naissez à la vie ardente de l’esprit. Votre professeur de troisième, Hubert Morand — nous avons tous un Hubert Morand dans notre vie — vous fait découvrir les classiques. Après la musique de Pouchkine le petit garçon qui parlait russe une année auparavant, écoute avec ravissement les harmonies raciniennes. Le bilinguisme est, sans doute, une bonne école. En tout cas, elle vous est bénéfique puisque, à quinze, ans, rhétorique achevée, vous êtes déjà bachelier. C’est une assez belle performance et, pourtant, ce premier bachot n’a pas dévoré tontes vos forces. Vous avez été pris par la passion du théâtre. Vous rêvez d’être acteur, mais aussi auteur dramatique, ce qui est une bonne manière d’unir la pensée et l’action.

En 1913, vous montez enfin à Paris, comme beaucoup de fils des Provinces du Midi, quand ils sont hantés par la gloire. À Paris ? Non, exactement, vous habitez Bourg-la-Reine, mais vous faites votre philosophie à Louis-le-Grand. La France a fixé votre destin : elle ne vous lâchera plus jamais et le lui rendrez avec une fidélité exemplaire.

Vous passez votre second bachot : la guerre éclate. Le meurtre de Jaurès est pour vous un deuil de famille. Mais, comme des millions de Français qui ont pleuré l’homme de la paix, vous rêvez de faire rempart à la patrie. Vous partirez au feu comme vous avez passé vos bachots, avant l’âge et avec dispense.

Il va vous falloir deux ans pour avoir le droit de jouer les tambours d’Arcole. Pendant ce temps, vous nouez vos premières amitiés. Marcel Thiébault, dont beaucoup d’entre nous gardent le souvenir, fut un des compagnons de votre jeunesse. Vous jouez toujours la comédie, sans encouragement de la part de votre père qui connaît trop les difficultés de la vie pour vous voir tenter ces hasards de gaieté de cœur. Vous retrouvez Hubert Morand à Paris. Grâce à lui, vous donnez quelques leçons, premier moyen de gagner un peu de pécune. Je ne dirai pas que nous avons tous fait ça, ce serait exagéré, mais nous avons été quelques-uns à le faire. C’est, souvent, une expérience cruelle et je crois qu’elle l’a été pour vous. Vous n’avez pas la patience du pédagogue. Pour l’acquérir, il vous aurait fallu de bons élèves. Ne pouvant pas faire de vous un professeur, le providentiel Hubert Morand vous fait obliquer vers le journalisme. Votre premier papier parait aux Débats. C’est, déjà, une sorte de témoignage sur la vie des hommes dans un monde bouleversé, un récit de leurs migrations devant les horreurs de la guerre. C’est votre premier reportage. Si vous ne l’avez pas pris sur le vif, vous l’avez fait d’après la lecture des journaux russes qui vous ont appris des choses qu’on ignorait encore chez nous. Étienne de Nalèche vous engage pour son service étranger, à 150 francs par mois : premier sourire de la fortune ! Vous préparez le Conservatoire. On peut vous voir sur la scène de l’Odéon, dans ces bouts de petits rôles que l’on pourrait appeler les rôles de l’espérance. Toutes ces tentatives ne vous empêchent pas de passer votre licence de latin-grec et de soutenir votre diplôme, ni de filer, pour vos premiers rendez-vous, vers la fontaine de Médicis qui refléta tant de visages de jeunes filles... C’est étonnant, tout ce que l’on peut faire à cet âge-là !

Vous avez dix-huit ans. Nous sommes en 1916. Le brillant étudiant et le professeur manqué, l’acteur en herbe et le journaliste en espérance, l’amoureux débutant, font une métamorphose et se retrouvent tous dans un élève-aspirant qui choisit l’aviation. En 17, vous êtes aspirant-aviateur et, dès lors, vous vivrez dans la double fraternité de l’escadrille et de l’équipage. En 18, vous êtes sous-lieutenant et votre vareuse bleue porte la médaille militaire et la croix de guerre. En août, on demande des volontaires pour la Sibérie. Comment n’iriez vous pas au bout du monde ? Vous êtes en rade de Brest, le 11 novembre, sur les navires qui vont emmener, à New York, les vingt officiers et les trois cents hommes de cette déraisonnable expédition. Vous entendez les cloches et les canons de l’armistice, sans avoir le droit de descendre à terre. Vous serez vengés huit jours plus tard, en traversant New York sous la neige blanche de confettis gigantesques. Vous êtes la France victorieuse, celle qui a fait Verdun. Vous tirez une bordée fantastique, de New York à San-Francisco, pendant six semaines. Jetons un voile, Monsieur, sur ces débordements de la gloire et de la jeunesse. Tout est pour rien et vous ne manquez pas d’appétits. Vous êtes des demi-dieux et vos admiratrices s’imaginent que, cavaliers du ciel, vous preniez les Fokkers dans le nœud de votre lasso ! Que peut-on refuser à de pareils hommes ? Que peuvent leur refuser, du moins, les Dames de New York et de Californie ? Chemin faisant, un quart d’entre vous est rendu à la vie civile, mais la fête continue à Honolulu et au Japon. Vous arrivez enfin à Vladivostok où les appareils ne rejoindront jamais les équipages. Au bout de leur anabase, vous rencontrez les Tchèques qui tiennent le Transsibérien. Votre quartier général est à l’Aquarium, lieu mal famé, dirons-nous, avec franchise, mais où l’on apprend beaucoup sur les hommes. Vous l’avez dit, Monsieur, ce n’étaient pas des anges mais, s’ils étaient parfois des démons, ils participaient à notre nature. Tout était fou dans cet univers en fusion qui préfigurait assez bien notre siècle. Que d’Aquarium avons-nous vus depuis lors !

Il n’est pas de folie qui n’arrive à sa belle fin. Après avoir acheté des locomotives et des wagons, ravitaillé notre corps expéditionnaire à Omsk (des Indochinois, incapables de s’adapter aux températures sibériennes !), vous êtes démobilisé et, déjà, comme un Prince du reportage, lettres de crédit en poche, libre de voir, dans la hâte ou dans la flânerie, vous revenez vers la France à travers la Chine et l’Indochine, l’Inde et Ceylan, Djibouti et le canal de Suez. En 19, vous serez à Paris pour le 14 juillet et, reprenant votre collaboration aux Débats, vous décrirez le grand défilé de la victoire.

J’ai l’impression de vous recevoir, tel que vous deviez être, en ce temps-là. Votre vie et votre œuvre s’ouvrent toutes deux devant vous. Tout est fait, si tout reste encore à faire. Tout va sortir des tribulations et des enchantements de cette enfance et de cette jeunesse. J’en ai fini, Monsieur, de vous raconter votre vie. Elle se confond, maintenant, avec l’œuvre de l’écrivain et cet écrivain n’a jamais cessé d’être l’homme de cette jeunesse, ce qui lui a fait traverser la vie en lui épargnant de vieillir.

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Vous m’excuserez de ne pas parler de votre œuvre comme pourrait le faire un critique. J’ai peu pratiqué cette discipline. Il n’est pas de mon état de juger d’une œuvre faite, mais je crois savoir un peu ce que c’est qu’une œuvre en train de se faire, une œuvre en mouvement, qui n’est pas encore un objet, mais de la matière vivante, liée à son créateur par les liens du sang, des humeurs, de l’influx nerveux, de la joie et de la souffrance. Je crois savoir ce que c’est que cette croissance, au sens biologique du mot, cette évolution dont les poussées successives constituent le secret de l’écrivain, son rapport profond avec ce qu’il a voulu faire et ce qu’il a fait.

Pendant une dizaine d’années, — de 1922 à 1932, — vous avez écrit de courts romans et des nouvelles. On y retrouve vos premières expériences personnelles, mais aussi les admirations littéraires de votre jeunesse, des lambeaux de votre vie, et des lambeaux de vos rêves. Mystérieuses affinités ! Elles constituent le terrain de l’écrivain, comme on dit, en tauromachie, le terrain du taureau, la zone de combat où il peut disposer de toutes ses forces. Votre terrain, c’est celui de Dumas et de Kipling, de Balzac et de Dickens, mais, surtout, c’est celui des grands romanciers russes, de Tolstoï, de Dostoïevsky. Comme beaucoup d’athlètes puissants, c’est sur de courtes distances que vous avez besoin de courir. Vous foncez dans la carrière comme un coureur de cent mètres, avec ces courts romans ou ces grandes nouvelles qui font dans les deux cent mille lettres et signes, pour parler comme nous parlons dans le métier. Il y a là comme une contradiction avec l’œuvre de ceux qui vous servent de modèles et qui ont tous couru des marathons romanesques. Mais ce n’est qu’une contradiction apparente, car une œuvre n’existe pas par ses dimensions, mais par son intensité.

— Je voudrais faire un tableau bleu ! disait Renoir, et l’écrivain obéit à des désirs qui ressemblent à ceux du peintre. « Je voudrais écrire un récit qui ressemble à Maître et Serviteurs de Tolstoï : » Ce qui ne signifie pas qu’il veuille en reprendre le thème, mais aboutir à réaliser quelque chose qui fasse penser au grand éblouissement éprouvé par lui à la lecture de ce chef-d’œuvre... Un tableau rouge, un tableau bleu, un tableau gris... Un mouvement de Tolstoï, un mouvement de Dostoïewsky... Je suis sûr que c’est une impulsion de cet ordre qui vous a fait écrire vos premiers livres. Elle est noble, Monsieur, et n’attente en rien à la révérence que nous devons à nos Maîtres. On ne se diminue pas en choisissant les plus grands, car ce sont les souvenirs imbriqués des choses vues et des choses lues qui constituent notre patrimoine, à nous autres, écrivains. Heureux qui a su voir et qui a su admirer !

C’est dans ce mouvement que vous écrivez la Steppe rouge et l’Équipage, les Captifs, les Cœurs purs, Dames de Californie, Nuits de Princes, Belle de Jour et Wagon-lit. L’Aquarium de Vladivostok a été pour vous la boule de la voyante. Vous voulez évoquer ce que vos yeux de jeune homme ont pu voir dans sa fantasmagorie, où le réel se mêlait à vos souvenirs littéraires. Mais, dans son exacte rigueur et dans son tragique quotidien, la vie de l’escadrille et de l’équipage sert comme de contre-champ à ces découvertes tumultueuses, où le réel apparaît parfois comme imaginaire. Vous faites entrer le ciel dans nos Lettres, ouvrant la voie lactée à Saint-Exupéry.

Pour tout dire d’un mot, vous êtes un conteur et, comme tous les conteurs, vous avez vos thèmes d’élection et vous les reprenez sans lassitude. Mais celui qui raconte a besoin de créatures vivantes pour animer ses récits. Vous avez donné la vie à des dizaines de personnages et, surtout, vous avez créé un type. Il existe un homme de Kessel, l’homo Kesselianus, comme il existe un homme de Néanderthal ou de Cro-Magnon. Ne croyez pas que j’y mette de la malice. L’homme de Kessel est un homme de notre temps, un homme qui sait ce qu’on peut savoir à notre époque et, s’il porte en lui quelques vertus primitives, il a su les adapter au monde moderne. Grand et fort, mais comme ces poids lourds qui déconcertent par leur vitesse, il a des muscles longs, sans aucune trace de graisse, et un port de cou superbe. C’est à sa stature, à ce port altier que l’on peut le reconnaître.

Écoutez-vous, Monsieur, et retrouvez vos héros tels que vous nous les présentez vous-même :

« Devant lui, dans la gueule obscure du couloir, se tenait un jeune homme, les bras croisés derrière le dos. Il portait une tunique noire dont l’étoffe luisait autant que les boutons dorés. Elle enveloppait strictement un torse mince et fort, un cou étroit... »

... et encore :

« Il aperçut un jeune homme vêtu d’un costume de sport, dont les épaules athlétiques portaient une figure aux traits violents et loyaux... »

... et encore :

« ... un homme d’une cinquantaine d’années, aux épaules larges, au poing pesant, au regard clair... »

... et encore :

« Il était bref de taille, mais il avait le corps si bien fait, construit et ajusté qu’il gagnait en stature. La poitrine large et ferme, la ceinture étroite, les jambes agiles, tout en nerfs et en muscles... il se déplaçait avec une facilité, une vitesse, une élasticité surprenantes. Chaque geste était adroit, complet, achevé. Les traits avaient une expression de franchise et de décision poussées à l’extrême. Et de bonté. »

... et enfin, comme pour tout rassembler dans un archétype :

« Ils étaient plus grands, beaucoup plus, que le commun de la tribu humaine... Ils avaient aussi un corps plus fin, plus élancé, plus altier que les ordinaires mortels et un port de cou plus superbe. »

Ce n’est pas vous trahir que de rassembler ainsi tous ces personnages en un seul et même héros. Ils sont tous de la même race et n’appartiennent qu’à vous. Vos livres lus, ils restent vivants dans notre mémoire, même quand il nous faut faire effort pour les appeler par leur nom. S’ils sont un peu de la descendance d’Héraclès, ils ne sont pas plus des demi-dieux que des anges. Ce sont des hommes de grande aventure comme vous l’avez dit de l’un d’eux. Mais ils n’ont rien de commun avec les aventuriers qu’ont fait naître les désastres du milieu de notre siècle. Ils n’ont pas abdiqué leur raison individuelle. Ils ne se sont pas laissés prendre par une discipline totalitaire. Ils peuvent être violents, mais ce ne sont pas des tueurs. Ils sont souvent besogneux, mais ne sont jamais mercenaires. Ce ne sont pas des mécaniciens de la mort, ni des techniciens du néant. Ce sont des amoureux de la vie.

C’est ce genre de personnage qui vous appartient en propre, je le répète. Il est au centre de votre production romanesque, et doit répondre à quelque chose de profond, tapi au creux de vous-même. Fort et loyal, intrépide et généreux, altier de port, imposant de stature, enfermé dans un destin hors série, mais tendrement ouvert aux malheurs des autres hommes, il est comme votre double ou comme votre ange gardien. C’est une joie de le retrouver, à travers toute votre œuvre, tantôt à peine indiqué, tantôt dessiné d’un trait rapide tantôt buriné profondément, mais toujours semblable à lui-même. Des êtres plus mous, plus veules, plus égoïstes, sevrés des dons du corps et des dons du cœur, lui servent de repoussoir, tandis que, de temps en temps, quelque sinistre figure, votre Makno, par exemple, nous rappelle que vos hommes de grande aventure n’ont rien de commun avec les aventuriers du sang et du crime, les tortionnaires et les bourreaux.

Je m’aperçois qu’en faisant ainsi le dénombrement de vos personnages et leur appel par grandes catégories, — les veules, les purs et les criminels, — je n’ai évoqué, jusqu’à maintenant, que des hommes. Auriez-vous donc été indifférent à la femme ? Non, certes, elle a sa place dans votre univers, mais sa place est celle d’une compagne et c’est pour cela que vos héroïnes s’avancent vers nous derrière vos héros. Compagnes de la joie, compagnes de la douleur, elles les suivent, pour le meilleur ou le pire, soit pendant toute leur existence, soit pendant une seule nuit. Certaines ne sont que des ombres fugitives, visages indistincts et comme voilés par la pénombre, qui ne se découvrent qu’au réveil, dans une auréole de cheveux épars, pour disparaître aussitôt. Mais, fidèles ou fugitives, elles font toutes les mêmes dons à ceux dont elles traversent la vie. Don du plaisir ? Cela va sans dire. L’homo Kesselianus n’en fait pas fi. Mais vos héros sont trop généreusement équilibrés par la nature pour que leurs impulsions deviennent des hantises, des perversions, des difformités. S’ils peuvent être obsédés, ce n’est pas par le sentiment de leur faiblesse ou par la vergogne de leurs échecs. Ils sont normaux ou, mieux encore, ils ne sont pas anormaux, et je veux vous remercier d’avoir fait place à cette catégorie virile, plus nombreuse, à tout prendre, que la littérature contemporaine ne le donnerait à penser. Plus que le plaisir, ce que leurs compagnes leur dispensent c’est quelque chose de très tendrement maternel, le sentiment d’une vigilance sans défaut, la sécurité d’une sauvegarde. Elles sont protectrices et bienfaisantes.

J’entends bien que ce type d’amoureuse maternelle n’est que le type central vers lequel vous ramènent sans cesse vos rêves. Vous avez donné la vie à bien d’autres héroïnes. Il en est une que j’hésitais à faire entrer aujourd’hui dans cette salle. Cette Belle de jour ne risquait-elle pas d’être un objet de scandale ? Je me suis rassuré, Monsieur, en pensant que si elle s’est glissée parmi nous, c’est comme une ombre apaisée et depuis longtemps repentie. Accueillons-là comme une autre Emma Bovary, avec la juste mansuétude qu’il convient d’accorder à ces belles pécheresses. Nul de nous ne leur jettera la première pierre.

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À partir de 1934, le romancier confirmé que vous êtes déjà, va devenir aussi reporter. Reporter ? Malgré son costume d’Old Bond Street, le mot est de bonne langue et j’ai plaisir à le dire. S’il nous est venu d’Outre-Manche, c’est Stendhal qui l’a importé, en 1829. Il n’existait du reste là-bas, que depuis quelques années, ayant été fait sur un mot d’origine bien française. Par filiation naturelle, il nous a donné « reportage », en 1865, car la fonction crée le terme, mais « reporteur » existait déjà dans la vieille langue que, pendant cent années, les Anglais sont venus apprendre chez nous, du règne de Philippe VI à celui de Charles VII. « Quels que reporteurs que soient, ne veuillez croire nul d’eulx. » Excusez-moi de faire le savantas ! Vous pourrez trouver tout cela dans le Godefroy, dictionnaire de l’ancienne langue française. Le seul ennui, c’est que l’exemple cité s’adresse bien mal à vous. « Quels que reporters que soient, ne veuillez croire nul d’eulx... » alors que vous êtes un de ceux que l’on a toutes les raisons de croire.

Le merveilleux, c’est que celui qui a écrit cette phrase, en 1420, dans le récit d’un voyage en Terre Sainte, était Nompar, Seigneur de Caumont. Cela vous dit-il quelque chose, Monsieur ? Vous avez parlé de lui, il n’y a que quelques minutes. Ce Nompar de Caumont était un ancêtre lointain de celui que vous remplacez parmi nous. Comme l’histoire est, parfois, providentielle ! Ce sont les Caumont qui vous accueillent ici en vous donnant un de vos titres.

Reporter donc, puisque c’est ainsi qu’il convient de vous appeler, vous avez illustré le genre et si certains de vos devanciers à l’Académie l’avaient abordé avec bonheur, c’est avec vous qu’il fait vraiment son entrée sous la coupole. Essayerons-nous de le définir ? Dirons-nous de lui qu’il est une forme de journalisme non périssable ? La rencontre d’un écrivain et d’un événement ? Le témoignage d’un professionnel du coup d’œil ? L’information quand elle prend vraiment une forme ? C’est tout cela. C’est aussi beaucoup d’autres choses. C’est, avant tout, un désir ardent de communier avec le monde et avec les êtres humains, de pénétrer leurs secrets en vivant avec eux les moments de paroxysme de leur existence, dans le danger, la peur et l’angoisse, devant la souffrance et la mort, Il y faut une disponibilité exemplaire et du courage, un courage qui ne veut pas qu’on dise son nom, le courage du civil au milieu des hommes de guerre, du visiteur bienfaisant au milieu des malheureux que frappe la peste ou l’éruption d’un volcan. C’est un genre littéraire aussi vieux que les plus vieilles littératures. Combien de poètes épiques ont été, eux aussi, de grands reporters ? Comme nous avions fait place au septième art, nous nous devions de faire une place au onzième genre, s’il est vrai, comme disent certains manuels, qu’il y a cinq genres de poésie et cinq genres de prose. Onzième ou non, il avait le droit d’être représenté parmi nous. Vous êtes là. Voilà qui est fait.

Reporter donc, vous avez aussi bien parlé des bas-fonds du Berlin de l’entre-deux guerre que des marchés d’esclaves de l’Arabie, ce qui, en dépit de la différence des climats, du milieu, du décor, est peut-être, au fond, la même chose. Vous nous avez aussi donné ce que j’appellerai de grands reportages biographiques, un Stavisky, un Mermoz, faisant ainsi la preuve que la créature humaine est encore plus diverse que la création.

Mais, tandis que vous courez à travers le vaste monde, de l’Alexander-Platz aux rives de la Mer Rouge, les Maîtres ne vous lâchent pas. Dumas, Dickens, Kipling, Tolstoï, et Dostoïevsky sont vos compagnons de voyage. Vous rêvez de mener à bien une œuvre monumentale où vous direz ce que vous savez de la vie. Avouez-le, la Guerre et la Paix vous obsède. Le chef-d’œuvre de Tolstoï est votre hantise. Vous le lisez, vous le relisez, et vous le relirez encore bien des fois comme un croyant peut lire les Textes Sacrés. Dans l’imprescriptible querelle des Anciens et des Modernes, vous êtes, en cela, du côté des Anciens. Vous pensez que les Maîtres sont les Maîtres et qu’on ne se limite pas en rêvant de les imiter. Vous êtes de ceux qui croient que la novation ne sort pas d’une volonté de novation, mais de la reconnaissance du sublime... Je m’arrête, Monsieur, car ce serait ouvrir un trop grand débat.

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C’est dans cette disposition d’esprit que vous avez commencé le Tour du Malheur. Étrange titre ! Aviez-vous le don de voyance ? Le Tour du Malheur allait bien venir mais, comme il l’a fait pour la plupart d’entre nous, il allait vous détourner de votre œuvre, et donner votre vie en pâture à l’histoire.

Dans cette nouvelle guerre où l’on ne voyait pas grand chose, avez-vous dit, le reporter porte l’uniforme et change de nom. Il n’est plus que correspondant de guerre et ronge son frein. Jusqu’aux tempêtes de mai, vous trouverez la vie monotone. Mais le 16 de ce mois, vous allez foncer en avant et, par un sûr instinct, vous allez retrouver la XIVe D. I. et le Général de Lattre. Vous battrez en retraite avec cette grande unité et, dans ses rangs, même en cédant le terrain, vous ne connaîtrez pas la débâcle. À Clermont, à Bordeaux, où vous vous retrouverez en bout de course, vous n’imaginez pas que la guerre puisse finir sur une bataille perdue, même si cette bataille est la bataille de France. Vous passez à Lisbonne, pour rejoindre l’Afrique du Nord, mais l’Afrique du Nord n’entre pas dans la guerre. Dans la confusion du moment, vous prenez une décision dont je comprends les raisons profondes. Si vous aviez été breton, savoyard ou cévenol, vous ne seriez peut-être pas revenu en France, mais comme vous n’étiez que Français, et d’âge à livrer combat, vous avez rejoint la Patrie. Il y fallait du courage et, sachant ce que nous savons maintenant, une merveilleuse inconscience. L’inconscience est le privilège des véritables guerriers. Vous reprenez le combat dans la patrie rétrécie : liaisons, réseaux. La lutte clandestine demande de l’argent et des armes. Vous la menez jusqu’en 42, mais quand l’ennemi pousse ses chars jusqu’aux Pyrénées, vous rejoignez Londres à travers l’Espagne et le Portugal, et ralliez celui qui est la Tête Armée de notre bataille. Comme vous aviez foncé vers de Lattre et la XIVe D. I. au cœur de la campagne de France, vous allez vers de Gaulle au cœur du choc planétaire et, Français libre, vous serez un de ceux qui s’efforceront de ramener parmi nous la liberté perdue que vous avez déjà retrouvée grâce à celui qui n’avait jamais accepté de la perdre.

Comme en 17, vous regagnez la carlingue et rentrez dans l’équipage. Pendant la nuit, vous venez rôder sur la France et vous parlez avec les émetteurs clandestins qui vous répondent comme à voix basse. Merveilleux dialogues de la nuit : vous sentez, au-dessous de vous, une immense armée, et vous l’appellerez l’Armée des Ombres dans ce livre d’humilité et de ferveur que vous avez consacré aux Combats de la Résistance.

Ici, Monsieur, je dois vous faire une confidence personnelle... La sagesse et, peut-être, l’honneur de l’écrivain, à partir d’un certain âge, du moins, c’est d’être sans jalousie à l’égard de ceux qui ont fait leur œuvre dans le temps qu’il faisait la sienne. Je crois, Monsieur, que je suis arrivé à cette sagesse et, cependant, je dois avouer que je suis jaloux de vous.

Je suis jaloux de vous parce que vous avez écrit, dans ce temps de l’Armée des Ombres, avec votre neveu Druon dont nous connaissons la plume, un chant que j’aurais voulu écrire :

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux,

    Sur la plaine,

Ami, entends-tu les longs cris du pays,

    Qu’on enchaîne...

Ce chant, Monsieur, nous l’avons peu chanté dans les maquis, avec les hommes sans uniformes. Mais, apporté du ciel par les ondes, écouté religieusement à travers l’infernal brouillage de l’ennemi, il était le bourdonnement de fond de la bataille libératrice. Il a grandi tandis que grandissait cette bataille. Les hommes de la mitraillette et du bazooka ont fini par l’avoir en bouche et, sur le front des Vosges ou dans la plaine d’Alsace, il a été chanté par ceux qui allaient mourir.

Résistant, vous êtes celui qui a donné son plus beau chant à la Résistance. Ce n’est pas un mince titre de gloire, et ce n’est pas par hasard que vous l’avez mérité. Pas un instant, pendant ces longues années, vous n’avez été un de ces « Français reniés », comme on disait à l’époque de Jeanne d’Arc, un de ces Français qui désespéraient de la Patrie. Comme presque tous ceux qui ont gardé cette foi, vous avez vu s’accomplir alors des miracles, jusque dans l’intimité de votre vie familiale. Par quel hasard, par quel coup heureux du destin, un homme, tombé du ciel avant le débarquement de Provence, est-il arrivé un jour chez Madame votre Mère, réfugiée alors à côté de Vaison la Romaine, pour lui donner votre Armée des Ombres qui venait de paraître à Alger ? Sous sa corolle blanche ouverte dans la nuit, il ne devait avoir dans son sac que ce livre et que ses outils de combat. Quelle mère, Monsieur, a-t-elle reçu des mains d’un pareil messager un livre de son enfant, écrit dans un autre monde, sous les mêmes angoisses et les mêmes espérances ?

Un mauvais sort semble pourtant s’acharner sur vous, à chacune de nos victoires. Comme en 1918, consigné à bord d’un navire de guerre, en rade de Brest, vous aviez été frustré des fêtes de l’armistice, en 1944, retenu à votre escadrille, vous manquez la libération de Paris. C’est seulement au mois de septembre que, dégagé de vos obligations militaires, vous pouvez passer sur le continent. Vous reprenez le sac du correspondant de guerre et vous suivez nos armées. Je me souviens de vous avoir rencontré à Stuttgart, en battle-dress, au temps où j’étais moi-même en uniforme, au milieu d’un décor de crépuscule des dieux qui mêlait dans nos cœurs l’ivresse de la victoire au vertige de l’apocalypse.

Bien que nous ayons presque le même âge, — trois ans d’écart, c’est d’abord beaucoup, pour finir par n’être plus rien ! — nos chemins s’étaient peu croisés jusqu’au jour de cette rencontre. De ce jour-là, j’ai su que nous étions fraternels, et je le sens, aujourd’hui, avec une force plus grande. Rien ne rapproche plus que de se trouver accordés dans les grandes choses, comme si cet accord avait été réglé par avance, en dehors de nous, ce qui fut notre cas dans les ruines de Stuttgart.

À dire vrai, nous nous sentions moins victorieux que délivrés, libérés, sortis d’une abominable prison, rendus à nous-mêmes, libres de redevenir ce que nous étions vraiment. Quelque chose de monstrueux achevait de mourir sous nos yeux, dans les convulsions et la pourriture. Les chambres où nous vivions avaient des planchers troués par les bombes ; du verre brisé craquait sous nos pas, dans les rues ; notre horizon était fait de murs calcinés, de façades aux yeux crevés, de cheminées préservées, au milieu de maisons en ruines. Mais nous nous sentions autorisés à redevenir des écrivains. Vous n’avez pas manqué de le faire. Les temps du malheur étaient révolus, mais vous alliez pouvoir achever ce « Tour du Malheur » que vous portiez en vous depuis des années.

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« Quand le dessein m’est venu d’écrire ce roman, avez-vous dit dans l’avant-propos de ce gros livre en quatre volumes, je n’avais pas encore trente ans. L’achevant, j’en ai plus de cinquante. »

C’est bien marquer ce que fut le destin de certains des hommes de notre âge qui ont donné tout un lambeau de leur vie aux événements.

« Pour faire traverser à un projet cet intervalle de temps, immense dans la vie d’un homme, ajoutez-vous, — et parmi quelle épaisseur de hasard, — il a fallu un esprit de suite et un attachement au même objet entièrement contraire à ma nature. »

Je crois, Monsieur, que vous vous trompez sur vous-même en parlant ainsi. L’esprit de suite et l’attachement au même objet ne sont pas contraires à votre nature. Ce que vous avez voulu faire en écrivant ce gros livre en quatre parties, c’est ce que vous avez fait au long de toute votre œuvre.

« Il n’est pas de romancier, avez-vous dit, qui ne distribue ses nerfs et son sang à ses créatures, qui ne les fasse héritiers de ses sentiments, de ses instincts, de ses pensées, de ses vues sur le monde et sur les hommes. C’est là sa véritable autobiographie. »

Cette définition s’applique à votre Tour du Malheur, mais elle s’applique aussi à vos autres livres. Vous êtes plus constant que vous ne le croyez et, comme tous ceux qui ont vraiment quelque chose à dire, on vous retrouve partout dans votre œuvre.

Après avoir publié le Tour du Malheur, vous recommencez à courir à travers le vaste monde. Vous nous donnez le Grand Socco, la Piste fauve, la Vallée des Rubis, Hong-Kong et Macao. Mais le reporter, chez vous, est le père du romancier, Pour dire la chose autrement, vos romans sortent tout armés de votre connaissance du monde, et votre Lion surgit à pas de velours des épineux qui bordent la piste fauve. Vous êtes toujours si présent dans toute votre œuvre que l’homo Kesselianus de ce livre, c’est non seulement John Bullit, le géant roux, le tueur des bêtes repenti, mais le lion King lui-même, bête royale, amoureuse de Patricia, qui, dans son inflexible faiblesse, est aussi une fille de votre race. C’est sûrement ce qui fait le charme de ce beau livre, un de ceux qui vous ont valu, au-delà de ce qu’on appelle le succès, l’affection de vos lecteurs. Charme, ai-je dit, au sens le plus ancien de ce mot, celui qui évoque un chant et une formule magique.

Magicien, vous sortez encore un livre par an, passé le milieu du siècle et jusqu’au jour où nous sommes. Vous le voyez, Monsieur, plus nous nous enfonçons dans votre œuvre et plus nous battons le pas de charge. Tambour battant, vous avais-je dit, et l’âge ne fait rien à l’affaire. Vous avez gardé jusqu’à ce jour toute votre vitalité créatrice. Les Mains du miracle, — encore un reportage biographique —, les Alcooliques anonymes, le Bataillon du Ciel et Tous n’étaient pas des anges en sont les preuves. Chez vous ni le reporter, ni le romancier ne sont prêts à prendre leurs invalides.

Et, cependant, Monsieur, vous voilà maintenant parmi nous. Rejoignez notre compagnie sans crainte. On peut y travailler comme si on n’était pas Immortel, avec la même résolution qui nous a tous poussés, au temps de notre jeunesse. On peut y apprendre beaucoup de choses et, d’abord, cette identité dans la différence qui est peut-être la clef de la condition humaine. Ah, que n’avons-nous le privilège d’être reçu, ici, par notre propre prédécesseur ! Comme j’aurais voulu que ce fût le Duc de La Force lui-même qui puisse vous accueillir parmi nous ! Cet homme de traditions aurait su vous introduire dans la compagnie de vos pairs mieux que je n’ai pu le faire moi-même. Il aurait su vous faire sentir le prix de notre confraternité, du seul fait de sa différence et de son exquise urbanité. Vous l’avez compris, Monsieur, et vous en avez rendu témoignage.

Issu d’une illustre lignée qui prétendait remonter jusqu’aux compagnons d’Hercule, celui que vous remplacez parmi nous s’est déplacé dans le temps, par vocation de famille, comme vous vous déplacez dans l’espace, par vocation, vous aussi. Il était reporter à sa manière, et parlait du passé comme s’il l’avait vécu. Il avait l’air d’être le contemporain des personnages dont il a retracé la vie... et quels personnages, Monsieur ! Comment douter que vous eussiez pris plaisir à les connaître ! En quelques mots, vous nous l’avez fait comprendre. Ah, oui, je vous imagine fort bien avec ce Marquis de Puyguilhem, que la cour appelait Péquilain et que nous appelons Lauzun, avec la Grande Mademoiselle, le Grand Condé, et ce Maréchal de La Force, ami du Béarnais, rude guerrier qui coucha souvent sur la dure, sous le buffle, après avoir échappé, de justesse, à la Saint-Barthélemy, et qui vit tant de batailles et de sacres. Je vous imagine aussi avec cette Charlotte Rose de Caumont La Force qui écrivit de « Pures imaginations » à l’époque de Henri IV, et jusqu’à des contes de fées. Que cette compagnie est généreuse, qui réserve à chacun de nous de si singulières rencontres.

Avec cet historien, si profondément lié à l’histoire, avec vous-même, et avec celui qui a eu l’honneur de vous recevoir ici, il me semble, Monsieur, que nous sommes au grand complet. Nous sommes au grand complet, puisque nous pouvons évoquer la vieille cavalerie aristocratique, l’infanterie plébéienne descendue de ses montagnes, et la troupe d’élite au service de France.

Mais pourquoi me complaire à ces images guerrières ? Oublions le jeune sous-lieutenant de 1918. Reprenons notre âge. Il est celui de la maturité, et la maturité a autant de prix que la jeunesse. Vous êtes l’homme d’un bien long voyage, mais vos étoiles vous ont guidé jusqu’à nous et marquent ici votre place. Je vois briller au-dessus de vous la Croix du Sud de votre naissance et l’Étoile Polaire de vos origines, tandis que, dans le flamboiement de ses millénaires d’années lumière, l’étoile de David scintille sur votre épée.

Bienvenue parmi nous, Monsieur.