Réponse au discours de réception de Julien Green

Le 16 novembre 1972

Pierre GAXOTTE

Réponse de M. Pierre Gaxotte

au discours de M. Julien Green

 

Monsieur,

En ouvrant un tome de votre journal, je suis tombé sur ces notes : «  Avant-hier, visite à Mauriac. Assis de côté sur le coin de son canapé de cuir, il se recroqueville sur lui-même et fait songer à un vieil oiseau blagueur. Il a été étourdissant. Brosse de l’Académie actuelle un tableau effarant au moral comme au physique. Extrême est sa verve qui n’a d’égale que ma stupeur. » Je pense que votre stupeur s’est muée en une sorte d’épouvante et que c’est à cause d’elle que vous vous êtes muni de cette redoutable rapière auprès de laquelle nos épées de salon ne sont plus que ce qu’elles sont, des jouets décoratifs. Rassurez-vous. Nous ne sommes plus à la tour de Nesle. Nos mœurs sont très douces. Ce que votre célèbre prédécesseur a écrit de l’Académie et des confrères qu’il n’aimait pas est bien loin de la vérité.

Je n’avais pas le privilège d’être de ses familiers, mais en séance nous étions assis assez près l’un de l’autre pour pouvoir, à voix basse, accrocher des lambeaux de conversation. Le dernier jeudi où il vint quai Conti, il me dit : «  Je m’ennuie ici... Il y a quelques années, c’était bien plus amusant... C’était la guerre civile. » François Mauriac, armé, vous l’avez dit, d’un redoutable talent pour la satire, a joué à la guerre civile académique. Salué à ses débuts par Barrès et par Bourget, entré à l’Académie sous l’aile de la vieille droite, devenu démocrate chrétien, catholique de gauche, gaulliste, partisan acharné de l’Algérie algérienne, gardant en réserve quelque brouillerie de jeunesse avec de vieux amis, il a fait des caricatures terriblement injustes d’André Chaumeix, de Pierre Benoît, d’Henry Bordeaux, de Jean Cocteau, certaines mêmes en manière d’articles nécrologiques. Aucun de ses confrères ne lui répondit jamais, tant la façon dont il écrivait ces choses faisait oublier le reste. Jamais de réponse, ou plutôt si, un irrégulier, un franc-tireur, – moi-même, – ne résista pas à la tentation de la riposte.

J’avais signé avec quelques confrères très connus et très respectés un contre-manifeste relatif à l’Algérie française et à la conduite des soldats du contingent. Ce texte mit Mauriac en colère et il nous traita tous en bloc de «  vieillards poussiéreux ». Vous pouvez en témoigner, Monsieur, il y a onze ou douze ans, je n’étais pas – pas encore du moins – un vieillard poussiéreux. Il me restait même quelques petites étincelles de jeunesse qui mirent le feu à ma vengeance. Je donnais alors à plusieurs grands régionaux un billet quotidien et parmi ces régionaux se trouvait le plus important journal du Sud-Ouest. L’Académie suédoise venait de décerner le prix Nobel de littérature à je ne sais plus qui. Je critiquai la clause du testament Nobel, marchand de dynamite en quête de bonne conscience, qui veut que ce prix soit réservé aux écrivains d’inspiration humanitaire, restriction qui eût exclu tous les poètes français avant Victor Hugo et après lui Vigny, Musset, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, tous sauf Sully-Prudhomme, qui, en effet, a été couronné. Je citai quelques vers de Sully-Prudhomme, qui n’étaient pas choisis parmi les meilleurs et je terminai : «  Par bonheur, il est arrivé aussi que l’Académie suédoise couronnât un grand romancier régionaliste, notre cher François Mauriac, qui a décrit avec une minutie scrupuleuse les tourments sexuels des personnes pieuses du Bordelais. » Du romancier régionaliste à la fin, c’était là méchanceté toute pure. C’était même un contre sens voulu, car la finalité de l’œuvre mauriacienne n’est pas de décrire la région pour elle-même, mais de s’en servir comme support. Le jeudi suivant, comme j’entrais dans notre salle de séances, Mauriac marcha sur moi, le doigt en avant, d’un geste qui lui était familier et il me cria presque : «  Je sais que c’est vous. » Ces billets étaient, en effet, signés d’un pseudonyme très transparent. «  Il faut bien, répondis-je, que les vieillards poussiéreux s’amusent à leur tour. » Un instant, Mauriac fut surpris, car il avait déjà oublié son article et les épithètes dont il nous avait mitrés. Puis il se mit à rire, car cet homme triomphant, chargé de gloire et d’honneurs, pouvait redevenir le compagnon sensible à la drôlerie impertinente que vous avez fréquenté à vos débuts et peint avec tant de respect affectueux. À la sortie, ou un proche jeudi, voulant me marquer que la paix était faite, il profita de je ne sais quelle réflexion pour me dire : «  Littérairement, nous sommes du même bord », ce qui était me faire grand honneur.

Bien plus que moi, Monsieur, vous êtes littérairement du même bord que Mauriac. Il est bien vrai que tenant en suspicion tout ce qui relève du fantastique et de l’invérifiable, il a dû être étonné de lire dans votre journal le récit de tant de rêves étranges, dont vous vous efforcez de pénétrer le sens. Il n’eût jamais écrit Le Visionnaire, Minuit, Varouna, Si j’étais vous, mais vous avez droit à ce monde où l’on ne distingue plus très bien les frontières du réel et de l’au-delà. Vous y avez droit, parce que sans remonter bien haut dans votre généalogie, votre famille est originaire du pays des brumes, des elfes et des génies familiers, l’Écosse chère à Nodier et aux romantiques. Dès le XVIIe siècle on trouve des Green pourvus d’ascendants écossais émigrés dans le sud des États-Unis. Vers 1830, votre grand-père paternel quitta la Grande-Bretagne pour les rejoindre. Il avait des dettes et deux dollars en poche. Il en donna un à un pauvre hère. Après quoi il fit fortune : vous voyez bien, Monsieur, que l’irréel est pour vous un héritage de famille. Mais la moralité de la fortune étant d’être périssable, en 1893 votre père quitta les États-Unis pour diriger en France le bureau d’une firme cotonnière. Il s’était marié avec une jeune fille du Sud, de Savannah, et, – vous le savez mieux que moi, mais Gide est mort convaincu que vous aviez vu le jour à la Nouvelle-Orléans –vous êtes né à Paris, dans le XVIIe arrondissement, rue Ruhmkorff. Votre famille, parents, sœurs et vous-même, a habité rue Raynouard, rue de Passy, rue de la Pompe, au Vésinet, rue de la Tour, rue Cortambert, avenue du Président-Wilson, avenue de la Bourbonnais... On ne peut être plus Parisien et il vous faudra attendre 1919 et vos dix-neuf ans pour découvrir les États-Unis et ce Sud dont l’appartement familial était comme un morceau détaché.

Petite, menue, avec un visage rêveur et de très beaux yeux gris qui se coloraient de bleu pâle, votre mère domine le premier volume de vos Mémoires : Partir avant le jour. Avec quelle tendresse parlez-vous d’elle ! Encore vous excusez-vous de n’avoir pu faire sentir pleinement au lecteur combien vous l’aimiez, car, avez-vous écrit quelque part, «  ce que nous faisons de plus sérieux sur cette terre, c’est d’aimer. Le reste ne compte guère ». Souvent, elle vous parlait à vous et à vos sœurs du pays lointain de sa jeunesse et vous vous promeniez avec elle dans les avenues bordées de magnolias géants, où tout sentait bon et où l’air était tiède à Noël. Pour elle, la guerre, la dernière guerre, c’était celle de 1861 qui s’était terminée par la victoire du Nord, du Yankee. Elle vous faisait voir le drapeau du Sud, que vous avez conservé, la grande croix de Saint-André, semée sur fond bleu de treize étoiles représentant les treize États confédérés. Elle vous disait que les treize États ne s’étaient pas battus pour maintenir l’esclavage, que la libération des Noirs se faisait d’elle-même, que depuis longtemps vos grands-parents n’avaient plus d’esclaves, mais que le Sud était riche de son coton, jalousé pour sa richesse, fier de sa civilisation restée plus traditionnelle, plus aristocratique, que celle du Nord, avec un bonheur de vivre qu’il ignorait.

C’est votre mère qui vous a appris l’anglais. Comme vous l’avez parlé d’abord avec l’accent de Paris, elle vous appelait : «  mon petit Français ». C’est elle qui vous fit baptiser dans sa religion : l’Église épiscopale qui, aux États-Unis, correspond à l’anglicanisme. Vous fûtes donc protestant de la variété épiscopalienne, ce qui faisait dire à un de vos camarades de Janson : «  Tu es d’un pays qui n’existe plus et d’une religion dont on n’a jamais entendu parler. »

À la vérité, votre mère avait trop d’enfants pour suivre de très près votre instruction religieuse. Elle vous disait : «  Si tu devais commettre une mauvaise action, j’aimerais mieux te voir mort. Tu entends : mort à mes pieds. » Et encore : «  Quand tu seras grand, tu verras peut-être des hommes qui essaieront de te persuader que le Seigneur Jésus n’est pas Dieu. Il y a beaucoup d’hommes qui disent cela dans le pays où nous sommes. Ne les crois pas ! » Vous alliez peu à l’église. Les sermons vous ennuyaient. Votre mère cependant vous a marqué pour la vie. Chaque jour, elle vous lisait, à vous et à vos sœurs, une page de l’Ancien Testament, un chapitre des Évangiles, des Actes, ou des Épîtres. Vous eûtes du mal d’abord à comprendre ce que vous entendiez et puis les versets arrivèrent jusqu’à vous comme une lumière subite déchirant un ciel noir. Vous apprîtes par cœur et sans effort le psaume XXIII : «  L’Éternel est mon berger... »

Votre paradis enfantin s’écroula tragiquement par la mort subite de Mme Green, le 27 décembre 1914. Quelques mois plus tard, dans un placard de votre père, vous trouvez un abrégé de la doctrine catholique à l’usage des nouveaux convertis, par le cardinal Gibbons. Vous le prenez. Vous le lisez. Il vous semble que mourant de soif, vous avez trouvé une source impérissable, dont l’eau délicieuse répand la joie. Ce que vous vouliez savoir, vous le savez enfin ; ce que vous vouliez croire, vous est prodigué. Ayant dit à votre père que vous vouliez devenir catholique romain, il vous apprend qu’il s’est lui-même converti et vous confie au P. Crété pour parachever votre instruction. Votre abjuration a lieu en avril 1916.

Vous avez, Monsieur, parlé avec infiniment de respect et de perspicacité de la vie spirituelle de François Mauriac. Je suis trop maladroit pour parler de la vôtre avec le même bonheur. Je vois bien cependant qu’après une période de joie, de certitude paisible, à quoi se mêlait l’illusion d’une vocation monastique ou sacerdotale, pour vous comme pour Mauriac, le choix a été pénible, avec une longue période d’apparente rupture, de victoire du monde et des sens. Mais dans toute votre œuvre, journal, mémoires, théâtre, romans, vous vous êtes abondamment confessé, non point en homme de lettres qui se compose un personnage, mais en homme et votre style est l’indice que vous dites vrai. Cela me permet d’avancer que même conquis par le plaisir, même tenté par certaines croyances du bouddhisme sur la métempsycose et surtout sur l’irréalité du monde sensible, vous n’avez jamais perdu la foi. Au fond de votre cœur, elle restait intacte comme au fond du cœur de Wilfred, le héros de Chaque homme dans sa nuit, votre roman le plus optimiste puisque Wilfred, assassiné dans la rue par un demi-fou, meurt avec une foi restée si pure, que de son lit de mort, le visage éclairé par une expression de bonheur, il semble contempler notre monde à nous d’une région de lumière. Aussi votre Pamphlet de 1924 contre les catholiques de France me semble-t-il être surtout un pamphlet contre Julien Green qui fait, à travers ses violences, le portrait du catholique qu’il voudrait être et qu’il n’est pas, qui reproche aux catholiques français de ne pas lire la Bible chaque jour, parce que lui-même en a abandonné la lecture quotidienne, qui accuse la religion de ne pas changer la vie de celui qui la pratique, parce que lui-même ne change pas la sienne. Mais ce Julien Green qui s’est dit, un jour de jeunesse, ivre de Dieu, doit revenir au divin et il y reviendra lentement, mais inexorablement, avec des révoltes, des craintes, des impatiences, des pauses au bord de pascaliens abîmes de tristesse, tout cela d’autant plus pathétique que si vous portez en vous certains caractères de dureté – vous vous êtes comparé une fois au silex – il n’est que très peu d’âmes aussi vulnérables que la vôtre. Votre meilleur biographe, M. Robert de Saint-Jean, assure qu’en 1939, le combat était terminé et votre retour accompli.

Je ne suis ni confesseur, ni confident. Comme lecteur, j’ose vous dire que ces années de troubles, d’élans, de découvertes, de voyages, de désirs, de passions, d’aventures, ont été bénéfiques pour l’écrivain. Elles vous ont donné une expérience du cœur, des sens et de la vie, sans laquelle vous n’auriez pas créé le monde prodigieux qui vit et vivra par vous et grâce à vous. Quelque temps avant sa mort, Gide perdait son temps en vous conseillant «  une embardée du côté du démon », mais il était critique sagace cet ami commun qui un jour me dit à propos des auteurs catholiques : «  Le chapelet de Julien fait un bruit d’enfer », formulant en bon liseur une grande vérité : on fait des romans avec le péché. Vous avez retourné vingt fois le problème pour vous-même comme Mauriac l’avait retourné avant vous. Il n’y a pas d’autre réponse : le roman, c’est le péché en action. Qui osera exiger du romancier catholique qu’il termine son récit par le repentir de tous les méchants, comme s’il voulait conclure dans le style des anciens faits divers : «  Et tout ce joli monde a été emmené au paradis », à la façon des «  préfecturiers » qui téléphonaient jadis à leurs journaux : «  Et tout ce joli monde a été conduit au dépôt »?

Pardonnez-moi, Monsieur, d’être passé si vite et même si légèrement sur les circonstances de cette période qui a été décisive pour vous. Comme Wilfred, je ne sais pas et je n’aime pas parler de religion.

Au surplus, il vous fallait vivre et tandis que le P. Crété vous instruisait, la guerre dévorait la vie. Votre premier bachot passé, votre père vous dit qu’il vous appartenait de faire quelque chose pour le bien général. Les États-Unis n’avaient pas attendu d’entrer en guerre pour envoyer en France beaucoup de garçons qui conduisaient au front des ambulances. C’était votre place. Vous n’aviez pas dix-sept ans, mais il ne vous serait pas venu à l’idée de discuter un conseil de votre père, homme silencieux et doux, qui mettait avant toute chose le devoir et la franchise. Vous voilà donc, après un bref apprentissage, conducteur d’ambulance très près du front de l’Argonne. C’est à Neuvilly que vous avez rencontré la mort, un soldat étendu sur un brancard, horriblement blessé, sans doute, car sur sa tête et sur sa poitrine on avait jeté une capote qui laissait passer deux mains blanches et fines, presque des mains de garçonnet. Les vrais combattants en ont vu d’autres, mais vous étiez encore presque un adolescent. Votre cœur se serra et vous avez pleuré cet inconnu.

Votre campagne ambulancière ne dura pas longtemps. On n’acceptait les volontaires qu’à partir de dix-huit ans. Les autorités vous invitèrent à vous retirer. Un nouveau service d’ambulances se formait sur le front italien. Vous êtes accepté. Le front à ce moment était calme. Ce fut pour vous du tourisme. Votre engagement était de six mois. Pendant votre absence, votre sœur Retta mourut d’un mal contracté à l’hôpital où elle s’était engagée dès le début de la guerre comme infirmière. Vous retrouvez Paris, votre père vieilli et triste, perdu dans ses pensées, enfoncé dans un silence que seuls troublaient les jeunes soldats américains permissionnaires ou fraîchement débarqués, qu’il se faisait un devoir d’accueillir. Quant à vous, après un passage d’une journée à la légion étrangère, vous voici élève à l’école d’application d’artillerie de Fontainebleau. Vous en sortez aspirant au 50e régiment d’artillerie. Mais l’armistice est venu interrompre votre carrière militaire. Votre régiment est envoyé en occupation dans la Sarre. En mars 1919, vous êtes démobilisé.

Paris était alors une ville enivrante. On voulait croire que le sacrifice de tant et tant d’hommes avait fondé la paix perpétuelle. Chaque matin, on se répétait : «  c’est fini » et l’on s’abandonnait à la griserie d’une victoire que les armées alliées avaient due au génie d’un généralissime français, le maréchal Foch. L’injustice de 1871 était effacée. Les étrangers affluaient, curieux de voir cette France dont jadis on avait dit tant de mal. C’était une prodigieuse effervescence artistique, musicale, littéraire. En dépit des deuils, partout s’épanouissait quelque chose de joyeux, de neuf, de triomphal. Vous profitez de ce Paris que l’on n’a plus revu. Vous avez aussi le courage de vous remettre au travail scolaire. Vous passez votre second bachot tout en oubliant d’aller regarder la liste des reçus ; vous pensez devenir peintre car vous avez toujours beaucoup dessiné, quand un frère de votre mère, l’oncle Walter, vous offre un séjour de quatre années à l’Université de Virginie, la première du Sud.

Vous êtes parti sans joie, vous sentant étranger hors de France, augurant très mal du pays où vous alliez vivre. Oscar Wilde, je crois, avait dit à un ami américain : «  Nous autres, en Angleterre, nous avons tout en commun avec vous, excepté la langue. » Trompé par l’accent, les intonations nasales, le débit rapidissimo, vous avez le sentiment de ne pas comprendre ce qui se dit autour de vous. C’est le soir seulement de votre arrivée à New York, au théâtre où une cousine vous a emmené, qu’au second acte vous vient peu à peu le soupçon réconfortant que sachant l’anglais, vous savez aussi l’américain. Enfin, après un long trajet en chemin de fer, vous arrivez en Virginie, dans le Sud et vous reconnaissez le Sud parce que vous le voyez par les yeux de votre mère. En quelques secondes, vous comprenez tout, la Sécession, la volonté de survivre, de ne pas être absorbé par un pays trop grand. «  Tu te souviendras que tu es un fils du Sud », vous a dit votre oncle à l’arrivée ; l’envoûtement des choses et des mœurs sera complet lorsque vous irez, pendant les vacances, faire visite aux oncles et aux tantes et que vous habiterez la maison que votre grand-père a fait construire avant la guerre, une grande bâtisse de bois, aux lattes parallèles peintes en gris clair, avec un toit de tuiles rouges en queue d’aronde, à demi cachée par de hauts sapins noirs. Dans les murs se voient les trous qu’ont fait les balles, car on s’est beaucoup battu aux environs, mais sur la table est toujours disposée la lourde argenterie apportée jadis d’Angleterre et que, dans les pires moments, il n’a jamais été question de vendre. À Savannah, où vous avez quelque deux cents parents, vous avez vu la maison de vos grands-parents maternels, et tout près, la propriété de très anciens amis de votre famille, au milieu d’un parc ténébreux, planté de chênes géants tendus de mousse qui pend en lambeaux gris perpétuellement agités par la bise. Le Sud ne vous gardera pas, car vous ne pouvez pas vivre ailleurs qu’en France. Pour mieux voir clair en vous-même, vous quitterez même l’Université un an avant d’avoir achevé le cycle de vos études. Il vous faut rentrer, mais vous rapportez du Sud une ample moisson de visages et de paysages, de pensées et de sentiments. Votre plus célèbre roman, Moïra, et celle de vos trois pièces qui fut la plus jouée, Sud, se passent l’un à l’Université de Virginie, l’autre la nuit même où la guerre de Sécession a éclaté.

L’Université, ce fut votre vie. Elle avait été bâtie par Thomas Jefferson, Edgar Poe y avait été étudiant. Jefferson, féru d’art classique, avait édifié un gigantesque portique, des galeries à colonnes longues de plusieurs centaines de mètres encadrant une pelouse plantée de sycomores, un bâtiment semblable au Panthéon d’Agrippa pour abriter la bibliothèque et un bâtiment néo-grec pour clôturer le prodigieux rectangle. Cet étonnant pastiche donnait le sentiment d’un univers fermé, inconnu, protégé de toutes parts et inquiétant malgré tout, parce que vous n’en saviez rien encore et que, venu tard, vous habitiez en ville, n’étant pas des privilégiés qui disposaient d’une chambre s’ouvrant sur une des galeries. Il faut lire le tome de vos Mémoires intitulé Terre lointaine : celui où vous racontez vos trois années d’Université. À son propos, on a prononcé le mot de perfection. C’est un livre à lire, à vingt ans, parce qu’il s’y trouve tout ce qu’on éprouve à vingt ans, la faim de vivre et l’effroi de l’inconnu, le besoin d’aimer et la crainte qui rend l’aveu impossible, la curiosité de tout et le recul devant certaines connaissances, les impatiences et les tendresses, les audaces et les timidités. L’Université bouillonnait de passions. Vous n’ignoriez rien de la vie des sens et cependant vous demeurez étranger à n’importe quel acte amoureux, ébloui par la beauté, mais tout d’abord presque isolé, ne dévoilant pas le fond de vous-même, tandis que la pensée du salut recommence à occuper votre esprit. Vous vous liez d’amitié avec un garçon exceptionnel, Mark, dont vous dites que, sans le savoir, il vous dépassait tous par le cœur et par la modestie. Il viendra vous voir en France en 1923 et, en 1940, lors du grand exode qui vous projeta jusqu’à New York, vous l’avez trouvé qui vous attendait sur le quai et il vous glissa dans la main un billet de cent dollars en vous disant sur le ton d’autrefois : «  Je suis sûr que tu n’as pas le sou. » Il habitait assez loin de New York et n’était pas riche, ayant une femme et des enfants à nourrir. Par bonheur, vous vous étiez muni d’un petit viatique.

Vos oncles d’Amérique ont été très généreux. De l’Université, vous aviez rapporté cent dollars d’économie. Votre sœur Mary, riante et autoritaire, vous les emprunta dès votre retour. Elle vous les remboursa par la suite en pots de confitures, car elle faisait des confitures. Vous avez mangé des confitures pendant des mois, mais comme il vous fallait en outre quelque argent, vous donnez à diverses revues des études sur la littérature anglaise et vous publiez enfin, presque à la fois, sous des formes diverses, souvent par tranches dans des revues, ou par fragments, les œuvres romanesques auxquelles vous aviez pensé en Amérique, Le voyageur sur la terre, une assez longue nouvelle dont le sujet est un dédoublement de personnalité, Mont Cinère et Adrienne Mesurat qui sont de vrais romans.

Mont Cinère se passe en Amérique, dans un État du Sud, mais de ceux qui ne connaissent pas la douceur de l’hiver. La pluie, la neige, la gelée, le vent glacial sont des éléments essentiels du récit. La maison, Mont Cinère, est mal éclairée par des fenêtres à petits carreaux qui interceptent la lumière ; les trois femmes qui l’habitent, la grand-mère, la fille, Mme Fletcher, la petite-fille Emily, vivent dans une sorte d’oppression perpétuelle, la mère avare, éteignant les lumières, défendant qu’on fasse du feu ailleurs qu’à la cuisine, comptant les bûches, économisant sur la nourriture, la fille dévorée par le désir de posséder, d’être libre, cherchant un mari qui saura imposer son autorité dans la maison et pour finir se donnant un nouveau maître. Après plusieurs scènes horribles, elle essaie d’étrangler la petite fille que son mari a eu d’un premier mariage, et, une nuit, elle met le feu à la grande maison de bois, disparaissant elle-même dans les flammes. Avarice, passion affreuse qui s’éclaire ici par cent détails vrais, par des morceaux de dialogue que l’on croit entendre.

Adrienne Mesurat est l’histoire d’une longue suffocation morale dans une province que vous avez inventée. Adrienne a passé sa jeunesse entre un père qui ne vit que pour ses aises et une sœur aînée qui ne pense qu’à sa maladie. L’ennui, le poids des jours, la monotonie des petits devoirs acceptés, la surveillance des deux êtres qui vivent avec elle, les aspirations de sa jeunesse, de sa beauté, de sa chair, la poussent à l’évasion. Elle réussira à écarter sa sœur. Mais la tension est trop forte. Un jour elle pousse son père dans l’escalier. Il se tue. Ce n’est pas une fin. Adrienne se laisse envahir par le souvenir, cherche en vain l’amour, n’arrive pas à se faire entendre, sombre dans un autre ennui et un soir, elle s’enfuit courant sans but sur la route, ayant oublié jusqu’à son nom.

Je ne résumerai pas ainsi l’intrigue de toutes vos œuvres. Mais ce sont ces deux romans noirs qui ont attiré sur vous l’attention de la critique et la faveur du public. Vos débuts ont été heureux. Ensuite vos romans se partagent presque également entre une veine réaliste, Leviathan, Épave, L’autre se rangeant à la suite de Mont Cinère, une inspiration fantastique, Le Visionnaire, Minuit, Varouna, Si j’étais vous, représentant les romans des grandes évasions, parmi lesquels je place Minuit au rang des chefs-d’œuvre, parce que sa dernière partie, toute frémissante d’un pathétique ténébreux, sans une page faible, sans une phrase vide, comporte l’extraordinaire discours de M. Edme, épris de l’invisible, pour qui la nuit ennemie des grossières illusions est plus belle que le jour, mais qui, dans les ténèbres, a besoin de chaleur humaine. Ce château de l’âme ne protégera pas la fille de M. Edme, Élisabeth, pas plus que ne l’a protégée, dans l’épisode précédent, l’affection charitable de M. Lerat. Elle cède au vertige. Elle appartient au gouffre.

Pour la raison que vous avez écrit un jour : «  Adrienne Mesurat, c’était moi entouré d’interdits qui me rendaient fou », les érudits qui vous consacrent des thèses – il n’en manque pas et en toutes langues – ne résistent pas à la tentation d’expliquer vos romans, tous vos romans, le tout de vos romans par votre vie privée, telle que vous l’avez vous-même confessée. J’ai employé le mot tout à l’heure. Je le regrette un peu, car une correction s’impose.

C’est à Sainte-Beuve que l’on doit cette habitude d’expliquer les œuvres par les hommes et de chercher le secret des livres dans la vie des écrivains. Mais Sainte-Beuve était plus historien que critique. Ses meilleurs lundis sont ceux qu’il a consacrés aux mémorialistes, aux épistoliers. Comment parler de Saint-Simon, de Mme du Deffand, de Mlle de Lespinasse sans savoir leurs familles, leurs liaisons et leurs amitiés ? Quand il s’agit de littérature pure, Proust triomphe dans son anti-Sainte-Beuve. Le romancier met dans ses romans son expérience de la vie, mais il y met sa puissance créatrice. Il invente avec du réel. Quand vous commencez à écrire un roman, vous ne savez pas ce qu’il sera. Vous voyez les personnages, vous en pénétrez les caractères, vous décrivez leurs apparences, leurs manies, leurs gestes : ce sont eux qui ensuite font le roman, parfois contre vos désirs. Les circonstances naissent d’eux. Ils agissent selon leurs instincts, leurs désirs, leurs passions et il arrive qu’ils vous échappent. Blanche qui semblait désignée pour tenir le premier rôle dans Minuit se tue dès les premières pages parce qu’elle est abandonnée par son amant. C’est Élisabeth, sa petite fille, qui reprend le fil de l’intrigue. Dans Le Malfaiteur, le personnage de Jean s’efface peu à peu pour céder la place à sa jeune cousine Hedwige et l’histoire prend un double sens, celui de deux amours également impossibles. J’ai dit à quel point ce qui touche à la religion, à la foi et au salut vous a occupé et cependant, jusqu’à Moïra paru en 1950, le croyant ne semble pas avoir écrit une ligne. L’étudiant Joseph Day, si assuré dans sa foi, est le premier de vos héros pour qui l’absolu est mêlé à la vie. Haïssant l’instinct sexuel, furieusement insurgé contre la loi charnelle, poussant le fanatisme jusqu’à se détourner avec ostentation des nudités de marbre et de plâtre qui ornent les jardins, il irrite ses camarades qui forment un petit complot pour provoquer la déroute de ce parangon de la chasteté. Ils poussent dans ses bras Moïra, dont la bouche rouge et le parfum lui échauffent le sang. Il fait d’elle sa maîtresse, mais la première nuit d’amour n’est pas achevée que la rage de l’innocence première le reprend et pour effacer la souillure, il l’étrangle.

Assurément, on trouve dans votre journal une haine certaine de la chair. Peut-être même tient-elle trop de place, car on peut soutenir que ce n’est pas le corps qui est le plus grand ennemi du chrétien, mais la conception matérialiste de ce monde. De toute façon, votre journal ne peut pas être exploité systématiquement comme s’il donnait la clé de toute votre œuvre. D’abord il est incomplet. Ce qui est publié n’est qu’une partie de ce qui a été écrit et vous avez le droit de protéger votre vie. Ensuite, ce qui fait le journal, ce sont des moments successifs. Le risque est grand de fausser votre vue du monde en s’appuyant sur des notations parfois contradictoires, souvent fugitives, dont chacune en tout cas ne vaut que par sa date.

C’est pourquoi les personnages que vous avez fait vivre et qui vous survivront sont infiniment variés. Votre monde, Monsieur, est un monde très sombre. Le diable mène en personne, ou par le ministère d’un de ses premiers lieutenants, l’intrigue de Si j’étais vous en faisant passer Fabien d’une enveloppe humaine à une autre, à la seule condition qu’il ne garde qu’un souvenir, celui de son identité première. Il est vrai que le diable est une de vos anciennes connaissances. Vous avez même la complaisance, dans vos Mémoires, de nous communiquer son adresse, 93, rue de Passy, dans la penderie où votre mère rangeait ses vêtements. C’est là où vous alliez l’appeler. Au troisième appel, il commençait à remuer les manteaux et les robes et vous preniez la fuite. Il est vrai que vous aviez neuf ans et le diable a dû déménager plus souvent que la famille Green. Sa présence, son action n’en sont pas moins réelles pour vous. Un jour, vous avez cru le sentir derrière votre dos, tandis que vous écriviez. Je suis bien certain que si, lisant par-dessus votre épaule, il reconnaît des amis, des complices, des victimes dans nombre de vos personnages, il en est qui lui opposent une résistance invincible. Dans Minuit seulement je trouve M. Agnel qui est un ange un peu benêt, mais un ange, et surtout M. Lerat, qui touche au sublime par sa bonté d’homme simple.

Attention ! Je me promène à travers votre œuvre, tandis que je vous ai laissé en Amérique. Vous y avez fait ce que peut faire un écrivain français chassé de son Paris et qui n’a plus l’âge de tirer le canon : des conférences, des cours à des militaires pour leur expliquer ce qu’est la France, des causeries à la radio à destination de notre pays. Vous rentrez : vous publiez Si j’étais vous, Moïra et puis subitement, vous devenez homme de théâtre. Trois pièces, dont la plus remarquée, la plus discutée, la plus applaudie est Sud. Sujet difficile à traiter, car si le drame se déroule comme le premier coup de canon de la Guerre de Sécession va être tiré, l’attente de la guerre ne sert qu’à créer le climat d’angoisse qui rend vraisemblable la tension psychologique et donne aux sentiments leur violence et leur grandeur. Le public hésita toute la durée d’un acte sur le véritable sujet de la pièce, mais il lui était impossible d’hésiter plus longtemps.

François Mauriac, dans ses Mémoires intérieurs, raconte que, venant de Malagar et rentrant en voiture à Paris, il imagina à la sortie d’Angoulême la rencontre de Vautrin et de Lucien de Rubempré : «  Voici, écrit-il, le plus haut lieu en France de la géographie romanesque, car, à mon sens, dans l’œuvre de Balzac, le massif culmine qui comprend Le Père Goriot, Les Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes. Cette montée, j’imagine, à la sortie d’Angoulême, vit la rencontre du forçat, devenu ambassadeur secret du roi d’Espagne et de ce jeune être qui a choisi de mourir comme Ophélie et qu’une main puissante va rendre à la vie et au crime... J’écoute au-dedans de moi le dialogue horrible ; j’assiste à cette corruption d’un jeune cœur ; elle agit sous mes yeux avec une virulence presque surnaturelle, dans une atmosphère de passion trouble et de rêve... » Cette passion, vous l’avez aussi décrite, mais à votre manière, qui n’est pas celle de Balzac et sans corruption de cœur. Ceux qui l’éprouvent ont leur place dans votre univers tragique. Le lieutenant de Sud, Yan, n’ose pas faire l’aveu de ses sentiments à Éric Mac Clure et, après un dialogue où chacun parle un langage différent, il lui crie sa haine de la pureté : «  Il est autour de toi l’interdit, le cercle d’horreur... » ; il le provoque en duel et terrorisé d’aimer ce qu’il aime, il se laisse tuer sans se défendre. Jean, le Malfaiteur, s’empoisonne pour échapper à un amour qui l’avilit, parce que l’être qui en est l’objet est vil et il meurt sans réussir à mettre en garde contre lui sa cousine Hedwige qui se tue aussi sachant qu’elle ne sera pas aimée. Ce n’est que dans votre avant-dernier roman, le plus prenant de tous, selon un sévère critique, Chaque homme dans sa nuit, que vous avez voulu qu’Angus osât s’exprimer. Non en paroles, – c’est trop difficile –, mais par lettre. Une lettre qu’il envoie à son cousin Wilfred, qui répond : «  Je ne puis comprendre qu’un homme ait pour moi les sentiments que tu éprouves... Il n’y a qu’une chose à faire, c’est de laisser tout cela s’effacer de notre mémoire. » Et Angus ne fera qu’une longue promenade avec Wilfred, celle du cimetière où, écrasé de douleur, il conduit sa dépouille après l’assassinat. Mais dans Sud, comme dans Chaque homme, vous avez placé une très pure figure d’amoureuse : ici Regina qui aime Yan, qui sait tout, qui souffre et qui, à genoux, près de son cadavre, croyant que l’âme ne se détache pas subitement du corps, lui murmure : «  Dieu essuiera toutes les larmes. Il l’a dit lui-même. Il essuiera tes larmes et les miennes. » Là, Phœbé, mariée à un autre cousin de Wilfred, très éprise, mais épouse très pure et très fidèle. L’une et l’autre émeuvent, car on ne peut qu’être sensible à ce que vous avez mis de douceur, de bonté, d’amour tout simple au sein d’une humanité que vous avez voulu souvent effrayante et ténébreuse.

Cependant, vous n’êtes, vous, ni ténébreux, ni effrayant. Depuis 1947, jusqu’à ces derniers jours, vous habitiez rue de Varenne, dans un oasis de silence et vous avez eu longtemps pour voisin dans la même cour, un médecin célèbre, le docteur Paul, virtuose du scalpel et de l’autopsie, que l’on voyait à la barre, dans tous les grands procès d’assises, en qualité de médecin légiste. Lorsqu’on allait vers votre escalier, on apercevait d’abord une gigantesque pancarte : «  Pour le docteur Paul, adressez-vous ici. » Je ne me suis pas adressé au docteur Paul et la première fois que je suis monté chez vous, vous m’avez vous-même introduit et conduit dans votre bureau cuirassé de livres, dont la fenêtre donnait sur le tranquille jardin de l’ambassade soviétique. Avions-nous beaucoup de choses à nous dire ? Sans doute. Car nous avons parlé longtemps. La nuit est venue et nous n’étions plus éclairés que par le feu qui flambait dans la cheminée. Je crois que vous aimez ces conversations, tête à tête, dans la pénombre. Mais si vous avez renoncé aux divertissements et aux mondanités du jeune auteur à succès – votre journal m’apprend que vous vous êtes trouvé au Bœuf sur le toit en même temps que François Mauriac et que notre actuel doyen d’élection – cela ne veut pas dire que vous vous êtes retranché du siècle. Votre journal – toujours lui – témoigne à quel point vous êtes préoccupé du train du monde, inquiet de l’avenir français. Si vous ne dites pas comme Jean Cocteau : «  L’enfer, c’est l’histoire », vous jugez notre époque épuisante pour l’âme et vous ne retrouvez la paix de l’esprit qu’en vous détournant de notre inquiétant aujourd’hui pour consacrer votre matinée aux beaux monstres à qui vous donnez l’existence littéraire – à raison de trente lignes par jour.

Une note de ce terrible journal, à la date du 12 mars 1971, m’a cependant plongé dans la surprise et l’admiration. Depuis 1946, écrivez-vous, vous avez reçu chez vous, écouté patiemment, plusieurs milliers de personnes. Plusieurs milliers ! Parmi celles que vous nommez, je trouve de grands esprits, des religieux aussi modestes que pieux, un philosophe chrétien semblable à un vieil ange gardien très savant. Mais il semble qu’à mesure que votre renommée a grandi, qu’on vous a entendu davantage à la radio, vu plus souvent à la télévision, à mesure que les grands prix, les honneurs nationaux et les honneurs étrangers sont tombés sur vos épaules, le cercle de vos visiteurs s’est élargi pour comprendre des inconnus de plus en plus nombreux. Voici des dames protestantes qui, soucieuses de votre salut, offrent de vous expliquer la Bible gratuitement ; voici un garçon qui voulant être à la mode s’est acheté une chemise décolletée jusqu’à la ceinture, tout en objectant : «  il faut bien que je me mette quelque chose autour du cou », s’est entendu répondre : «  un collier de perles », en est resté scandalisé et veut que vous partagiez son indignation ; voici un étudiant qui vous révèle que le sexe est ce qu’il y, a de plus important dans la société moderne ; un jeune catholique vous confie qu’il a perdu le sens du péché et communie sans confession ; un Franciscain qu’il regarde trop les jeunes filles ; un exalté vous fait part des visions qu’il a dans la rue ; un psychanalyste vous démontre que tout le monde comprend vos œuvres, excepté vous ; un jeune catholique vous explique que le péché n’existe plus puisqu’un jury catholique a couronné le film Théorème où l’on voit un beau garçon libérer hommes et femmes en couchant avec eux. Et voici la kyrielle des clercs qui ne se trouvant plus à l’aise dans l’Église voient des appels de Dieu dans les chahuts, les troubles et les graffiti de 1968. Et je pourrais continuer. Évidemment, c’est notre temps et peut-être faites-vous votre miel de tout cela. Mais puisqu’il vous est arrivé de penser que vous auriez pu être un auteur comique, je ne vous offenserai pas en disant qu’à l’idée de ces milliers de visiteurs, j’ai oublié votre rapière et vous m’êtes soudainement apparu sous la forme d’un bon curé de campagne qui ayant confessé toute sa paroisse durant la semaine de Pâques, comme le curé de Cucugnan, rentre dans son presbytère accablé par la monotonie du péché et se demande «  Pourquoi le Seigneur n’a-t-il pas permis au Malin d’avoir plus d’imagination ? » Vous auriez, Monsieur, fait les choses beaucoup mieux.

J’ai tort de plaisanter, car il est bien certain que vous n’avez pas rendu public ce qui vous a été dit de plus intime et de plus grave. Et puis ce grand nombre de visiteurs prouve à la fois votre célébrité, l’audience que vous réserve la jeunesse, la confiance enfin que des inconnus angoissés mettent en vous, lorsqu’ils sont en quête d’un confident, ou d’un conseiller. Cela, Monsieur, vous fait le plus grand honneur. Quant à l’Académie, avec votre renommée et votre talent unique dans notre littérature, vous lui apportez tout ce que vous confère votre double culture, au moment précis où il nous faut défendre le génie de notre langue, sans nous refuser aux naturalisations nécessaires. L’Académie ne vous a pas avancé – cela arrive – un fauteuil de persévérance. Elle vous a élu au premier tour et presque d’une seule voix. Elle en est heureuse ; vous êtes une province conquise sur l’anglais – et nous avons donné pour successeur à François Mauriac l’écrivain le plus proche de lui à bien des égards, par la foi comme par les êtres que vous avez imaginés et qui sont comme les siens mêlés de ciel et d’enfer. Aussi tout en portant la lumière dans son âme cachée, avez-vous su définir son génie avec une exacte et subtile précision par laquelle je me sentirais découragé de rien ajouter, si je ne voulais rappeler qu’il a été essayiste – La Province est un livre bourré d’observations qui vont loin – et dire avec un peu plus de force que vous qu’il a été poète, qu’il tenait intimement à son œuvre de poète et que ce Mauriac poète, s’il n’est pas à découvrir, doit être mis dans une lumière qui ajoutera une séduction et peut-être un mystère à son personnage. Vous n’avez parlé que par allusion de ses écrits politiques : les événements s’engloutissent avec une telle hâte dans l’oubli que beaucoup de choses dites ou écrites à leur propos ne sont déjà plus ressenties, ni comprises comme elles l’ont été à l’heure même. Il reste la forme, le style, ces lignes d’encre qui survivent aux dominations, aux empires et aux puissances terrestres. François Mauriac assembleur de mots et de syllabes fragiles est un des plus grands prosateurs dont notre pays et notre langue puissent s’enorgueillir. Je l’ai dit avec émotion à ses obsèques et je le répète aujourd’hui parce que je ne puis m’habituer à sa place vide. Il appartient à cette lignée qui, par des cheminements souterrains, va de Bossuet à Rousseau et de Chateaubriand à Barrès, encore qu’on ne puisse le comparer à personne parce que sa marque propre est une puissance émotive qui éclate en décharges, un climat de soufre et de fièvre, dont on ne trouve exemple nulle part. L’Académie vous est reconnaissante d’avoir parlé de lui avec noblesse. Votre remerciement à lui seul justifierait son choix. C’est en son nom, Monsieur, et avec toute mon amitié, que je vous souhaite la bienvenue parmi nous.