Les Mémoires de Madame du Hausset

Le 25 octobre 1954

Pierre GAXOTTE

Les Mémoires de Madame du Hausset

PAR

M. PIERRE GAXOTTE
délégué de l’Académie française

Le lundi 25 octobre 1954

 

Parmi les Anglais qui furent de fervents Parisiens, il en est un, Quentin Craufurd, qui a joué, en coulisse, un petit rôle dans la Révolution française et qui tient dans nos lettres un rôle honorable, au moins par l’amour qu’il leur a porté. Né en 1743, en Écosse, cadet d’une famille ancienne, nombreuse et peu fortunée, il entra au service de la compagnie des Indes, prit part à l’expédition de Manille, devint le représentant de la compagnie pour les Philippines, fit bien les affaires de ses employeurs et les siennes propres, reçut d’importantes missions aux Indes et, jeune encore, puissamment riche, vint, aussitôt après la paix de Versailles, se fixer à Paris. Il acheta l’hôtel Rouillé d’Orfeuil rue de Clichy, reçut tout ce qui se piquait d’anglomanie, prêta de l’argent à Talleyrand et fut présenté à la Cour. En 1790, il publia en anglais deux volumes très nourris sur l’Inde et sa civilisation que le comte de Montesquiou, le futur conquérant de la Savoie, traduisit en français. Notre confrère, M. Émile Dard, a raconté dans un petit livre érudit et rapide comment Craufurd se prit d’un dévouement passionné pour Marie-Antoinette, comment il fit la connaissance de Fersen, comment il joua un rôle actif dans la préparation du voyage clandestin de la famille royale vers Metz, comment la monumentale berline préparée à cet effet fut entreposée dans son hôtel de la rue de Clichy, comment enfin, tandis que Louis XVI et les siens étaient arrêtés à Varennes, lui-même gagnait la frontière du Nord, la plus proche, par le plus court chemin. Il eut le courage de revenir à Paris en décembre 1791, puis lorsque la guerre fut déclarée le 20 avril 1792 s’éloigna, cette fois, pour dix ans.

Il eût pu rentrer dans sa patrie, mais ce parti convenait mal à une tête romanesque. On retrouve Craufurd à Bruxelles, à Düsseldorf, faisant des plans pour l’évasion de la reine, à la suite de l’armée autrichienne, de nouveau à Bruxelles, à Francfort, enfin à Vienne où il vit dans la société du prince de Ligne et des émigrés français, en particulier, dans la familiarité de Sénac de Meilhan.

Après tant de voyages, d’aventures et de désillusions, Craufurd, qui approchait de la soixantaine, n’aspirait plus qu’à rentrer à Paris. En 1798, il publia en français une Histoire de la Bastille et le 28 mai 1799, il adressa de Francfort aux autorités directoriales une demande pour obtenir sa radiation définitive de la liste des émigrés, faisant valoir sa qualité d’étranger, sa double résidence à Paris et à Londres, ses commandes et ses libéralités aux artistes. Sa demande d’abord repoussée par le Directoire fut bien accueillie par Napoléon Bonaparte. Redevenu Parisien, Quentin Craufurd trouva sa maison démolie, ses collections dispersées. Mais sa fortune restait considérable puisqu’il put s’installer rue de Varennes, hôtel Matignon, qu’il échangea ensuite contre l’hôtel de la rue d’Anjou qu’occupait Talleyrand. Il constitua une nouvelle collection, des portraits de grands hommes, parmi lesquels se trouvait le portrait de Bossuet par Rigaud. L’amitié de Talleyrand, la protection de l’impératrice Joséphine lui permirent, après une courte résidence en Touraine, de demeurer chez lui à Paris, en dépit de la guerre. Une note de police de 1804, le représente comme un homme fatigué, usé, inoffensif et tranquille, qui a placé un million en rente française. En 1803, il publia des Essais sur la littérature française qui s’ouvrent par un éloge de notre langue, imité de Rivarol et en 1809, des Mélanges d’histoire et de littérature, composés presque uniquement de citations de Sénac de Meilhan. Craufurd mourut en 1819, ayant obtenu de Louis XVIII une indemnité pour la démolition de sa maison de la rue de Clichy et récupéré deux de ses anciens tableaux, un Prométhée et un Hercule retrouvés au ministère de la Justice.

Craufurd intéresse l’historien de Louis XV à un titre particulier dans les Mélanges d’histoire et de littérature se trouve inséré un texte qui a été beaucoup lu, beaucoup vanté, beaucoup utilisé, par l’histoire anecdotique et par le roman, Les Mémoires de Madame du Hausset, femme de chambre de Mme de Pompadour. Ces mémoires ne nous sont connus par aucun manuscrit. Ils n’existent que par Craufurd. Certes, la vie privée, la vie intime de Louis XV n’est qu’un très petit chapitre dans l’histoire du XVIIIe siècle, mais, lorsqu’on s’en tient aux témoins sûrs, aux témoins proches, aux personnes qui ont vu et entendu ce qu’elles rapportent, on se rend compte bien vite que ces témoins sont très peu nombreux et que, pour le temps de Mme de Pompadour en particulier, on les compte sur les doigts de la main : l’honnête duc de Luynes qui ne faisait pas partie des amis du roi, mais qui était renseigné de bonne source; l’introducteur des ambassadeurs Dufort de Cheverny, qui avait accès au bureau du souverain et aux cabinets intérieurs ; le prince de Croy enfin, invité habituel des soupers, le seul qui ait pu les raconter sans inventer. On comprend donc quel prix ont les Mémoires de Madame du Hausset, ou plutôt quel prix ils auraient, car il faudrait d’abord en démontrer l’authenticité.

Mme de Pompadour a bien eu une femme de chambre de ce nom. D’ingénieux chercheurs ont réuni sur elle tout ce qu’on pouvait découvrir, c’est-à-dire pas grand chose. Elle n’apparaît dans aucun texte, dans aucun libelle, dans aucun recueil d’anecdotes, dans aucune gazette, ni même dans aucun mémoire secret. Ses mémoires nous affirment que Mme de Pompadour avait en elle une confiance totale, que le Roi l’admettait en tiers lorsqu’il venait bavarder avec sa mal-tresse : nous n’avons aucun moyen de recouper ces affirmations qui ne laissent pas d’étonner lorsqu’on connaît la méfiance du Roi qui passa sa vie à se cacher.

Les mémoires eux-mêmes se présentent comme un recueil d’anecdotes, d’aras, d’historiettes, sans ordre, ni date; ce qui rend, une fois encore, la vérification impossible. Enfin, la façon dont Craufurd prétend les avoir reçus est tellement invraisemblable qu’elle est inadmissible.

À l’en croire, Mme du Hausset aurait écrit ses mémoires à une date non précisée et en aurait fait don au frère de son ancienne maîtresse, le marquis de Marigny. Voilà qui est bien étrange : le marquis de Marigny en savait sur sa sœur, sur le Roi et sur la Cour beaucoup plus que la femme de chambre. En second lieu, avec un ton bienveillant et volontiers compatissant, Mme du Hausset rapporte nombre de détails pénibles pour son ancienne maîtresse, notamment ses interventions à propos des accouchements du Parc aux Cerfs, son régime d’aphrodisiaques, son incapacité à satisfaire les désirs amoureux du roi. Je doute qu’un frère ait accepté ce recueil. Je doute qu’une femme entendue ait osé le lui présenter.

Autre invraisemblance. Marigny aurait fait cadeau du cahier à Sénac de Meilhan qui aimait les anecdotes. Voilà donc Marigny, intéressé plus que personne à garder à la prodigieuse aventure de sa sœur une certaine tenue, une dignité apparente, qui se charge lui-même de mettre en circulation ses secrets d’alcôve, les uns pitoyables, les autres malpropres, tous susceptibles de ternir sa propre fortune et son propre personnage. On ne peut le croire.

Dernière circonstance plus incroyable encore. Lors de son émigration, Sénac aurait emporté le cahier de Mme du Hausset à Vienne et l’aurait gardé dix ans par devers lui. Non. Lorsqu’on quitte son pays chassé par une révolution, on emporte de l’argent, des valeurs, des vêtements, du linge, des bijoux, des choses vendables, ses propres ouvrages et ses propres papiers, mais pas un recueil d’anecdotes sur une favorite morte depuis trente-cinq ans, que des événements d’une grandeur apocalyptique repoussent plus loin encore dans le passé.

La clef de ce petit problème nous est donnée par Sénac lui-même. Sainte-Beuve lui a consacré deux Lundis, auxquels on pourrait beaucoup ajouter en ce qui concerne la carrière administrative de Sénac, laquelle n’a pas fait l’objet d’un bon ouvrage, mais qui ne laissent rien dans l’ombre de ses écrits, ni de ses idées. Né en 1736, il était fils d’un médecin de Louis XV. Il fut avocat, maître des requêtes au Conseil d’État, intendant à La Rochelle, en Provence et à Valenciennes. À la mort de Louis XV, il se crut mûr pour de très grands emplois, brigua le contrôle général, se posa en anti-Necker et ne réussit pas. C’était un brillant causeur, un homme d’esprit, une intelligence à facettes, tourmenté par le désir des applaudissements, avec une affectation à laisser croire qu’il avait l’esprit au-dessus de son emploi, bien différent en cela des très grands administrateurs du siècle, un Trudaine, un d’Ormesson, un Tourny, un La Galaizière, qui avaient le profond respect de leurs fonctions. Deux de ses livres méritent d’être mis hors de pair, L’émigré un roman par lettres paru à Brunswick en 1797, roman cosmopolite, plus vivant, plus émouvant et plus vrai que Corinne, enfin Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant la Révolution étude profonde sur les causes de l’effondrement monarchique, par un homme qui a vu, au jour le jour, dans l’exercice de ses fonctions, l’autorité hésiter, douter d’elle-même, douter de son droit et de sa force pour s’avilir dans l’impuissance et la capitulation.

Réfugié à Vienne, Sénac peu argenté vivait de ses souvenirs, de ses bons mots, de l’agrément qu’il mettait dans les sociétés, de sa conversation en feu d’artifice. Qu’il ait ébloui le bon Craufurd, qu’il lui ait parfois conté, qu’il l’ait quelque peu mystifié en lui remettant comme les précieux mémoires de Madame du Hausset, un recueil d’historiettes, écrites par lui au courant de la plume, les unes vraies, les autres fausses, celles-ci arrangées et relevées d’un peu de piquant, les autres puisées dans le fonds commun des médisances d’autrefois, quoi de plus vraisemblable ?

Le genre était très à la mode. Deux libraires, au moins, et un prêtre défroqué, Soulavie, ont fait fortune sous la Révolution, à publier de faux mémoires, les faux mémoires du maréchal de Richelieu, de Maurepas, du duc d’Aiguillon, de Choiseul, de Massillon, de Mme de Pompadour, la correspondance secrète du cardinal de Tencin, etc. Sénac de Meilhan lui-même n’en était pas à son coup d’essai. En 1786, ayant beaucoup lu les auteurs des deux premiers tiers du XVIIe siècle, il avait débuté par une supercherie du même ordre, Les Mémoires d’Anne de Gonzague, princesse palatine, écrits dans un style pastiché de Retz.

J’incline donc à croire que les Mémoires de Madame du Hausset furent le dernier amusement de Sénac. En tout cas, il est prudent de les ranger au nombre des textes ambigus, suspects, qu’on manie avec précaution et qu’on ne cite qu’appuyé d’autres preuves. Je m’arrête, car je m’aperçois que je suis en pleine inactualité. S’intéresser à Mme du Hausset alors que le monde tremble sur ses bases ! L’amour du vrai se réfugie où il peut et la critique des témoignages, si elle est la partie obscure et ingrate de l’histoire, n’en est pas moins une partie nécessaire. Quant au romanesque Craufurd, on lui pardonnera d’avoir mis en circulation un texte apocryphe, en considération du bien que, lui, Anglais, a dit de notre langue, en qui il discernait une inépuisable vertu de renouvellement.