Discours sur les Prix littéraires de l'année 1966

Le 15 décembre 1966

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 15 décembre 1966

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Je vais, cette année encore, m’en remettre à mes confrères. Ce sont eux qui, par ma voix, vont proclamer les mérites des nouveaux lauréats de l’Académie française. Qu’ils en soient remerciés les uns et les autres, puisque leur compréhension, leur compétence et leur talent ont désormais prouvé le bien-fondé d’une innovation dont j’avais pris, voilà trois ans, l’initiative et la responsabilité.

Une autre innovation me semble être née d’elle-même, comme par une génération spontanée. Mais je pense qu’elle est due réellement à l’esprit de libéralisme qui a inspiré notre autorité de tutelle et nos autorités de contrôle, que nous en remercions aussi, lorsqu’elles ont desserré un peu, enfin, la rigueur de certains impératifs. Je veux parler de ceux qui pesaient sur ce que j’ose — tout juste — appeler nos investissements. Ainsi avons-nous pu porter à un million de francs, entendez : à dix mille francs lourds, la dotation de nos quatre Grands Prix : Grand Prix de Littérature, Grand Prix du Roman, Grand Prix de Poésie, Grand Prix Gobert.

Mais je donne la parole à M. Étienne Gilson ; ou plutôt je la garde pour lui.

« Le Grand Prix de Littérature française, nous dit-il, est décerné à M. Henri Gouhier. L’Académie n’a pas de plus beau prix à donner. Elle a voulu honorer cette fois l’œuvre considérable d’un de ces écrivains dont les livres sont la semence en même temps que le fruit d’un haut enseignement universitaire. L’usage a spontanément créé pour eux le titre d’honneur de « grands universitaires », ce qui ne veut pas dire qu’il y en ait de petits, mais que par l’autorité de leur enseignement, la profondeur et l’étendue de leur influence, par leur maîtrise enfin dans l’usage de notre langue certains s’assurent un rang exceptionnel dans l’estime des lettrés et même du grand public. Andler et Legouis, Bédier et Hazard illustrent assez bien le type de cette famille. Émile Faguet, qui fut aussi de leur nombre, avait même conquis une sorte de popularité, car il était devenu un critique théâtral écouté, et non sans raison, « car moi, disait-il, je raconte la pièce ».

« M. Henri Gouhier, lui aussi, a la passion du théâtre. Auteurs, acteurs, décors, metteurs en scène, costumes, bref tout ce qui contribue à recréer chaque soir ce spectacle illusoire, mais si prenant, qu’est l’œuvre théâtrale, est assuré de son attention et de sa sympathie.

« Certains critiques admirent tout, d’autres déprécient tout ce qu’on leur propose, M. Henri Gouhier se soucie moins de juger l’œuvre que de la comprendre et de la comparer à ce que semble en avoir été l’idée dans la pensée de son auteur. De sa pratique personnelle de l’art d’être spectateur, il a recueilli ample matière à réflexion philosophique sur la nature de l’œuvre théâtrale. On en trouvera le fruit dans trois volumes sur l’Essence du Théâtre (1945), le Théâtre et l’Existence (1952), l’Œuvre théâtrale (1958).

« Si importants soient-ils, ces trois livres représentent surtout les délassements d’un philosophe ami des Lettres. Son maître souci s’exprime fort bien dans le titre du cours que, sur l’invitation de l’Université de Louvain, il fit dans la chaire du Cardinal Mercier : Les grandes avenues de la pensée philosophique en France depuis Descartes (1966).

« Ces avenues sont jalonnées par une suite de grands hommes et de grandes œuvres qui sont représentés ici par une suite de grands livres. Je ne sais pourquoi on pense encore à une sorte de théâtre. Dante a laissé une Divine Comédie, Balzac une Comédie humaine, Sainte-Beuve une sorte de Comédie littéraire. On pourrait dire que l’ambition de M. Henri Gouhier est de nous laisser une Comédie philosophique de la France. Quatre volumes sur Descartes, deux sur Malebranche, trois sur La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme. Et n’oublions pas cette extraordinairement vivante Vie d’Auguste Comte où, toute érudition digérée et assimilée, l’auteur trace en toute liberté de plume le portrait de l’homme, à peine vraisemblable à tant d’égards, dont il vient à grand effort de raconter la jeunesse.

« Ce n’est pas tout. À Descartes, Malebranche et Comte il faut ,er d’autres morceaux de la fresque où M. Henri Gouhier dépeint l’histoire générale de la pensée philosophique en France : Les conversions de Maine de Biran (1948) et, tout récemment, cette année même, le volume intitulé : Blaise Pascal, Commentaires.

« Ce dont il est difficile de donner idée, c’est à quel point l’érudition la plus exigeante, la plus poussée en étendue et en précision, non seulement s’allie dans ces volumes au mouvement de l’histoire et au sens de la vie, mais en est proprement la source. « L’érudition, dit l’auteur dans sa préface, est, en histoire des idées, condition de la compréhension. Il ne suffit pas de lire un texte pour le comprendre, fût-on très intelligent. » Et c’est vrai, mais lui-même démontre par son propre exemple que l’intelligence fait toute la différence entre le simple fatras et la véritable érudition.

« J’ai parlé de comédie philosophique à propos de cette œuvre, et en effet son auteur ne sépare jamais la philosophie du philosophe. Chaque doctrine est l’expression abstraite d’un homme, qui est le philosophe, et le philosophe lui-même est à son tour né en un temps, en un lieu, dans une société qui lui ont posé des questions, auxquelles ce que nous nommons sa philosophie donne réponse. Entre le petit volume de 1928 : Notre ami Maurice Barrès, et la profonde, dramatique étude de 1961 : Bergson et les évangiles, tout un peuple de philosophes français se laisse entrevoir, dont plusieurs semblent nous faire signe comme s’ils promettaient de revenir. Rousseau me semble être de ce nombre.

« Ai-je besoin de préciser que l’auteur de tant de savants et beaux ouvrages manifeste une puissance de travail à peine croyable ? C’est évident, mais il faut le lire soi-même pour savoir à quelle vive allure, dans quel beau mouvement de pensée et de style toute cette haute érudition nous est offerte. Je ne crois pas me tromper en pensant que Sainte-Beuve approuverait notre choix. »

Je ne crois pas me tromper, ajouterai-je, en pensant que nos confrères approuvent ce sentiment de M. Étienne Gilson.

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Le Grand Prix de Poésie est décerné à M. Pierre-Jean Jouve. Le lauréat de l’un de nos récents grands prix de poésie, M. Pierre Emmanuel, nous a dit dans l’un de ses ouvrages — Qui est cet homme ? — comment la découverte des poésies de Pierre-Jean Jouve l’avait éveillé à la conscience poétique. « Un jour, écrit-il, que je furetais chez mon libraire, je fis tomber un livre du rayon. C’était Sueur de Sang, de Pierre-Jean Jouve. Machinalement je feuilletais le livre. Il était beau, aéré comme un temple. Je fus investi par les images, d’elles battu de toutes parts. Je fus converti, c’est-à-dire mué en moi-même. La vérité que j’avais cherchée hors de moi, comme une donnée que je reconnaîtrais à certains signes, elle était en moi, maintenant, implicite mais entière : c’était le langage de l’être, langage d’autant plus universel qu’il est davantage singulier. »

Mais, pour reprendre le titre de Pierre Emmanuel, qui est cet homme, cet éveilleur, et comment s’est-il d’abord éveillé à lui-même ?

Messieurs, la vie d’un poète est la chose la plus accessoire sans doute, mais aussi la plus importante qui soit. Ce qui s’est passé n’est rien au regard de ce que le poète en a retenu. Et en ce sens, ce qui s’est passé est tout, surtout si, comme le fait Pierre-Jean Jouve, que je cite, on croit que « la Poésie est une pensée — un état psychique d’agglutination ; c’est-à-dire que des tendances, des images, des échos de souvenir vague, de nostalgie, des espérances, y apparaissent en même temps et comme collés ensemble, provenant de hauteurs tout à fait différentes ».

De son enfance, Pierre-Jean Jouve dit avoir perdu les racines, ce qui ne veut pas dire qu’il en en a perdu la nostalgie et qu’il a cessé d’en ressentir, c’est son mot, « la ténébreuse influence ». Il est né à Arras en 1887, d’un père « francien » qui avait des ascendants d’Auvergne et de la vallée du Rhône, et d’une mère nordiste dont les ancêtres étaient flamands ou espagnols, de « sang-mêlé » pourrions-nous dire : il estime lui-même que cette parcelle d’influence étrangère expliquerait son « besoin d’ailleurs ».

Jusqu’à douze ans, peu d’événements, peu de souvenirs ; mais c’est précisément ce vide qui inquiète le poète, symbolisant non plus l’ailleurs, mais l’antérieur, ce qui a été perdu, paradis ou enfer. « L’angoisse de la Révolution française, a-t-il remarqué, a violemment impressionné mon enfance. » Angoisse double que celle-ci, partagée entre l’appréhension de la mort et l’espérance du renouveau, dialogue du mal et du bien qui parcourt, comme un serpent qui ondule et frémit, le long poème du Paradis perdu.

À seize ans, frôlé de près par la mort, sauvé à la dernière extrémité, le poète se reprend ; mais le voyage est fait, le seul qui vraiment compte et dont on ne revient jamais seul. Cette compagne, la mort, il la retrouvera aux environs de sa trentième année lorsque, en octobre 1914, i1 deviendra infirmier volontaire à l’Hôpital militaire des contagieux de Poitiers. À nouveau elle est là, non pas pure et sèche comme un coup de fusil, mais insidieuse, érodante : la mort des autres. C’est le moment où, familier de Romain Rolland, qui le nomme « un jeune frère de même race qui me comprend à demi-mot », il mêle sa voix à celle de tous ceux qui dénonçaient l’empire du diable. Vingt ans plus tard, en 1938, dans un langage différent, mais à travers un engagement aussi absolu, le poète, exilé à Dieulefit, « lieu d’asile et de réconciliation », puis à Cannes, puis à Genève, vivra le même compagnonnage terrible.

La structure même du livre qu’il construisit de 1942 à 1946, la Vierge de Paris, marque, d’une façon exemplaire, les étapes de ce compagnonnage. La catastrophe d’abord, qui s’accomplit, tragique ouverture, dans le Combat de Clorinde où le héros, en combat singulier, tue Clorinde :

L’ange de son enfance
Au travers de la guerre
La fiancée qu’il n’aurait point connue !

« Nœuds de haine au lieu d’amour. »

L’état de privation, de dénuement absolu, aussi bien spirituel que matériel, qui suit cette première épreuve, le poète le mettra à profit pour accomplir conjointement ce qu’il appelle l’expérience du Rien et celle de la prière, comme si l’acceptation extrême de ce Rien et de cette nudité était la condition même de la venue et du retour de ce Tout qu’il nomme alors : Dieu, Jésus.

Tu n’as plus rien : donne ce Rien
Au sacrifice de la terre
Pour une honte ! apprends ce Rien
Par sa lettre sauvage et tiède
Qui est la lettre de ton
sein ;
Ecoute ce Rien au désert
Se débattre toujours en vain ;
Aime ce Rien, il va s’ouvrir
L’extase du Premier Jardin.

Enfin, avec Vers majeurs et la Vierge de Paris, la Résistance intérieure du poète s’organise autour de ces thèmes en effet majeurs que sont le Christ, la Liberté, la Patrie, le Chant. Le poète vit, pour sa part et à l’intérieur de lui-même, le combat contre l’Ange du mal qui se joue en dehors de lui. Au temps de l’Histoire, il mêle alors son temps personnel, accentuant sa nostalgie d’une aurore et d’une terre promises dont seuls la dépossession, l’humilité, le respect de la Beauté et de la vérité lui auront permis l’approche. Je veux citer ici quelques vers du beau poème Bois des Pauvres, où Pierre-Jean Jouve retrouve tout à la fois les accents terribles de la colère et les supplications de l’espérance :

Haine, verdoie ! Amour, gonfle le bois !
Triste vent fou, fais abonder le sol auguste,
Rends le cœur aux moissons ;

Fais nous trembler de ton désir, océan fruste,
Écoute-nous encore,
ô terre,
Appelez-nous aux chartes neuves de la mer
Et remplissez par nous la loi du Christ.

Comment ne pas reconnaître, en évoquant ce vaste ensemble de la Vierge de Paris, ce profond dessein d’une architecture musicale et religieuse tel que Jouve le formulait en 1924, et qui était d’« obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant... » ; de « trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse — seule réponse au néant du temps ? »

L’amour et la compréhension de la musique, appris à douze ans près d’une mère musicienne, sont en effet l’une des clés de voûte de cette couvre multiple. Plus particulièrement, ce qui intéresse Pierre-Jean Jouve, c’est l’Opéra, et dans l’Opéra l’invention d’une forme dont les éléments se répondent étroitement dans toutes les parties de l’œuvre ; qui soit création en mouvement, recherche des correspondances, organisation, architecture. Le Don Juan de Mozart et le Wozzeck d’Alban Berg lui apparaissent comme ces chefs-d’œuvre fortement structurés, dont la rigueur tend à rendre plus impressionnant encore le drame souterrain qui couve et qui court dans les profondeurs. Ce que Jouve nomme l’idée centrale.

La recherche du paysage intérieur et des drames qui se nouent dans l’inconscient est, me semble-t-il, le plus constant souci du poète. « Les dénégations les plus violentes, écrit Jean-Pierre Jouve en 1933 dans sa préface à Sueur de Sang, peuvent secouer le monde : l’homme moderne a découvert l’inconscient et sa structure : il y a eu l’impulsion de l’éros et l’impulsion de la mort, nouées ensemble, et la face du monde de la Faute, je veux dire du monde de l’homme, en est définitivement changée. »

Ce conflit, chaque fois recommencé, entre Eros et Thanatos, ce conflit entrecoupé de trêves, c’est à ses héroïnes que Pierre-Jean Jouve a donné charge de l’incarner : Pauling, Catherine ou Hélène pour les romans et les nouvelles, Yanick ou Hélène encore pour les poèmes. Comment ne pas marquer ici la filiation profonde qui unit Pierre-Jean Jouve à ceux qu’il considère lui-même comme ses devanciers : Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé ? Baudelaire surtout, du moins à notre sentiment, car il nous semble qu’une grande partie de l’œuvre poétique de Pierre-Jean Jouve est comme une réflexion ardente sur la poésie des Fleurs du Mal, une reprise passionnée ou critique des thèmes essentiels de Baudelaire. J’en citerais maints exemples. Qu’il me suffise de lire ces quelques vers extraits de Ténèbres, paru en 1965, où le poète célèbre la Beauté :

Que tu viennes du nord ou du sud
Ou que l’ombre ou que l’éclair te baigne
Et je crois quelle que soit la langue des mots
Des sons des couleurs des lignes des timbres,
Tu es belle : portant deux seins comme des rois

Portant puissance de femme au ventre de ton ravage
Portant louange dans les Bras dont l’albâtre est souverain
Présence absente et non comme un rêve de pierre
Et les cris renvoyant nos cris au lendemain ;
Tu es plus jeune que le sexe,
Et plus luxurieuse que l’amour
O ta chaleur est dans l’enfer plus- ténébreuse
Et ton ciel dans Dieu même apparaît découvert.

Ainsi, tout imprégnée de la tension d’une beauté parnassienne, mais en même temps fuyante et menacée, l’œuvre de Pierre-Jean Jouve est « un cœur mis à nu ». Expérience profonde, sans concessions ; poésie pure et tout à la fois impure, engagée dans sa propre nécessité, et créatrice de liberté. Je laisserai au poète le soin de conclure lui-même : « La Poésie, nous dit-il, engage, dans une direction plus mystérieuse encore et plus innommée, que nous indiquons par le mot Beauté, un nombre infini de réalités possibles, parmi lesquelles les plus divines et les plus inhumaines, les plus hautes et les plus basses, la spiritualité et les besoins inconscients, l’exploration de l’invisible et le sens concret des objets — les correspondances universelles. »

Sentir, apercevoir, découvrir, révéler ces correspondances universelles, c’est le don du médium, du voyant, du poète. Pierre-Jean Jouve le sait mieux que personne, puisque cette « fonction d’âme » — je continue de le citer — c’est son art même, et c’est sa vie.

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Le Grand Prix du Roman est décerné à M. François Nourissier, pour son roman : Une Histoire française.

« L’auteur, nous dit M. Marcel Achard, a pris soin de nous prévenir. Son livre décrit « une » famille française, pas « la » famille française. Il n’a pas commis la faute de Becque, intitulant « La » Parisienne le portrait d’« une » Parisienne.

Et, en cela, il a été bien avisé, car la famille Picolet, dont il nous raconte les démêlés et les déboires, ne correspond guère à ce que dix millions de personnes au moins en France pensent de la famille.

Une tenace idée de la famille s’est imposée pendant un siècle, approximativement de 1850 à 1950. Et puis, il y a maintenant la famille de 1950 à 1966, qui s’en va à vau-l’eau.

La faiblesse des parents, l’autorité et l’indépendance des enfants ont fait de l’idée traditionnelle de la famille une contemporaine du diplodocus.

La famille Picolet n’est pas de l’époque des beatniks, des blousons noirs ni des adolescents qui préfèrent s’exprimer à coups de chaîne de bicyclette. C’est une famille sur l’ancien modèle, mais c’est une exception. Le père, auquel le narrateur ne s’intéresse pas, disparaît dès les premières pages. Il s’agit donc surtout de la sœur Lucienne, de la mère et, plus encore, de Patrice Picolet.

Le lecteur connaîtra tout de celui-ci à la fin du livre. Car François Nourissier étudie complaisamment ses rapports avec sa mère, sa sœur, ses maîtresses, le reste du genre humain et, particulièrement, avec lui-même.

Certains ont prétendu que Nourissier et Patrice Picolet ne faisaient qu’un. J’espère qu’il n’en est rien.

Évidemment, ils se ressemblent comme deux petits pois.

Ou alors, comme le fameux « étranger vêtu de noir » ressemblait à Musset comme un frère.

Malgré quelques accès de gaieté, il me semble que Patrice Picolet (P. P., comme on dit aujourd’hui) a une vision très noire de la famille, de la France et de lui-même. Ma connaissance superficielle de François Nourissier ne me permet pas de la déceler chez l’auteur des Orphelins d’Auteuil.

Leur seul dénominateur commun est leur extraordinaire talent.

Pour nous raconter ses héros et leur destin, Nourissier procède comme les grands pointillistes, Pissarro, Signac et surtout Seurat. C’est à Seurat qu’il ressemble le plus parce que Seurat a créé d’inoubliables personnages.

Comme Seurat dessine un trait ici, un trait là, un creux de ce côté, un relief de l’autre, noircit de fusain un coin de son papier, puis brusquement, en y jetant le trait final, fait surgir la figure de la réunion de ces traits épars, ainsi Nourissier procède par touches successives, montre un aspect d’un caractère, puis un second, le lâche, le reprend, le relâche encore pour s’occuper d’autre chose, y revient à nouveau et, finalement, sans que nous y ayons pris garde, le personnage est devant nous, bien vivant et nous le connaissons. C’est très remarquable

Une autre observation que j’ai faite, c’est combien il y a d’habitude, de savoir-faire sous l’apparente et plaisante nonchalance de la construction.

Je vous donne en exemple ce portrait de Madame Picolet, qu’il entreprend, dit-il, « peut-être pour le plaisir de se trouver élégant ».

« Autrefois, ma mère s’intéressait aux gens… Peu à peu, la surface sur quoi elle exerçait son contrôle s’est rapetissée… On eût dit qu’elle se détournait de tout. Ses revenus avaient fondu. Il ne lui restait presque rien. Elle ajouta ainsi — rentière sans rentes — une soustraction à une vie qui n’en manquait pas : épouse veuve, épouse divorcée, femme sans homme, mère en rupture de fille et de fils. Grand-mère écartée de ses petits-enfants : cette fois, il ne lui restait plus rien à perdre. Elle ne renonça rien de sa superbe, mais devint, sans le savoir, émouvante. Ce silence maintenu autour d’elle, là où d’autres se fussent jetés aux récriminations et aux conciliabules ressemble à la dignité. Peut-être ne trouve-t-elle plus d’oreilles complaisantes ? Peut-être aussi, obscurément, tâtonne-t-elle à la redécouverte de sa fierté ? »

Et de cet admirable portrait, il tire la conclusion :

« J’ai hérité d’elle son goût de fermer les yeux. »

Formule heureuse, mais tout à fait inexacte. P. P. ou François Nourissier les ouvre sur presque tout : il excelle dans la notation pittoresque. Il parle du « rose aux joues d’une jeune fille, peut-être une sorte de grippe, peut-être une sorte de joie » ; il nous entretient « des trottoirs abandonnés à l’hygiène des chiens ». Il s’enchante amèrement de « ce bruit de porcelaine, d’argenterie et de mastication qu’on nomme silence dans les familles ».

Ce sont là quelques exemples entre mille de la technique pointilliste de François Nourissier.

Mais si le pittoresque l’amuse, la réflexion insolite le tente plus encore. On reçoit les premiers coups de griffe d’un philosophe quand Nourissier constate :

« Une enfance sordide, plus tard, quel capital ! »

ou lorsqu’il déplore :

« Plus personne aujourd’hui ne fait les premiers pas. »

Il y a une amertume justifiée, mais d’une précision réfrigérante dans :

« La vérité n’aide personne à se faire aimer »,

ou :

« Les bons sentiments concluent de mauvaises alliances »,

ou encore :

« L’âge (Nourissier entend celui des gens âgés) l’âge est le domaine du minuscule. »

L’amertume fait place au sarcasme lorsqu’il observe :

« Comme dans toutes les circonstances émouvantes, chacun était de mauvaise humeur. »

La mélancolie remplace le sarcasme, quand il assure :

« Tout ce passé jeté par-dessus bord, j’ai toujours peur qu’on y retrouve, en fouillant, des grenades non explosées. »

Quelquefois, le pointilliste se risque à un tableau de genre et cela nous vaut un petit chef-d’œuvre. Par exemple, les quinze lignes qui lui suffisent à crayonner la drôle de guerre :

« L’odyssée du trio Picolet sur le réseau de l’Est en pleine anarchie — wagons d’avant 1914, attentes sans fin en gare de Sainte-Menehould — prenait les allures d’un pèlerinage aux sources. Verrières badigeonnées de bleu, croisillons de papier collés aux vitres, tas de sacs de sable, distribution sur les quais du « vin du soldat », sans parler de cette énorme léthargie de la guerre, les buffets bondés de guerriers haut le pied, la patience, le débraillé, les odeurs de laine et de godasse, la France, quoi ! cette France à vous serrer le cœur, cette affaire au bord de la faillite, un « solde à enlever », tout ça sur fond de Champagne et de Lorraine, les villages tristes à en crever, la défaite qui se flairait comme un cadavre : les Picolet se sentirent chez eux... De Bethléem à la ligne Maginot, la radio s’étalait dans la noblesse. On entendait des chants d’église, des chants de soldats, des causeries d’aumôniers militaires, des ministres, des Madelons, des minuits chrétiens. »

Telle fut bien, en effet, pour les Français, la « drôle de guerre ». Mais quelle affreuse leçon cette guerre — pendant laquelle il y eut moins de tués qu’en un mois de week-ends 1966 sur la route — a donnée par son atroce conclusion ! Nourissier nous le dit :

« La France de l’automne 1940 apprenait aux petits garçons quelque chose qu’ils n’ont pas oublié : elle leur ouvrait les yeux sur l’illusion des héritages. L’armée accrochée aux cailloux d’Argonne, couverte de poils et de vermine, couverte aussi de la vénération dont l’accablaient les hommes en veston, n’avait pas enfanté de héros, par quelque génétique mystérieuse, pour la France à venir. Insolente, la nation de Charleroi ? de Verdun ? Non, assassinée. Assassinée pour rien. Vingt ans plus tard régnèrent la combine et l’humilité, le foie gras et le Café des Sports. »

À ce sombre tableau, François Nourissier apporte une conclusion prétendument optimiste, mais plus noire encore.

« Il nous reste heureusement, dit-il, les petites vertus, un vingtième siècle pourri d’astuce. Les cinq sous de Lavarède. Le malin Passe-Partout.

« Lavarède et PassePartout sont polytechniciens, l’amant français a rasé sa moustache. Dans le même temps où le notable à brioche disparaissait du répertoire de la caricature internationale, un français musclé, aminci, cessait lui-même de croire à la religion de l’amour à la parisienne. Bel-Ami se fait modeste. Finies, les alcôves ! »

Tout cela est bel et bon, mais on ne saurait souscrire à la conclusion que donne Nourissier à son livre :

« Même habilement amalgamés, le tourisme et les années, on a beau dire, ça ne fait pas une vie... les images grises et d’autres en couleurs, colères, haussements d’épaules, le désespoir illustré. »

Comme s’il craignait que nous n’ayons pas compris, l’auteur nous jette au visage ce caillou :

« Autant renoncer tout de suite à l’espérance. »

Allons, décidément, Patrice Picolet et François Nourissier sont deux personnages bien différents. Comment, en effet, renoncer à l’espérance, si l’on a la maîtrise, le talent, la cruauté, la drôlerie, la sagesse, point aussi désabusée qu’elle en a l’air, et, surtout, l’avenir de François Nourissier ? »

Je l’ai dit : l’auteur de ce rapport est Monsieur Marcel Achard.

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L’Académie, cette année, n’a pas décerné de Grand Prix Gobert. Le second Prix Gobert est allé à M. Roger Glachant pour son ouvrage Histoire de l’Inde des Français, dont M. André Chamson a écrit qu’il est « très vivant — on pourrait presque dire primesautier — et que cependant il repose sur une documentation extrêmement précise et extrêmement abondante, et une connaissance parfaite des documents manuscrits et imprimés qui peuvent aider à la connaissance du sujet. C’est l’histoire des rapports de l’Inde avec les Français ou, mieux, des Français avec l’Inde, une sorte de somme sur cette entreprise coloniale à la fois réussie et ratée ». M. André Chamson, en concluant, souhaitait qu’un Prix important reconnût les incontestables mérites de cet ouvrage. C’est à quoi prétend ce second Prix Robert.

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Parmi les Prix Broquette-Gonin d’Histoire, que je devrais citer tous, M. Jérôme Carcopino a mis en relief les particuliers mérites de l’ouvrage de Madame Beaujeu-Garnier, professeur de géographie humaine à la Sorbonne, et dont le titre seul, dit-il, Trois milliards d’hommes, « marque l’importance du plus grave problème qui se posera à l’humanité terrestre ». Poursuivant et le louant d’être « conçu suivant les méthodes rigoureuses de la recherche universitaire… et néanmoins écrit en une langue sobre et alerte », il tient qu’il sera « lu sans désemparer, avec le plus vif intérêt, par tous ceux qui auront commencé d’en couper les pages, tant il est logique et pittoresque, informé et vivant. »

 

M. Denis de Rougemont, autre lauréat d’un Prix Broquette-Gonin, avec cette vue large et pénétrante, ce goût des faits et des idées qui donnent leur ton à ses ouvrages, nous a offert l’Histoire d’un Peuple heureux. On l’entend : il s’agit du sien, la Suisse. En un sens, c’est encore de la démographie. Mais le sujet, l’objet aussi, inclinent à des méditations et peut-être à des conclusions dont on souhaite qu’elles soient exemplaires.

Entre les couronnes littéraires des Prix Broquette-Gonin toujours, la fidélité normalienne me souffle de choisir celle que nous avons décernée à M. Pierre Flottes, Professeur à l’Université de Bordeaux, pour son ouvrage : l’Histoire et l’Inconscient humain, tandis que la fidélité académique m’incline naturellement vers celle qui est allée à M. Robert Didier pour son Isographie de l’Académie française. Isographie, « reproduction exacte de l’écriture », indiquent les bons dictionnaires. Cela peut devenir, selon le sens où on l’entend, dangereux. Mais cette Isographie est impartiale et documentée à tel point qu’elle ne peut manquer d’enrichir notre propre information.

Je m’empresse d’ajouter que les onze autres lauréats des Prix littéraires Broquette-Gonin n’avaient pas de moindres titres à éveiller notre attention et à mériter nos suffrages.

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Comme chaque année je voudrais m’attarder, quand il me faut poursuivre et passer. Si je cite quelques noms encore, je supplie que l’on n’y voie point le caprice d’un choix arbitraire ni l’indice de préférences personnelles. Qu’ils me soient comme des répondants pour les uns et pour les autres, dans le souci qui nous unit tous de servir notre langue et nos lettres.

Bon serviteur, certes, M. Longnon, qui depuis tant d’années apporte à notre Commission du Dictionnaire tant de culture, de dévouement sûr et discret, de compétence attentive, de modestie, et à qui nous avons été heureux d’attribuer cette année celui des Prix d’Aumale mis à la disposition de l’Académie française. Bons serviteurs, MM. Pierre Menanteau, André Mabille de Poncheville, dont la poésie grave et sereine nous rejoint cette année encore, et Monsieur Yves Florenne, à qui tous les lettrés seront désormais redevables de sa magistrale édition des Lettres de Diderot à Sophie Volland ; M. Jean Rousselot, si ardent, si généreux, M. Jean Lebrau, poète sensible et pur, et qui voient rendre un juste hommage à l’ensemble de leur œuvre ; M. Nobécourt, dont le Prix Louis Miller distingue l’ample et véridique, l’émouvant et fidèle témoignage qu’il voue aux Fantassins du Chemin des Dames. Tous, chacun selon sa voix, servent un même humanisme et portent pierre à l’œuvre commune.

Ainsi est-il bien et convenable, qu’on me permette d’y revenir, de voir des mérites différents mis en lumière par des attentions et des compétences différentes que leurs particularités mêmes qualifient. Il était bien, par exemple, que M. Pierre Gaxotte nous signalât que, sous son titre « un peu journalistique » Les Ducs sous l’Acacia, l’étude que M. Pierre Chevalier consacre à la Maçonnerie au XVIIIe siècle était « extrêmement importante ». Il était bien que grâce à notre confrère l’Académie en distinguât l’auteur, « ne serait-ce — je cite M. Pierre Gaxotte — que pour l’encourager à aborder la période beaucoup plus difficile qui suit et qui correspond à la grande maîtrise du comte de Clermont, au triomphe de la maçonnerie hanovrienne par la création du Grand-Orient et à la Grande maîtrise de Philippe Egalité. Il s’agira d’établir si, oui ou non, la maçonnerie a véhiculé la propagande philosophique, démocratique et matérialiste, sans omettre les réactions mystiques. Sujet très important dont la face a été abordée avec une rigueur qu’il convient de louer et de consacrer ».

Messieurs, l’instant va venir de la traditionnelle lecture de notre Palmarès par notre Chancelier M. Marcel Achard. Avant de lui laisser la parole, laissez-moi le privilège et le plaisir de signaler quelques prix encore, pour de particuliers hommages rendus à l’ensemble d’une œuvre : celle de M. Georges-Emmanuel Clancier, poète et romancier, tendre et fraternel aux humbles, pur écrivain dont le style et le rythme unissent la délicatesse et la force ; et celle de Mme la Princesse Bibesco, grande Dame, Française d’élection, merveilleux écrivain et ainsi merveilleux serviteur d’une culture liée à notre langue.

Cette langue française, on ne la parle pas toujours très bien, on ne la parle pas de mieux en mieux. C’est pour cela, peut-être, qu’il en est beaucoup question. Sans doute le jour viendra où nous aurons, nous aussi et ici même, à parler d’elle. Elle reste notre beau souci. Et c’est pour l’amour d’elle que nous décernons, chaque année, des prix de la Langue française. Trois médailles de bronze ont été décernées : à Mme Anneliese Kaltenbach, à M. Maurice Lebel, à M. Henri Kukenheim ; une médaille d’argent à M. Henri Vallotton.

Enfin, la médaille d’or de la Langue française a été décernée à Sa Sainteté le Pape Paul VI. Écoutons ici l’un de nous, qui eut l’honneur de représenter la France auprès du Saint-Siège, Son Excellence l’Ambassadeur Vladimir d’Ormesson : « Non que l’Académie, dit-il, ait voulu marquer par là la gratitude qu’elle avait au Souverain pontife d’utiliser si souvent notre langue dans ses allocutions — notamment dans le fameux discours qu’il a prononcé devant l’Assemblée des Nations Unies ou dans les messages qui ont été adressés de Rome, il y a un an, à l’humanité tout entière à l’issue du Concile œcuménique. L’usage de la langue française est, en effet, d’ordre traditionnel au Vatican. Notre langue y est considérée comme un « service public international ». Le geste de l’Académie ne s’applique donc pas à un fait qui relève d’un protocole séculaire. En revanche, il entendait soulignez la perfection avec laquelle Paul VI manie notre langue. Le pape la connaît dans ses détours, dans ses finesses. Il en use en maître et lui fait grandement honneur. Il n’était donc que juste de le reconnaître. J’ajoute que la lettre autographe que le Souverain pontife a bien voulu adresser à cette occasion à notre Secrétaire perpétuel témoigne à l’égard de la Langue française et de l’Académie elle-même de sentiments dont nous ne pouvons qu’être reconnaissants et fiers ».

 

C’est ce même culte, ce même souci de notre langue qui toujours inspirent notre choix quand revient le moment d’attribuer le Grand Prix du Rayonnement français. Ou nos choix : car nous en avons, cette année, attribué trois, respectivement à M. Jacques-Henry Bornecque, à M. Paul Camus et à M. Alain Guillermou.

 

M. Bornecque, aujourd’hui titulaire de la chaire et directeur du Département de français à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Caen, est connu pour les études sensibles, informées et prenantes qu’il a consacrées à Alphonse Daudet, à Benjamin Constant, à Villiers de l’Isle-Adam et à Barbey d’Aurevilly, et, plus encore et plus récemment, par celle où il évoque l’auteur des Poèmes Saturniens et des Fêtes Galantes. C’est là, pourrait-on dire, l’illustration des illustrateurs de la langue française. M. Bornecque a voulu faire davantage, cette fois pour la défense de cette langue. Conférencier en Belgique, aux États-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, pèlerin chargé de réorganiser à l’Université d’Istambul l’enseignement du français, de parachever des accords culturels et universitaires entre la France et Israël, chargé de mission en Tchécoslovaquie, puis en Hongrie, au Canada, envoyé du Quai d’Orsay en Australie et en Nouvelle-Zélande, partout il a su laisser la marque et la trace durables de son zèle et de son dévouement à la cause de l’expansion de notre langue.

 

M. Paul Camus, ancien élève de l’École Centrale, a commencé une carrière d’ingénieur à la Société du Gaz de Paris. Au bout d’un an, il se consacrait au journalisme. À partir de 1944, et jusqu’en 1962, secrétaire de rédaction puis rédacteur en chef à la R.T.F., au service des émissions destinées à la France d’Outre-mer, il a pu approfondir encore les problèmes de langage qui se posaient à ce qu’on n’appelait pas encore la « francophonie ». Fondateur en 1952 du Cercle de Presse Richelieu, dont la présidence d’honneur fut confiée à nos confrères André Chaumeix et Léon Bérard, il créa en 1958 l’Association Défense de la Langue française à laquelle, depuis lors, il se dévoue tout entier. Continuateur passionné de Malherbe, de Vaugelas, de Voltaire, de Littré, ou encore de Renan, dont il cite volontiers cette formule à mon sentiment excessive : « une langue bien faite n’a pas besoin de changer », M. Camus n’est pas de ceux que, si l’on ose ainsi parler, les fautes « conséquentes de certains laxistes indiffèrent sans qu’ils ne cherchent à pallier à ces exactions langagières ».

Le bulletin bimestriel publié par Défense de la Langue française est un guide très sûr du bon usage. Je voudrais qu’il soit lu dans les écoles, dans les facultés aussi, dans les salles de rédaction et jusque dans les bureaux des ministères. Ainsi nous seraient évités les « doubles alternatives, les symposiums que l’on clôture, les huîtres soi-disant perlières, les régions intéressées par la grêle, les panacées universelles et les examens que l’on présente, sans parler des automations et des plannings superflus », que l’Académie française, en liaison avec l’Association de M. Camus, a maintes fois dénoncés et continuera de dénoncer.

 

M. Alain Guillermou, professeur et administrateur adjoint à l’École nationale des langues orientales, chargé de cours à la Sorbonne, est, lui aussi, un fervent défenseur du bon usage, sur qui nous savons que nous pouvons compter. En 1952, M. Guillermou créait la revue Vie et Langage. En 1957, il fondait, sous la présidence de Georges Duhamel, l’Office du Vocabulaire français, et en 1964 la Fédération du Français universel, vouée à la sauvegarde et à l’unité de la langue française dans le monde.

On se souvient de l’étonnement presque incrédule d’un grand nombre de nos compatriotes lorsque, il y a un peu plus d’un an, Sa Sainteté le Pape Paul VI lança aux Nations Unies un message de paix écrit en langue française. Étonnement d’autant plus vif que, ce n’est un secret pour personne, la langue française est trop fréquemment l’objet, de la part de l’organisation des Nations Unies, de vexations contraires à ses propres règlements. C’est ainsi que souvent les documents de travail ne sont distribués qu’en anglais. Ce qui n’empêche pas, pas encore, le français d’être langue officielle dans vingt et un États africains et langue maternelle pour vingt et un autres pays. Ce n’est donc pas sans raison que M. Alain Guillermou a parlé de « français universel ». Encore faut-il que cette universalité ne devienne pas des fautes et des dégénérescences que l’on constate à monde, partout où l’on parle français. Aussi devra-t-on faire, pour chaque pays francophone, la part des expressions locales qui sentent bon le pays (la poudrerie des Canadiens, si expressivement poétique, ou le traluire des Suisses qui signifie : devenir transparent) et des tournures malades, contaminées par une langue étrangère, ou paresseuses, ou fautives.

C’est à la constitution de ce glossaire du français universel que M. Alain Guillermou, après le succès de la Biennale de Namur et avant celle Montréal s’emploie avec la verve et l’enthousiasme que nous lui connaissons.

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Vous le savez : voilà maintenant plusieurs années qu’outre nos grands prix traditionnels nous attribuons le Prix Jean Walter, pourvu lui aussi d’une dotation d’un million. Il a été décerné cette année à M. Haroun Tazieff, qui a su allier aux vastes connaissances du géologue le courage de l’explorateur et l’art de l’écrivain. Ainsi était-il digne, comme l’a voulu le fondateur de ce Prix, de servir d’exemple à la jeunesse, puisqu’il lui prodiguait une triple leçon d’audace, d’énergie et d’originalité.

Né à Varsovie au début de la première guerre mondiale, Belge par naturalisation depuis 1938, M. Haroun Tazieff reçut d’abord une formation d’ingénieur agronome. La Belgique n’est pas une terre à volcans. Il n’empêche : c’est en pratiquant la varappe le long des falaises de la Meuse que M. Haroun Tazieff sentit s’éveiller sa passion de la haute montagne, d’où découla son intérêt pour la géologie. L’ingénieur agronome devint donc étudiant en géologie.

C’est au Congo, en 1948, qu’il assista à sa première éruption volcanique. Il le dit lui-même avec humour, avec chaleur : « Ce fut le coup de foudre... Le spectacle seul d’une éruption est tellement extraordinaire, tellement formidable au sens étymologique du terme, qu’il envoûte ceux à qui il est donné de le contempler. Si, de surcroît, le spectateur possède quelque curiosité professionnelle pour la structure et l’histoire de la Terre ; si, de plus, il se plaît à relever cette espèce de défi que la Nature semble jeter à l’homme lorsqu’elle le met face à des montagnes, à des déserts, à l’immensité des mers ou à la désolation des pôles ; si, enfin, il aime le plaisir rude des sports, alors il ne peut faire autre chose que de devenir vulcanologue. »

Aussitôt M. Haroun Tazieff songea à percer le secret du Niragongo, dont il dit qu’il est « probablement le volcan auquel [il s’est] plus attaché ». En 1928 ce volcan du bord du lac Kivu rougeoyait nouveau dans le ciel. « Les Noirs de la brousse, raconte Tazieff, dirent que les diables étaient revenus de leur long safari... Pour les Blancs, arrivés dans ce coin un quart de siècle auparavant, le Niragongo s’éveillait ; pour les Banya-Ruanda et les Watusi, il se réveillait, prêt à accueillir de nouveau les âmes de leurs morts. »

Les quelques intrépides qui, à partir de 1928, tentèrent de percer le mystère du Niragongo ne purent jamais s’approcher de l’extraordinaire lac de feu qui clapotait en son centre. M. Haroun Tazieff réussit une première et difficile approche en 1948. Dix ans plus tard, il entreprenait, avec son équipe, de descendre jusqu’au fond du cratère, afin d’y prélever des échantillons de ces gaz que l’on dit juvéniles parce qu’ils n’ont pas encore été souillés par l’air atmosphérique. Au jour fixé, suspendu à un filin d’acier, il commençait sa descente vers les abîmes de la planète.

Il ne m’est pas possible, ici, de suivre dans tous ses détails cette lente et méticuleuse progression vers le feu. La beauté du spectacle est aussi une des récompenses du courage. Voici comment le décrit Haroun Tazieff, au début de la première nuit que lui et ses compagnons vont passer au bord du lac : « À présent que l’éclat du jour avait presque disparu, celui de la lave incandescente devenait magnifique. La terrasse annulaire où nous étions s’interrompait aussi brutalement que sa semblable là-haut. Mais l’à-pic ici ne dépassait pas trente mètres. Trente mètres au pied desquels venait battre le plus fantastique ressac que l’on puisse imaginer. De lourdes ondulations se mouvaient à la surface du lac, faisant tour à tour gonfler et s’abaisser la peau sombre et plastique qui recouvrait le bain en fusion. Par endroits des tourbillons éclatants brassaient, avec une fureur qu’on eût dite contenue, la matière d’écarlate et d’or, la roche liquéfiée par la chaleur intense. »

Après ces merveilles fantastiques et terribles, on pourrait croire que le Stromboli ou l’Etna, qu’Haroun Tazieff « visita » à plusieurs reprises, jusqu’à cette année encore, allaient sembler des volcans pour touristes. Il n’en est rien. Du Stromboli, par exemple, Haroun Tazieff nous a rapporté des images et des fracas qu’aucune imagination ne saurait concevoir.

Auteur de nombreux rapports scientifiques, où il étudie en particulier la prévision des éruptions explosives (plusieurs centaines de milliers d’hommes sont en effet constamment menacés par les volcans), M. Haroun Tazieff est tout à la fois un vulgarisateur, un conteur et un cinéaste de grand talent. Les entrailles de la Terre, nous en sommes mieux encore persuadés après avoir lu Cratères en feu, les Rendez-vous du Diable ou Quand la Terre tremble, demeurent des lieux de mystère, des lieux interdits. La terreur superstitieuse qu’ont inspirée les volcans est aujourd’hui battue en brèche par les découvertes de la science. Mais il est bon que, grâce à des hommes comme Haroun Tazieff, les civilisés que nous sommes ne perdent pas le lien avec lestons inférieures et les grondements de la nature.

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Messieurs,

Une tradition ancienne, respectable, émouvante veut qu’à l’occasion des séances solennelles que l’Institut en corps, et par ailleurs chacune de ses sections tiennent chaque année dans cette salle, un hommage public soit rendu aux disparus de l’année. L’Académie française, elle voue sa séance publique annuelle, vous le savez, à louer les bons serviteurs de la vertu et à signaler les mérites de bons serviteurs de nos Lettres. Il en est, parmi ceux-ci, qui ne publient point de que nous ne saurions oublier. Ce sont tous ceux-là sans lesquels nous n’attribuerions point de prix, les donateurs de nos fondations. Ne croyez-vous pas qu’à défaut des multiples éloges que le temps, hélas ! m’interdit, il est décent qu’au moins j’exprime en votre nom une pensée de gratitude pour tous ces disparus dont les noms, proclamés en môme temps que ceux de nos lauréats, restent pourtant perdus dans la grisaille des vieux annuaires qu’on n’ouvre plus. Vous avez remarqué, je pense, le nombre des Prix Broquette-Gonin. M. Broquette avait de la fortune ; une fortune mécénienne, il l’a prouvé : on le pouvait encore en 1909, date de sa mort. Non seulement la fondation dont nous lui sommes redevables nous permet de doter dignement, chaque année, plusieurs de nos rands Prix littéraires, mais de surcroît, comme en cette seule année 1966, douze prix d’Histoire et treize prix de Littérature. J’ajouterai que, cela fait, elle garde encore assez de sève et de substance pour parler, de ça de-là, d’autres fondations défaillantes et nous mettre ainsi en mesure d’attribuer d’autres prix qui ne seraient plus, sans elle, que des ombres sans corps, des mythes et des souvenirs. Nous e savons bien, nous qui disons, en proie à certains embarras qui rendent l’équité difficile, et qui le disons entre nous avec une familiarité où l’attendrissement vient nuancer la gratitude : « Nous mettrons cela sur Broquette ». Broquette-Gonin donc, et Marcelin Guérin, Paul Flat, Le Métais-Larivière, Pierre Roucoules pour la Poésie, Jean Walter pour l’aventure, Mottart pour ces « secours » qui permettent au moins de pallier certaines pitoyables détresses, que ce soit là les grains d’une comptine qui ne soit pas que rituelle ou magique, mais toujours et bien vivante, pleine de mémoire et de chaleur de cœur.