Discours sur les Prix littéraires de l'année 1964

Le 17 décembre 1964

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 17 décembre 1964

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Ce discours sur les « Prix littéraires » de l’année qui va s’achever aurait dû être le septième assumé par le même rapporteur. L’habitude était prise, en effet, d’en faire porter le poids tout entier sur les mêmes épaules : j’ose dire que j’en sais quelque chose. Or, depuis 1958, les six discours qui ont précédé celui-ci ont fait naître, puis ont affermi dans l’esprit de ce récidiviste (dans son cœur aussi, croyez-le), une conviction dont il vous a fait part, et ont entraîné finalement une décision et une réforme dont il vous doit compte publiquement.

La conviction, c’est qu’il y a quelque suffisance, s’agissant toujours d’un même homme, à vouloir s’égaler à des sujets, à des talents, à des ouvrages si divers, à prétendre passer, sans faiblir ni trébucher jamais, de l’essai au poème, du roman à la biologie, de la philosophie à l’histoire. Et cela non pas une fois, — comme il arrive que l’on s’égale à la vertu, — mais indéfiniment, jusqu’à un terme en tout cas inconnu, pour ainsi dire perpétuellement.

Face à ce décourageant scrupule, il était facile, Dieu merci, de recourir à une constatation réconfortante : ne sommes-nous pas ici quarante ? Assez nombreux, par conséquent, assez divers aussi par les curiosités, les recherches, les travaux, les œuvres, — et par le talent, bien sûr, — pour qu’une répartition amiable, harmonieusement et habilement coordonnée, assurât tout ensemble l’étendue de l’information, la pénétration de l’analyse, la souplesse et la variété des tons, en un mot et au moins mal la pertinence et l’équité que nos lauréats, leurs invités et les nôtres ont le droit d’attendre de ce discours annuel sur les Prix littéraires décernés par l’Académie française.

Il a donc été demandé à nos confrères, dans le souci des convenances, des souhaits, et même des dilections personnels, de vouloir bien, l’un pour l’un, l’autre pour l’autre, assumer une part de ce discours devenu collectif. C’est de ces comptes rendus, de ces rapports que je vais avoir l’honneur, Secrétaire perpétuel retrouvant ici mon vrai rôle, et rendant ainsi à chacun, avec le consentement de tous, ses responsabilités et son dû, je veux dire la reconnaissance et l’honneur qui lui reviennent, de vous donner maintenant lecture.

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En décernant son Grand Prix de Littérature à Gustave Thibon, l’Académie française a confirmé l’admiration et la gratitude que tant d’esprits gardent à l’endroit d’une œuvre qui leur a apporté la lumière et la chaleur de sa flamme, et à un homme qui, en se faisant écrivain, n’a jamais cherché autre chose qu’à leur frayer les chemins de la santé et du salut. Une spiritualité chrétienne, consciente de la réalité humaine et soucieuse d’incarner cette spiritualité dans cette réalité, voilà qui lui valut d’emblée un rayonnement et une réputation éclatante.

Rien, au reste, d’aussi singulier que la carrière d’écrivain de Gustave Thibon — si tant est qu’on puisse à son sujet employer ce mot de « carrière », et que celui d’« écrivain » convienne à le définir tout entier. Sa carrière a quelque chose qui ne le fait ressembler à nul autre. Quant au métier d’écrivain, peut-être n’a-t-il été qu’un accident dans sa vie. Et c’est dans le moment où, comme désabusé par son succès même, sa volonté d’effacement le porte à s’éloigner, que les honneurs viennent à cet homme qui n’a jamais rien négligé pour se faire oublier, qui n’attend rien du succès, sinon de propager un témoignage : celui d’un homme engagé avec sa foi et son amour dans l’humanité d’aujourd’hui.

On a dit que l’œuvre de Thibon avait « fait son entrée en scène à pas de loup ». Disons plutôt qu’au départ son premier grand ouvrage eut l’infortune de paraître en mai 1940, qu’il fut emporté dans les remous de la tourmente et faillit disparaître avec elle. Qui connaissait alors Gustave Thibon ? Sans doute, et par profession, quelques-uns d’entre nous n’avaient pas laissé d’être frappés par le ton de certains de ses essais de philosophie spirituelle publiés dans les Études Carmélitaines ou la Revue Catholique des idées et des faits. Mais qui donc était ce Gustave Thibon ? Un religieux, un universitaire, un théologien, un philosophe, un économiste, un médecin. C’est au hasard d’une rencontre — celle d’un de ses amis, le docteur Specklin — que nous entendîmes parler de Thibon pour la première fois, et avec quelle chaleur ! Ce qu’était Thibon, il allait nous l’apprendre : « Un fils de paysan, un paysan lui-même, et qui, Dieu merci, nous dit-il, est resté paysan ! Thibon n’a d’autre diplôme que le certificat d’études, car, dès sa douzième année, il dut aider son père, vigneron à Saint-Marcel d’Ardèche. De façon toute fortuite, ce petit paysan avait pour voisin un professeur qui mit à sa disposition une bonne bibliothèque, où sa passion de savoir put s’assouvir... Sans jamais délaisser le travail de la terre, il apprit, tout seul, le latin, le grec, l’allemand et les mathématiques. Il lut les philosophes, les théologiens, les poètes aussi ; il sait des milliers de vers par cœur... ». « Une des plus fortes intelligences que nous ayons, un philosophe chrétien, comme il nous en faudrait beaucoup », ajouta le Dr Specklin, en nous parlant des essais que Thibon avait publiés jadis sur Kierkegaard, sur Nietzsche et saint Jean de la Croix. « Je vais, fit-il, lui demander de vous envoyer Diagnostics qui, hélas, ont paru à Paris en mai 1940 ! »

Avec quel émerveillement d’esprit allions-nous faire la découverte de ce livre englouti dans notre désarroi, et qui, par un singulier retournement, devrait trouver ensuite des milliers de lecteurs ! Comment expliquer un tel prodige ? La vérité que Thibon servait de tout son cœur, c’était la vérité qu’il voyait à ses yeux, qu’il touchait de ses mains. Ce fils de la terre n’a jamais perdu contact avec « ces vastes réserves de fraîcheur et de profondeur que créent dans l’âme la communion étroite avec la nature, la familiarité avec le silence, l’habitude d’une activité accordée aux rythmes primordiaux de l’existence ».

Si Thibon a parlé de son propre pays, des « paysages qui lui ont livré leurs secrets, de ces visages aimés dont il a respiré l’âme, de ces humbles tâches familiales qui l’ont façonné et mûri », ce n’est pas en écrivain « régionaliste », mais en homme dont toutes les aventures d’esprit et la vocation même s’ordonnent au cœur de la réalité où il a son enracinement. Écoutons-le l’évoquer, ce pays : « Notre maison, dit-il, est bâtie à une marche au-dessus de la plaine, cinquante lieues d’horizon, dominées par le cône parfait du Ventoux, y tiennent dans le regard. Tout enfant encore, j’en contemplais sans fin la splendeur du couchant parmi les forêts riveraines, cette profondeur étrange, irréelle, que communiquent aux feuillages les rayons du soleil mourant ; cette vision débordait de toutes parts mon esprit trop chétif pour la contenir ; je percevais en elle le reflet d’un monde dont l’homme ne peut saisir que par éclairs la pureté mystérieuse, et je sentais longtemps s’agiter au fond de mon âme ce besoin de nostalgie, cet appel amer et doux vers l’impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite. » Oui, c’est là, comme l’a si bien senti Christian Chabanis, que « se sont éveillés, reconnus, l’homme d’une terre et l’homme d’un Royaume éternel qui donne ce que la terre ne donne pas ; c’est là aussi que, loin de se combattre, ils ont appris à vivre ensemble ». Ce qui est, en effet, remarquable dans le cas de Gustave Thibon — Gabriel Marcel l’a tout de suite discerné — c’est qu’« une jonction s’opère spontanément dans cette âme et cette intelligence privilégiées entre l’expérience immédiate, celle des travaux journaliers, et la spéculation la plus haute, la vie mystique elle-même ».

N’est-ce pas en fonction des besoins de l’intelligence que la pensée religieuse de Gustave Thibon se définit ? C’est, en effet, par l’étude de la philosophie qu’a commencé son retour à la foi. « La lecture des grands philosophes — de Hegel en particulier, à qui je dois mon premier contact vécu avec la métaphysique m’a révélé, dit-il, que l’univers avait un sens et que j’étais solidaire d’une destinée qui transcendait à l’infini les vœux et les horizons de ma chétive personnalité. » Gustave Thibon devait ensuite découvrir saint Thomas, dont la vision du monde et de Dieu répondait pleinement à ses exigences intellectuelles, en ce qu’elle favorise le mariage harmonieux de la nature et de la grâce, qu’elle satisfait jusqu’au bout les besoins de la plus avide des facultés naturelles de l’homme : l’intelligence.

Ce dont Thibon a soif avant tout, c’est d’authenticité. L’intention centrale de son œuvre, c’est de purger la vérité des idées vagues qui usurpent trop souvent son nom, de réapprendre aux hommes le réalisme des choses d’en-haut. Et plutôt qu’aux idées abstraites, ce philosophe se plaît davantage aux aphorismes, à des prises de position nées sur la réalité concrète, qui ne visent pas à fournir de certitudes fixes et universelles, mais des motifs de réflexion et des directives de vie intérieure. Voilà ce qui avait tant frappé Gabriel Marcel quand il lui fut donné de découvrir ces « aphorismes qui, dit-il, suffiraient à la gloire d’un écrivain ». « J’ose affirmer, ajoutait-il, que tous ceux qui les liront seront éblouis. »

C’est, au reste, ce qui allait arriver, quand, choisis, rassemblés, ordonnés, ils composèrent la substance de l’Échelle de Jacob, ce recueil d’aphorismes qui, « comme des coups d’épervier dans l’abîme d’en-haut et l’abîme d’en-bas » apparentent leur auteur à un Pascal, à un Nietzsche. C’est dans cette famille d’esprits que Thibon se trouve naturellement placé. Et ne nous dit-il pas à leur propos : « Si nous lisons un Pascal ou un Nietzsche, nous sentons bien que l’auteur nous parle avant tout de lui-même, qu’il est engagé à fond dans toutes les démarches de son esprit et qu’il trouve dans sa propre expérience, dans une angoisse et une espérance qui n’appartiennent qu’à lui seul, non seulement la forme, mais la plupart des matériaux de son œuvre. » Si Thibon procède comme eux par aphorismes, c’est que sa pensée profondément cohérente a besoin de s’accrocher à l’organique, au vivant.

L’Échelle de Jacob, dont la dialectique vivante nous fait suivre les divers degrés de la Création comme des échelons pour aller à Dieu, c’est le livre d’un messager, « la parole en lui à d’autres adressée », comme disait Claudel. Écoutons-le répondre à la question : « Pourquoi êtes-vous chrétien ? » — « Parce que, dit-il, j’ai soif d’un Dieu qui ne soit ni ténèbre pure, ni moi-même, d’un Être qui, tout en me ressemblant jusqu’au centre, soit aussi tout ce qui me manque. Parce qu’en ce monde, je veux tout bénir et ne rien diviniser. Parce que je veux garder simultanément le regard clair et le cœur brûlant. Parce que je sens que l’aventure humaine débouche sur autre chose qu’un creux désespoir ou une creuse insouciance. Pour concilier mon immense amour et mon immense dégoût de l’homme. Parce que j’ai besoin de lumière dans le mystère et de mystère dans la lumière. Parce que je veux avoir la force de bâtir et de vivre, et celle, plus grande encore, d’espérer dans l’éboulement de la mort.

« Mais si j’espère tout, si je crois tout, comme dit saint Paul, est-ce pour me rendre la vie supportable et pour être consolé ? Il s’agit bien de ces petits besoins personnels quand on se sent lié à tout l’univers et responsable de tout l’univers ! C’est ma passion du monde qui me fait chrétien, mon respect et ma gratitude envers cette destinée qui me nourrit et qui n’est pas moi. Je ne m’aime pas assez pour me choisir dans le Ciel un Dieu conforme à mes vœux, mais j’aime trop la vie pour ne pas la croire infiniment belle, pleine et juste, pour ne pas la confondre, à sa racine, avec le Dieu des chrétiens. Transposition du pari pascalien du sujet sur l’objet. »

Oui, ce qu’on aime en Thibon, c’est qu’il fasse descendre du Ciel sur la terre l’échelle de Jacob pour nous convier aux vendanges divines. Ce qui l’attache par-dessus tout au christianisme, n’est-ce pas la personne et la présence du Christ, homme et Dieu et médiateur entre Dieu et l’homme ?

Aussi les catholiques furent-ils les premiers à saluer l’apparition d’une nouvelle étoile. Ce qu’un chrétien comme Jacques Madaule, par exemple, discerna tout de suite dans l’œuvre de Thibon — cet « homme debout, équilibré entre deux balanciers, et qui ne perd jamais le sens des harmonies complémentaires » — c’est, dit-il, que « l’intelligence, dont il use avec une rare maîtrise, garde un double contact : celui des choses réelles et celui de Dieu. Ce qui le caractérise, c’est l’éclairage chrétien projeté sur tout le réel ».

Il revenait au R. P. Rigaux, de la Compagnie de Jésus, d’introduire, en 1942, Gustave Thibon dans Cité nouvelle — cette revue qui tenait alors la place des Études — et de le présenter comme « un des plus grands penseurs chrétiens de notre époque, un de ces auteurs que le temps, loin de les diminuer, ne peut faire que monter ».

Sans se placer dans les perspectives de la foi, d’autres esprits furent surtout émerveillés par l’extraordinaire capacité d’analyse morale, clairvoyante et profonde, dont témoignaient les écrits de Thibon. Plus nombreux encore furent ceux que sa façon de viser la tête et le cœur des hommes toucha directement à l’âme. Noble et bas, ne sont-ils pas les mots que Thibon n’a même pas besoin de prononcer pour qu’on les sente au fond de tout ce qu’il dit ? Pour lui, l’homme noble est celui que la souffrance rend tendre et que le bonheur fait prier.

Tout autant que la lumière et la force de sa parole, l’art de Thibon, la beauté de l’expression, le relief, la frappe de ses images devaient être loués sans conteste par ceux-là mêmes qui ne le suivaient pas sur tous les chemins de sa pensée, qui faisaient des réserves sur son mysticisme et sur ce que son jeu leur semblait comporter d’arbitraire. Comment, à cet égard, pourrait-on ne pas citer Charles Maurras qui tint alors à saluer en Gustave Thibon, ce fils de sa race, « le plus brillant, le plus neuf, le plus inattendu, le plus désiré et le plus cordialement loué de nos jeunes soleils » ! « En sus de qualités très hautes, personnelles et de la meilleure tradition, entre les dons originaux qui lui permettent de traiter avec une égale maîtrise des objets les plus concrets et des plus hautes abstractions, j’avoue, dit-il, qu’il me charme surtout par un sens merveilleux, et de plus en plus parfait, de la propriété des mots, de leur histoire et des racines qui s’y attachent. Quand tout le monde, ou presque, use de plus en plus d’à peu près flottants ou de généralités plus prétentieuses ou plus vagues les unes que les autres, quand un chacun met tous ses mots en tion ou en isme, nous recevons du ciel le présent immérité d’un écrivain qui sait sa langue, la garde pure et transparente, sans préjudice de la couleur et de la vigueur, au contraire, cette pensée lucide étant aussi pleine d’âme et de feu. »

Sans avoir voulu faire œuvre littéraire, sans avoir recherché la notoriété, ni prévu le moins du monde les passions contraires qu’il susciterait ensuite, pressé en quelque sorte par les circonstances elles-mêmes, Thibon allait publier coup sur coup — de 1943 à 1946 — les réflexions de philosophie sociale qui composent Retour au réel, un essai sur l’amour. Ce que Dieu a uni, de nouveaux aphorismes : le Pain de chaque jour, et des poèmes recueillis dans l’Offrande du soir. Mais c’est en 1947 que Gustave Thibon fit paraître ce Nietzsche qui occupe dans son œuvre une place exceptionnelle, en ce qu’il est au soubassement de sa pensée. Ce livre sur Nietzsche est d’abord un drame, le drame qui met aux prises le philosophe chrétien, pour qui Dieu est tout, avec le solitaire de Sils Maria, pour qui Dieu est mort. Mais c’est aussi le drame de Thibon lui-même, car pour le vaincre, ce Nietzsche, avec les armes de lumière, il lui a fallu s’en revêtir, et l’assimilation d’une pensée comme celle-là ne va pas sans risque. Dans la préface à Diagnostics, Gabriel Marcel n’avait-il pas déjà montré ce qu’avaient d’essentiellement nietzschéen, par la forme et par l’élan intérieur, les aphorismes de Thibon : « En Nietzsche, disait-il, c’est l’ascétisme que Thibon me semble admirer par-dessus tout : c’est d’une ascèse de l’esprit, de l’intelligence, qu’il s’agit — celle par laquelle il nous est donné de combattre toutes les formes que peut revêtir notre complaisance à nous-mêmes, de percer à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes les dupes, de lever tous les masques dont nous nous affublons pour représenter ce qu’en réalité nous ne sommes pas. »

Nietzschéen, Thibon l’est, en effet, dans la mesure où il a horreur de la fausse gravité, du faux tragique. À ses yeux, la grande faiblesse d’un certain christianisme consiste à croire, plus ou moins implicitement, que les réalités surnaturelles dispensent de ce qu’en réalité elles présupposent : « c’est ainsi, dit-il, qu’on brouille la terre et le ciel, qu’on trahit à la fois le ciel et la terre ». De là que Thibon a voulu tenter « une lente et prudente intégration dans la synthèse chrétienne des vérités psychologiques les plus intolérables pour notre faiblesse et notre orgueil » et que dispense justement la critique nietzschéenne, cette critique où tant d’illusions humaines sont dissipées de façon inexorable.

Aussi, et dans la mesure où Gustave Thibon doit à Nietzsche le sens de sa vocation propre, Nietzsche ou le déclin de l’esprit est-il essentiellement son livre. C’est celui qui voulait être l’Antéchrist, c’est son « athéisme purificateur » qui l’a, en quelque sorte, préparé à recevoir la théologie mystique d’un saint Jean de la Croix ; et Thibon n’a rien écrit de plus beau que son parallèle entre le représentant le plus pur de la mystique chrétienne et le grand mystique de l’orgueil. Quoi de plus actuel aussi, et qui puisse avoir plus d’efficace sur les âmes ? Nietzsche, en effet, nous conduit au bord d’un abîme où nous n’avons plus le choix qu’entre deux appels, celui du gouffre où git le Néant et celui du Ciel où Dieu nous attend. N’est-ce pas un tel choix qui se pose aux philosophes d’aujourd’hui ? Engagé comme il l’est, dans notre époque, avec sa foi et son amour, Thibon apporte la réponse chrétienne aux doctrines existentialistes du non-sens et du désespoir. La solution n’est pas humaine, elle est divine.

Thibon n’en ressent pas moins les inquiétudes qui poignent aujourd’hui tant d’esprits, et son œuvre ne cesse de toucher au cœur même de nos incertitudes : des livres comme Notre regard qui manque à la lumière, Vous serez comme des dieux, ce « mythe symbolique » où il a donné le meilleur de lui-même, en témoignent. C’est aux nécessités profondes de la vie spirituelle, à ce que celle-ci comporte de tragique que répond la sagesse thibonienne — cette sagesse dont on a pu dire qu’« elle apaise dans la mesure où elle a été plus troublée ». Lorsque Thibon essaie de dégager ce qu’il y a d’essentiel dans son œuvre, ne nous confie-t-il pas qu’il a toujours été attiré par le côté « nocturne », incréé, de Dieu ? Ce qu’il entend par là, c’est qu’en ce qui concerne le divin, il s’est toujours méfié des créations humaines — « trop humaines » — qu’il s’agisse d’idées, d’images, avec toutes les fausses certitudes et tous les fanatismes qui s’y attachent. Je suis l’homme de la voie négative, dit-il encore. Et s’il s’est attaché à défendre les valeurs traditionnelles, c’est dans la mesure où elles assurent à l’homme assez de richesse et de densité naturelles pour qu’il puisse accéder aux valeurs suprêmes et irréversibles, car, ajoute-t-il « le vertige d’en-haut présuppose l’équilibre d’en-bas ».

« Il y a dans ce monde assez de finalité, d’ordre et de clarté pour nous prouver que Dieu existe, a-t-il écrit en une page mémorable du Pain de chaque jour. Mais il y a aussi assez de chaos, de gaspillage et de ténèbres pour nous prouver que Dieu est ineffable. La transparence de l’univers à la raison humaine manifeste l’immanence de Dieu ; son opacité manifeste la transcendance de Dieu. On sent que le monde est régi par Quelqu’un qui nous ressemble et qui, en même temps, nous déborde à l’infini. Le spectacle de la Création justifie la raison et exclut le rationalisme : pour qui le regarde avec des yeux purs, il révèle le Dieu de la théologie chrétienne. »

C’est dans la même ligne que Thibon s’oppose aux idéologies religieuses qui offensent et prostituent le mystère ; et c’est par respect du mystère qu’il a essayé de voir clair aussi loin que notre regard peut aller. Il a toujours senti, de façon douloureuse, que l’accès à l’invariant divin, qui est ineffable et gratuit, doit reposer sur le respect des invariants naturels qui, eux, peuvent être définis, et dont la survie dépend de notre attention et de notre effort.

C’est en Simone Weil que Gustave Thibon a trouvé la synthèse de l’un et de l’autre — car si nous devons à Thibon la révélation de Simone Weil, de cet « être inconnu » et pour ainsi dire « tombé du ciel » qui partagea un moment son existence à Saint-Marcel d’Ardèche, avec qui il a gratté la terre, rompu le pain, avant qu’elle ne lui laissât en partant les onze cahiers dont il a extrait, classé, préfacé les fragments qui composent la Pesanteur et la Grâce — si, dis-je — et l’on ne saurait jamais trop le redire — nous lui devons Simone Weil, que ne lui doit-il pas en retour et que n’a-t-il pas reçu d’elle ? L’un et l’autre pensaient, au reste, que devant ce globe terrestre, vidé, souillé, « la renaissance ne pouvait venir que du passé seul, si nous l’aimons ». Aussi voudrais-je, pour finir, citer l’admirable lettre sur la nature de ce monde que Gustave Thibon adressa en Amérique à celle dont il avait senti la grandeur unique et guidé l’effort vers le transcendant et l’éternel :

« Il faut bien, lui écrivit-il, que ce monde transitoire, où nous avons le double devoir d’accepter la vie tant qu’elle dure et de consentir à la mort quand elle vient, soit mêlé de bien et de mal. Car s’il n’était que mal, comment consentirions-nous à vivre ? Et s’il n’était que bien, comment nous résignerions-nous à mourir ? Rien d’absolu ne peut exister dans ce qui passe, et c’est pourquoi là où sont le bien et le mal purs, là aussi est l’éternité. Il est impossible à l’homme de vivre matériellement et spirituellement, il lui est même impossible de connaître et d’aimer Dieu sans le mensonge social. Toute révolte, toute anarchie mène à un nouveau conformisme, en général pire que celui qu’on a détruit (l’histoire moderne est assez éloquente à cet égard)... Il s’agit donc, non pas de rêver ou de poursuivre une pureté impossible, mais de reconnaître et de défendre la forme de société la moins impure : celle qui n’étouffe pas toute liberté, toute pureté intérieure, une gaine sociale, avec des pores par où le divin puisse pénétrer jusqu’aux âmes. Et c’est là qu’on mesure la nécessité et la bienfaisance de l’Église. Sans doute en même temps que société humaine, elle regorge de pharisaïsmes et d’impuretés : elle fait encore trop belle la part de César, car ce qu’elle appelle Dieu n’est que trop souvent le masque de César ; mais elle permet tout de même de rendre à Dieu un peu de ce qui est à Dieu. Hors d’elle, tout va à César... »

Ce fut là le dernier échange de Gustave Thibon avec Simone Weil...

Puisse aujourd’hui son message se frayer de nouvelles voies dans un monde qui en a tant besoin...

L’auteur de ce rapport est M. Henri Massis.

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C’est à M. André Salmon que nous avons, cette année, décerné avec beaucoup de joie notre Grand Prix de poésie.

Messieurs, « l’École poétique, qui s’est appelée la Poésie moderne ou l’Esprit nouveau, a été fondée et défendue, entre l’année 1900 et l’année 1914, par cinq poètes qui descendaient la rue Ravignan aux cris de : « À bas Laforgue ! Vive Rimbaud ! ». Aucun de ces cinq poètes n’était indifférent : Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Max Jacob, Pierre Reverdy et André Salmon. Quel était le plus grand des cinq ? Personne n’en sait trop rien. Cendrars a toujours parié pour lui-même. Reverdy était bien trop farouche pour se comparer à qui que ce fût ; cependant il n’a jamais dissimulé son admiration — je dirais volontiers : son adoration — pour Apollinaire. Mais Max Jacob a toujours soutenu que le précurseur, l’inventeur, le maître d’Apollinaire lui-même, était André Salmon.

Il se peut. Salmon a eu le mérite, en tout cas, de fixer les moyens et la raison d’une Poésie nouvelle qui n’est ni moins vivante ni moins moderne aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a soixante ans. Il écrivait, dès 1905 : « Il s’agit pour nous de substituer aux saisons du vieux lyrisme le climat instable de l’inquiétude universelle. » D’où suivait, entre autres nouveautés, un mode de vers libre qui empruntât sa forme aux bavardages de la rue, sa matière aux nouvelles politiques et aux faits divers des journaux. Bref, une poésie qui rompît une fois pour toutes avec l’éternel, l’idéal, l’absolu dont s’enchantait encore Stéphane Mallarmé, maître incontesté des Ecoles précédentes.

André Salmon a eu un autre mérite, qui est peut-être plus rare il n’est jamais devenu l’esclave ni même le serviteur du système de poésie qu’il avait inventé. C’est qu’il est, par nature, hérétique et le frère, dans les Lettres, des libertaires, dont il a fidèlement conté, dans la Terreur noire, l’histoire atroce et déchirante.

Dure enseigne d’un très beau mythe
O Drapeau noir rongé des mites
Déchiré par la dynamite

J’attends que demain soit fêté
L’Unique et sa propriété

La nouveauté d’une poésie est faite, pour une bonne part, de réactions et de retrouvailles. Salmon avait vécu en Russie : c’est sous la forme d’une épopée — mais d’une épopée dont un peuple entier fût à la fois le héros et la victime — qu’il écrivit le premier poème qu’ait suscité la Révolution russe : Prikaz.

La Kchessinska passait dans son drodchki
Halte ! Un petit sergent
Enfantin, rose et blond et luisant
Faisait un signe à ses hommes, des paysans.
En riant ils renversèrent la voiture
Danse ! Le peuple a droit à de la joie
Après tu donneras tes bas de soie

Mais c’était une danse
Qui n’avait pas de fin
Mais c’était une danse
Qui n’avait pas de cesse
La mort lente et l’ivresse
Le verbe et les parfums
Se nouaient, s’emmêlaient
Se fondaient dans la danse.
Ils sont morts enlacés

Sans finir de danser.

En bon anarchiste, Salmon préférait d’ailleurs Max Stirner à Karl Marx et Jules Vallès à Lénine. Que n’a-t-il pas écrit ? Des contes, Monstres choisis ; des romans, Mœurs de la famille Poivre ; des récits d’aventures, l’Amant des Amazones ; un conte farfelu, le Manuscrit trouvé dans un chapeau. Il a voulu davantage. Il compose Peindre pour défendre et illustrer les nouveaux étranges peintres qui tentent d’imiter la Nature moins dans ses effets que dans sa démarche profonde.

Il écrit encore ses Mémoires, qu’il appelle Souvenirs sans fin. Mais avant tout des poèmes et des poèmes, du Calumet à l’Age de l’Humanité et de Vénus dans la Balance à Carreaux. Ce sont là de beaux titres et qui tiennent ce qu’ils promettent. Le lecteur n’y rencontre pas sans surprise, au détour d’un vers moderne, des laisses et des couplets qui le font songer au Roman de la Rose, quelque passage nonchalant qui eût pu entrer dans une fable de La Fontaine, de sévères vers réguliers à la façon de Toulet ou de Moréas :

Caille, le fusil du chasseur
A brillé par-dessus la haie
Le bel automne avec douceur
Saigne au-dessus de l’oseraie
Une plume tourne en tempête
Témoin de mort, signe de fête
Sur le sommeil d’un Amadis.

Le bavardage même y est charmant, la familiarité discrète. Pour peu que les événements s’y fussent prêtés, André Salmon eût pu réconcilier le journalisme et la poésie :

Je veux avoir, comme la dame
Qui chante, une jupe en dentelles.

— Mais la dame montre ses jambes !
— Je te les montrerai, dit-elle

Qu’elle fut amère, l’absinthe
Qu’il but au café de la gare !
Il empoisonna son cigare

Du sang dont ses mains étaient teintes.

La petite Lise repose
Dans une malle, à la consigne

Et l’homme attend qu’on lui en signe
Le reçu sur un papier rose.

Mais fallait-il couper Lise en morceaux, parce qu’elle montre si volontiers ses jambes ? Non, il y a là un mystère, l’un de ces mystères que nous rencontrons à chaque page des journaux. Ici André Salmon s’étonne, et ne s’explique pas.

Dénué de pose, de calcul et d’envie, il figure assez bien le prince chevaleresque d’une Histoire de la Poésie française ».

L’auteur de ce rapport est M. Jean Paulhan.

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« En décernant le Prix du Roman à M. Michel Droit pour son ouvrage intitulé le Retour, l’Académie a voulu montrer qu’il était utile de mettre en vedette, à l’heure actuelle, un roman qui est un véritable récit, bien conduit et bien composé, où l’imagination de l’auteur s’appuie sur l’étude des caractères et entraîne le lecteur par la seule succession d’événements exposés avec logique.

Ce sont des qualités qui ne sont plus très en faveur aujourd’hui. Des formes d’expressions nouvelles, des tentatives intéressantes à suivre, mais les unes un peu paresseuses parfois, les autres trop intellectuelles, tendent à briser l’armature du roman traditionnel.

Souhaitons qu’elles l’enrichissent, souhaitons qu’elles ouvrent des voies neuves aux vocations futures. Mais je ne suis pas sûr qu’elles aient apporté jusqu’ici des résultats très convaincants. Et je remarque qu’un jeune universitaire, nullement fermé au modernisme, M. Barrère, qui enseigne à l’Université de Cambridge et connaît bien, par conséquent, les réactions de la jeunesse étrangère devant nos lettres, a pu donner à une étude critique sur notre production romanesque contemporaine ce titre peu avantageux : La cure d’amaigrissement du roman.

Michel Droit s’est placé en face de ses personnages et les a décrits tels qu’ils s’offraient à son imagination. Il analyse moins qu’il ne raconte. Il ne biaise pas et repousse tout artifice littéraire. Les êtres qu’il a mis en scène vivent devant nos yeux, tels que la nature les a formés et sans que l’auteur pose une grille sur leurs actes et nous donne un rébus à déchiffrer.

Enfin ils sont aux prises avec les événements actuels, puisque Le Retour est l’histoire d’un Algérois qui revient en France et connaît une grave crise de conscience.

Cette crise de conscience a plus intéressé l’auteur que les intrigues féminines nouées autour de son héros. Et il est certain qu’il a pris parti, qu’il n’est pas resté neutre dans ce débat. Mais peut-on l’en blâmer ?

Ce n’est pas le lieu d’amorcer une discussion sur l’engagement de l’écrivain et en particulier du romancier. Pourtant on lit à ce sujet dans les Carnets de Camus, récemment publiés, un jugement qui nie paraît exemplaire : « J’aime mieux, écrit-il, les hommes engagés que les littératures engagées. Du courage dans sa vie et du talent dans ses œuvres, ce n’est déjà pas si mal. Et puis l’écrivain est engagé quand il le veut. Son mérite, c’est son mouvement. Et si ça doit devenir une loi, un métier ou une terreur, où est le mérite justement ? »

Or Michel Droit a écrit Le Retour sans haine comme homme et avec un réel pouvoir comme romancier. Voilà ce qui lui a valu la majorité de nos suffrages. »

L’auteur de ce rapport est M. Jacques de Lacretelle.

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J’ouvre ici, le temps d’un bref commentaire, une parenthèse. On s’attendrait à voir le rapport sur l’œuvre et sur l’écrivain qui ont été jugés dignes, cette année, de notre Grand Prix d’Histoire signé du nom d’un historien. Or, je le dis tout de suite, il l’a été par M. Jean Rostand. Pourquoi ? À cause du caractère particulier du livre de M. Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée du XVIIIe siècle. Au seul énoncé de ce titre, on ne s’étonnera plus de rencontrer ici le jugement d’un biologiste. Preuve, en passant, de l’opportunité et de la légitimité de l’innovation que j’ai dite.

« L’ouvrage de M. Jacques Roger apporte une contribution de valeur exceptionnelle à l’histoire des idées biologiques, et, plus précisément, à l’histoire des idées qui concernent la formation de l’être et où l’auteur voit, à juste titre, « un miroir particulièrement clair de la vie intellectuelle » d’une époque.

Non seulement M. Jacques Roger nous présente un tableau consciencieux et extrêmement détaillé des progrès accomplis par l’embryologie au cours de la période dont il fait son étude, non seulement il expose et commente, avec une rare finesse d’analyse, les querelles qui, divisant alors les spécialistes, n’opposaient guère que des ignorances plus ou moins ingénieuses, mais encore — et c’est là qu’est l’originalité foncière de son travail —, il replace la science de la vie dans l’ensemble de la pensée du temps, pour s’attacher à faire voir comment les préjugés sociaux, les croyances religieuses, les attitudes philosophiques, les préoccupations spirituelles de toutes sortes, ont influé tout à la fois sur la récolte des faits et sur la manière de les interpréter. De surcroît, il s’applique à rechercher quelle fut, en retour, la répercussion de ces découvertes et de ces tentatives d’explication sur l’esprit du XVIIIe siècle.

Fondamentales sont, en effet, les questions auxquelles les sciences de la vie prétendent donner réponse, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que d’expliquer la genèse de la personne physique et morale, la ressemblance des enfants avec les parents, l’apparition des sujets anormaux ou monstrueux, etc., toutes questions dont la discussion met en cause la façon de concevoir les lois de la nature, les rapports de l’esprit avec la matière, la finalité organique, l’ordre du monde.

Sur cette interaction de la pensée biologique et de la pensée tout court, M. Jacques Roger nous propose des vues personnelles, fondées sur une érudition sans défaut ; par là, il provoque sans cesse notre réflexion, et même si quelquefois nous sommes tentés d’aboutir à des conclusions un peu différentes des siennes, nous ne pouvons que lui savoir gré d’avoir si vigoureusement mis en relief le rôle majeur de la biologie dans l’édification de notre univers intellectuel.

On trouve enfin, dans cet ouvrage, des pages remarquables — et bien faites pour retenir l’attention de l’Académie française — sur les grands écrivains philosophes tels que Voltaire ou Diderot, et sur la façon dont leurs conceptions biologiques se traduisent dans leur mode de raisonnement, dans leur sensibilité, dans leur esthétique, dans leurs relations avec la nature, et jusque dans la démarche de leur style.

Tant par ses visées que par sa réussite, le livre de M. Jacques Roger est sans équivalent dans notre littérature, et même, à ma connaissance, dans la littérature internationale. Ce ne sont pas seulement les historiens de la science qui auront désormais à en tenir compte, mais encore tous ceux qui s’intéressent à l’évolution de l’esprit humain. »

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Nous avons attribué deux seconds Prix Gobert, l’un à M. Hilairet pour son Dictionnaire historique des rues de Paris, l’autre à M. Joël Le Gall pour son livre sur Alésia, Archéologie et Histoire.

« M. Hilairet, qui a déjà publié des ouvrages sur l’histoire de Paris et notamment trois volumes qui, sous le titre Évocation du vieux Paris, ont obtenu en 1954 le Prix Thérouanne, a fait avec son dictionnaire historique des rues de Paris une œuvre très remarquable.

Sans doute, il n’est pas le premier à traiter le sujet. Avant lui, Lefeuve en 1867, Pessard en 1904, Rochegude en 1910 avaient publié des ouvrages analogues. Mais le Dictionnaire de M. Hilairet, beaucoup plus complet et abondamment illustré, met à la portée des curieux une somme remarquable de connaissances indispensables. Pour chaque rue, les maisons offrant un intérêt, soit pour leur histoire, soit à raison des célébrités qui y ont habité, sont soigneusement indiquées. Il n’est pas de meilleur guide actuel des rues de Paris.

J’insiste très spécialement pour qu’un prix important soit attribué à ce Dictionnaire. »

On le voit à ces derniers mots : ce rapport était antérieur à l’attribution des Prix. Le vieux Parisien qu’est M. Maurice Garçon a eu ainsi satisfaction. Nous aussi, à ratifier son excellent choix.

« Sous un petit volume, avec une invariable probité dans la recherche et une égale élégance dans la forme, M. Le Gall nous apporte à la fois : un récit de la campagne de la guerre des Gaules de 52 av. J.-C. ; une mise au point claire et sûre de tout ce que nous ont appris les explorations des retranchements que César a opposés à Vercingétorix ; une description, ramassée, mais complète, des monuments de l’Alésia Gallo-Romaine ; un historique des fouilles qui furent entreprises sur le mont Auxois, que les ruines parsèment, et autour de lui, dans la plaine et les vallons de l’investissement ; enfin un exposé, dont l’humour ne gâte pas l’objectivité, des polémiques passionnées auxquelles trop longtemps a donné lieu la localisation de la place.

En ce petit livre, dont le poids est allégé par l’alacrité de ses développements, écrits d’une plume toujours vive et alerte, l’auteur, qui, professeur à l’Université de Dijon, est officiellement chargé, depuis cinq ans, de la direction et du contrôle de tous les travaux archéologiques dans la région, nous offre de quoi satisfaire toutes les curiosités et toutes les tendances : celles du touriste, heureux d’y retrouver la variété pittoresque des paysages qu’il a parcourus ; celles du savant qui, sur aucun point, ne saurait prendre en défaut une érudition armée de pied en cap ; celles de l’amateur homme d’esprit, que tant de traits prestement décochés amusent au passage.

Assurément, on ne pouvait mieux réussir cette difficile synthèse, où, par instants, l’auteur laisse parler son émotion avec des accents qui nous touchent. Autrefois, le maître Camille Jullian obtint de l’Académie française le premier Prix Gobert pour son vibrant Vercingétorix qu’on vient de rééditer, mais dont la trame n’est peut-être pas aussi solide ; et c’est avec l’impression de me montrer simplement équitable que je propose, pour l’Alésia de M. Le Gall, non le Prix Thiers, mais, bien plutôt, le second Prix Gobert de 1964. »

On aura reconnu, à l’autorité de ces lignes, la compétence, ici sans seconde, et le style de M. Jérôme Carcopino.

J’ajouterai que nous aurions été heureux, en cette année déjà si riche en livres d’histoire remarquables, de décerner un Prix Gobert encore, celui-ci à M. Pierre Grimal pour son livre magistral, l’Amour à Rome. Nous n’en avons été empêchés, M. Carcopino et nous tous, que par une clause dirimante du règlement de la fondation Gobert : ne peuvent en effet concourir pour ces prix que les ouvrages sur l’histoire de la France. Nous l’aurions regretté davantage, si le Grand Prix d’histoire Broquette-Gouin ne nous avait permis de distinguer selon ses éclatants mérites le livre de M. Pierre Grimal.

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Messieurs, je parle de regret. J’en éprouve, comme chaque année, la force. Comme chaque année je dois me hâter, me borner et me contraindre, quand l’amitié, l’estime, l’admiration, et le seul souci d’être équitable m’animeraient à me donner du champ. Que de noms me retiennent au passage, ceux de nos prix d’ensemble Broquette Gonin : Gaston Bonheur, à qui tous les anciens petits enfants qui fréquentèrent la Communale doivent un grand merci attendri ; M. Henri Kahnweiler et M. César Santelli, dont toute la vie fut vouée au service de l’Art et des Lettres. Et Mme Marthe de Fels, et Georges-Emmanuel Clancier. Et Mme Katia Granoff, et M. le Général Ingold, et le doyen Pierre Jourda. Et nos « Prix de la Langue française », Langue française, langue humaine, pour reprendre les mots de l’un d’eux, M. Jacques Duron, — cette langue dont la « défense », pour reprendre le mot d’un autre, M. Paul Camus, — nous requiert et nous rassemble, militants que nous sommes, et que vous êtes, vous tous dont notre nouveau confrère M. Marcel Brion, récipiendaire du dernier jeudi, et représentant à ce bureau M. Daniel-Rops, Chancelier, va lire les noms sous cette coupole.

Mais au moins que l’on me permette, avant de lui laisser la parole, de saluer comme chaque année les deux lauréats d’un Grand Prix fondé il y a peu d’années, dans une pensée qui nous est commune et pour une cause que je viens d’évoquer : le Grand Prix du Rayonnement de la langue française. Deux lauréats, parce que nous avons attribué deux prix, sans partage. L’un à M. Raymond Las Vergnas, l’autre à M. René Varin. La seule énumération de leurs titres à cette distinction m’entraînerait à excéder, de loin, les limites de ce compte rendu. Que l’on m’en croie sur parole : cette énumération telle qu’elle est donne à penser et à s’émouvoir.

L’un, M. Las Vergnas, professeur en Sorbonne depuis dix-neuf ans, y dirige depuis 1961 l’Institut d’Études anglaises et américaines qui réunit 5 000 étudiants. Membre de hauts jurys universitaires, appelé à ce titre auprès de maintes universités étrangères, comme délégué, comme « professeur en visite », membre très écouté du Conseil de l’Alliance française, écrivain, romancier, journaliste, critique littéraire, il apporte, il prodigue en toutes ces activités le même souci du rayonnement de notre langue et de notre culture, le même talent sensible, original et vigoureux ; et encore, j’en puis et j’en veux témoigner, la même chaleur d’âme et de cœur où transparaissent, si discret qu’il se veuille et qu’il soit, la classe d’un homme, son aloi, sa qualité.

L’autre, M. René Varin, de formation universitaire lui aussi, agrégé d’anglais, Inspecteur général, Conseiller culturel pendant quatorze ans près de notre Ambassadeur à Londres, a milité lui aussi pour le rayonnement français avec une constance et une efficacité que prolongent maints témoignages concrets, durables, — qu’il s’agisse de la maison française d’Oxford ou des agrandissements du Lycée français de Londres, — ou mémorables, qu’il s’agisse des Expositions (d’œuvres d’art, de livres français) qu’il a successivement organisées ; ou des conférenciers, ou des troupes théâtrales qu’il a fait venir, toujours à bon escient et de ce fait avec un plein succès, en Grande-Bretagne.

À l’un et à l’autre, l’Académie a voulu rendre cet hommage, apporter cet applaudissement et, si j’ose dire, ce coup d’épaule. Car nous n’en doutons point : puisqu’ils sont les hommes qu’ils sont, ils ne cessent et ne cesseront pas de poursuivre leur apostolat.

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Il me reste, Messieurs, à nommer un lauréat, premier d’un palmarès qui s’allongera d’année en année. C’est la première fois en effet que l’Académie française décerne le Prix Jean Walter. Je veux dire la reconnaissance que nous gardons aux proches de cet homme « hors série » en même temps qu’à sa mémoire, pour la confiance qui nous est ainsi faite. Architecte, on le sait, homme de réalisations hardies, sociologue, animateur généreux, le prix littéraire qu’il a fondé doit distinguer une œuvre, — je le cite, — « qui puisse fournir à la jeunesse des motifs d’exaltation et des exemples d’énergie ». C’est donc tout naturellement que notre premier choix s’est orienté et fixé sur M. Philippe Diolé, dont le témoignage, à bien des titres, rejoint les vœux de Jean Walter. L’aventure, le journalisme aussi, — mais un journalisme inséparable de l’aventure, — ont inspiré à M. Diolé de forts et merveilleux récits qui évoquent, autant que le monde sous-marin, les plongées qui le révèlent. À le lire, on est certes sensible à l’audace du pionnier, mais aussi et davantage à ce qu’on est tenté d’appeler un art de la découverte, un art neuf, qui semble naître et fleurir de la découverte elle-même, du monde inconnu qu’elle révèle et qu’elle semble, à mesure, inventer. Monde inconnu aussi, le Fezzan où Diolé nous entraîne pour un non moins merveilleux voyage, dans ces étranges massifs de l’Edeyen de Mourzouk où nul blanc, nul écrivain blanc en tout cas, n’avait avant lui pénétré.

La vie de ce voyageur passionné, de cet archéologue heureux et courageux du Sahara, du Niger, de l’Angola, du Kenya, du Congo, n’est-elle pas en elle-même exemplaire, au sens où l’entendait Jean Walter ? Mais M. Diolé s’est voué, de surcroît, à cette autre aventure, elle aussi périlleuse, qu’est le beau métier d’écrire. Et il y a excellé. L’eau profonde, et tout récemment l’Okapi, ce très beau roman d’un ton si neuf, témoignent eux aussi pour une certaine notion de l’homme, et pour ce quelque chose en lui (c’est Philippe Diolé que je cite) « qui dépasse l’intelligence ». Seulement, dit aussi Diolé, reprenant les paroles d’un pilote qui mourut aux commandes d’un avion expérimental : « Il faut toujours y aller voir. »

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Voilà, n’est-t-il pas vrai, une belle devise, et bien à la mesure de l’homme, de ses curiosités, de ses tâches. Que faisons-nous d’autre, Messieurs, dans la jungle confuse et trouble qu’est devenu le monde contemporain, le monde littéraire comme les autres ? Combien sage, et discrète, et courtoise en comparaison nous apparaît la « Foire sur la place » dont parlait, — et c’était hier, —Romain Rolland !

L’attitude du bougon vieilli, qui ne loue le passé que pour dénigrer le présent, a toujours donné à sourire. Ce rôle est ingrat en effet, et quelquefois justement suspect. Mais on voudra bien convenir que les chamailles des derniers siècles où Anciens et Modernes, Classiques et Romantiques, incendiaires et pompiers se brocardaient et vilipendaient à l’envi n’étaient que petites fièvres récurrentes, dépuratives, où les Arts et la Tradition secouaient leurs raideurs saisonnières et retrouvaient une alacrité de jouvence.

Aujourd’hui, c’est bien différent. Toutes les audaces, et les plus saugrenues, par la presse, les « échos » trop bien nommés, la radio, les écrans de la télévision connaissent une diffusion instantanée, à bien des égards monstrueuse. Leur sont complices le grégarisme croissant de la foule et l’opinion avantageuse que chacun se fait de soi-même. On se veut « affranchi, à la page ». Et qu’importe que déjà l’on ne soit plus qu’un suiveur, si l’on se croit toujours à la pointe de l’avant-garde ? De préférence même à l’audace, l’excentricité est payante, encore mieux si elle est scandaleuse. Joignez à cela, seraient-ils justifiés, des succès à l’américaine, des records, des bestsellers, les tintamarres publicitaires, les indiscrétions épicées, toute une orchestration où tonitruent à toutes oreilles des haut-parleurs de « quinzaine commerciale », voilà les têtes tourneboulées. J’entends parfois que l’on s’étonne, Messieurs, de la multiplication, de la prolifération des écrivains. Ce dont il conviendrait, bien plutôt, de s’étonner, c’est qu’il y ait encore des gens qui ne le sont pas.

Mais nous continuerons, n’est-ce pas, pour tout ce qui dépend de nous, de maintenir la confiance et de « raison garder » ; et en tout cas, comme le pilote dont parlait Philippe Diolé, d’y « aller voir ».