Discours de réception d’André Chamson

Le 23 mai 1957

André CHAMSON

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. André Chamson ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort du Baron Ernest Seillière, y est venu prendre séance le jeudi 23 mai 1957 et y a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Permettez-moi de trouver dans l’honneur que vous m’avez fait une nouvelle raison de considérer avec gravité le monde dans lequel il nous est donné de vivre. C’est le destin de toutes nos joies que de s’ouvrir ainsi sur les incertitudes de notre époque.

En prenant place au milieu de vous et, par vous, au milieu de ceux qui vous précédèrent ici, comment ne pas penser que cette langue et cette culture dont la défense et l’accroissement constituent votre vocation sont des êtres vivants exposés aux dangers qui, menacent tout ce qui vit ? Devant ces dangers, comment ne pas sentir le devoir plutôt que l’honneur, mais, devant ce devoir, comment ne pas regarder comme insuffisants les travaux que votre accueil semble pourtant consacrer ? Comment ne pas être tenté de donner à votre approbation une valeur qui engage plus l’avenir qu’elle ne cautionne le passé, et comment ne pas se sentir obligé, au sens le plus impératif de ce mot, par votre marque de confiance ?

À concevoir ainsi le remerciement qui vous est dû, on peut éviter la complaisance et la fausse modestie, sans risquer de manquer à la gratitude. C’est dans cet esprit que je veux vous remercier.

Mais comment se résigner, d’abord, à ne pas retrouver ici, au milieu de vous, ceux dont la place était déjà marquée par les titres du talent et qui donnèrent leur vie avant d’avoir achevé leur œuvre ?

Depuis le début de ce siècle, ce fut le sort de deux générations successives — pères et fils séparés par le temps qu’il faut pour atteindre l’âge viril — que d’être des générations décimées. Les vivants ne sont, aujourd’hui, que des survivants, mais l’on ne saurait survivre sans se souvenir.

Comme nos aînés ont dû le faire, pour les hommes de leur âge, entre les deux guerres de ce demi-siècle, je retrouve ici l’ombre de ceux qui furent les compagnons de ma jeunesse, les amis de mon âge mûr et qui sont morts en nous laissant libres. Chaque génération connaît les noms des meilleurs de ceux qui la composaient quand elle est entrée dans la vie et les hommes comme moi savent bien qu’ils n’auraient pas dû être appelés parmi vous sans Antoine de Saint-Exupéry et Jean Prévost. Ils ont montré, l’un et l’autre, que ce pays pouvait être abattu sans que soit brisée sa vertu de résistance, chez ceux-là mêmes qui pouvaient encore ajouter à son patrimoine et qui auraient eu le droit de se garder pour leur œuvre.

Il m’importait de rappeler, en ce jour, ces mérites exemplaires qu’il n’est plus en votre pouvoir de reconnaître.

Couverte de tombes et de berceaux, comblée de désastres et de triomphes, de fautes et de vertus, attaquée de toutes parts mais pourtant toujours rayonnante, la France d’aujourd’hui marche vers un avenir lourd de menaces et de promesses. Nous nous demandons chaque jour ce qu’il adviendra de ce qui donne un sens à notre existence et peut-être que jamais tant d’espoirs ne se sont mêlés à tant d’angoisses.

Ces considérations ne m’écartent pas de l’éloge que je dois à celui qui m’a précédé parmi vous. Elles m’y conduisent. Loin d’être un de ces moyens détournés de parler de soi ou de ses préoccupations personnelles, alors que votre tradition nous incline, à juste titre, à louer une œuvre, une vie et une pensée, elles m’ont déjà amené au cœur de ce qui fut la pensée du Baron Seillière, le souci constant de sa vie et la trame de son œuvre.

Toute vie et toute œuvre humaine tendent à répondre à une ou deux questions essentielles, à une interrogation majeure des secrets de la destinée et de l’Histoire, ce destin qui s’incarne tous les jours, dans une anxieuse attente de cette réponse que peut, seule, leur apporter la découverte de la vérité ou de ces fragments de vérité qui nous font entrevoir ce que la vérité peut être. Ces questions essentielles, Ernest Seillière a su les préciser clairement, au moment même où il s’engageait dans son œuvre, à la fin du siècle dernier. Dès l’origine de ses travaux, il a posé les problèmes qu’il devait tenter de résoudre, au cours de sa longue existence, selon les lumières de son esprit, de son expérience et de sa connaissance du monde. Écoutez-le définir lui-même, en quelques phrases, le but qu’il entendait assigner à tous ses efforts d’écrivain et de philosophe :

« Il se rencontre, au début de chaque siècle, une équipe de penseurs qui entreprend de critiquer l’âge précédent à la lumière de l’expérience acquise et afin d’ouvrir la voie plus large au progrès véritable de cette synthèse que nous appelons la Raison, lentement mûrie à travers les âges. Vers 1700, cette œuvre fut entreprise par Fénelon d’une part, par Bayle et bientôt par Voltaire de l’autre. Vers 1800, Maistre et Bonald, à l’un des pôles de l’opinion du temps, Saint-Simon et bientôt Auguste Comte à l’autre pôle, s’employèrent à la même besogne. Au lendemain de l’an 1900, des rectificateurs ont surgi. J’ai souhaité d’être compté parmi ceux qui auront fait un effort de ce genre pour ouvrir devant les pas du siècle nouveau une voie un peu plus aplanie vers la Justice. »

Tel fut le parti sur lequel Ernest Seillière a bâti son œuvre. C’est cette quête des résultats de l’expérience de l’humanité, cette synthèse « sans cesse reprise et sans cesse continuée », comme il le disait lui-même, qui va donner un sens à sa vie. Il a voulu prendre place au milieu des hommes qui s’attachent à établir ce bilan, à dresser le doit et l’avoir de ce grand exercice clos qu’est un siècle qui s’achève. Jamais, peut-être, il n’avait été plus urgent de mener à bien cet inventaire qu’à la fin de ce siècle merveilleux dont la fécondité même avait ébranlé le monde.

Les fins de siècle ont, pour les communautés humaines, la même vertu que les fins d’années pour la plupart d’entre nous. Elles nous font confronter l’avenir et le passé, ce que nous avons perdu, ce que nous avons gagné, nos déceptions et nos espérances. C’est dans cet esprit de longue veille que votre confrère s’est consacré à sa tâche et, comme il l’avait définie au moment de l’aborder, il l’a résumée, au soir de sa vie, en quelques formules où l’œuvre accomplie se confond avec l’œuvre projetée, où la paix d’un esprit parvenu au terme de sa course répond aux ambitions de l’adolescence et de la jeunesse.

« J’ai consacré ma vie de penseur indépendant au service de la Raison, disait-il, de la Raison qui m’apparaît comme la lente synthèse de l’expérience humaine et je crois que notre devoir envers l’humanité consiste à fournir des matériaux utilisables et valables pour cette synthèse, sans cesse continuée par l’élite. »

Né en 1866, à Paris, mais d’une famille lorraine et dans les traditions de cette marche-frontière trop souvent menacée, Ernest Seillière entre, à vingt ans, troisième, à l’Ecole Polytechnique, avec les galons de sergent-fourrier. Deux ans après, il est élève-officier à l’Ecole d’application de l’artillerie de Fontainebleau. Deux ans après, démissionnaire de son grade, il est étudiant à la Faculté de Philosophie de l’Université de Heidelberg, en Allemagne. Six ans après, c’est-à-dire en 1896, à trente ans, n’ayant plus devant lui que quatre ans pour voir s’achever le siècle, il a terminé cette longue formation intellectuelle, base de toutes ses recherches et de tous ses, travaux et, rédacteur au Journal des Débats, puis à la Revue des Deux Mondes, il va véritablement commencer son œuvre qu’il poursuivra pendant près de soixante années.

Ces soixante années se confondent avec le labeur qui les remplit. Cette vie est simple. C’est une vie et non pas une biographie, au sens où on l’entend trop souvent, à l’heure actuelle. Ernest Seillière a connu les joies de la famille : l’épouse qui protège un bonheur studieux, les enfants qui le prolongent et ramènent l’homme vieillissant vers les éblouissements de la jeunesse. Les deuils ne lui ont pourtant pas été épargnés. Un de ses fils est mort en soldat, dans les derniers jours de la grande guerre. Les honneurs ont aussi couronné cette existence, à leur heure et sans rien attendre du hasard. Dès 1914, l’Académie des Sciences Morales et Politiques avait appelé Ernest Seillière parmi ses membres et, en 1935, avait fait de lui son Secrétaire Perpétuel. Des savants s’intéressent à son œuvre, au-delà de nos frontières ; Bergson le tenait en haute estime et déclarait qu’on ne saurait trop en admirer la profondeur et la force. En 1946, vous l’avez reçu parmi vous. C’est de ce pas que votre confrère s’est avancé vers le terme de sa vie qui se confondait chaque jour davantage avec l’histoire de son esprit... Mais il faut revenir vers le jeune homme.

Curieuse formation que celle de ce futur philosophe de l’Histoire ! Il a subi tour à tour deux disciplines universitaires qu’il n’est pas habituel de voir s’ajouter l’une à l’autre. Polytechnicien d’abord, — et ne convient-il pas, dans cette Compagnie où l’Ecole Normale Supérieure est si largement représentée qu’il n’est pas rare d’y voir un normalien reçu par un autre normalien, ne convient-il pas, Messieurs, qu’un ancien élève de l’Ecole des Chartes salue au passage la formation polytechnicienne, pour rappeler les droits de ces minorités ? — Polytechnicien donc, Ernest Seillière a subi ce dressage athlétique de l’esprit de géométrie qui marque, pour toujours, de ses vertus et de ses défauts, ceux qui ont été capables de l’affronter.

Cette formation semblait promettre ce jeune Lorrain à l’industrie ou à l’armée, à la conduite des aciéries ou à la manœuvre du canon. Votre confrère a été discret sur les bouleversements qui l’ont amené à choisir une autre route. Il n’était pas de ceux qui tentent de justifier leur vérité par des confidences personnelles. Mais ce n’est pas sans raisons profondes, sans problèmes, sans débats, qu’un jeune officier peut faire ainsi l’abandon de son grade et retourner, pendant des années, sur les bancs d’une université pour y suivre une discipline tout autre que celle qui a déjà fait de lui un homme. Un pareil renoncement est un signe de vocation.

C’est bien, pourtant, un visage d’officier que celui du jeune Ernest Seillière, à cette époque, tel que nous le font voir ses photographies. Il n’y a rien en lui de l’esthète ou du rêveur. Il n’a même pas cet air affairé, un peu perdu, que montrent certains philosophes, mais ce comportement attentif, ce regard posé et méticuleux du savant, qui commande une batterie. Le technicien des idées n’a pas encore, à ce moment-là, pris le pas sur le technicien des armes savantes.

En se mettant ainsi à l’école de la pensée et de la science allemandes, ce jeune officier démissionnaire avait sans doute jugé qu’il allait se préparer à soutenir le combat dont notre destin dépendait, mieux qu’il n’aurait pu le faire en rejoignant quelque obscure garnison de sa province. Il se portait sur ce qui semblait être alors la ligne de feu de l’esprit. Tout semblait dépendre, en effet, à ce moment-là, de ce combat singulier dans lequel s’affrontaient les deux nations majeures de l’Europe continentale.

Moins d’un demi-siècle a suffi pour changer cette perspective. L’ordre du monde s’est transformé, sous nos yeux, en quelques années. L’avenir n’est plus suspendu aux querelles des hommes blancs de l’extrême pointe de l’Europe. Il ne semblait pas en être ainsi à l’époque, pourtant si proche de nous, où ce jeune Lorrain se faisait inscrire à la faculté de philosophie d’une des plus grandes universités de cette Allemagne nouvelle, « toute vibrante (comme a dit un grand écrivain de langue allemande, mort des angoisses de notre époque) et retentissante de chemins de fer et de télégraphes, de cris et de tumultes, qui jetait tous les ans dans le monde quarante mille volumes, qui étudiait chaque année mille problèmes dans cent universités, qui, chaque jour, jouait la tragédie dans des centaines de théâtres ».

Comment évoquer, aujourd’hui, ce que pouvait être alors le bouillonnement des idées dans cette nation nouvelle ? Comment retrouver leurs justes rapports et rendre à chacune d’elles la pointe d’acier que le temps et les catastrophes ont fini par émousser ? Pour faire l’histoire des idées, il faudrait pouvoir leur restituer leur jeunesse, le tranchant de leur nouveauté et les voir des mêmes yeux que ceux qu’elles exaltaient quand elles étaient encore des découvertes.

La première découverte de notre jeune Lorrain, pendant ces années d’apprentissage philosophique, fut celle de ce que Nietzsche venait d’appeler, du fond de sa solitude : la volonté de puissance. L’ancien élève de Polytechnique en tira sa théorie de l’Impérialisme vital. C’est à l’exposé de cette doctrine que sont consacrés les premiers livres qu’il publia, de 1903 à 1908. Elle fut le point de départ de cette pensée qui ne semble avoir progressé qu’en se constituant en système, avec une étroite rigueur qu’aucune curiosité — et ses curiosités furent vastes et renouvelées — n’arriva jamais à détourner de son but.

Cette tendance à l’organisation méthodique des résultats de l’expérience et de la méditation porte, sans aucun doute, la marque de la formation polytechnicienne. Devant la rigueur logique de la doctrine élaborée par Ernest Seillière, on ne peut s’empêcher de penser à Auguste Comte, polytechnicien lui aussi et, lui aussi, rectificateur des expériences du siècle qui avait précédé le sien. Sans doute, les différences entre les deux hommes sont-elles profondes, leurs œuvres inégales. Ils se ressemblent pourtant par leur goût de l’enchaînement des effets et des causes, leur besoin de classer et d’organiser ce qui leur paraît acquis, pour donner une base solide à des découvertes nouvelles. Différents par le caractère et les directions de leurs recherches, différents surtout par l’évolution de leurs vies et leur aboutissement, ils sont, à coup sûr, de la même famille d’esprits. Étrangère aux rêveries du Grand Prêtre de l’Humanité, la pensée d’Ernest Seillière se rattache à celle du fondateur du Positivisme par ce qu’elle avait de positif.

Je me suis efforcé de ramener cette pensée à ses lignes simples et de la retrouver, au-delà du système qu’elle s’est attachée à construire, dans ce qu’elle avait d’essentiel. Il m’a semblé qu’il valait mieux la saisir dans son mouvement que dans sa cristallisation, dans son élan que dans son organisation laborieuse. J’entends bien que c’est un étrange parti que de présenter ainsi cet esprit systématique, plus ingénieur qu’artiste, plus mécanicien que poète. Mais les plus systématiques des systèmes reposent toujours sur des illuminations de l’esprit et, s’ils ne résistent guère à l’épreuve des années, en tant que systèmes, ils gardent souvent leur valeur par ces illuminations qui peuvent toujours s’ouvrir sur des découvertes nouvelles.

La première illumination du jeune étudiant d’Heidelberg lui révéla donc le pouvoir de l’Impérialisme vital. « La véritable assise de ma philosophie, a-t-il déclaré, est la notion d’Impérialisme, compris dans son sens psychologique. Par ce mot, appliqué surtout, dans le langage courant, à l’appétit d’extension des grandes nations modernes, j’entends, pour ma part, la passion qui fournit son ressort principal à l’activité des sociétés, des clans et des individus. »

Sans doute, les théoriciens de l’Histoire n’avaient pas attendu la fin du XIXe siècle pour découvrir, dans cette passion, la source d’énergie qui donne naissance aux actions humaines. La Théologie Chrétienne l’avait clairement désignée sous le nom de « Libido dominandi », première sphère de la trinité qui préside à l’activité de notre esprit. Hobbes l’avait entrevue et, même, déjà définie, dans ce qu’il appelait le « désir du pouvoir ». Il appartenait pourtant à la fin du siècle qui marqua l’apogée de la puissance de l’Occident, de mettre l’accent sur ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance » et Seillière « l’Impérialisme ». Fichte et Hegel, chacun selon sa manière, avaient ouvert la voie à cette conception. Le spectacle du monde en renforçait l’évidence et, plus que tout autre groupe humain, l’Allemagne nouvelle, en proie à sa rêverie impériale, lui donnait une apparence visible.

Nietzsche avait situé la volonté de puissance au-delà de l’enchaînement des causes et des effets, dans l’indétermination d’une tragédie éternelle. Ernest Seillière échappe à ce grandiose vertige et cherche à mettre en ordre le devenir, en soumettant cette force originelle à la détermination d’une évolution logique. C’est ce qu’il fait en trouvant dans ce qu’il appelle « les mystiques d’alliance » le principe essentiel de cette détermination.

Ce fut la seconde illumination de la jeunesse d’Ernest Seillière. La découverte de l’Impérialisme vital lui avait révélé la source d’énergie des actions humaines : la mystique d’alliance allait lui faire entrevoir comment cette énergie peut trouver le moyen de s’exercer. Ingénieur de l’esprit, il ne lui restait plus qu’à comprendre ce mécanisme, à décrire ses rouages et ses transmissions, ses accélérateurs et ses freins.

Ce qui constitue les mystiques d’alliance, ce sont les contrats que nous passons, à titre individuel ou collectif, en tant qu’hommes ou que communautés humaines, avec des êtres surnaturels, plus forts que nous et doués de pouvoirs mystérieux, afin de mieux assouvir notre impérialisme vital. Du clan du buffle ou de l’auroch jusqu’aux peuples élus de Dieu — et quel peuple a jamais douté de la protection divine ? — c’est le même contrat que nous signons éternellement avec des héros légendaires ou fabuleux, des personnages mythiques, des demi-dieux et des dieux, c’est-à-dire, en définitive, avec les rêves et les représentations qui naissent dans notre esprit.

Ainsi conçue, l’Histoire se réduit à ce que nous appellerions aujourd’hui : une psychologie de la culture. En pénétrant les secrets de l’évolution culturelle qui mène le genre humain, on peut savoir d’où il vient et, surtout, prévoir où il va. Cette méthode nous est devenue familière. Elle trouve, aujourd’hui, chez nous, d’éclatantes applications. Il n’en était pas ainsi au début du siècle. On ne songeait pas alors, en France du moins, à fonder une philosophie de l’Histoire sur une psychologie de la culture et c’est, sans doute, à sa connaissance de la pensée allemande qui l’avait déjà entrevue, qu’Ernest Seillière a dû de la découvrir.

La psychologie de la culture n’est que la psychologie de cet être humain immortel, « de cet homme qui subsisterait toujours », comme dit Pascal et dont la pensée, progressive ou régressive, traverse les siècles, comme la pensée de chacun de nous s’étend sur la durée d’une vie. Cette psychologie de la culture commence donc avec les premiers balbutiements de l’esprit humain. Elle tente de saisir ses démarches primitives ou, du moins, ce que nous croyons en savoir. Elle en évoque les premières alliances, celles du Totem et du Tabou, et tente de définir la puissance, déjà plus ordonnée, mais dans un ordre dont nous avons perdu le sens et les hiérarchies, des grands mythes originels.

Il y a, dans ce vaste tableau des origines, comme l’esquisse d’une psychanalyse de la culture. Mais l’enfance de l’humanité importe moins à notre chercheur que les temps modernes. Préparés par les synthèses de la raison que réalisa le monde antique, avec Aristote et Platon, ces temps modernes s’ouvrent, pour lui, avec la poésie provençale du moyen âge, relais platonicien qui commande l’avenir et annonce le romantisme.

Je reviendrai sur ce point particulier de l’œuvre d’Ernest Seillière. Il n’est pas si fréquent qu’un Français du nord de la Loire se retourne vers ces origines de notre culture. Je suis sorti, pour ma part, de ce jardin au feuillage toujours vert et ce sera pour moi l’occasion de lui rendre ce que je sais lui devoir, par héritage, et de dire ce qu’il peut encore donner à l’homme moderne.

Cet homme moderne, Ernest Seillière le voit naître à travers la Renaissance, la Réforme et le Grand Siècle lui-même, avec Fénelon, Mme Guyon et les Quiétistes. Mais c’est avec Jean-Jacques Rousseau qu’il fait sa véritable entrée dans le monde. L’âge romantique commence et la psychologie de la culture va devenir une critique du romantisme, une psychopathologie dont l’action du romantisme nous livrera les secrets.

Pour le grand public cultivé, cette critique du romantisme constitue l’essentiel de l’œuvre d’Ernest Seillière. Elle s’en est trouvée comme détachée de l’ensemble qui lui donne son sens. Votre confrère apparaît même, aux yeux de certains, comme l’ennemi juré des grands écrivains du second grand siècle et sa critique du romantisme comme la négation d’un des plus glorieux moments de notre littérature. Il convient de lever cette hypothèque. Disons donc qu’il ne s’agit pas de se prononcer pour ou contre le romantisme considéré comme un mouvement littéraire et, singulièrement, comme un mouvement poétique. Ce ne serait que reprendre une vaine querelle académique et ce n’est pas à l’Académie qu’il est convenable de le faire. Mon prédécesseur n’était pas l’ennemi de ce romantisme créateur d’images et de rythmes, inventeur d’idées et libérateur de sentiments. Ce qu’il a critiqué, c’est le mouvement de pensée, le comportement et le mode de vie qui l’englobe et qui le déborde. Romantisme Rousseauiste, disait-il pour en marquer l’origine. Romantisme naturiste, disait-il aussi, pour en préciser la tendance qui lui semblait essentielle. Naturisme, disait-il enfin, et c’est ce mot qui reflète le mieux sa pensée. C’est, en effet, quand il s’est appelé romantique que ce mouvement eut le moins de virulence. C’est avec ceux que nous n’avons pas l’habitude de nommer ainsi qu’il l’a portée à son paroxysme. Il ne s’agit donc pas de recommencer la bataille d’Hernani. Ernest Seillière connaissait, du reste, par cœur, des milliers de vers des grands romantiques et se plaisait à les réciter. Ce n’est pas leur génie qu’il a voulu mettre en question, comme Edouard Le Roy le lui rappelait — il y a onze ans, jour pour jour, en l’accueillant parmi vous — dans un discours qu’il avait la coquetterie de dire sévère, mais dont la pertinence de langage et de pensée faisait un discours charmant, modèle devant lequel j’ai souvent perdu courage.

Mais de quoi s’agit-il, s’il ne s’agit pas de littérature ? De ce que la littérature peut porter en elle de conséquences, quand elle agit sur la vie, sans se soumettre à ses lois. Des dangers qui menacent l’homme quand il donne libre cours aux passions, en les regardant toutes comme naturelles et légitimes, et quand il s’abandonne à leur déchaînement, en oubliant sa condition véritable.

Toute cette critique de Seillière semble préfigurée par une sentence de Montaigne : « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme, c’est folie ; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser, ils s’abaissent. » C’est à la diabolique fatalité de la justification des passions et de la justification de nos actes les plus fous par ces passions justifiées, que s’attaque cette critique. « Eschapper à l’homme », c’est croire échapper à ses faiblesses et se laisser prendre par elles. C’est croire se libérer et tomber en servitude. Qui se fie à la bonté naturelle a le doigt dans un engrenage où il passera tout entier. L’homme n’est que trop enclin à subir l’attirance de ses passions. L’étrangère de Mantinée en justifie, à longue échéance, dans le Banquet de Platon, les plus folles extrémités. Elle y sème des fleurs du Mal qui ne fleuriront vraiment qu’au bout de vingt siècles. La poésie des troubadours et les romans de chevalerie l’ont transmise à travers les siècles et Jean-Jacques Rousseau en a pris la nostalgie dans ces récits romanesques dont s’est enchanté notre âge classique, dans cette Astrée et ces pastorales dont il disait qu’elles lui donnèrent « de la vie des notions bizarres dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu le guérir ». C’est avec lui que va se déchaîner la malfaisance de cette vision de la vie, à côté de la vraie vie, en dehors des règles de vie.

On entend bien que je résume ici la doctrine, sans me laisser détourner par les objections qu’elle soulève. Il faut répondre, pourtant, que si toute libération ne peut aller sans périls, elle ne va pas non plus sans nous réserver des chances et que rien ne justifie le refus d’une chance de liberté.

Ernest Seillière a méticuleusement classé les avatars successifs de cette dangereuse aventure de l’esprit. Il a compté les générations qui se sont laissé entraîner par elle. « Autour de nous, disait-il en 1925, la sixième génération romantique est en pleine activité. » Cela nous ferait vivre au milieu de la huitième, en admettant, ce qui semble bien peu probable, que l’Histoire marche encore du même pas et qu’il faille toujours trente ans pour qu’une génération fasse son entrée dans le monde.

Comme il en a compté les générations, Ernest Seillière a dénombré les espèces ou les formes du naturisme. Il le divise, avec sa rigueur polytechnicienne, en quatre rameaux principaux. Il isole, d’abord, la passion proprement dite, celle de l’amour, qu’elle soit idéale ou charnelle, et lui oppose la passion esthétique qui fait de l’art une religion et, du poète ou de l’écrivain, un représentant de Dieu sur la terre. À ces deux passions qui se répondent et se complètent, qui peuvent s’ajouter ou se substituer l’une à l’autre, mais qui exaltent l’individu, répondent deux passions qui peuvent le conduire à se subordonner à la multitude. La première est la passion sociale et démocratique ; la seconde est la passion nationale ou raciale. Cette classification est ingénieuse, trop ingénieuse, peut-être. On dirait un jeu de l’esprit, car la. vie est toujours plus complexe et nous n’aimons pas qu’elle échappe à sa complexité. Il n’en reste pas moins que la mise en ordre d’Ernest Seillière peut nous servir à reconnaître, dans des théories qui se donnent comme nouvelles, de très vieux rêves qu’il suffit de replacer dans la juste perspective pour les dépouiller de leur illusoire nouveauté.

À ces entraînements des passions, qu’elles soient amoureuses, esthétiques, sociales ou nationales, votre confrère opposait les « synthèses de la Raison ». « Elle proclame, disait-il, que les puissances rectrices de l’évolution vitale sur le globe terrestre semblent vouloir conduire l’humanité vers le mieux... par le développement continu d’une faculté que le genre humain a reçu le pouvoir de grandir en lui beaucoup mieux que les autres êtres vivants. Je veux dire la capacité de fondre sans cesse, dans une synthèse ordinatrice de l’action, l’expérience et les inventions de l’espèce. »

C’est pour cela que, face aux désordres engendrés par les mystiques du naturisme, persuadé qu’aucune pensée ne pouvait agir sans s’allier à un mysticisme, c’est-à-dire à des réalités cachées dépassant la raison humaine, il n’hésitait pas à se proclamer : un mystique de la Raison.

Tel est, me semble-t-il, réduit à ses thèmes essentiels — Impérialisme vital, mystiques d’alliances, psychologie de la culture, psychopathologie de la culture en fonction du romantisme, synthèses de la Raison — le système élaboré par Ernest Seillière. J’ai cru devoir tenter de le résumer ainsi, au risque de paraître austère, par respect pour cet esprit qui, jamais, ne relâcha son effort et, jamais, ne suivit les routes faciles.

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Je sais bien, pourtant, qu’il m’aurait été possible de faire revivre l’œuvre de ce philosophe avec des moyens moins sévères. Il m’aurait suffi, pour cela, d’évoquer les relations qu’il entretenait avec les grands esprits du passé, ces relations « qui font honneur à l’humanité », comme il le disait lui-même. Elles composent une prodigieuse galerie, un Panthéon familier de l’intelligence créatrice ou, mieux encore, un introuvable salon réservé à la meilleure des compagnies.

Votre confrère était à son aise dans cette société des grands hommes. Il y avait en lui un biographe attentif, plus porté, sans doute, saisir l’œuvre des théoriciens et des penseurs que celle des poètes et des artistes, mais capable, cependant, de se laisser prendre au charme d’une existence de femme et de la raconter en ne suivant plus que son plaisir. C’est ce qu’il a fait, par exemple, pour Frédérique Brion, Ariane abandonnée dans son village d’Alsace, mais qui ne cessa jamais d’être fidèle, « brève apparition inoubliable » dans la vie du plus grand des poètes allemands. C’est ce qu’il a fait aussi pour Marianna, cette belle jeune fille romaine, accoudée à la fenêtre de son Palais, qui semait l’émoi dans les cœurs des jeunes pensionnaires de notre École de Rome et, la nuit, pour l’un d’eux, se glissait dans les corridors obscurs. C’est ce qu’il a fait encore pour Mme de Saint-Germier, Parisienne en exil qui n’arrivait pas à cacher ses raffinements de Parisienne, ni les ardeurs qu’elle devait à son Languedoc natal.

Ernest Seillière était libéral, au sens premier de ce mot qui servit à désigner d’abord ce qui est digne d’un homme libre. Cette disposition lui a permis, bien souvent, de comprendre l’Adversaire, comme aurait dit Maurice Barrès. C’est ce qu’il a fait, en particulier et dans une certaine mesure, avec Jean-Jacques Rousseau qu’il considérait pourtant comme l’introducteur du désordre dans le monde contemporain. Il était libéral mais, toujours hanté des mêmes problèmes, il cherchait toujours la réponse aux mêmes questions, ce qui l’a conduit parfois à porter des jugements qui ont soulevé des tempêtes et dont le plus contesté est celui qu’il a porté sur Stendhal... Je n’entrerai pas dans cette querelle. Certes, nous ne pouvons plus ne pas admirer Stendhal et même ne pas l’admirer sans réserve. Nous lui devons trop, peut-être à cause de nos faiblesses, mais nous lui devons beaucoup et beaucoup de purs plaisirs. Il convient pourtant de marquer que le jugement de votre confrère sur cet artiste en avance de cent ans était le jugement d’un homme de l’autre siècle, le jugement de ceux pour lesquels les temps n’étaient pas encore venus. S’il s’est trompé, il l’a fait en bonne compagnie et nous pouvons ne pas lui en tenir rigueur. Sommes-nous si sûrs, du reste, de ne pas être pris par le goût de notre époque et de ne pas être, un jour, en retard d’un autre Stendhal ?

Ernest Seillière avait, cependant, le sens de la découverte et fut, bien souvent, en avance sur les curiosités et les jugements de son temps. Il fut un des premiers, chez nous, à parler de Nietzsche, de Spengler et de Keyserling ; à s’intéresser à Gobineau, à Carlyle, à Houston Stewart Chamberlain. Cet austère savant, peu suspect de céder aux mouvements de la mode, consacrait un livre à Marcel Proust au moment même où la jeune littérature en faisait la découverte.

Sensible à la complexité de la destinée humaine et à ses tragiques hasards, cet historien des idées suivait leur incarnation dans les créatures vivantes avec un regard de clinicien. Il tenait compte de la guenille, de ce corps fragile et souffrant, lieu d’élection des désastres de l’esprit, et de cette autre guenille qu’est le corps social au milieu duquel il nous faut bien vivre. Il veille sur l’équilibre et sur la santé de ses personnages, comme le ferait un ami, et c’est fraternellement, dans le livre qu’il leur a consacré, qu’à côté d’Edmond de Goncourt, il assiste à l’agonie du frère cadet, « ce mourant de la littérature et de l’injustice de la critique ».

Ces relations, longuement et fidèlement entretenues, semblaient avoir transformé le visage d’Ernest Seillière, tel qu’il m’a été donné de le voir dans les dernières années de sa vie. Ce n’est pas impunément qu’on fait sa fréquentation quotidienne de Fénelon et de Mme Guyon, de Voltaire et de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Byron et de Mme de Staël, de Balzac et de George Sand, d’Auguste Comte, de Schopenhauer et de Nietzsche, de Barbey d’Aurevilly, d’Anatole France et de Proust. Il y a une urbanité de la culture, pareille à celle des rapports mondains, mais étrangère à leurs vanités, et cette urbanité ne peut que s’inscrire sur un visage. C’est pour cela, sans doute, qu’à la fin de son existence, l’ancien officier de 1886 avait l’air d’un homme du monde de l’esprit, d’un gentilhomme de l’intelligence.

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Sans doute, d’autres que moi, avec des moyens différents, auraient pu conduire autrement cette analyse. Un philosophe aurait mieux résumé l’œuvre de ce philosophe qu’un romancier ne pouvait le faire. Mais pourquoi le romancier ne pourrait-il pas reprendre, en les transportant dans son univers, les méditations de cet historien des idées ? Nous aussi, nous marchons à la découverte, dans le même labyrinthe, non pour en dresser le plan, mais pour y rencontrer des créatures vivantes et, par une étrange correspondance, nous nous dirigeons souvent, en même temps qu’eux, vers les réduits obscurs qu’explorent les philosophes.

En même temps qu’eux, mais par de tout autres chemins. Nous n’avons rien à gagner à suivre les philosophes, comme certains semblent vouloir le faire aujourd’hui. Chaque activité créatrice a ses lois. La création romanesque a les siennes. Ceux qui furent grands dans cet art n’ont pas eu besoin qu’on les guide. Ils allaient à l’homme d’instinct, au cœur de sa tragédie. Balzac n’a pas attendu les Sociologues pour donner vie à la Comédie Humaine de son temps, en l’éclairant comme aucun théoricien n’a jamais eu le pouvoir de le faire. Ernest Seillière a noté lui-même, dans un de ses livres, que les Goncourt avaient entrevu, à certains moments, ce que la psychanalyse allait révéler après eux de façon systématique. Dostoievski n’a pas eu besoin que Freud lui ouvre certaines portes pour s’avancer dans ce domaine encore inconnu. Il convient de se régler sur ces grands exemples ! Mais si les romanciers n’ont pas à marcher dans les pas des philosophes, ils peuvent, cependant, se sentir justifiés en découvrant, tout à coup, qu’ils se sont dirigés vers les mêmes lieux que ces techniciens de la sagesse et qu’ils ont touché ensemble aux mêmes secrets.

À cet égard, un romancier d’aujourd’hui, plus jeune que moi, qui s’engagerait dans son œuvre en faisant face à la vie comme Ernest Seillière l’a fait, il y a plus de soixante ans, ferait front, du même coup, à bien des problèmes de notre époque. Votre confrère avait le sens des questions qui ne sont jamais prescrites. Combien de penseurs des premières années de ce siècle pourraient-ils prétendre encore à cette présence, à cette actualité, et combien de passagers des derniers navires sentent-ils aussi fortement ce qui se passe autour d’eux ? Certes, je ne parle plus ici du système ou de la doctrine, mais de ces mouvements profonds qui règlent la vie d’un esprit, de ces directions de pensée, de ces impulsions obscures qui peuvent tout aussi bien donner naissance au récit, à la construction philosophique, à la statue, au tableau, à la symphonie ou au poème.

Tous ces derniers temps, vivant, comme je l’ai fait, dans la familiarité de l’œuvre d’Ernest Seillière, je me suis senti pour ma part bien souvent ramené par lui vers des problèmes qui sont les problèmes du temps présent pour un homme de ma sorte. Mais c’est trop dire encore que de parler de problèmes... Je me suis senti ramené par lui vers le temps présent.

Ne vivons-nous pas, nous aussi, dans le sentiment d’être au commencement d’un nouvel âge ? Pour l’avoir senti naître en lui de ce moment solennel qui mêle, sans les unir, un siècle qui s’achève et un siècle qui commence, Ernest Seillière en a fait un des thèmes fondamentaux de son existence. Chaque fois que je relisais les phrases qu’il a consacrées à ces « équipes de penseurs qui tentent, au début de chaque siècle, de critiquer l’âge précédent et d’ouvrir une voie plus large au progrès », il me semblait entendre comme un écho assourdi du plain-chant de Chateaubriand dans les derniers mouvements des Mémoires d’Outre-Tombe :

« À la fin de chaque grande époque, on entend quelques voix dolentes des regrets du passé et qui sonnent le couvre-feu. Ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne. »

Nous entendons à la fois cette diane et ce couvre-feu, cette annonce de la nuit, cette aubade au jour qui va naître. Nous ne sommes pourtant pas déchirés entre deux siècles, nés dans l’un et formés par lui, pris par l’autre et contraints de le subir. Nous avons à peine dépassé la moitié du nôtre. Mais le siècle à venir est comme sorti de ses limites. L’Histoire a passé le mur du temps. Elle vient vers nous dans un sifflement de projectile et son avenir contamine notre présent. Plus que jamais, comme Ernest Seillière le fit quand les hommes comme moi venaient à peine de naître, nous sentons la nécessité de peser le doit et l’avoir de notre héritage et de tracer un chemin à nos futures conquêtes. Plus que jamais, comme ceux qui sont nés à la fin d’un siècle et durent passer leur vie dans un autre, nous aurions besoin de réaliser la synthèse de ce que nous avons fait de valable et de rejeter ce qui met en péril notre vie. Nous nous demandons, avec une angoisse accrue par des bouleversements qui n’ont pas encore épuisé leurs maléfices, ni fait éclater toutes leurs chances, ce qu’il adviendra de l’espèce humaine. Nous voudrions sentir battre entre nos doigts le ressort secret de l’histoire, comprendre les dangers qui nous menacent, entrevoir l’avenir de la communauté dont dépend notre existence. Ces questions où l’espoir et l’angoisse se mélangent ne sont plus réservées à quelques êtres d’élite. Elles se posent aussi à la grande foule. Nous savons que nous ne sommes plus les maîtres du temps et, chaque jour, un siècle nouveau semble naître devant nous.

Le rôle de ces « rectificateurs » qui tracent la route à suivre au début de chaque siècle, comme le disait Ernest Seillière, est donc loin d’être achevé. C’est à chaque instant que nous aurions besoin de leur vigilance. Quel Bayle, quel Voltaire, quel Maistre, quel Saint-Simon, quel Auguste Comte aura le savoir et la force de mener à bien cette besogne ?

Nous pourrions explorer toute notre époque en prolongeant ainsi les problèmes posés par l’œuvre d’Ernest Seillière. Sans doute, serions-nous contraints de pousser au-delà de ses conclusions. Loin de marquer leur échec, ces rebondissements sont l’honneur des philosophes ! Arrêtons-nous d’abord à la théorie de l’Impérialisme. En annonçant la délirante ruée de cette passion qui devait marquer notre époque et dont nous avons vu le déchaînement monstrueux, votre confrère a montré l’efficacité de cet ordre de recherches. C’était, déjà, projeter une vive lumière sur l’histoire que d’identifier le mouvement de la vie à l’impérialisme mais, dans ce domaine, comme dans celui de la matière, il nous faudrait maintenant faire éclater ce qui nous semblait, hier encore, être l’atome, la dernière parcelle indivisible que nous savons enfin diviser. Il faudrait pousser plus loin notre analyse, et, dans notre monde de confusion, contraindre chaque groupe humain à reconnaître ce qui constitue sa volonté de puissance. Puisque les-Impérialismes dirigent le monde, il faudrait en établir les hiérarchies pour rendre à la vérité ce qui ne relève, aujourd’hui, que des propagandes.

Mais nous ne vivons pas seulement dans un monde de confusion. Nous vivons aussi dans un monde en expansion, dans un univers humain qui paraît grandir, comme ces galaxies, créatrices d’espace, qui semblent s’écarter les unes des autres en plongeant dans l’inconnu. Tous nos problèmes ont changé d’échelle. Il nous faut vivre aujourd’hui, avec des milliards de nos semblables. Nous sommes ensevelis dans une fourmilière d’hommes dont le nombre aura triplé avant trois générations. Ce fourmillement nous ramène à l’infirmité originelle de notre espèce. Nous pourrons étendre nos pouvoirs et sceller des alliances avec de nouvelles divinités qui portent vraiment la foudre et le feu du ciel dans leurs mains. Nous pourrons faire résoudre tous nos problèmes, sauf ceux du cœur, de l’angoisse et de la joie, par des machines plus rapides que l’éclair. Nous n’en resterons pas moins la plus vulnérable des créatures. Toujours menacés par les grandes plaies et les grands fléaux, nous restons courbés par les mêmes peurs que nos ancêtres et nous sommes aussi chétifs qu’ils le furent. Tout nous menace mais la pire des menaces est toujours au fond de nous-mêmes et dans la fragilité de cet esprit qui a su se rendre maître de la matière.

« Je n’aime pas qu’on m’abîme un homme », a dit un jour Saint-Exupéry. C’était, je crois, devant le spectacle de la déchéance de quelques malheureux rencontrés au cours d’un voyage. Ce n’est plus, pour moi, la phrase d’un livre. Il me semble l’avoir entendue, dite par Saint-Exupéry, devant des êtres hagards, ruinés par l’alcool et la maladie, dégradés comme, jamais, ne le sont les bêtes. « Je n’aime pas qu’on m’abîme un homme ! » Mais qui peut abîmer l’homme, si ce n’est l’homme lui-même ? Qui peut avilir la créature, si ce n’est cette créature à la fois raisonnable et insensée qui, seule, au milieu des êtres vivants, peut oublier ce qu’exige la vie de ceux qu’elle anime et se ruer à sa propre déchéance ? Dans cette petite phrase, je trouve la transcription, en langage de poète, d’un des plus constants soucis d’Ernest Seillière. Celui-ci n’a-t-il pas cherché, pendant toute son existence, à comprendre comment nous pouvons devenir la cause de notre perte et le moyen de notre avilissement ? On peut discuter les explications qu’il nous propose. On peut contester aux mystiques naturistes le pouvoir de dérèglement qu’il s’est plu à leur reconnaître. Il n’en reste pas moins que quelque chose, dans l’homme, est toujours prêt à menacer l’homme. Toute erreur de l’esprit porte en soi sa fatalité et la justification d’un acte insensé ou d’une idée fausse devient aussitôt le motif d’un acte encore plus insensé, d’une idée encore plus fausse. C’est notre enfer intérieur dont il nous faut parcourir tous les cercles, dès que nous en avons passé la porte. On dirait que nous sommes de plus en plus attirés par ces abîmes. Ce monde noir est devenu le décor de nos rêves. Il donne leur forme à nos œuvres d’art... Mais, dans l’obscure forêt où se perd la route droite, si notre vocation est de ne pas reculer devant ces gouffres, elle est aussi d’en sortir pour retrouver l’harmonie du monde. Ainsi parle le Dante quand il s’arrache à l’enfer : « Le Guide et moi, par ce chemin caché — Cheminâmes pour retourner vers le clair monde —Et, sans souci de prendre aucun repos — Montâmes, lui premier et moi second, — Tant que je vis toutes ces choses belles — Qui sont au ciel et, par la porte ronde — Nous sortîmes pour retrouver les étoiles. ...e quindi uscimmo a riveder le stelle. »

Ernest Seillière avait découvert une apparence visible de cette harmonie dans de beaux jardins qu’il aimait et qui lui furent, souvent, un refuge. A quelques kilomètres de Senlis, aux confins de la forêt d’Halatte, sous un ciel transpercé par la flèche de la cathédrale et par le clocher de Villers-Saint-Frambourg, il se retirait, au bord de l’Aunette, dans cette propriété de famille, jardin, ai-je dit, mais jardin depuis des siècles, domaine prédestiné qui ne pouvait être autre chose qu’un beau parc à la française.

Devant ce parc, on pense aussitôt au Grand Siècle. Les longues allées, les perspectives des miroirs d’eau, les dieux et les déesses de marbre, se disposent devant nos yeux dans leur ordonnance solennelle, mais familière. L’alternance des saisons fait de ce décor quatre tableaux différents, sans rompre jamais l’unité des lieux, comme s’il s’agissait de jouer ici, en obéissant aux règles du genre, la plus noble des tragédies.

Ce n’est pourtant pas le Grand Siècle qui a préparé cette retraite. Des documents nous révèlent qu’elle était ce qu’elle est encore, dès le Moyen Age. Merveilleuse révélation qui nous incline à penser que la Nature elle-même avait préparé les rêves des hommes. Là, dans l’ordre naturel qui devint un ordre réglé, un art de vivre était comme préfiguré par les choses et, dans cet ordre réglé par l’intelligence et le cœur, la vie a cessé d’être une aventure. « Elle est devenue une conduite. »

Mais, pour devenir une conduite, la vie exige que nous retrouvions sans cesse et que nous rétablissions à chaque instant l’harmonie des choses changeantes, en continuelles métamorphoses, sans cesser de tenir entre nos doigts le fil d’or de leur invisible continuité. Nous ne pouvons pas le faire seul, car la vie de l’esprit ne se passe pas seulement en esprit. Elle est aussi un rapport avec le monde.

Laissez-moi prolonger, pour quelques instants, vers mes propres méditations les méditations d’Ernest Seillière. Tout essai de psychologie de la culture doit s’éclairer, à mon sens, par un essai sur l’incarnation de cette culture. Il n’y a pas de culture sans un juste rapport de la créature humaine et de la création qui l’entoure. Cette terre est le corps charnel de notre aventure de l’esprit. Nous sommes au monde et nous ne pouvons pas vivre en dehors de lui. La montagne ou la mer, les berges d’un fleuve ou l’horizon d’une plaine, la solitude ou les villes chargées d’histoire, sont les complices de nos pensées. Rien ne peut naître en dehors de ces matrices où notre vie prend sa forme et ce qui nous semble universel, dans l’ordre de la culture, n’est jamais que rayonnement d’un destin particulier arrivé à sa plénitude.

Je n’ai reçu, pour ma part, que des montagnes sauvages, un vieux pays austère et silencieux. Un Olympe nuageux y règne au-dessus des autres montagnes et l’on sent dans ces solitudes comme une sagesse géologique que prolonge une longue accoutumance aux désastres de l’Histoire. Un passé de deuil et de sang constitue tout notre héritage.

Ces lieux d’en-haut surplombent pourtant et découvrent à nos regards le domaine de la plus vieille civilisation du monde moderne, ce jardin au feuillage toujours vert dans lequel Ernest Seillière a trouvé les premiers rameaux de notre culture. C’est le domaine sacré, le corps charnel de cette poésie initiatrice que cet historien des idées a considérée comme le relais platonicien où se sont élaborées, pour le meilleur et le pire, quelques-unes des pensées de l’homme moderne. Il a vu dans cette culture provençale, dans cette culture de la France du Midi, des Alpes aux Pyrénées, une des sources du romantisme et les chants des troubadours annonçaient, pour lui, ces chants passionnés du siècle dernier, jeteurs de sorts dont nous n’avons pas épuisé les enchantements, ni les malfaisances.

Ce romantisme, il l’avait décelé surtout dans la passion amoureuse, dans ces regrets, ces plaintes, ces rêves fous, ces défis de loups et de louves que l’amour courtois tentait de soumettre à ses disciplines, mais il éclate aussi dans le sentiment de la nature et la communion passionnée avec les forces originelles.

J’aime mieux neige au sommet des montagnes

Que voir les fleurs s’épandre dans la plaine,

disait Peire Vidal à la fin du XIIe siècle. N’est-ce pas le cri d’un homme moderne, fasciné par la plus sauvage nature, le cri d’un homme encore plus proche de nous que les grands poètes romantiques, glacés d’horreur devant ce qu’ils appelaient : « les monts affreux » ?

Avec ses vergers en fleurs, ses jardins fous, ses rivières et ses fontaines, hérissée de montagnes et battue par les vents, cette poésie est gorgée de naturisme mystique. Malgré ses raffinements — le Gay Scavoir, le Trobar Clus, l’Amour Courtois — elle a fait appel aux puissances de la terre avec des frémissements de sibylle :

À pleins poumons, j’aspire l’air

Que je sens venir de Provence...

Tout ce qui vient d’elle m’enchante...

disait aussi le poète de Toulouse, dans cette vieille langue romane, sœur de la langue française, puisqu’elles sont, toutes deux, filles d’une mère vénérable qui, depuis toujours, a droit de cité dans votre Maison. Permettez donc à celle que Mistral appelait « la Comtesse » de faire entendre ici sa musique :

Ab l’alen tir vas me l’aire

Qu’eu sen venir de Proensa...

Tot quant es de lai m’agensa

Les passions naturistes — l’amour sans frein, l’idolâtrie du beau, la communion avec les forces originelles, le mysticisme du peuple et le mysticisme racial — habitaient donc ces héritiers de Platon qui furent les maîtres du Dante. Mais s’ils ont connu ces passions dévastatrices, ils nous ont fait voir aussi comment elles peuvent être dominées par un art et, surtout, par un art de vivre qui les contraint à rester les servantes de la vie. C’est le plus romantique de ces poètes, le plus ténébreux, le plus fou, Marcabrun le démesuré qui nous a livré le secret en disant que : « celui qui perd la mesure —n’est pas loin de perdre l’esprit ». Dans la bouche de ce forcené shakespearien, cette mesure n’est pas la mesure des moralistes qui n’ont fait qu’hériter de leur morale, le poids mort qui sert à peser le permis et le défendu. C’est l’ordonnatrice de l’harmonie, la règle que chacun doit découvrir par lui-même, la pulsation de la vie vivante.

C’est cette fureur de vivre et ce souci de ne pas porter atteinte à la vie, de ne pas laisser « abîmer l’homme » que m’ont enseignés les poètes de mon pays. Ils savent, depuis des siècles, par expérience renouvelée aussi bien que par héritage, que ce n’est pas sur une matière glacée qui serait, déjà, la Raison, que la Raison peut remporter ses victoires, mais sur ces passions qui tiennent à notre chair et sur cette chair qui peut recevoir des blessures. Ils savent aussi que ce ne sont pas les passions qui tracent la frontière entre le désordre et l’harmonie, mais la capacité ou l’incapacité de l’être qu’elles traversent de les transformer en forces de vie.

C’est ainsi, au milieu des hasards de cette bataille, qu’entre ses angoisses et ses joies, les passions qui le dévorent, les passions qui le grandissent, sa déraison, sa raison, l’homme dont parlait Pascal, l’homme qui subsisterait toujours chemine à travers les siècles. Il est passé, pour moi, dans les solitudes tragiques de mes montagnes, peuplées d’ombres et de nuages, où le souvenir des héros revit chez les laboureurs. De ce balcon suspendu au-dessus du monde, il m’a conduit vers un de ses plus beaux domaines, vers un de ces lieux qu’il a consacré, par ses peintres et ses poètes, pour le transformer en pur symbole. Dans ces solitudes des Cévennes et dans ces jardins de Provence, il m’a révélé quelques-uns de ses secrets. Je sais qu’il en connaît d’autres, mais ces premiers secrets peuvent déjà nous aider à vivre.

Je sais qu’il verra passer les barbaries, mais que les civilisations passeront comme elles. Je sais surtout que, dans cette succession de triomphes et de désastres, son effort vers la culture compose une Histoire au-delà des accidents de l’Histoire et que, sans nous refuser à notre temps, citoyens de ses tumultes ou soldats de ses guerres, c’est au-delà de l’Histoire pour cette Histoire qu’il nous faut vivre. Elle seule a l’éternité :

Morts sont les beaux diseurs,

Mais le livre est écrit ;

Morts sont les bâtisseurs,

Mais le temple est bâti.

Ou comme disait « la comtesse » par la voix du plus grand de ses poètes :

Soun mort libéu diséire,

Mai li vou es anclanti ;

Soun mort li bastisséire,

Mai lon temple es basti.

Je sais enfin que « cet homme qui subsistait toujours » apprend lentement la sérénité par l’angoisse, l’allégresse par le malheur, la justice par la misère, la sagesse par ses folies et que chacun de nous participe à cette éternelle Genèse.