Un conte de fée dans l’histoire : le royaume de Majorque

Le 25 octobre 1971

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

Vers la fin du XIIe siècle la princesse Eudoxie, fille de l’Empereur de Constantinople Manuel Comnène, débarquait au port de Lotte pour se rendre en Aragon afin d’épouser le roi Alphonse II. Mais ce souverain, resté trop longtemps sans nouvelles, se crut oublié du côté du Bosphore. Et son mariage avec une infante de Castille fut le premier événement qu’Eudoxie et sa suite apprirent en touchant terre.

Quel embarras ! Retourner à Constantinople avec cet affront ?

Le seigneur de Montpellier, dont dépendait le port de Lotte s’était galamment empressé au-devant de la Byzantine. Ce n’était pas un roi, mais il brillait dans la seigneurie occitane. Eudoxie lui accorda sa main en gardant la nostalgie de la couronne manquée.

Guilhen ne supporta pas longtemps ces regrets dédaigneux et se sépara d’elle. Une fille leur était née qui fut écartée et quasi abandonnée au profit des enfants que Guilhen avait eus d’une autre femme.

Mais, après la mort de ce seigneur, Marie fut rappelée dans la cité par une véritable révolution et reconnue seule héritière légitime du fief de Montpellier.

Bientôt, pour que le retour du destin soit complet, c’est Marie qui, au lieu et place de sa mère, deviendra reine d’Aragon, en épousant le fils de celui qui avait oublié la Porphyrogénète.

La jeune reine n’était pas heureuse, Pierre d’Aragon la dédaignait. Les Montpelliérains ne l’entendaient pas de la sorte. C’est alors que fut imaginée cette émouvante supercherie que la légende a peut-être enjolivée, mais que l’objection de Dom Vaissette sur l’interdiction faite au roi par les Consuls de pénétrer dans la ville tant qu’il n’aurait pas réglé ses dettes n’a pu détruire.

L’interdiction était facile à lever ou à ignorer, quand les Consuls eux-mêmes ne souhaitaient que le rapprochement du ménage royal. Une dame de la cour, fort pressée par le roi, feignit, sur le conseil de quelques sages, d’accepter un rendez-vous nocturne, à condition que, pour ménager sa pudeur, une complète obscurité fut faite dans la chambre du Prince.

Aux premières lueurs du matin, la porte s’ouvrit, laissant entrer de graves magistrats qui constatèrent et témoignèrent que, dans le lit du roi, était couchée... la Reine.

De cette « tromperie de fidélité », acclamée de toute la cité en liesse, devait naître Jaymes de Conquistador, fondateur du royaume de Majorque.

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On sait que Pierre II périt, en 1213 à la bataille de Muret contre Simon de Montfort, en criant à ceux qui le cherchaient dans la mêlée : « Me voici ! »

S’il eût vécu, il eût tenté, comme l’a fort bien exposé l’historien espagnol Audrès Ximinès Soler, la formation d’un royaume pyrénéen s’étendant sur le versant nord de la chaîne.

Jacques Ier dont nous venons de conter la naissance, devait poursuivre un complet renversement de la politique paternelle, au traité de Corbeil, conclu avec Saint Louis en 1258.

Si le monarque aragonais pouvait revendiquer des droits de suzeraineté sur plusieurs terres de langue d’oc, Louis IX, de son côté, trouvait dans son héritage des prétentions d’origine carolingiennes sur le Roussillon et la Catalogne. Par abandon réciproque, ils décidèrent, en résumé, de rester chacun chez soi et marièrent leurs enfants.

Jacques Ier tourna toute son activité contre les Maures. Il devait entrer dans la renommée à vingt ans par la reconquête des Baléares et recevoir de ses sujets et de l’Histoire le surnom de conquistador.

Les Baléares, formées des trois îles de Majorque, Minorque, Ivica et de quelques îlots, avaient connu au Ve siècle, une vie chrétienne intense ayant de subir l’invasion musulmane. Les Sarrasins les occupaient depuis cinq siècles et en avaient fait un nid de pirates.

Animé par les plaintes de ses sujets et sa soif de prouesses, Jacques Ier accepta d’un riche marchand de Tarragone un grand banquet au cours duquel dans un élan d’enthousiasme et avec le concours unanime de la chevalerie, des commerçants et du peuple fut résolue une croisade.

Suivant les lois de la courtoisie médiévale il envoya défier l’Emir de Majorque, qui répondit par des paroles de mépris. Le roi d’Aragon jura d’aller lui tirer la barbe, geste qu’après de furieuses batailles il accomplit, en accordant la vie sauve à ce potentat.

Sa personnalité s’était affirmée dans la préparation comme dans l’action. Toutefois, guerrier foudroyant, administrateur humain et attentif, le paladin l’emportait en lui sur le politique. Et il ne poursuivait guère d’autres desseins que de gloire. Il laissa aux Baléares, où la population musulmane restait nombreuse, un régime particulier et ne voulut pas les annexer à son royaume héréditaire.

De plusieurs fils qu’il eût, deux restèrent. L’aîné, Pierre III, eût l’héritage patrimonial dans la péninsule.

Pour le second, vers lequel penchait son cœur, il plût au Conquistador de former un royaume indépendant avec le fruit de sa plus belle victoire et ce fils qui reçût le même prénom que lui, Jacques Ier, roi de Majorque.

Aux îles glorieuses, il ajouta, sur le continent, au Nord des Pyrénées — remarquons-le, plus souvent une charnière qu’une barrière le Roussillon avec Perpignan, cette ville étendard qui flotta si longtemps entre plusieurs royaumes. Enfin l’héritage maternel du Conquistador : le fief français de Montpellier, compléta ce lot.

Trois territoires entièrement séparés, sous des institutions et des coutumes différentes, voilà ce royaume disparate. Sa faiblesse, tant par l’exiguité que par le morcellement, était manifeste entre ses puissants voisins. Incapable de se soutenir par les armes, sa véritable chance était la diplomatie.

Or la diplomatie se montra du côté du plus fort. Sauf la bravoure qui leur était commune, on ne vit jamais rien de plus opposé que les caractères de ces deux frères royaux, opposition qui persista dans leurs descendants. Ce qu’il y avait de chimérique dans l’esprit du Conquistador se retrouvait au centuple en son fils cadet, mais aussi son inclination pour les humbles. Ses sujets l’appelaient « Le bon roi ».

Malgré toutes les précautions testamentaires et toutes les recommandations du vieux souverain, l’on vit, dès qu’il mourut, quel autre prince était l’aîné.

Jacques Ier de Majorque ressemble à un chevalier troubadour féru de prouesse que l’on est fier d’entendre chanter aux banquets seigneuriaux.

Pierre III d’Aragon est un politique froidement résolu, tantôt rusé tantôt farouche, un rassembleur implacable de terres et d’autorité. Les historiens de son pays lui rendent ce juste hommage d’avoir poursuivi une politique d’avenir et de prévisions nationales. Son frère, par le seul fait qu’il existe et qu’il règne, n’est qu’un diviseur.

Tandis que Jacques s’installait dans son petit royaume comme dans rêve, Pierre ne tarda pas à lui infliger un réveil brutal.

Après avoir obtenu la neutralité du roi de France, Philippe le Hardi, le roi d’Aragon parvint à détacher du roi de Majorque le Comte de Foix, son beau-frère. Ayant de la sorte isolé l’intrus, il fondit sur lui comme un épervier sur un oiseau bleu. C’est alors que Jacques se vit imposer une diminution de souveraineté qui était absolument contraire à la volonté paternelle, mais qui, on doit le dire : aussi, ramenait sous la couronne d’Aragon des territoires qui lui échappaient. Il dut, menacé d’une attaque à main armée, qu’il n’était pas en mesure de repousser, accepter de prêter l’hommage féodal à son frère et n’être plus qu’un roi vassal.

Pierre III ne visait pas seulement les Baléares. Il visait la Sicile, fondant ses prétentions sur son mariage avec Constance héritière de la dynastie vaincue par Charles d’Anjou.

Après le massacre des « Vêpres Siciliennes » l’Aragonais envahit l’île. Mais c’était un fief du Saint-Siège. Le Pape Matin IV excommunia Pierre III et appela le roi de France à envahir l’Aragon.

La position du petit roi de Majorque se trouva tout à coup grandie parce qu’il possédait la clef du Passage des Pyrénées. Il fallait savoir en profiter. Il n’y trouva que de nouveaux déboires.

Sans doute, son frère, mis au banc de la chrétienté, l’occasion était belle de se dégager des contraintes qui lui avaient été imposées. Il préparait un traité secret avec le roi de France. Pierre le prévint, entra dans Perpignan par surprise et assaillit le château en cours de construction. Jacques n’eût que le temps de s’enfuir par un conduit souterrain. Il rejoignit le roi de France dans un état complet de dénûment. La mort de Philippe le Hardi au cours de la campagne, l’ascension au trône de Philippe le Bel partisan de la paix dégagèrent le roi d’Aragon qui se hâta de se retourner contre son frère. Ils menèrent sur les flancs des Pyrénées des combats furieux.

Pierre y reçut une blessure dont il mourut bientôt. C’est alors qu’Edouard Ier d’Angleterre fit aboutir son arbitrage tant pour le royaume des Deux Siciles que pour celui de Majorque. Jacques le gardait mais restait vassal d’Aragon.

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Nouvelles vicissitudes ! Nouveaux règnes, nouveaux rois ! Le drame va se précipiter.

Jacques II, petit-fils du Conquérant, occupe le trône de Majorque. Face à lui se dresse Pierre IV, dit le Cérémonieux. Il se montra plus redoutable, plus implacable encore que Pierre III, son arrière grand- père. Cependant, pour le mieux tenir, il a donné sa sœur en mariage à son rival dont il poursuit méthodiquement la ruine. Et la reine de Majorque est sans cesse tiraillée entre son frère et son mari, Jacques II, plus combatif, plus énergique que Jacques Ier ne montre pas plus de sens politique que son grand-père.

Dans son château de Perpignan, qui dresse encore aujourd’hui sur la ville sa silhouette chevaleresque et offre au regard de qui aime à réfléchir sur le passé sa cour royale, dont les élégantes arcades virent se dérouler tant de beaux cortèges, il s’appliquait à masquer sous une rigoureuse et fastueuse étiquette, les blessures de sa fierté.

Jacques résidait aussi à Montpellier, où il donna des joutes célèbres et se rendait souvent à la cour de France. Le roi Philippe VI de Valois y régnait et la Guerre de Cent Ans commençait d’ébranler l’Europe. Edouard III s’opposait à lui.

Le malheureux souverain de Majorque crut alors que l’appui du roi d’Angleterre lui serait plus sûr que celui du roi de France et entra en pourparlers avec la cour de Londres pour le mariage de son fils avec une princesse anglaise. Mais le Plantagenet, s’il voulait séparer Majorque du Capétien, tenait à ménager l’Aragon. Le roi d’Angleterre était loin et, quand le danger d’Aragon, toujours menaçant, se fit plus proche, l’appui du Capétien manqua au roi de Perpignan, complètement isolé. Alors Pierre IV démasqua ses intentions.

Il intenta à son beau-frère un procès pour avoir fabriqué, dans le comté de Roussillon, des monnaies que sa vassalité lui interdisait d’opposer à celles de Barcelone. Jacques, convoqué, ne parut point et fit une tentative désespérée pour se rapprocher du roi de France qui consentit à parler en sa faveur, mais non point à l’aider par les armes.

Sur une intervention pontificale, une entrevue fut ménagée. Mais ce fut Jacques qui dut se rendre en Catalogne. Traité avec rigueur, menacé d’être retenu, il dut s’enfuir et la reine, sa femme, fut, par l’implacable Pierre, gardée malgré ses supplications.

Le procès reprend, tourne au criminel. Jacques est accusé d’avoir conspiré contre son beau-frère qui prononce la confiscation de son fief, c’est-à-dire de son royaume. C’est la guerre ! Malgré des dévouements admirables aux Baléares et en ses possessions continentales, les territoires du roi de Majorque tombèrent aux mains de son rival.

Dépouillé, ruiné, il veut tenter un suprême effort et vend sa seigneurie de Montpellier au roi de France. Avec les sommes ainsi trouvées, il acquiert une flotte et une petite armée, composée en grande partie de chevaliers et d’hommes d’armes occitans.

Devenu veuf, il eut le temps de couronner un roman d’amour et d’épouser Yolande de Villaragut, fille d’un de ses plus dévoués gentils-hommes qui l’a aimé dans sa détresse et le suivra jusque sur le champ de bataille.

Le 11 août 1349, il aborde Majorque. Mais la riposte du roi d’Aragon est prête. La suprême rencontre eut lieu le 25 octobre dans la plaine de Palma. Et le dernier roi de Majorque se fit tuer en héros par les soldats de son rival, dans cette même île où Jaime le Conquistador, leur aïeul avait commencé, l’épée à la main, sa carrière épique ! La tête du vaincu coupée par un Almugavare, fut apportée à son cousin le roi l’Aragon. Ainsi finit la romance !... Le royaume indépendant de Majorque avait défié pendant soixante-treize ans la politique et la géographie !

Mais il reste, pour l’Histoire, de cette chimère romantique une race vivante : c’est le traité des Pyrénées. Louis XIV, en 1659, parachevait le traité de Corbeil, signé par Saint Louis.

Perpignan et son Roussillon entraient pour n’en plus sortir et rejoignaient Montpellier, lointain héritage maternel du Conquistador, dans le royaume de France.