Bicentenaire de la mort de Saint-Simon, à La Ferté-Vidame

Le 3 juillet 1955

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

Bicentenaire de la mort de Saint-Simon

A LA FERTÉ-VIDAME
le 3 juillet 1955

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

Le Duc de LÉVIS MIREPOIX
Délégué de l’Académie française

 

En 1694, tandis que les flottes et armées du Grand Roi contenaient, avec un courage toujours héroïque et souvent victorieux, la fureur jalouse de l’Europe, le Maréchal de Lorges, neveu et continuateur de Turenne, chargé de monter la garde sur le Rhin, avait établi son camp à Guinsheim.

Un cliquetis d’armes et d’éperons, un mouvement confus de voix mâles, çà et là le hennissement des chevaux emplissaient l’air. Les tons vifs et la dorure des habits, le reflet des métaux, la fumée des marmites, des lignes de croupes et d’encolures amaigries, un immense parc de bagages environnant les mulets dont les grosses têtes se penchaient, des parterres d’étendards et les robes grises des tentes, comme immobilisées en une révérence, tout resplendissait, même la poussière, sous le soleil de juillet.

La toile d’une tente se rabattit, laissant entrevoir un brillant cercle d’officiers autour d’une table rutilante d’orfèvrerie, sur laquelle se dressaient des pyramides entamées de fruits et de gâteaux. Tandis que la conversation allait grand train et à haute voix, quelqu’un sortit. Petit et frêle, il aurait pu se cacher dans l’une de ses grosses bottes à chaudrons qu’il soulevait d’un effort rageur. On l’aurait pris pour un enfant échappé du collège, n’eût été le regard étincelant et assuré dont il perçait quiconque se trouvait à sa portée.

La plupart de ceux qu’il rencontrait s’effaçaient devant lui et il était fort attentif à rendre les saluts.

Arrivé devant une tente qui devait être la sienne, il s’y engouffra précipitamment. À peine entré, il se débarrassa en deux coups de pied de ses lourdes bottes poudreuses, sans attendre les services de l’écuyer grisonnant qui s’approchait de lui, de cet air à la fois déférent et proche qu’ont les vieux serviteurs de bonne maison.

D’une main celui-ci prit le chapeau, de l’autre, la perruque que lui tendait son maître et il écouta la recommandation pressante qui lui était adressée sur un ton de confiance et d’estime dont ce jeune mestre de camp ne devait pas être prodigue. Sa mission était de rester à l’entrée pour en écarter tout importun. Si le visiteur était d’un grade ou d’un rang auquel on ne pouvait refuser l’entrée, de le retenir quelques instants à la porte, en élevant très haut la voix.

Ceci dit, l’officier ouvrit un de ses coffres, en tira une écritoire et d’immenses feuilles de papier, les posa sur sa table, s’assit, tailla sa plume et se mit à écrire :

« Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675, de Claude Duc de Saint-Simon, pair de France et de sa seconde femme, Charlotte de l’Aubépine, unique de ce lit »

Et son travail devint si intense que « sa tête fumait ».

S’en doutait-il ? C’était un bien grand jour pour les lettres françaises. M. de Saint-Simon commençait ses « Mémoires ».

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Mais que penser de l’étrange, bref et sévère jugement que, bien plus tard, il va porter sur son œuvre ?

« Dirai-je un mot du style, de sa négligence, des répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois des synonymes trop multipliés, surtout de l’obscurité qui naît de la longueur des phrases ?J’ai senti ces défauts !... Je ne fus jamais un sujet académique, je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement. Pour bien corriger ce qu’on écrit, il faut savoir bien écrire, on verra aisément ici que je n’ai pas dû m’en piquer... »

L’Académie française n’aura pas, aujourd’hui, d’autre propos que d’apporter à ces paroles le démenti justifié de son admiration.

Figure de rhétorique, jeu de maître, seule circonstance, peut-être, où Saint-Simon ne fût pas tout à fait sincère ! Il y a là aussi désinvolture d’homme de cour et amour-propre d’auteur. Il sait bien qu’il sera lu et commenté. Le temps lui manque pour revoir son œuvre immense. Elle remplira une quarantaine de volumes. Il a mieux aimé employer son temps à créer qu’à corriger. Cependant, il veut qu’on le sache.

M. René Doumic remarque finement que « c’était un auteur caché, mais un auteur jusqu’aux moelles ».

Rien de plus juste, de plus amusant à vérifier. Encore ne se cachait-il pas tellement d’écrire qu’en maintes occasions, dans les nombreuses affaires où il est mêlé, il ne fit passer à ses amis force projets et discours savamment composés et développés selon toutes les règles.

Ses « Mémoires » ne sont pas une œuvre écrite au jour le jour, mais un vaste ouvrage composé d’après des notes et à l’aide du journal de Dangeau qui le guidait pour les dates et lui servait à préciser ses souvenirs.

Saint-Simon connaissait-il toute la puissance de ses dons ? Il est bien difficile d’admettre qu’il n’ait pas senti passer dans son œuvre le souffle qui l’animait. En tout cas, l’on comprend que, ferme à n’en rien montrer au public, il ait laissé échapper à son intime confident, l’abbé de Rancé, à propos de son ouvrage — qui allait grossissant — » quelque complaisance de le laisser paraître après lui ».

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Enveloppons d’un regard d’ensemble cette œuvre aux vastes proportions qui est aux lettres de la France ce que le palais de Versailles est à son architecture. D’ailleurs, le même soleil qui ranime aux vitres des longues galeries, réduites au silence, le souvenir des fêtes royales, traverse, de ses rayons, les pages merveilleuses où frémissent les revenants du Grand siècle. C’est le soleil de Louis XIV.

Sans l’avoir voulu, le seigneurial artiste qu’était Saint-Simon a été saisi par la majesté du roi, de telle sorte qu’ayant un tempérament fait, avant tout, pour ressusciter les fortes impressions qu’il ressentait, il a, du prestige de Louis, doré ses plus beaux tableaux. Certes bien des parties des « Mémoires » s’éloignent de Louis XIV — auquel Saint-Simon survécut quarante ans — cependant, il restera toujours obsédé de cette figure.

Qu’importe si, mécontent du poids trop lourd qu’a fait passer sur lui le souverain, il a refusé à l’homme les grands dons de l’esprit. Sa mauvaise humeur sincère oppose ici l’opinion à l’évocation, et c’est l’évocation qui l’emporte :

« Son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, le grand, majestueux, et toutefois naturel, à quoi l’habitude et l’avantage incomparable et unique de toute sa figure donnait une grande facilité. Aussi, dans les choses sérieuses, les audiences d’ambassadeurs, les cérémonies, jamais homme n’a tant imposé ; et il fallait commencer par s’accoutumer à le voir, si, en le haranguant, on ne voulait s’exposer à demeurer court.

« Ses réponses, en ces occasions, étaient toujours courtes, justes, pleines et très rarement sans quelque chose d’obligeant, quelquefois même de flatteur, quand le discours le méritait.

« Le respect aussi qu’apportait sa présence, en quelque lieu qu’il fût, imposait un silence et jusqu’à une sorte de frayeur.

« ...Nulle fatigue, nulle injure du temps ne lui coûtait, ni ne faisait impression à cet air et à cette figure héroïque. Percé de pluie, de neige, de froid, de sueur, couvert de poussière, toujours le même. »

Saint-Simon vivait dans une opposition secrète aux vues politiques du roi, qui s’en doutait fort bien. Ils ne s’aimaient pas, mais le prince estimait le sujet et le sujet respectait le prince. Le jugement peu favorable qu’ils avaient chacun de leur esprit ne les diminue ni l’un, ni l’autre. Corneille disait de Racine qu’il ne réussirait guère au théâtre, et cette erreur, en somme, n’atteint ni Corneille, ni Racine.

De même, pour le roi de Versailles, qui, « sans l’exiger, faisait faire l’impossible » — et c’est Saint-Simon qui l’a dit — de même, pour le seigneur magicien qui communiquait l’immortalité à tous ceux que son regard touchait !

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En effet, de tous les êtres qui ont passé dans la gloire de Versailles et ont laissé le palais vide, il a fait des personnages qui ne peuvent plus mourir et il leur a construit une demeure indestructible.

De beaucoup d’entre eux, il aurait pu dire, comme, cent ans plus tard, Alfred de Vigny :

« Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi. »

Quant aux grands hommes que l’histoire devait retenir, elle ne peut plus se passer de lui pour en parler. Elle discute son témoignage, sans doute, parce que Saint-Simon était trop véritable artiste pour ne pas mettre de lui-même, de son souffle, dans les résurrections qu’il a tentées.

Ce fut un grand et magnifique effort de M. M. de Boislisle, tout en entourant l’œuvre d’art des soins de publication les plus pieux, de la faire suivre d’une vérification et d’une genèse des faits qui en multiplient l’intérêt historique.

Cet immense travail a laissé intacte la bonne foi de Saint-Simon. Il faut savoir distinguer entre la sincérité et la véracité dans ses « Mémoires ». Et, entre elles, se place la fougue de l’artiste, le bouillonnement de l’imagination au contact des êtres et des choses.

On peut, on doit rectifier à mesure les faits controuvés, mais les caractères, eux, et c’est cela qui, en un tel ouvrage, importe, viennent jusqu’à nous dans leur vie, à moins, si on le préfère, que ce soit nous qui soyons transportés jusqu’à eux.

Il n’y a pas de dissimulation dans les « Mémoires ».

C’est « l’expression la plus directe et la plus vive telle qu’elle échappe à un esprit plein de son sujet ».

Et Sainte-Beuve, après avoir écrit ces lignes, ajoute finement : « D’ailleurs, ce n’est pas une bonne marque à mes yeux, que d’être malmené et défiguré par Saint-Simon. »

Plus on se familiarise avec lui et plus on est porté à penser comme Sainte-Beuve.

Tel ce portrait de l’abbé Dubois :

« L’abbé Dubois était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d’esprit, qui était en plein ce qu’un mauvais français appelle un « sacre », mais qui ne se peut exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. »

Et voici, parmi les plus doux, deux compliments de Saint-Simon à Mme de Maintenon :

« Personnage unique dans la monarchie, depuis qu’elle est connue, qui a, trente-deux ans durant, revêtu ceux de confidente, de maîtresse, d’épouse, de ministre et de toute-puissance, après avoir été si longtemps néant, et, comme on dit, avoir si longtemps et si publiquement rôti le balai ! »

Faisant allusion aux derniers moments de Louis XIV, il a écrit :

« On a vu comment le tendre compliment du roi à Mme de Maintenon, sur l’espérance d’en être bientôt rejoint, déplut à cette vieille fée, qui, non contente d’être reine, voulait apparemment être encore immortelle. »

On ne saurait laisser passer ces lignes sans observer que Saint-Simon a très peu connu Mme de Maintenon et n’en parle qu’à travers les calomnies de la cour. La petite-fille d’Agrippa d’Aubigné — selon les biographes qui se sont attachés à la suivre de près — qui par sa nature froide et réservée n’attirait pas beaucoup de sympathie, méritait cependant le respect par sa dignité, sa discrétion, un dévouement incontestable à la famille royale et, sur la fin de sa vie, à cette maison de Saint-Cyr qu’elle avait fondée.

Que Versailles soit le centre des observations de l’auteur des « Mémoires », cela ne fait pas de doute, mais Versailles rayonnait sur toutes les conditions, toutes les provinces, toutes les frontières et au delà.

Et son regard suit les rayons de Versailles. Il va jusqu’où ils vont, c’est-à-dire beaucoup plus loin qu’on ne l’imaginerait au premier abord d’une cour apparemment si confinée en son étiquette et, réellement, si peu fermée !

Les contacts les plus inattendus, les plus détournés s’établissaient avec elle, et c’est presque une somme de la France et de son temps qu’en suivant les uns et les autres, jusqu’au bout de leur course, Saint-Simon compose.

Pour délasser l’attention devant cette immense mise en scène, la plus vaste de toutes les littératures, il en a, soit par instinct, soit par goût, de son œuvre, varié les formes d’art, selon lesquelles il rappelle à la vie tant d’événements et de figures, et il a été maître en toutes.

Tantôt c’est le portrait :

« Un grand nom... Beaucoup de valeur, une ambition que rien ne contraignit, de l’esprit, mais un esprit d’intrigue, de débauche et du grand monde lui fit surmonter le désagrément d’une figure d’abord fort répugnante ; mais, ce qui ne se peut comprendre de qui ne l’a point vue, une figure à laquelle on s’accoutumait et qui, malgré une bosse médiocre par devant, mais très grosse et fort pointue, par derrière, avait un feu, une noblesse et des grâces naturelles, et qui brillaient dans ses plus simples actions. »

Tel est Luxembourg.

Et nous allons ainsi d’un Montmorency à un Sieur de Bay, fils d’un cabaretier de Besançon, que ses actions conduisirent par tous les degrés à celui de capitaine général des armées d’Espagne, et à un Sieur Ducasse : « fils d’un charcutier de Bayonne, et dont un frère commerçait encore des jambons, qui était parvenu du métier de flibustier au grade de lieutenant général des armées de France et d’Espagne ».

Tantôt c’est le large tableau, le récit à grand développement, tel que la mort du Dauphin, resté dans la mémoire de tous les lettrés. Il charme par la délicatesse de certaines expressions, il entraîne par l’éloquence.

Tantôt, il aime, comme Shakespeare, à passer de la comédie au drame et, pour se détendre, il y mêle le sarcasme et le rire. Les excentriques le divertissent. Il éprouve à les peindre jusqu’au burlesque une joie sauvage. Les caricatures de La Bruyère sont bien pâles et bien conventionnelles à côté de ces audacieuses grimaces auxquelles se livre, sous le regard parfois stupéfait du lecteur, le crayon de Saint-Simon.

Il ne recule devant rien. Il a de ces traits qu’on ne saurait reproduire et dont la crudité n’est tolérable que dans le courant du récit, dans la sarabande qu’il danse.

Certaines de ses figures l’apparentent à Goya. Dans la peinture des bizarreries, des défauts, des laideurs et des vices, il a toute une gamme de couleurs et d’effets, allant du comique plaisant au tragi-comique et au monstrueux.

Voici le duc de Mazarin, fils du Maréchal de La Meilleraye, qui avait d’étranges travers d’esprit :

« Après avoir importuné le roi par les visions qu’il lui raconta avoir eues sur la vie que Sa Majesté menait avec ses maîtresses, il se retira dans ses terres.

« Là il s’adonnait à une piété si bizarre qu’il mutila les plus belles statues, barbouilla les plus rares tableaux, fit des loteries de son domestique, en sorte que le cuisinier devint son intendant et le frotteur son secrétaire, le sort marquant, selon lui, la volonté de Dieu. Le feu prit au château de Mazarin où il était. Chacun accourut pour l’éteindre, lui, à chasser ces coquins qui attentaient à s’opposer au bon plaisir de Dieu.

« Il défendit, sur ses terres, aux femmes et aux jeunes filles de traire les vaches, pour éloigner d’elles les mauvaises pensées que cela pouvait leur donner... Il voulut aussi arracher des dents à ses filles parce qu’elles étaient belles, de peur qu’elles y prissent trop de complaisances.

« Il ne faisait qu’aller de terre en terre, et il promena pendant quelques années le corps de Mme de Mazarin, qu’il avait fait apporter d’Angleterre, partout où il allait. »

Saint-Simon s’amuse si fort de la bizarrerie qu’au fond il nourrit une sorte de sympathie pour qui lui en donne le spectacle.

Mais, gare à ceux chez lesquels il croit trouver de la laideur morale, surtout si par-dessus le marché, ils sont ses ennemis !

On aurait tort de croire qu’il se borne aux seigneurs, ses pages s’ouvrent à toutes les conditions. La seule profession dont il n’ait pas dit de mal est celle des médecins parmi lesquels, au contraire, il a retenu, en plusieurs exemples, la science, l’habileté, la dignité.

Quant aux gens de lettres, cet « écrivain jusqu’aux moelles » s’est vu reprocher par la postérité le portrait de Voltaire qui, en effet, ne l’a guère retenu comme auteur parce qu’il ne l’estimait point comme homme. On ne saurait généraliser quand on peut lire sous sa plume les portraits de Racine, de Bossuet, de Fénelon, et de ce recteur de l’Université : Vittement qu’il tire, selon son expression, « de la poussière des collèges » pour égaler aux meilleurs :

« Le cardinal de Polignac ne dédaigna pas de paraître devant le roi à la tête de l’Académie française, à la suite de tous les corps qui haranguèrent sur la paix. Ses grâces, ses charmes et son bien dire, si odoriférant et si flatteur, cédèrent toutefois à la justesse et à l’éloquence naturelle du recteur de l’Université, qui enleva tous les suffrages : Vittement, c’était son nom, n’en demeura pas moins renfermé dans la poussière des collèges et ne cultiva personne. Mais sa harangue ne sortit point de la mémoire du roi. Elle surnagea, prévalut à tout, et le fit, deux ans après, sous-précepteur du roi d’aujourd’hui. »

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En avançant dans la lecture de Saint-Simon, on découvre, pourrait-on dire, des zones d’observations et de pensées, de plus en plus profondes. Non content de peindre son époque, il cherche à l’expliquer et à résoudre les problèmes que posent les événements.

À propos de certains faits et de certains personnages, il sonde le passé et, mêlant à ses observations directes les enseignements de l’histoire, il en forme une politique.

Ce n’est pas tout encore. Fixer l’aspect particulier et les traits changeants d’une génération est son but, mais il le dépasse et son esprit perçant se plait à explorer les fonds permanents et obscurs de l’océan humain. Tout comme Jean-Jacques Rousseau, il a ses idées sur l’homme et la société. Est-il besoin de dire que ce ne sont pas les mêmes ?

La conduite des hommes n’est point, selon lui, comme pour beaucoup de ces faiseurs de constitutions qui devaient s’agiter autour de la chute du trône, une science abstraite, mais un art vivant où les dons s’ajoutent à la connaissance.

Sans doute a-t-il rendu un hommage attentif à la valeur personnelle, les exemples abondent. La modeste origine de Catinat n’empêche nullement Saint-Simon d’en faire un des plus beaux caractères de ses « Mémoires ».

« J’ai souvent parlé ici du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes vertus de capitaine, qu’il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge avancé... dans sa petite maison de Saint-Gratien, où il s’était retiré. Il y rappela le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue. »

Et voici ce qu’il dit de Le Nôtre :

« Le Nôtre avait une probité, une exactitude et une droiture qui le faisait estimer et aimer de tout le monde. Un mois avant sa mort, le roi, qui aimait à le voir et à le faire causer, le mena dans son jardin et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient à côté de la sienne. Et Le Nôtre disait : Ah ! mon pauvre père, si tu vivais et que tu puisses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie. »

Mais cette valeur personnelle, jamais négligée, ne saurait à ses yeux recueillir et exprimer en totalité les forces et l’efficacité de la vie. La vie est un courant profond. À la surface, chaque existence se forme et disparaît. La masse roule, de siècle en siècle, les obscures dispositions de l’hérédité, du milieu, des métiers, des habitudes. Il faut en tenir compte. Donc, l’individu ne sera pas le ressort de l’État. Il passe, il change, il fait défaut. La stabilité publique reposera autant que possible sur des fonctions réparties entre des familles et, plus généralement, sur des conditions sociales.

Ici se fait, dans le vigoureux cerveau de Saint-Simon, un curieux mélange de rappel du passé et de pressentiment de l’avenir. Quoique ayant très bien senti et exprimé la grandeur du règne de Louis XIV, il se rend compte que des modifications sont nécessaires, et il en emprunte le cadre aux institutions du Moyen Age. Pas plus qu’il n’admet l’individu à la base des institutions politiques, il ne l’admettra au sommet.

Il s’insurge contre l’exercice sans limite du pouvoir personnel. Son sentiment monarchique est féodal et non pas césarien. Et l’on peut dire que sa conception d’une monarchie héréditaire, étayée et contenue par des autorités familiales graduées, répond avant tout à la préoccupation de garantir le pouvoir, et du caprice du prince, et du caprice de la foule.

Certes, on ne peut nier qu’il s’acharne à la défense des rangs, mais il revient sans cesse sur les impérieux devoirs qu’ils comportent et sur la forfaiture qu’entraîne la méconnaissance de ces grandes obligations.

Si le système a été conçu par rapport à un temps, l’attitude, loin de mériter les sarcasmes qu’on ne lui a pas ménagés, depuis les contemporains de Saint-Simon jusqu’à nos jours, s’impose à l’estime de l’Histoire.

La pairie, dont il a si souvent parlé, correspondait à une sorte de Conseil d’État héréditaire, gardien et régulateur des institutions fondamentales du pays.

Il cite quelques exemples historiques de cette suprême intervention des pairs, à commencer par l’attribution du trône à l’un d’entre eux, Hugues Capet et à sa postérité. Ce sont les pairs qui décidèrent de la succession du trône en ligne masculine et devant la décision s’inclina Edouard d’Angleterre, lorsqu’il contestait la couronne à Philippe de Valois. Il s’inclina si bien qu’il vînt rendre hommage. Et ce n’est que pour des causes secondaires, et après un long et paisible intervalle, qu’il reprit ses prétentions par les armes.

Si l’on veut se former une idée vraie des sentiments de Saint-Simon sur les hautes responsabilités qui correspondaient aux suprêmes fonctions de l’État, on doit se les figurer comme une sorte d’assujettissement supérieur voué au bien public. À mesure qu’on s’élève, la rançon des honneurs est le sacrifice de plus en plus grand de la liberté.

La protection de l’industrie, du négoce, des métiers, de toutes activités créatrices, la sage administration des finances, entraient aussi, à titre éminent, dans les préoccupations de ce réformateur.

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Mais voici qui est surprenant. Cet être qui se jetait à corps perdu dans les rivalités de cour et en parlait avec une passion si démesurée que cela seul semblait compter pour lui, a tout quitté pour vivre trente ans dans la solitude. Alors ?

Alors, on revient en arrière, on cherche encore à travers ses écrits, et on sent qu’il existe une zone de plus, mais très secrète et perceptible seulement par de rares échappées : la vie intérieure.

Quel fut donc le sens de sa destinée ?

Traité avec considération, mais avec éloignement par Louis XIV, il fut le spectateur frémissant du règne, sans pouvoir s’y mêler. L’intime confiance du duc de Bourgogne lui ouvrit d’immenses espoirs. Sa mort les fit s’écrouler.

L’amitié de Saint-Simon pour le Régent, qui était surtout faite d’un dévouement sans illusions, se présenta comme un pis aller à son ambition politique réduite. Et il en tira moins encore que le peu qu’il imaginait. Il ne put faire aboutir ses projets de réformes, mais, quelque portée qu’ils dussent avoir, il n’eut jamais la liberté de les appliquer.

Une ambassade, sans grande importance diplomatique, l’amusa un moment. Et nous lui devons une admirable évocation de la cour d’Espagne.

Il faut retenir, au début de la Régence, sa joie féroce devant l’humiliation du Parlement et des bâtards de Louis XIV. C’est un des plus saisissants passages de son œuvre. Qui n’a pas lu ces pages ? Qui se lasserait de les lire ? Donnons ici quelques lignes, quelques mesures, comme une sorte de fanfare sauvage et stridente aux instruments de cuivre, épanouis sur le dénouement :

« L’étonnement prévalut aux autres passions. Le premier président perdit toute contenance. L’excès seul de sa rage le préserva de l’évanouissement. Grinçant le peu de dents qui lui restaient, il se laissa tomber le front sur son bâton, qu’il tenait à deux mains, et, en cette singulière posture et si marquée, acheva d’entendre cette lecture si accablante pour lui, si résurrective pour nous. Moi, cependant je me mourrais de joie, j’en étais à craindre la défaillance, mon cœur dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace pour s’étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie et néanmoins ce tourment était délicieux. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. Je comparais les jours funestes où, traîné au Parlement en victime, j’y avais servi de triomphe aux bâtards à plusieurs fois, je les comparais, dis-je à ce jour de justice et de règle, à cette chute épouvantable qui, du même coup, nous relevait par la force du ressort. »

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Le duc d’Orléans mort, il se sentit, à la cour, dans l’étrange position d’un homme qui a l’air d’avoir terminé sa carrière alors qu’il ne l’a jamais commencée. Il n’était pas vieux, il n’avait pas cinquante ans, mais il comprit et on lui fit comprendre qu’il appartenait, lui — le Réformateur — à des temps révolus.

Retiré dans ses terres, il y fut poursuivi de chagrins. Sa femme, profondément aimée, ses fils de grande espérance, disparurent avant lui.

Il resta seul, en son vieux château délabré de La Ferté, espèce de fantôme où survivait l’esprit. Il renonce ou plutôt, il croit renoncer à tout, tandis qu’il va, d’un cœur amer, vers son plus haut destin. Nous l’y retrouvons encore à quatre-vingts ans, toujours penché, « le crâne fumant », sur son travail secret, à l’abri des sombres murailles, comme à dix-neuf ans, sous la tente. Et il trace les dernières pages si calmes après tant de rafales.

« Me voici enfin parvenu au terme jusqu’auquel je m’étais proposé de conduire ces Mémoires... »

L’homme et la destinée humaine ont été l’ultime et suprême préoccupation de ce susceptible pair. Ainsi Saint-Simon, qui ne passe, aux yeux de bien des gens, que pour une sorte de maniaque génial de l’étiquette, était capable de s’abîmer dans les méditations d’un Pascal !

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Si Saint-Simon voit les hommes inégaux par le revêtement social, personne n’a, plus que lui, le sentiment de leur égalité devant la loi morale. Il n’y a qu’à voir comment il traite les grands de la terre qui y manquent et comment il respecte les plus petits qui l’observent.

Mais l’acceptation de ce revêtement social, avec toutes ses conséquences, l’accomplissement désintéressé, quoique passionné du devoir d’état, c’est l’une des formes du mérite proposé à l’homme. Saint-Simon, qui a vécu trente années de renonciation, peut, sans être accusé de mauvaise foi, affirmer par tous les pores de son œuvre qu’il lui est tout à fait indifférent que l’on soit un valet de chambre, un mousquetaire, un jardinier, un juge, un cardinal, un pair de France, pourvu qu’on soit un bon valet de chambre, un bon mousquetaire, un bon jardinier, un bon juge, un bon cardinal, un bon pair de France.

Son opinion pratique est que, généralement il n’en est pas ainsi, que le mobile ordinaire des actions humaines est l’intérêt et, peut-être plus encore que l’intérêt, une sorte de plaisir diabolique à nuire, à écraser, à réussir non par le bien, mais par le mal que l’on fait aux autres.

Son sentiment religieux, très sévère, le confirme dans la triste opinion qu’il a de l’homme abandonné à lui-même, mais le force à songer au rachat, qui se peut obtenir de deux façons :

Ou bien, l’homme s’applique à la tâche que la société lui confie. Opération difficile, comme on vient de le voir. Et il ressort des caractères peints par Saint-Simon que nul n’est capable de remplir son devoir s’il n’a reçu, en même temps, la grâce d’état. Là, nous voyons le jansénisme montrer le bout de l’oreille en ce que, parmi les personnages des « Mémoires », cette grâce est fort parcimonieusement distribuée.

Quelle sera l’autre façon, pour l’homme, de donner un sens à sa vie ?

Renoncer en même temps aux avantages et aux dangers de la société et, en attendant qu’il plaise à Dieu de le retirer de ce monde, vivre, pour ainsi dire, comme un esprit sans corps, mais combien créateur !

Cependant, cette austérité à laquelle Saint-Simon aspire est préservée de toute froideur et s’accompagne même d’une espèce de tendresse, comme en témoigne le récit, plein de délicatesse qu’il a voué à la mémoire de M. de Rancé, abbé de La Trappe !

« Il y avait longtemps, écrit-il, que l’attachement que j’avais pour M. de La Trappe et mon admiration pour lui me faisaient désirer extrêmement de pouvoir conserver sa ressemblance après lui, comme ses ouvrages en perpétueraient l’esprit et les merveilles.

« Son humilité sincère ne permettait pas qu’on pût lui demander la complaisance de se laisser peindre... Rigaud était alors le premier peintre d’Europe, pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable, mais il fallait persuader à un homme surchargé d’ouvrage de quitter Paris quelques jours, et voir encore avec lui si sa tête serait assez forte pour rendre une ressemblance de mémoire. »

Rigaud trouve le projet intéressant et rare, il accepte, pour mille écus, d’aller peindre M. de La Trappe dans ces conditions difficiles et exceptionnelles. Saint-Simon le présente à l’abbé comme un officier de sa connaissance fort désireux d’approcher le moine, mais parlant avec difficulté.

Il fixe l’attention de son ami et prolonge tant qu’il peut l’entretien, à la suite duquel le peintre s’en va, dans la pièce voisine, « jeter sur la toile les images et les idées dont il s’était rempli ».

L’abbé qui, alors, était infirme et bougeait fort peu, ne s’aperçut de rien. Il fallut renouveler la séance et l’on eut quelque peine à lui faire admettre de recevoir encore l’officier. Cependant la vénération des moines favorisait secrètement l’entreprise de Saint-Simon.

Mais M. de La Trappe s’étonna d’avoir été tant et si longtemps regardé par une espèce de muet. Rigaud fit un chef-d’œuvre et donna en même temps à l’ami, lui aussi, l’occasion de décrire, avec toutes les inspirations de son art, à la fois le tableau et le modèle.

« La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté du visage, le feu noble, vif, perçant de ses yeux si difficile à rendre, la finesse et tout l’esprit et le grand qu’exprimait sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, cette paix intérieure d’un homme qui possède son âme, tout était rendu jusqu’aux grâces qui n’avaient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l’âge et les souffrances. »

Rigaud ne put se tenir de montrer son chef-d’œuvre qui eut tant de succès qu’on lui en commanda plusieurs copies. Cependant Saint-Simon, n’osant avouer sa supercherie à son saint ami, lui en laissa le récit par écrit.

« Il en fut, écrit-il, peiné à l’excès. Toutefois, il ne put me garder sa colère. Il me récrivit que je n’ignorais pas qu’un empereur romain disait qu’il aimait la trahison, mais qu’il n’aimait pas les traîtres, que, pour lui, il pensait tout autrement, qu’il aimait le traître, mais qu’il ne pouvait que haïr la trahison. »

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Arrêtons-nous sur cette vision.

Sans oublier le peintre magnifique de Versailles, ni même le pittoresque seigneur promenant à la cour, sa susceptibilité frémissante, laissons cependant le dernier éclairage sur le Saint-Simon, caché, pauvre, débile, retiré en son manoir de La Ferté dont les murailles, aujourd’hui disparues, sont comme ressuscitées par le souvenir de ce vieillard d’apparence hautaine et de profonde humilité de cœur, qui consacra trente années de sa vie à méditer sur la destinée humaine.

Voilà, en ce corps chétif et déprimé, le secret d’une vie prolongée au delà de toute raison, par la gloire des lettres qui s’obstinait à vouloir marquer cet homme, et par la force mystérieuse de l’œuvre qui devait être immortelle.