Discours de réception de Jérôme Carcopino

Le 15 novembre 1956

Jérôme CARCOPINO

Réception de M. Jérôme Carcopino

 

M. Jérôme CARCOPINO, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. André CHAUMEIX, y est venu prendre séance le jeudi 15 novembre 1956 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Il serait vain de prétendre vous exprimer ma gratitude sans la trahir : je ne vous adresserai jamais qu’un remerciement pauvrement inégal au glorieux honneur que vos suffrages m’ont décerné et dont je n’ose même pas concevoir trop d’orgueil. Car l’éclat en revient surtout à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dont je fais partie depuis plus d’un quart de siècle et à laquelle vous réservez, d’habitude au moins un siège parmi vous : par respect de l’histoire qui, en 1663, détacha la Petite Académie de son aînée et fit d’elle, en ses commencements, l’active émanation de votre illustre compagnie, trop heureuse de servir, par ce dédoublement, les desseins de Colbert et de déléguer, à quatre puis à huit de ses membres, parmi lesquels Racine et Despréaux, le soin redoutable de corriger en son nom les fautes de style des architectures royales, d’émonder de leurs anachronismes les opéras des fêtes de la Cour, et de rédiger, en formules impérissables, les altières dédicaces des monuments de Louis XIV.

Laissez-moi donc tirer d’un choix qui a couronné mes plus hautes ambitions de vieil historien la leçon de modestie qui s’y trouve sous-entendue, et saluer les maîtres, mes « confrères des Inscriptions », dont l’amitié m’avait si tôt admis à m’asseoir auprès d’eux, et qui, dignes entre plusieurs du privilège qui m’est concédé, n’eurent le temps, ni de l’obtenir, ni même de le rechercher. Dans le nombre, il en est deux que mon affection se refuse à séparer et qu’au surplus la mort a rapprochés dans l’éloge qu’en prononça votre directeur, André Chaumeix, le 24 octobre 1932 : Maurice Holleaux, qu’à juste titre il a rangé parmi « les grands historiens critiques de l’Antiquité » et Stéphane Gsell, dont les livres, remplis d’une érudition stupéfiante, sont écrits en une langue si simple, si ferme et si pure qu’ils rappellent « la beauté des ouvrages de Fustel de Coulanges ».

Peut-être ai-je tort de m’écarter de vos usages en évoquant ces écrivains qui ne vous ont pas appartenu ; mais si je m’étais flatté d’éteindre, par mon silence, mes dettes envers eux, je me reprocherais une manière d’usurpation et, au surplus, je m’excuserais moins facilement auprès de vous de la mélancolie dont se teinte, malgré moi, la belle journée que je vous dois et qui ne devrait projeter devant mes yeux que des clartés joyeuses. C’est qu’hélas, durer a pour rançon survivre : survivre à ceux dont la disparition attache à l’âme une plaie inguérissable. Car les seules épreuves dont les témoignages de votre estime, capables par ailleurs d’en effacer jusqu’à la mémoire, ne saurait adoucir l’amertume, ce sont les deuils dont l’obsession est d’autant plus poignante qu’elle s’impose à des heures plus radieuses ; et si je dois taire des chagrins qui ne regardent que les miens et moi, je ne puis me défendre d’une grande tristesse quand je cherche vainement ici ceux d’entre vous qui songèrent à m’y appeler et que je n’y verrai pas : des amis comme Jérôme Tharaud, dont l’incurable franchise, l’intelligence térébrante et l’explosive gaieté sont des richesses à jamais perdues ; des camarades dont la vie avait, de bonne heure, entrecroisé les chemins fraternels, comme Paul Hazard, avec qui, au printemps de 1905, Eugène Albertini, Henri Focillon et moi, nous excursionnions, le dimanche, dans la campagne romaine ; des émules, mes aînés, comme Louis Madelin qui, en mars dernier, renonçait à me servir de parrain devant vous, en une lettre dont l’affection m’a moins remué que l’adieu dont hélas ! j’avais perçu le déchirant accent ; et enfin, celui-là même dont vous m’avez dévolu la succession. À deux reprises, en ces derniers temps, André Chaumeix m’avait déclaré : « S’il est un souhait que je forme, c’est de ne point mourir avant de vous rencontrer le jeudi à l’Académie. » Quand il me parlait avec cette sympathie, je ne m’imaginais pas que sa voix allait bientôt se taire et qu’élu à sa place j’aurais le devoir d’y faire revivre l’homme dont un destin contraire aura trompé le vœu en ne l’accomplissant que sur sa tombe.

Pour vous qui avez eu la chance de le voir et entendre toutes les semaines pendant des années, cette tâche eût été aussi aisée qu’elle est superflue. Pour moi, je ne puis l’aborder qu’en mesurant les difficultés qu’elle oppose à celui qui regrette de n’avoir connu André Chaumeix que sur le tard et incidemment.

Nous avons passé, lui et moi, par les mêmes écoles, mais, à six ans d’intervalle ; et la première fois qu’il m’est arrivé de m’entretenir avec lui, c’est, il y a quinze ans, à Royat, dans une réunion du Comité France-Amérique. Mon regretté confrère et ami, Albert Rivaud, m’y présenta à lui ; une conversation s’y engagea entre nous et il n’eut de cesse qu’il ne m’eût convaincu d’y prendre, à l’improviste, la parole. Lorsque, après 1948, j’eus plus souvent l’occasion de l’aller voir pour lui soumettre des articles pour lesquels je souhaitais l’hospitalité de la Revue des Deux Mondes, mais dont les dimensions encombrantes et la sévérité rébarbative m’inquiétaient sur leur sort, il abrégea, chaque fois, notre entrevue par la bonne grâce avec laquelle il me prit mon manuscrit des mains, et, après l’avoir parcouru de l’œil du maître, l’envoya, sans changements ni coupures, à l’impression. Enfin, lorsque je m’enhardis à briguer vos suffrages, je trouvai en lui un défenseur de ma candidature plus ardent que le candidat lui-même à en poursuivre le succès à travers les obstacles dont se hérissent les chemins de toute compétition, même ou surtout académique.

Or, de ces rencontres espacées, je suis toujours sorti avec la même impression. Apparemment au moins, André Chaumeix était un homme comblé, dont l’âge n’avait ni flétri le beau visage, ni voilé le mobile regard et qui conservait, à quatre-vingts ans, une présence d’esprit, une désinvolture et un allant juvéniles. Avec son éternel fume-cigarettes à la cigarette toujours allumée, sa voix sourde mais rapide, la vivacité de ses réparties, le naturel de ses attitudes et ce large mouvement du bras dont il aimait à entourer, en le reconduisant, l’épaule de son visiteur, il m’offrit invariablement l’image souriante de l’homme heureux, dont le bonheur, aimable et obligeant aux autres, était un charme de plus.

Sans doute, au cours d’une carrière trop longue pour demeurer plane et sans heurts, avait-il dû accepter, lui aussi, son lot d’inévitables douleurs. Mais sa discrétion n’en voulait rien déceler ; et au terme de ses jours, André Chaumeix semblait se rafraîchir encore aux sources lointaines du limpide bonheur où s’était épanouie sa jeunesse. De fait, tous les sourires ont éclairé son berceau. Il est né à Chamalières, ce Neuilly de Clermont-Ferrand dont les arbres et la verdure égayent la pierre noire des anciens volcans, dans une spacieuse et confortable demeure, au fond d’un grand jardin, de parents dont le ménage, étroitement uni, l’éleva par l’exemple et dans la tendresse. Sa mère, de Bourg-Lastic en Auvergne, a partout laissé une renommée d’inépuisable charité. Son père, M. Alexandre Chaumeix, était originaire de Felletin, cette petite ville singulière, haut perchée au-dessus de la Creuse, bâtie dans le granit de ses vieilles maisons à tourelles, habitée par une population curieusement disparate : non plus peut-être des poètes de métier comme au temps de Quinault, mais des artisans qui sont des artistes et rivalisent avec les tapissiers d’Aubusson, des ouvriers d’élite qui taillent les diamants, et ces « ambulants » qui montent au printemps vers Paris, pour bâtir Paris, comme ils disent, puis en redescendent à l’automne avec une régularité d’oiseaux migrateurs, quand ils ne s’y fixent point définitivement, retenus par la Grand’Ville qui, entre autres mérites à leurs yeux, avait eu celui de lancer leur fortune. M. Alexandre Chaumeix, lui aussi, avait quitté le toit familial pour Paris où l’appelaient ses études de droit ; mais, ses grades obtenus, il décida de s’inscrire au barreau de Clermont, ce qui lui permettrait de passer près de sa mère, à Felletin, le temps des vacances judiciaires. Seulement, il advint que sa carrière fut très vite interrompue par le succès même d’un début où s’étaient affirmées sa science juridique et la droiture de son caractère. Entré par son mariage dans la famille Pargeix, il fut associé par son beau-frère à la gestion de l’usine dont la propriété leur était maintenant commune ; et il fut bientôt porté par l’estime de ses pairs à la présidence de la Chambre de Commerce de Clermont. C’est dans cette atmosphère familiale de probité et de distinction, de labeur et de large aisance qu’a grandi André Chaumeix.

Quand il fut en âge d’aller en classe, on l’y vit travailler comme en se jouant — déjà — et, rentré chez lui, s’amuser avec entrain. Mais c’est à Felletin qu’il s’en donnait à cœur joie, car aux jeux de la ville s’ajoutaient les promenades en voiture dans la campagne, et surtout les parties de pêche organisées par son père, à deux lieues de là, dans les eaux poissonneuses de la Roseille. Je tiens d’un de ses compagnons d’alors une anecdote où paraissent à la fois sa dextérité de pêcheur et les délicatesses de sa camaraderie. Un après-midi que les poissons avaient plusieurs fois mordu à ses appâts et méprisé ceux de son ami, il changea de place avec lui et lui prêta de force sa ligne perfectionnée. Soixante-dix ans plus tard, mon aimable informateur était encore attendri, en me contant la chose, par ce geste spontané de générosité enfantine.

Je crois, d’ailleurs, qu’à Felletin André Chaumeix dut plus et mieux que des pèches édifiantes, sinon miraculeuses. À Clermont, lorsqu’il courait, sur la place de Jaude, entre les statues de Desaix et de Vercingétorix, ou qu’un peu plus loin il passait devant celle de Blaise Pascal, ou qu’on lui montrait le merveilleux enchevêtrement de l’abside de Notre-Dame du Port, il s’imprégnait, fût-ce à son insu, des grandeurs de la France : son héroïsme, sa pensée, et l’art qui dressa ses cathédrales comme autant de Parthénons de la Chrétienté. Mais au pays creusois, où de clairs ruisseaux courent entre des rives abruptes que dominent d’épaisses châtaigneraies, et, plus faut encore, ces friches dont un foisonnement de bruyères empourpre les solitudes, il a acquis ce vif sentiment de la nature qui ne le quittera plus.

Jusqu’à son mariage où il adopta, pour ses courtes villégiatures, le domaine nîmois de ses beaux-parents, il est toujours retourné à Felletin avec la même allégresse ; et je jurerais que c’est à ces paysages qu’il songeait lorsque, en 1931, il a écrit : « Le secret d’un styliste n’est pas tout entier dans les livres. Il est dans l’amitié rafraîchissante qu’il a entretenue avec les plantes, les arbres et la terre. »

Me trompè-je ? Il me semble deviner la nostalgie dont a souffert André Chaumeix, lié par un attachement filial au pays de ses ancêtres, mais, en même temps, et comme tout bon Creusois, Parisien d’irréversible vocation.

En 1886, Paris a mis la main sur lui et, à vrai dire, ne le lâchera plus. Le moment était venu pour l’enfant qui grandissait, de recevoir l’enseignement d’élite qu’appelaient ses dons exceptionnels. Pour lui en procurer l’avantage, sans se séparer de lui, son père abandonna, si brillante fût-elle, sa situation de Clermont pour les fonctions délicates d’expert-arbitre près le tribunal de commerce de la Seine ; et c’est ainsi qu’en octobre 1886 votre futur confrère fut admis comme externe dans une « cinquième » d’« Henri IV ». Désormais et durant huit années consécutives, l’élève Chaumeix (André) figurera en tête de tous les palmarès avec le prix d’excellence continuellement assorti de récompenses en mathématiques et en version grecque, en discours latin et en allemand, en histoire, en philosophie et, bien entendu, en composition française.

Il moissonnait ses lauriers sans y prétendre ; et ses condisciples se demandaient comment il leur arrivait d’être distancés par cet amateur, avenant, enjoué, serviable, qui les étonnait, à la récréation, par le récit de la pièce de théâtre à laquelle il avait assisté la veille, et aussi par les bottes à l’écuyère dans lesquelles il s’asseyait à côté d’eux les jours où il devait se rendre au manège. Déjà il possédait l’incroyable facilité que d’aucuns ont été tentés de confondre avec une légèreté superficielle et qui dénotait simplement une nature supérieure où l’intelligence était assez prompte et sûre pour tout enregistrer et tout comprendre et assez désintéressée pour ne point tirer vanité de tant de souplesse et d’étendue.

Toujours André Chaumeix est resté fidèle à son lycée. Au point qu’il n’a pas dédaigné, en 1936, de lui consacrer le seul livre qu’il ait eu le loisir de rédiger, un livre exquis d’ailleurs, pétillant et sensible, où il n’a rien omis des éléments dont se compose l’originalité de la vieille abbaye génovéfains qui s’est adaptée, comme si elle l’eût prévue, à sa destination universitaire, et où la jeunesse respire avec insouciance un air chargé des « puissances secrètes du passé ».

Ses professeurs croyaient, comme Bergson, à l’éminente dignité du bon sens, que ce maître prit pour thème dans le discours d’usage à la distribution des prix du Concours Général de 1895 ; et à l’utilité du latin dont, interrogé par la Commission parlementaire de 1902, Bergson a exalté le rôle dans la formation des esprits ; et, comme Chantavoine, ils détournaient leurs auditoires de l’enflure et du désordre, de l’affectation et de l’alambiqué pour les ramener aux lignes sobres des ordonnances classiques où se joue la lumière des chefs-d’œuvre. Si je cite ces deux noms, c’est que Bergson et Chantavoine ont fortement marqué André Chaumeix. Avec Bergson, il a subi l’ensorcellement d’un génie qu’il cherchera souvent plus tard à définir. De Chantavoine, il a appris à admirer le Grand Siècle, c’est-à-dire le XVIIe, et à traduire cette admiration dans la langue du XVIIIe, rapide, dépouillée, incisive comme la phrase de Voltaire. Il n’est pas jusqu’au libéralisme de Chantavoine qui n’ait déteint sur son élève. Rédacteur aux Débats et personnage politique dans son département de l’Aube, Chantavoine aimait à glisser ses opinions dans ses cours ; et Chaumeix vous a rappelé, à propos de l’ostracisme athénien, le mot qu’il avait entendu tomber de la bouche de son professeur et qui, cinquante ans plus tard, le réjouissait encore : « Messieurs, l’ostracisme existera toujours ; il durera aussi longtemps qu’il y aura des huîtres pour donner leurs coquilles. » Certes, nous savons, après les fouilles de l’école américaine à l’Agora d’Athènes, que les votes d’ostracisme, dont elles ont déterré des centaines d’échantillons, vieux de vingt-quatre siècles, se griffonnaient au petit bonheur, non sur des coquilles d’huîtres, mais sur des débris de vaisselle. Cependant ces découvertes n’eussent pas embarrassé Chantavoine. Il en aurait été quitte pour renouveler sa provision de sel attique et il me semble l’entendre, de sa voix chantante et légèrement nasillarde, lancer son trait, acéré par la plus orthodoxe des archéologies : « Messieurs, l’ostracisme existera toujours. Il durera aussi longtemps qu’il y aura des cruches pour lui fournir leurs tessons. »

Comme on pouvait s’y attendre, André Chaumeix sortit d’Henri IV normalien et il a séjourné rue d’Ulm de 1895 à 1898. Pour lui la série rose continuait et, pourtant, je croirais volontiers que ses premières semaines ont été assez maussades. D’abord parce que ses camarades débridaient une fantaisie à laquelle il n’était pas accoutumé, et que, par l’outrance calculée de leurs propos et dans le débraillé savant de leur tenue, ils ont certainement interloqué le nouveau venu. Mais il avait trop d’humour pour faire grise mine à des « canulars » même montés en couleur, et il était trop fin pour ne pas s’être aperçu très vite de l’intensité de la vie intérieure que cachaient ces affectations de cynisme et dont les deux guerres mondiales et les drames d’une résistance acharnée, avec leur cortège de douloureux sacrifices, ont mis à nu la splendide noblesse ; et je soupçonne qu’habitué à la douceur de la vie familiale la plus douillette, il s’est plus facilement acclimaté à l’exubérance de cette Thélème intellectuelle qu’à la clôture monastique où l’École Normale était alors enfermée.

Car jusqu’à la réforme de 1904, l’École Normale fut un pensionnat. Les sorties étaient contrôlées par deux incorruptibles cerbères du cordon que leur vigilance avait fait surnommer Colbert et Louvois, comme si elle n’avait eu d’égale que celle jadis déployée par ces ministres sourcilleux sur les finances et les armées du Grand Roi. À minuit, en semaine, à une heure, le dimanche, la porte se refermait sans pitié ; et les retardataires n’avaient d’autre ressource, si du moins, ils étaient capables de ce tour de force, dont plus tard mon ami Étienne Rey a si souvent couru la « belle aventure », que d’escalader la haute grille aux pointes en fer de lance qui mettait Thélème en cage jusqu’au matin.

Naturellement André Chaumeix a réussi, plus souvent qu’à son tour, à se faufiler entre les barreaux.

J’ai interrogé l’un de ses coturnes — le mot s’écrit sans h et désigne, dans l’idiome propre aux normaliens, non point les brodequins chaussés par les acteurs de tragédie, mais les occupants d’un même studio, la turne. Il se rappelle avoir été maintes fois surpris, après minuit, de voir surgir Chaumeix en habit, s’asseoir devant son pupitre sans même ôter le « claque » qui s’inclinait sur sa tête, se remettre au travail qu’avait interrompu son absence illicite, et le terminer au courant de la plume, comme s’il n’était allé au bal que pour mieux réfléchir au sujet qu’il lui faudrait traiter le lendemain.

Or ce danseur intrépide, cet évadé de l’internat, fut aussi, et sans qu’il y parût autrement que par ses résultats, un des élèves les plus studieux de sa promotion. Au point qu’il s’est, de son propre mouvement, plié à des obligations dont il aurait pu se dispenser. Pour déférer à un désir de son père, il prépara sa licence en droit concurremment avec sa licence ès lettres. Parce qu’il craignait que le grec ne fût sa partie faible, il s’entendit, lui « littéraire », avec son ami « philosophe », le Dr Georges Abt, pour éditer, sous leur double signature, avec des notes et de copieuses introductions, deux dialogues de Platon, l’Ion et le Menéxène. Il n’a, que je sache, parlé à personne de ces éditions, et je les ignorerais pareillement si, par métier, je n’avais pris la précaution de chercher le nom de leur auteur dans les répertoires de la Bibliothèque Nationale. C’eût été dommage, car le débutant y fait preuve d’une rigueur et d’une pénétration qui sont déjà d’un maître.

Cependant ce faux paresseux ne se laissait point détourner, par ces efforts supplémentaires et gratuits, des besognes qui lui incombaient par ailleurs. En littérature française, les appréciations de Gustave Lanson font ressortir le sérieux d’André Chaumeix. Une de ses dissertations sur La Bruyère est jugée, non pas brillante et habile, mais « intéressante et juste ». Une leçon où il a expliqué « pourquoi Racine a fait de l’amour le ressort de la tragédie » lui vaut un terne de compliments : « clair, ingénieux, solide ». Mais c’est en latin qu’il a donné sa mesure. Le « définitif » qu’il a soumis à Gaston Boissier, c’est-à-dire le mémoire de longue haleine que les Normaliens élaboraient en seconde année, et dont cette appellation ironiquement présomptueuse soulignait l’importance qu’ils faisaient semblant de ne pas lui accorder, a littéralement « emballé » votre ancien Secrétaire perpétuel. C’était une étude du « Mime », ce spectacle réaliste qui a ruiné le théâtre des Romains par une concurrence analogue à celle que le cinéma dresse devant le nôtre ; et j’en puis parler en connaissance de cause. Car Chaumeix avait serré son « définitif » dans ses cartons ; et, en septembre 1911, il en extrayait l’essentiel pour les lecteurs de la Revue Hebdomadaire : « Les loisirs d’été permettent de feuilleter les vieux livres — il aurait dû dire mes vieux papiers — pour une érudition de vacances... Le mime fut comme une scène de music-hall ou une revue de fin d’année... » Ajoutons à ces lignes de lui : « ou un acte du Grand Guignol », et, aujourd’hui encore, nous serions en peine de mieux cerner les contours mouvants du mime romain. Ainsi sous les apparences du farniente, Chaumeix avait creusé son sujet en grand laborieux ; et il était aussi spontanément habile à classer ses manuscrits dans ses tiroirs que ses idées dans sa tête. Boissier, qui était perspicace, n’hésita pas à inscrire Chaumeix en tête de la section de latin, ce qui l’amena tout droit, après son agrégation, en 1898, à l’École française de Rome.

Cette fois son bonheur s’illuminait des reflets d’une féerie qui le hantera après qu’il lui aura dit adieu. À peine eut-il ouvert sa fenêtre du second étage du Palais Farnèse qu’il a découvert la souveraine perfection de la Coupole de Michel-Ange et qu’il a laissé monter à lui la mélodie des deux fontaines, sommées des lys de Paul III, dont le ruissellement sans fin allait bercer dorénavant ses journées. Il s’est abandonné à l’émouvante poésie d’une ville où, sous un ciel presque constamment lumineux ou étoilé, parmi les pierres les plus augustes du monde, s’élèvent le chant et la fraîcheur des eaux partout jaillissantes ; et les paroles de Renan ont aussitôt affleuré à ses lèvres : « Rome est la ville sainte et la ville enchanteresse. » L’âge venu, il ajoutera : « Rome, quelle incomparable formation pour un jeune homme. »

De fait, à ceux qui auraient eu l’indiscrétion de s’enquérir d’un peu trop près de l’utilité de l’École Française de Rome, il aurait pu riposter avec la fierté railleuse d’un de ses anciens : « Ce qu’on fait à Rome ? On s’y fait. » Ne doutons point qu’André Chaumeix n’ait achevé de s’y faire. D’abord, par un travail aussi tenace et aussi discret qu’à Normale. Plus tard, avec cet oubli de ses ouvrages, qui est un signe de son caractère, Chaumeix accréditera l’opinion que dans le seul mémoire, sur la sculpture hellénistique, dont il aurait été l’auteur à Rome, il a exhalé ensemble « le premier et le dernier soupir d’un archéologue étouffé au berceau ». N’en croyez rien. Il avait mis en chantier une étude sur les types mycéniens de l’Italie ; et l’Académie des Inscriptions l’en a félicité. En même temps, il avait été attiré par un autre aspect des influences grecques dans la Péninsule ; et ce n’est pas un, ce sont deux intéressants mémoires sur l’art hellénistique qu’on lit toujours de lui dans les Mélanges de l’École française de Rome. Dans l’un, il a décrit et daté deux bustes princiers, par lui dénichés dans la collection particulière d’un patricien que Chaumeix, lié par la politesse de ses engagements, a fait exprès, contrairement à l’usage, de ne point nommer. Dans l’autre, il a commenté le bas-relief dont le comte Primoli, son propriétaire, s’enorgueillissait assez pour s’être refusé jusqu’alors à le laisser photographier, et dont, par une exception qui était déférence, il lui offrit la primeur. C’était une de ces figures allégoriques du bonhomme Dèmos, qu’on a souvent retrouvées à l’Acropole sur les stèles dont elles ornaient les libellés officiels, comme la figure de Marianne décore nos mairies et nos timbres-poste. Dans l’intention de ne point contrister son donateur, Chaumeix avait glissé sur une aussi banale attribution ; mais, s’il avait entrebâillé la porte à des identifications plus ronflantes, il n’avait pas été dupe ; et il avait indiqué le rapprochement nécessaire avec « ces en-têtes de décrets exécutés par des artistes de second ordre, fort habiles à s’inspirer, au IVe siècle, du style de la grande époque ». Avouons-le : si les égards de l’homme du monde ont quelque peu entravé l’archéologue, celui-ci n’avait pas été étouffé et respirait largement encore.

Mondain, Chaumeix le fut à Rome, comme à Paris, sinon davantage. Dans le salon de Mgr Duchesne, il coudoyait chaque jeudi les Français qui visitaient Rome et il captait au vol leurs remarques piquantes ou saugrenues. Dans les salons de nos deux ambassades, il se frottait aux dignitaires de la Curie, aux hommes d’État italiens, aux représentants de la diplomatie internationale, et il bénéficiait de leur information. Dans le salon polychrome du comte Primoli, il captivait les bonnes grâces de la noblesse romaine, sans distinction de couleur, blanche ou noire. Il y a séduit et il y a observé ; et, tout en savourant le plaisir de plaire, il s’est instruit dans tous les salons où il a fréquenté.

Il s’est aussi mêlé à cette gentille population romaine, qui circule familièrement parmi les grandeurs et les reflète dans « la simplicité avec laquelle elle s’attache au naturel, au plaisir, à la vie » ; et, plus que ses stations dans les bibliothèques, ses flâneries l’ont enrichi en cette ville où il rencontrait, au hasard de ses pas, les chefs-d’œuvre que les siècles y ont édifiés, et les traces qu’a imprimées sur ce sol unique l’histoire, plus de deux fois millénaire, où l’église a sauvé, en les sanctifiant, des monuments de l’Empire, et la Renaissance a gravi les plus hauts sommets de l’Art. Mgr Duchesne avait accoutumé d’encourager ses pupilles à l’école buissonnière : « Prenez de l’Italie tout ce qu’elle vous offre. » Soyez sûrs que Chaumeix se le tint pour dit et que son directeur, pendant les vingt-sept ans où il a ébloui Rome par la lumière de sa science et les étincelles de son esprit, ne recruta jamais un disciple plus docile à sa recommandation.

Il semble après cela qu’André Chaumeix aurait dû souhaiter la prolongation d’une présence que des joies de toutes sortes avaient transfigurée ; et lui-même vous a incités à le croire. Il vous a raconté que le pape Léon XIII avait l’habitude de dire « adieu » aux visiteurs qui venaient prendre congé après huit jours et « au revoir » à ceux qui étaient restés davantage ; il a poursuivi par cette anecdote, que voile un regret final : « Un de nos savants amis, qui était venu pour trois mois dans la Ville Éternelle, s’y était attardé pendant sept ans. Nous n’avions pas la liberté d’imiter cet attrayant exemple. » Or le paradoxe est que Chaumeix avait eu celle de rester une année de plus au Palais Farnèse et qu’au dernier moment il a reculé devant elle et n’en a pas usé. C’est, m’a-t-on dit, qu’au début de l’été il avait souffert d’un accès de malaria, et que les médecins l’avaient dissuadé, s’il voulait éviter une récidive, de retourner à Rome. Sans doute, mais je suppose qu’à sa rentrée dans une famille choyée et à la veille de l’Exposition Universelle, sa fièvre paludéenne s’était compliquée d’une rechute de fièvre parisienne. Bien avant que de touchantes cérémonies n’aient mis ce vocable à la mode, le jumelage Rome-Paris s’était soudé au cœur d’André Chaumeix. Mais, pour lui, Rome était le rêve lointain, et Paris, la proche réalité et l’attirance invincible ; car il aimait le présent plus que le passé, le beau plus que l’archéologie, la littérature plus que l’érudition, la vie plus que l’histoire et, bien entendu, Paris plus que tout le reste.

Ce Paris que, dès son enfance, il avait appris à chérir comme le lieu prédestiné aux meilleures de ses joies, il le retrouvait, en une radieuse fin de siècle, plus beau qu’il ne l’avait jamais vu, parure d’une France puissante et riche, qui commençait de faire trêve aux dissensions provoquées par « l’Affaire » pour mieux accueillir dans sa capitale l’affluence du monde entier. Rien de ce qui faisait alors battre le cœur de Paris ne lui était étranger : ni l’art, à quoi, encore tout imprégné de ses sensations d’Italie, il consacra des notes pleines de tact, dans la Gazette des Beaux-Arts ; ni la littérature, dont il annonçait, en précurseur, les nouveaux talents dans des articles du Gaulois ; ni la politique, au premier plan de laquelle il fut soudain poussé par son irruption au Journal des Débats.

Le comte Étienne de Nalèche, directeur des Débats, possédait un château aux environs de Felletin, la petite patrie des Chaumeix. Pendant les vacances, il recherchait la compagnie du père, dont il sollicitait les consultations juridiques, moins en voisin occasionnel qu’en véritable ami. Il lui suffit de quelques entretiens avec le fils, qui revenait de Rome, pour pressentir la force qu’apporterait à son journal une recrue de la valeur d’André Chaumeix dont le savoir, dénué de pédantisme, était encyclopédique, le jugement foudroyant, et la conversation, un régal, sans apprêts, d’acuité et d’à-propos. Il lui offrit, en 1900, d’assumer, avec Jules Dietz et Francis Charmes, la rédaction de l’article qui, en tête de la première page et sous le voile d’un anonymat qui ne trompait personne, exprimait, chaque soir, sur le principal événement du jour, les vues propres à la personnalité morale des Débats. Après le fameux congé signifié par John Lemoinne aux « bonnets à poils » de la coalition dirigée contre M. Thiers, le vénérable immeuble de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois était devenu un bastion du centre-gauche, le rendez-vous des libéraux que le Second Empire avait jetés dans les bras de la République ; et voilà que M. de Nalèche proposait d’en remettre l’étendard, non à un vétéran des luttes du forum, mais à André Chaumeix, qui n’en avait encore jamais tâté. Quelle perspective périlleuse, mais exaltante, pour un jeune homme de vingt-cinq ans, qui, à l’âge où il aurait dû suivre de loin les remous de la politique, était tout d’un coup appelé à l’orienter dans l’esprit public ! C’était à la fois une lourde responsabilité et un grand honneur. Il les accepta sans forfanterie, mais aussi sans hésitation. Cette opinion, qu’on lui confiait, ne savait-il pas d’avance qu’il lui serait facile de la diriger, sans se démentir lui-même, dans le sens du patriotisme et du libéralisme auxquels l’avaient personnellement amené son éducation, son séjour à l’étranger, et ses réflexions ?

À partir de 1908, et jusqu’en 1940, il sera, tous les jours, le seul leader des Débats. Il a mené en souriant une tâche dont un autre que lui aurait été accablé et qui lui a fait noircir d’affilée des milliers de pages sans ratures ; et on l’a vu bientôt doubler, tripler un fardeau qui n’était léger qu’à ses épaules. Comme s’il avait craint qu’émise d’une seule tribune sa voix eût risqué de ne pas être entendue, il a parlé du haut de toutes celles dont sa dialectique devait successivement — ou simultanément — lui ouvrir l’accès. Du Ier novembre 1919 au Ier mars 1920, entre Charles Benoist, désormais accaparé par son mandat parlementaire, et Raymond Poincaré, encore enchaîné pour quelques semaines aux servitudes élyséennes, il a couvert l’intérim de la chronique politique à la Revue des Deux Mondes. Après quoi, et jusqu’en 1926, il a transporté ce bulletin de quinzaine à la Revue de Paris, dont Ernest Lavisse, en 1920, lui avait remis la gestion. Quand il eut quitté la Revue de Paris, il le transforma en une suite de notes quotidiennes du Figaro qu’à côté de Lucien Romier, rédacteur en chef politique, il administra jusqu’en 1931. Enfin de 1933 à 1939, il a écrit pour la Revue des Deux Mondes quatorze articles de fond, qu’il groupa sous un titre commun — Le glissement de l’État — qui en amorce déjà les explosions. Il ne cesse pas pour autant d’être le leader des Débats. Il est comme le soldat qui change de créneau pour varier les effets de son tir. Il se multiplie sur tous les points d’appui d’une ligne menacée. Partout, il s’impose. Bientôt il touche, avec son élection à l’Académie, à l’apogée de sa carrière. Son crédit augmente par l’importance de son rôle dans une presse dont il est l’inspirateur, par la faveur des salons où de précieuses amitiés féminines fleurissent un ascendant que les hommes ne songent plus à lui contester, et ce crédit est d’autant plus solide que, par son mariage, en 1903, avec une petite-fille du sénateur Scheurer-Kestner, cousine, par conséquent, de Mme Jules Ferry, il s’est allié à la plus authentique des noblesses républicaines.

Il apparaît comme le journaliste de l’heure et il n’aspire point à un autre titre — le vieux journaliste que je suis, a-t-il dit de lui-même ici en 1933. En quoi il eut raison, car c’est le journaliste que vos suffrages avaient récompensé ; et, s’il en fut parmi vous qui s’éloignaient de la ligne qu’il s’était tracée, tous, vous lui étiez reconnaissants du prestige qu’avait acquis au journalisme français sa plume étincelante.

Pendant trente-deux ans, il l’a mise au service des mêmes causes la restauration de l’État, la sécurité de la Patrie ; et les yeux fixés st ces buts immuables, il a brodé d’infinies variations sur un petit nombre de thèmes. L’un des principaux est l’expansion du communisme, qu’il considère comme funeste pour la démocratie en France et pour la civilisation de l’Occident, en général, puisque, a-t-il observé en 1927, Moscou, « pour provoquer le bouleversement du monde n’hésite pas à compromettre la suprématie de la race blanche en Asie ». De cette appréhension résulte l’énergie avec laquelle il a combattu les formations politiques dont il craignait que, fût-ce sans le vouloir, elles ne dussent favoriser les desseins du Kremlin : le carte] de 1924, le front populaire de 1936.

Sur ces sujets rétrospectifs, et néanmoins brûlants, dont l’éclairage en ces derniers temps semble s’être quelque peu modifié, mon opinion personnelle importe peu ; et je n’ai point qualité pour traduire la vôtre qui, au surplus, ne saurait être unanime ; car si un vieil exemple de Lhomond m’a appris, il y a bien longtemps, qu’il existe autant d’avis que de têtes humaines — quot homines, tot sententiae — je suis absolument persuadé de mon incapacité présente à faire tenir deux têtes sous le même bicorne. Ce qui demeure hors de discussion, c’est le talent, c’est la sincérité d’André Chaumeix qui, au lendemain de notre victoire de 1918, a été obsédé par le danger de la guerre allemande, au point que toutes celles de nos faiblesses qui lui paraissaient le rapprocher ou le grossir excitaient son indignation et haussèrent parfois le ton de ses articles à la violence des diatribes.

De sa clairvoyance passionnée, les témoignages abondent. En 1925, il a salué de ses vœux la signature du pacte de Locarno, mais avec la crainte qu’ils ne fussent très tôt déçus : « si l’Allemagne ne change pas, la Conférence de Locarno n’ouvrira que l’ère des duperies. » En 1930, après les élections qui ont garni les bancs du Reichstag de nazis vociférants et revendicateurs, il prend acte de ce que, bouleversée par leur intrusion, « la démocratie allemande dévoile son visage de démagogie et de pangermanisme ». Après l’ultimatum d’Hitler aux Tchèques, le 11 mars 1938, il enregistre, le cœur serré, la vérification de ses pires pronostics : la résurrection, devant une Europe effrayée, « de l’ancien Empire germanique avec ses vieilles méthodes et ses vieux desseins, durci par sa défaite, sans scrupules et conquérant ». Après Munich, il n’est « munichois » qu’à regret ; et, s’il ne nie point que les accords du 30 septembre 1938, en mettant fin à une alerte qui a secoué le monde entier, ont produit une impression de soulagement qui est naturelle, il n’en laisse pas moins pointer son inquiétude « sur les décisions qu’ils laissent à prendre ». Quand la guerre survient, elle ne le surprend pas. Il se borne à en rejeter la responsabilité sur l’hitlérisme, « cette sorte de barbarie qui n’admet ni rapports internationaux corrects, ni droit, ni justice, ni sincérité » ; et il demande que, si longue et difficile qu’elle se prépare, « la lutte soit conduite jusqu’au bout ».

Ce n’est point de gaîté de cœur que j’ai glané, dans l’œuvre éparse d’André Chaumeix, ces citations où se succèdent nos déceptions, où renaissent nos angoisses, où se rouvre, pour un instant, l’abîme où la France a failli s’effondrer. Mais sans chercher, en ces évocations d’un passé révolu, des allusions au présent et, encore moins, des prémonitions d’un avenir où je n’aperçois, pour l’Europe, d’autre salut que l’union, je ne disposais point d’autres moyens pour raviver la flamme patriotique dont a brûlé André Chaumeix. De quelles lueurs n’a-t-elle pas brillé sans qu’elle l’ait jamais aveuglé jusqu’à l’injustice ? Il a loyalement tenu compte des entraves dont nos alliances empêtraient notre action, et des restrictions que nous imposaient des solidarités dont la rupture eût été fatale. Conséquent avec lui-même, il a regretté amèrement que le gouvernement anglais y eût failli en n’appuyant pas, ne fût-ce que d’une approbation platonique, une intervention armée qui, en 1936, aurait tout sauvé. « Après la violation de la Rhénanie, l’Angleterre n’a pas prononcé un mot de blâme ; et elle invite les délinquants à déjeuner. » Et c’est tout, ni cri de colère, ni vitupérations. Simplement ce trait d’humour désespéré.

Aussitôt qu’intervient, au bénéfice de ce qu’il considère comme l’intérêt vital de la nation, une déclaration ou un acte de ceux qu’à l’ordinaire il malmène rudement comme des adversaires, André Chaumeix les en loue sans restrictions. En février 1925, il salue comme « un avertissement émouvant » le discours que M. Herriot avait prononcé sur la sécurité française. En septembre, il atteste le gré qu’il sait à M. Caillaux de maintenir le lien « entre nos payements et ceux que nous recevons de l’Allemagne ». En mars 1927, il applaudit au vote par lequel « l’unanimité des voix de la Chambre qui ne sont pas l’écho de Moscou a adopté la loi sur l’organisation de la nation en guerre », qu’on a « justement nommée la loi Paul-Boncour ». Chez lui, le patriotisme parle toujours le plus haut et fait taire, dès que Chaumeix a obtenu un commencement de satisfaction, ses animosités et le branle-bas de ses batailles. C’est son amour de la France qui, à mesure que s’amoncellent les nuages sur la paix, rend sa plume plus mordante, et l’on serait même tenté de voir alors s’infléchir sa pensée vers un autoritarisme plus voisin des théories maurrassiennes que des idées libérales en honneur aux Débats. Mais il se pourrait bien qu’il n’y eût là qu’une illusion et qu’André Chaumeix n’eût jamais répudié les convictions qui avaient été celles de sa jeunesse et de sa famille. Il arrive souvent que des républicains aient l’air de cesser de l’être, précisément à la suite d’une sorte de refoulement devant les mutilations qu’infligent à leur idéal les décevantes réalités du pouvoir. On croit qu’ils ont changé quand c’est le monde qui change autour d’eux. Ainsi que les voyageurs d’un train à l’arrêt se figurent rouler quand c’est, sur les rails d’à côté, le train des autres qui s’ébranle, ils donnent l’impression de reculer quand, au contraire, ils restent fidèles à eux-mêmes au milieu des partis précipités dans une évolution qu’ils n’ont pas suivie.

Au fond Chaumeix n’aura été réactionnaire que si c’est l’être que persévérer dans l’attachement à la doctrine des fondateurs de la IIIe République et, singulièrement, de ce Jules Ferry dont il était l’allié. Il a opposé à cette « négation combative affublée du nom à tout faire de laïcité... la vieille neutralité » qu’avait préconisée Ferry et qui « était à base de morale et de respect des consciences ». En 1926, il invoque de nouveau Jules Ferry qui, « fondateur de l’école laïque, était en même temps l’homme qui disait : « le péril est à gauche ». En 1934, c’est avec une citation de Jules Ferry qu’il proteste contre les scandales du moment : « J’ai dit que de tous les maux que les années du pouvoir personnel ont causés à ce pays, le plus grand, c’est l’avilissement de la justice. Ainsi parlait Jules Ferry sous l’Empire. » Enfin si Chaumeix, sortant de son ordinaire modération, s’est attaqué avec une façon d’alacrité furieuse à l’Allemagne de Guillaume II et de Hitler, n’est-ce pas que veillait toujours en lui le sentiment qui, chez Jules Ferry, a primé tous les autres et lui dicta son testament : « Je désire reposer en face de cette ligne bleue des Vosges d’où monte à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus » — des vaincus qui étaient devenus les vainqueurs et dont il n’a pas dépendu de Chaumeix que leur fût épargné un retour offensif de l’affreuse défaite.

Lorsque la Wehrmacht eut occupé les trois cinquièmes du territoire français, il n’entendit pas se salir d’une palinodie et c’est sous sa signature et à ses risque et péril qu’il a rédigé le bulletin politique de la Revue des Deux Mondes dont il avait assumé la responsabilité trente mois plus tôt et que, confiant dans les garanties d’indépendance que paraissait lui offrir la ligne de l’armistice, il avait repliée à Clermont. En quoi je me permets de juger qu’il eut raison ; car renoncer à diffuser à l’Étranger un périodique plus que centenaire, dont les lecteurs étaient dispersés sur les deux continents, eût aggravé le poids de nos malheurs d’un découragement sans appel, d’un manque d’espoir pire que la déchéance dont nous étions momentanément frappés. Il était bienfaisant que les voix françaises les plus écoutées au dehors se fissent encore entendre, et l’on doit être reconnaissant à André Chaumeix de leur avoir donné la parole. Lui-même fit front, à l’adversité, et s’arrangea de manière à laisser percer entre les lignes sa résolution et sa foi. Par exemple, le 1er septembre 1940, il se hâte d’enregistrer « l’événement significatif » du vote, le 28 août, par le Sénat des États-Unis, de la conscription militaire ; et il le commente en des termes qui ne pouvaient tromper le plus obtus des « occupants ». Le 15 juillet 1941, il revient à la charge et plus clairement encore « Hitler, — car il ne prend pas de gants et écrit Hitler tout court a exprimé son désir de terminer la guerre en 1941. Mais cette solution ne dépend pas de lui. Elle dépend de l’Amérique, riche, lointaine et puissante. » Huit jours avant Pearl Harbour et la déclaration de guerre de l’Allemagne aux États-Unis, on dirait que, par un don de seconde vue, il a senti ce qui allait se passer et, le 1er décembre 1941, il ne cache ni les perspectives qui se dessinent à ses yeux, ni la jubilation intérieure qu’il en éprouve : « Pour la guerre, comme pour la paix il n’y a pas seulement une question Hitler-Staline : il reste une question Hitler-Roosevelt. »

Aussi, quand surviennent le débarquement américain à Alger et l’extension corrélative de l’occupation allemande à la métropole entière, aurait-on pu s’attendre à ce que Chaumeix sabordât la Revue des Deux Mondes, comme d’autres journaux se sont alors bravement sabordés. L’opération ne présentait plus d’inconvénient, puisque les dés étaient jetés, et que, si l’on pouvait discuter de la date où le but serait atteint, il n’y avait plus nulle part un homme sensé qui révoquât en doute le triomphe final d’une coalition où notre Patrie, ajoutant aux forces volontaires de la France Libre, la puissance de son armée d’Afrique étoffée, entraînée par le général Weygand, et conduite feu par le général Juin, venait de rentrer superbement, avec de nouvelles victoires dans les plis de ses drapeaux à peine déployés. Cet immolation, si douloureuse fût-elle, je crois que je l’eusse consentie, puisque, aussi bien, dans une France totalement occupée, il n’y avait plus de véritable liberté, pas même pour le maréchal Pétain, à qui le micro était interdit par des sections de S.S. en armes. Néanmoins Chaumeix ne s’y est pas résigné et j’aperçois le mobile auquel il a obéi. S’y résoudre eût été montrer au Maréchal qu’il ne disposait plus que d’une autorité captive et d’une gloire en otage. Chaumeix vénérait, aimait de la plus respectueuse affection le vainqueur de Verdun qui l’avait accueilli parmi vous. Comme ceux qui ne regrettent ni ne rougissent d’avoir, de leur mieux, servi la nation aux ordres d’un tel chef, il en admirait le réalisme minutieux et la majestueuse rectitude, la foi intacte dans les destinées du pays, l’abnégation totale et délibérée. Il savait que la seule peur qui fût capable de paralyser cette volonté était celle de notre « polonisation ». Il comprenait, en outre, que dans une tempête aussi épouvantable que celle qui alors ébranlait la planète, Dieu seul, tenant le gouvernail, aurait pu éviter les erreurs de manœuvre. Il est donc resté aux côtés du vieux pilote désemparé. Il est possible que d’aucuns l’en blâment. Pour moi, je pense qu’il s’est noblement élevé à cette forme hautaine de l’honneur qu’est la fidélité dans l’infortune.

Après la Libération, Chaumeix a dit adieu à la politique militante et à ce métier de « journaliste » qu’il avait exercé comme on s’acquitte d’une mission.

On a souvent regretté sa retraite en se rappelant ses prouesses d’improvisation.

Mais cette virtuosité de Chaumeix lui était inhérente. Elle procédait de sa mémoire implacable, des lectures qui l’avaient nourrie et d’une activité mentale en perpétuel entraînement, jusque dans les charmants a parte d’une « réception » bien parisienne. Elle ne l’a pas abandonné parce qu’il abandonnait le journalisme. Elle l’a secondé jusqu’à la fin de sa vie, dans les tâches auxquelles il s’est dès lors consacré et que lui imposaient ses fonctions à la Revue des Deux Mondes, ses devoirs académiques, et, plus que ses fonctions et ses devoirs, son amour des bonnes lettres que, toujours, et même au plus fort des mêlées politiques, il avait cultivées avec prédilection.

D’abord il s’employa à ressusciter la Revue des Deux Mondes à Paris, vigoureuse et florissante. Il n’eut, pour aboutir à ses fins, que de s’inspirer de l’éclectisme, qui est le libéralisme en littérature, et de reprendre les méthodes qui lui avaient réussi à la Revue de Paris, quand, avec un audacieux discernement, il y avait introduit des auteurs qui étaient alors inconnus et sont aujourd’hui consacrés ; et grâce à lui, sa Revue, la Revue, eut tôt fait de recouvrer sa vogue internationale.

Envers vous, Messieurs, André Chaumeix a fait preuve du même zèle et de la même assiduité ; et c’est un fait avéré que l’autorité dont il était investi parmi vous. Il a même passé pour votre « Grand Électeur ». Vous l’avouerai-je ? C’est là un terme que je n’aime guère, car, à un ancien professeur d’histoire, il suggère un rapprochement fâcheux avec les commencements de la monarchie prussienne, et c’est aussi une réalité sur laquelle vingt-six ans de vie académique, dans une autre compagnie, m’ont rendu sceptique. L’égalité, dans une indépendance sans interdépendance, m’y est apparue comme le dernier mot de la sagesse et de l’agrément des Académies ; et si l’on tient absolument à garder l’expression dont je me permets de suspecter la pertinence, je me figure qu’ici, quand vous êtes au complet, il y a au moins trente-neuf « grands électeurs ». Je conçois d’ailleurs sans peine comment André Chaumeix a usurpé sa réputation. Elle est née de l’intérêt qu’il portait à vos choix et dont il ne se cachait pas. De là à supposer que vos choix furent toujours ceux qu’il avait désirés, il y a un pas que les élections de ces dernières années ne vous aideront pas à sauter. Lui-même était trop souvent écartelé entre des préférences contraires pour éprouver peine ou surprise de ses déconvenues. Ne prenons point pour de petites habiletés ses tiraillements et ses scrupules ; et ne surestimons pas la prépondérance ballottée d’André Chaumeix. Admirons plutôt par quel respect de votre place dans la nation, par quel dévouement à votre renommée il avait conquis votre confiance.

Quelles marques ne vous a-t-il pas prodiguées de sa permanente et universelle disponibilité ! À peine éteints les bravos de sa réception, le 30 avril 1931, il vous représente deux fois dans le même dimanche de mai : à Angoulême où s’inaugurait un monument à la mémoire de Guez de Balzac, et à Champagne-de-Balzac où les fidèles d’Alfred de Vigny avaient élevé une stèle au poète des Destinées. Cinq mois plus tard, vous le déléguez à la séance des cinq classes de l’Institut de France ; et dans une communication mémorable sur les adjectifs à la mode, s’en prend à des abus qu’il n’a, hélas, point réprimés en les dénonçant ; il se moque de la fortune éclatante de certaines épithètes déformées et dévoyées par l’emploi qui en est fait à tort et à travers et, notamment, de ce « formidable », « déjà bon pour l’amour comme pour la haine, pour la hausse comme pour la baisse, pour la Société des Nations comme pour les cuirassés » ; il remonte à la source de ces hyperboles ridicules, grâce auxquelles un public grégaire se figure brûler les étapes, remplace les émotions par les commotions, et se berce puérilement du rêve de vivre dans une époque fertile en miracles ; et, d’un bout à l’autre de cette scintillante satire il offre à son auditoire qu’elle déride un festin dont je n’ai pu recueillir les miettes que dans la collection réservée de votre Bibliothèque, nos confrères d’il y a vingt-cinq ans s’étant empressés, pour le déguster à loisir, d’épuiser jusqu’au dernier le lot des tirages à part de ce texte prophétique et cocasse. Vous ne laissez plus de répit à votre confrère. L’an d’après, vous le nommez votre directeur pour le dernier trimestre parce qu’en cette qualité il devra présider la séance des cinq académies et payer aux défunts de 1932 le tribut de souvenirs dont il a relevé l’expression rituelle par le coup d’aile de sa péroraison. En 1935, il est chargé du discours sur les prix de vertu et l’émoi qu’ont provoqué ses récits de tant de sacrifices humbles et sublimes, il l’apaise soudain par une esquisse impayable de la figure de ce M. de Montyon, qui « a fait une distinction définitive entre les titres requis pour obtenir des prix de vertu et les titres requis pour en fonder ». Cependant, il ne se dérobe point à l’effort qu’exige la réception de vos nouveaux élus, pour qu’elle soit digne d’eux et de l’Académie. Qu’il s’agisse de romanciers comme M. François Mauriac ou de M. Maurice Genevoix, de diplomates comme le comte de Chambrun, d’humanistes comme André Bellessort ou de philosophes comme Édouard Leroy, la variété des analyses auxquelles le contraignent des esprits aussi différents ne fait que mieux ressortir la chatoyante justesse de chacune d’elles. En somme les avis d’André Chaumeix n’auront eu tant de poids à l’Académie que parce qu’il y avait réalisé l’idéal de l’académicien exact au rendez-vous de toutes ses obligations, et l’idéal de l’orateur académique à ce point adéquat aux sujets qui lui échoient qu’on serait tenté d’attribuer à l’éloquence sans rhétorique dont il a illustré tant de vos séances les caractères spécifiques d’un genre nouveau de la littérature, s’il n’y avait pas tout bonnement apposé son cachet, en y ajustant, avec une rare habileté, ses dispositions invétérées pour la critique littéraire.

Il s’était initié à elle dès l’École Normale ; c’est elle qui, à son retour de Rome, lui a fourni ses premiers feuilletons ; et, quand lui eut incombé la rédaction en chef des Débats, il s’arrangea toujours de manière à lui réserver une part importante de ses curiosités et de son temps.

En 1910, il avait succédé à Édouard Rod dans la recension des livres nouveaux à la Revue Hebdomadaire ; puis la Revue des Deux Mondes créa pour lui la rubrique d’une « Revue littéraire ». Ainsi la fécondité du lettré rejoint bientôt celle du politique ; et de cette production, j’augure qu’elle paraîtra dans l’avenir la plus originale. La critique d’André Chaumeix a su tout de suite se constituer un but, une méthode, un rythme qui n’appartiennent qu’à elle. Tandis que c’est un ravissement que de tourner les pages où Mme Gérard d’Houville prête la magie de ses narrations poétiques aux ouvrages dont elle rend compte en ces « lectures romanesques » qui se sont substituées à la « Revue Littéraire » d’André Chaumeix, celle-ci nous touche moins par les grâces qui, par endroits, y sourient aussi, que par la largeur des horizons qu’elle nous ouvre et par la gravité des réflexions sur la littérature, miroir d’une société et d’un temps, dont elle a, pour nous, amassé les trésors. Chaumeix essaye moins de distinguer les individus que de déterminer les courants qui les entraînent, et si ses phrases coulent de source, comme celles de Jules Lemaitre, les conceptions qu’elles traduisent l’éloignent de l’impressionnisme de ce devancier ; elles le rapprochent davantage de celles de Brunetière sur l’évolution des genres, ou, si l’on préfère, de celles de Barrès sur les familles spirituelles. Ce qu’il aime, c’est confronter des ouvrages qu’un lien caché raccorde à l’insu de leurs auteurs, et dégager le dénominateur commun que le public était à cent lieues de soupçonner entre eux. Par exemple, dans Images d’Amérique, il se sert de livres aussi dissemblables que les États-Unis de M. André Siegfried, que le New York de M. Paul Morand, que des Scènes de la Vie future de M. Georges Duhamel pour écarter de nous la tentation de chercher si loin le bonheur. En général il se tient aux aguets du moindre changement dans les goûts du public. Ainsi il nous signale, avec la même précision de diagnostic, la popularité croissante de la biographie, dont le Disraëli de M. André Maurois lui offre le modèle ; le développement de la littérature féminine qui, mieux que celles des hommes, fait écho aux voix de « la nature, de l’amour, de l’enfant, du rêve et de la foi » ; l’apparition d’un exotisme qui n’est qu’une évasion hors d’une Europe où les blasés s’ennuient et dont les rêveurs sont excédés. Plus il avance en âge, plus il s’ingénie à percer la pensée des jeunes, et il s’alarme, comme de symptômes d’anarchie, de leur propension généralisée à négliger la composition, à dissoudre la personnalité, à libérer les instincts physiologiques en une saturnale d’appétits charnels. C’est que, même quand il traite d’œuvres de pure imagination, le critique pense et écrit en moraliste.

C’est là un côté de sa personnalité auquel d’aucuns ne s’attendaient peut-être pas, mais qui, j’en suis sûr, avait déjà frappé ceux à qui les sourires de l’homme du monde ne dissimulaient pas, à l’arrière-fond psychologique plus ou moins mystérieux qui s’émeut en nous, son inquiétude et ses élans. Je tiens d’un de ceux qu’a le plus affligés sa perte, un indice à cet égard probant. En décembre 1937, André Chaumeix prit contact avec le personnel de la Revue des Deux Mondes dont il inaugurait le gouvernement. Il retint auprès de lui le plus jeune de ses futurs collaborateurs, et, gentiment, le confessa : « Eh bien, que dit-on de mon arrivée ici ? N’esquisse-t-on pas des réserves N’hésitez pas à m’en faire part. » Et l’autre, timidement, d’avouer que, chez certains, il avait présumé une appréhension que, dans une maison aussi sérieuse, le nouveau directeur ne fût un peu frivole. À ce mot, Chaumeix, au lieu de se fâcher, se prit à rire : « Frivole, vous allez voir », et il apporta à la Revue, dans les premiers jours de 1938, les vingt pages par lesquelles elle allait dignement célébrer, à la date voulue, le troisième centenaire de la naissance de Malebranche, ce cartésien dont la pensée, « tournée vers la sagesse éternelle », procure à qui la pénètre la paix et la douceur dont elle est imbue. N’auraient pu être déconcertés par la maîtrise de ce philosophe sans jargon, mais non sans profondeur, que ceux qui avaient oublié la préférence que, dans ses chroniques, André Chaumeix avait souvent affichée pour la métaphysique. Dès 1910, rendant compte des Études Anglaises de M. André Chevrillon, il en avait détaché le passage qui faisait écho à ses préoccupations et répété : « Une société trop intellectuelle qui ne respecte plus rien que l’intelligence peut marcher avec orgueil à la mort. » En 1911, il avait félicité en Maeterlinck « le gardien des vieux mystères du monde, qui recueillit l’âme dans une littérature qui n’en voulait plus ». En 1913, ont paru les articles célèbres où il a introduit les lecteurs de la Revue Hebdomadaire sur la route royale de cette philosophie de Bergson qui enracine la métaphysique dans l’expérience, prolonge le cogito cartésien par l’intuition et retient comme essentielles les réalités spirituelles que Descartes n’avait admises que par exception.

On ne saurait exagérer l’emprise de Bergson sur André Chaumeix. Ainsi que celui-ci devait, en 1941, le reconnaître, il avait été envoûté par « l’enchantement austère qui provenait du déroulement d’une pensée et de l’exactitude d’une expression » pareillement maîtresses d’elles-mêmes. Toujours il a gardé l’empreinte de ce prodigieux enseignement. Elle s’est même accusée à mesure que s’écoulaient ses années et que remontaient en lui les vérités qui avaient flotté, lumineuses et saisissantes, dans l’air de sa jeunesse. À l’âge où le cœur se dilate et où l’intelligence prend son pli, il avait assisté, non en spectateur impassible, mais en adepte fervent, à la transformation d’une philosophie que Lachelier, Boutroux, Bergson avaient progressivement soustraite à l’étroitesse du scientisme par une compréhension plus large du réel, de la science et de la pensée; et le spiritualisme, inspirateur de cette renaissance, était alors devenu le sien.

Devons-nous aller plus loin ? Faut-il supposer qu’à l’exemple de son maître Bergson, il a fini par accorder son spiritualisme au credo de l’Église ? Ses intimes en sont certains. Pour moi, je ne puis qu’indiquer les signes qu’au travers de tant de lignes fugaces j’ai entrevus du lent et durable travail qui s’opère dans une âme redevenant chrétienne. Jusque dans les articles politiques d’André Chaumeix s’ébauche le cheminement d’une conversion. Le 15 juin 1938, il condamne les violations du droit commises par les nazis au nom de la protestation que Sa Sainteté Pie XI avait élevée contre l’usage hitlérien de la force et il déclare qu’en l’occurrence « la plus grande puissance morale du monde a été vraiment l’expression de la conscience universelle ». Le 5 mars 1939, il répond à l’appel que Sa Sainteté Pie XII venait d’adresser urbi et orbi, « pour que le monde troublé s’apaise et que les peuples retrouvent le sentiment des intérêts supérieurs de l’humanité ». Certes nombre d’incroyants ont, à l’époque, salué avec émotion ces messages salutaires des souverains pontifes. Mais sans doute leur parole n’a-t-elle vibré dans le cœur d’André Chaumeix que parce que leur foi s’y était dès lors insinuée.

Dès 1910, il s’était approprié l’exclamation de Montaigne : « Oh ! la vile chose et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus d l’humanité. »

Plus tard, en 1935, il constatera que sans la foi nous serions voués au désespoir, car « la nature ne nous offre jamais que la contemplation de la faim, du désir, de la souffrance et de la mort. Le destin di l’humanité est d’y avoir ajouté un reflet divin. Dans l’étroit horizon de cette terre où elle s’arrête un jour, elle a comme une réminiscence d’un autre univers ». Cette réminiscence, des platoniciens ne l’auraient pas désavouée, mais il semble que maintenant Chaumeix la tire des textes sacrés.

Assurément il n’y a point d’académicien qu’on soit moins tenté de comparer à un théologien ou à un prédicateur qu’André Chaumeix; et pourtant il n’y en a pas un qui ait, devant vous, semé, avec cette profusion, les références aux Écritures. En 1933, il appuie son argumentation sur un rouleau de paraboles. En 1935, il insère dans sa louange des prix de vertu la plus grande partie de l’Épître de saint Paul sur la charité. L’an d’après, recevant André Bellessort, peu s’en faut qu’il ne vous invite à réciter le Pater qui, pour lui, est la « prière éternelle ». Mais c’est en 1945, à la réception de M. Édouard Leroy, qu’il s’est le plus complètement révélé. Partant de la célèbre formule de Lachelier — le monde est une pensée qui ne se pense pas suspendue à une pensée qui se pense —, il a motivé dans le langage de l’école ses convictions de philosophe et, aussitôt après, il vous a désigné, dans l’Évangile, le foyer de lumière auquel elles s’échauffaient en lui, en vous faisant part de son entretien avec Bergson, où celui-ci lui avait affirmé : « Tout est dans le sermon sur la montagne, et hors de là je ne vois rien. »

Qui donc, maintenant, s’étonnera d’apprendre de ses familiers que le Nouveau Testament était devenu son livre de chevet ? Qui ne comprendra pourquoi, avec un courage, qui lui interdisait de trahir la tristesse de son malheur, mais lui conférait la force d’en atténuer la cruauté par de touchantes prévenances, il a supporté sa plus dure épreuve, la maladie qui, durant près de quarante années, a immobilisé Mme Chaumeix ? Et surtout pourquoi, deux ans après la séparation d’avec elle, il a regardé lui-même s’approcher la mort sans l’ombre d’une appréhension ?

Pendant des mois, la sinistre image lui en fut présente, chaque jour et chaque nuit, comme aux cardiaques trop intelligents pour s’abuser sur leur état et pour différer la menace suspendue sur eux. À personne, il n’a jamais rien laissé paraître des anxiétés qui en auraient torturé d’autres ; il a fait face, comme d’ordinaire, à ses devoirs, sans fléchir, sans, non plus, se préoccuper, comme on l’en pressait autour de lui, de relier, en des livres qui garderaient son nom de vieillir, les feuilles volantes où il s’était éparpillé; et rien n’est plus émouvant que le récit de ce mercredi de février 1955 qui vous a mis deux fois en deuil et fut son dernier jour. Dès qu’il eut été informé du subit décès de Paul Claudel, il s’enquit, par un coup de téléphone à la Revue des Deux Mondes, du mal auquel le grand poète, votre confrère, avait succombé « À un étouffement », lui fut-il répondu. « Moi aussi, a-t-il dit alors avec la plus parfaite simplicité, je viens d’avoir une crise d’étouffement; mais l’ancienne infirmière de Mme Chaumeix, qui est près de moi, va me faire une piqûre et cela va déjà mieux. » À onze heures, il téléphonait à son ami M. Léon Bérard. Puis, à midi, survenait une nouvelle crise, qui l’a terrassé. Pas un instant il n’avait ni cillé, ni tressailli. Jusqu’au bout il aura conservé sa sérénité.

En cette crânerie, comme en ce désintéressement, les uns ne verront que l’élégance suprême du galant homme qu’ils affectionnaient. D’autres penseront à lui faire honneur d’un stoïcisme laïque, comme si, d’avance, il n’en avait pas récusé l’insuffisance, lorsqu’en 1910 il avait complimenté William James d’avoir « en regard des sentences austères de Marc Aurèle placé les douces phrases de l’Imitation ». D’autres, enfin, oseront peut-être rapporter son détachement et son intrépidité à l’indifférence de l’épicurien qui ne se satisfait que de Jouissances immédiates et ne redoute que la souffrance. Je crains fort que, bienveillants ou hostiles, ces juges sommaires n’aillent se tromper sur son compte. N’est-ce pas plutôt la charité chrétienne qui acheva de le déprendre de lui-même, des calculs égoïstes et des biens éphémères ? N’est-ce pas l’espérance chrétienne qui assura sa marche, quand il lui fallut, à son tour, franchir le passage sombre et sacré qui nous sépare de l’Invisible ? Prêtons l’oreille à son chant du cygne, à admirable article sur Lamartine, paru dans la Revue des Deux Mondes en 1951. C’est sur lui-même, à n’en pas douter, qu’il faisait retour, quand il s’est servi, pour dépeindre l’aède des Méditations, de termes qui, en réalité, et aussi bien, s’appliqueront à André Chaumeix : « Dès sa jeunesse, par l’intelligence et par le cœur, il avait tout senti ; il savait que la gloire est le rêve d’une ombre et que les vivants s’agitent parmi les tombeaux et les ruines. Il n’en avait pas moins répondu par un acte d’adoration; et il s’est tourné avec confiance vers le Ciel, seule explication du mystère de la destinée et seul inspirateur de la loi qui aide à vivre. »