Discours sur les Prix littéraires de l'année 1963

Le 19 décembre 1963

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 19 décembre 1963

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

 

Messieurs,

Pendant que, pour la sixième fois, j’élaborais ce discours traditionnel sur les Prix et Concours littéraires de l’année, il m’arrivait, c’est bien naturel, de surprendre ma pensée en flagrant délit d’école buissonnière. Ma pensée... je veux dire : ma rêverie.

Il fut un temps, Messieurs, — pas tellement éloigné que la plupart de nous non seulement ne se souviennent de lui, mais n’en retrouvent au fond d’eux-mêmes le rythme et le train familiers, — un temps où la vie littéraire s’ordonnait dans la clarté, où ses enchaînements, ses heurts aussi et ses batailles semblaient tendre d’eux-mêmes vers quelque secrète harmonie, préfigurer en quelque sorte les travaux, les mises en ordre, les classifications des critiques et des futurs auteurs de manuels, à tout le moins faciliter et par ailleurs justifier d’avance leurs pesées et leurs verdicts.

Ce temps n’est plus, me semble-t-il. Comme les maisons des hommes sous les obus et les bombes d’avions, nous avons vu éclater les monnaies, les classes sociales, les ordres d’enseignement, les conventions, les traditions, les règles d’or. Etait-ce un bien ? Etait-ce un mal ? Si je pose la question, c’est que certains de nos contemporains, — des optimistes, peut-être des sages, — ont vu dans ces effondrements les prémices d’une libération. Ah ! Messieurs, les reconstructions, dans le domaine qui nous préoccupe, ne sont pas plus rapides que celles des architectes et des entrepreneurs. Elles sont et elles seront nous le voyons déjà, plus lentes encore, et de bien loin.

Au fil de la rêverie que j’ai dite, des images se ranimaient en moi, reprenaient dans la solitude une intensité singulière. Je me trouvais Place Blanche, au plus haut étage d’un immeuble orienté vers le nord, une nuit où l’aviation américaine vint bombarder la gare de La Chapelle. Dans les ténèbres hachées de balles traçantes, étoilées çà et là, vers les lointains pavés, par les éclats incandescents des projectiles de la Flak (c’est ainsi que l’on disait alors), une immense lueur soudaine, éblouissante, emplissait tout un pan du ciel. On y voyait surgir, révélée dans ses moindres détails, crayeuse, aveugle et tragique, quelque haute maison de faubourg. Ainsi debout, illuminée, elle semblait d’abord immobile, grandie de toute sa stature. Et voici que, pour la surprise, pour le scandale du témoin, cette chose stable, avec une lenteur solennelle, oscillait imperceptiblement, dans l’instant qui suivait titubait vaguement sur place ; et tout à coup, comme aspirée dans quelque gouffre, s’enfonçait par la base avec une rapidité fantastique, s’évanouissait, dérobée aux regards, n’était plus là, à jamais abolie. Mais, à la place où elle était, sur le ciel meurtri de lueurs, une lourde nuée couleur de soufre commençait de monter, amoncelant des volutes inépuisables qui naissaient les unes des autres. Longtemps après cette colonne de nuages demeurait là, dense, énorme, impénétrable, de loin plus haute que la maison dont elle avait pris la place, traversée de lueurs comme le ciel, hantée de clartés vibrantes, mystérieuses, captives de son opacité.

Quand je songe au monde d’aujourd’hui, à son tourment, à ses promesses encore obscures, je revois souvent ce nuage-là. Souvent aussi le sentiment revient m’envahir que cette brume de catastrophe et de genèse tout ensemble ne s’est pas encore dissipée, que nous en sommes encore à scruter son épaisseur, l’anxiété et l’espoir au cœur. Vous l’entendez bien, Messieurs : ce monde dont nous sommes en peine, c’est d’abord celui de l’âme, de l’esprit, celui des créations de l’art, de la pensée, de la poésie. Comment n’en serions-nous en peine ? Et comment, le moment revenu d’être ici votre interprète et de proclamer publiquement les choix de l’Académie, me serais-je défendu d’avouer cette inquiétude et ce vivace espoir ?

*
* *

C’est à M. Charles Vildrac que l’Académie française a décerné, en 1963, son Grand Prix de Littérature. Lorsque le nom de M. Vildrac a été prononcé lors de notre délibération première, il a d’emblée fait l’unanimité. Mais une confusion s’est produite, qu’il me plaît de rappeler aujourd’hui. Autour de notre tapis vert, ce n’avait été qu’une voix : « D’accord ! » Mais il est apparu très vite que certains des opinants avaient pensé d’abord au poète. C’était, en somme, le Grand Prix de Poésie qu’ils venaient de lui décerner, d’enthousiasme. En vérité, ce n’était pas un malentendu. Quelques secondes suffirent à bloquer tous les accords en un. Poète, certes, d’abord poète ; mais aussi essayiste et critique, auteur dramatique applaudi, admiré, prosateur mais encore poète, et conteur délicieux pour les jeunes, parce qu’il aime l’enfance et n’a rien oublié de l’enfant, des enfants qu’il a été, l’on conviendra que M. Charles Vildrac méritait à bien des titres l’hommage que lui rend aujourd’hui notre Grand Prix de Littérature.

Je le redis chaque année, Messieurs : la circonstance m’oblige à être bref. Je m’en féliciterais avec vous, si cette obligation n’emportait avec soi celle d’être pressé, sommaire, inégal à la triple responsabilité qui est la mienne : envers vous, envers nos lauréats, j’ose dire aussi envers le rapporteur que je voudrais et devrais être. Charles Vildrac est parisien. Il est né rue Berthollet, dans ce quartier proche du Panthéon où son beau-frère Georges Duhamel a promené les pas de Salavin. Mais c’est dans le faubourg Saint-Antoine qu’il a passé son enfance et sa jeunesse. Sa mère, institutrice, avait été nommée directrice d’école, rue Keller. Sa tante paternelle était inspectrice ; son oncle, professeur, enseignait les mathématiques à l’école Arago. Quant à son père, les Versaillais, une douzaine d’années avant la naissance de Vildrac, l’avaient déporté à la Nouvelle-Calédonie, dans des cages de forçats, après un séjour à Saint-Martin de Ré où il avait connu, avec ses compagnons d’infortune, des conditions de vie terribles. Il n’est point malaisé d’imaginer, s’agissant d’un futur écrivain, l’influente déterminante, au temps des années enfantines, d’un pareil milieu familial.

Le monde social, à cette époque si proche et si lointaine, était infiniment divers, en tout cas bien plus nettement différencié, dans ses classes, ses castes même et dans ses façons de vivre qu’il ne l’est aux jours où nous sommes. C’est en province que j’ai connu, pour ma part, le petit monde de l’enseignement primaire. À quelques particularités près, celui de Paris lui ressemblait profondément. Si les mor­nifles, les coups de règle sur le bout des doigts joints y étaient monnaie trop courante, de telles pratiques n’en étaient pas moins au service, — je le dis sans la moindre ironie, — d’un désir de former, d’enrichir, de communiquer, de donner. La conscience professionnelle, le dévouement inconditionnel à un métier conçu comme une mission, — la plus haute, la plus émouvante, — le respect de l’enfant, de chaque enfant, dans son être présent et dans son avenir d’homme, la générosité, le désintéressement, un culte des valeurs morales poussé jusqu’à l’intransigeance (mais, excès pour excès, ne faut-il pas préférer celui-ci ?), parfois aussi jusqu’à la candeur (ainsi dans le refus d’admettre, comme si c’était y consentir, certaines réalités dégradantes) comment ne pas reconnaître au passage, lorsqu’on chemine à travers l’œuvre de Vildrac, ces sources vives, toujours jaillissantes, toujours fraîches, amicales au cœur du vieil homme ? Mais à cela je reviendrai dans un instant.

Tout de suite, dès l’école primaire, la sociabilité, le goût de l’échange et du don préfigurent les étapes à venir, l’Abbaye, les amitiés de guerre, comme aussi, en un certain sens, l’élan de l’œuvre future. Le désir d’envoyer des vœux de nouvelle année à M. Flageollot, dieu de la classe, — un dieu qui, l’heure d’étude passée, prolongeait bénévolement des leçons plus chaleureuses, — fut pour Vildrac la première occasion de grouper quelques camarades. Ce fut le Quatuor Universel, bientôt quintette, dont le promoteur fut nommé président à vie. « À vie », remarquez-le. Pour une fois, exceptionnellement, c’était vrai, et c’était prophétique.

Du jeune homme, du très jeune homme de vingt ans qu’était devenu Charles Vildrac aux premières années de ce siècle, Georges Duhamel, dans Biographie de mes Fantômes, nous a donné un portrait attendri, que l’on sent bien vu et ressemblant. Pour l’apparence : dolman de drap noir, lavallière, pantalon à la hussarde et chapeau à larges bords plats, posé sur une chevelure bouclée, raisonnablement longue... c’était le vêtement d’uniforme adopté par les artistes et que les personnages de Gustave Charpentier venaient de faire paraître avec éclat sur le théâtre ». Mais ce qui était de Vildrac, c’était la barbe, dit toujours Duhamel, non certes fluviale, mais « de plein vent » ; c’était un fréquent sourire, qui pouvait être « d’un grand charme », c’était, derrière les verres d’un pince-nez de myope, un regard sombre à la flamme belle et chaleureuse ». Regard rêveur aussi, qui « regardait quelque chose au loin » tandis que Vildrac disait, le même Vildrac assurément qui avait présidé le Quatuor Universel : « Il faudrait faire l’Abbaye. » Et Duhamel de nous confier « A force de rêver, il nous fit rêver tous. Et quel rêve ! »

Le rêve, on s’en souvient encore, ce fut l’Abbaye de Créteil. Et « tous », ce furent les thélémites, Duhamel et Vildrac depuis peu devenu son beau-frère, René Arcos, le peintre cubiste Albert Gleizes, Alexandre Mercereau, le compositeur Albert Doyen, futur animateur des fêtes du peuple, et le typographe Linart, le technicien : car c’est à l’imprimerie que ces jeunes enthousiastes allaient demander leur gagne-pain. L’expérience dura une pleine année, de janvier 1907 à janvier 1908. En vérité, c’est merveilleux. « Nous étions trop jeunes, a dit, longtemps après, Arcos..., le côté individualiste dominait tout. » Mais comment le rêve eût-il pris fin avec la fin de la communauté ? On a beaucoup parlé de l’Abbaye. On y a vu parfois une école, une chapelle littéraire de plus, parfois une Icarie utopique, un essai de vie phalanstérienne condamné d’avance à l’échec. Pour ma part, je crois que ce n’est pas exact. Je suis sûr, en tout cas, que l’Abbaye a été aussi autre chose, qu’elle a été surtout autre chose, un élan vers une certaine liberté, naturellement soucieuse de la liberté d’autrui, un tranquille acte de foi et d’amour : amour de la vie qui est bonne, ou doit l’être si nous sommes dignes ; foi en l’homme, en l’homme tel qu’il est, en même temps pitoyable et grand, malheureux et promis à la joie, solidaire de ses semblables jusqu’à leur être, — cela dépend de nous, de l’exemple que nous voulons donner, — fraternel.

De là cet « évangile lyrique », — l’expression est de Duhamel encore, — qu’allait être la poésie de Vildrac :

C’est ma chance et ma richesse
D’avoir dans mon cœur
Toujours brûlant et fidèle
Et prêt à jaillir

Ce blanc rayon qui poudroie
Sur toute souffrance,
Ce cri de miséricorde
Sur chaque bonheur.

Des premiers Poèmes, où prend corps, dès 1905, le l’Abbaye

Vivre en amour, vivre en ferveur
En la maison des chers labeurs,
En l’Abbaye hospitalière...

aux Chants du Désespéré, parus en 1920, après et sous le coup de la guerre de 1914, c’est la même vertu de sympathie, la même constance morale, la même belle fidélité. En dépit des épreuves, des laideurs, de l’immense et monstrueuse tuerie, d’un désespoir d’homme qui s’avoue, la sympathie est la plus forte, et la confiance quand même, et finalement, serait-il absurde, serait-il apparemment vain, l’espoir.

Le très beau texte de Lazare, qui termine le très beau livre intitulé D’après l’écho, est de 1949. Lazare, revenu de la mort, reprend possession du monde. « La vie, dit-il, ne m’était plus le lot commun, mais un miraculeux sursis. Les autres, paisiblement, pouvaient dire : « je vis » ; moi, le cœur battant, je pensais : « je ne suis pas mort, je ne le suis plus, je ne le suis pas encore. » Et, plus loin : « Je plantai des arbres, je creusai un puits, je me mis à tourner et à cuire des vases d’argile... J’errais, le soir, dans la campagne en composant, pour les enfants et pour moi-même, des chansons où je faisais parler les insectes et les herbes, où j’implorais la protection de Dieu et des hommes pour les créatures les plus menacées, les plus éphémères. » Et il devient, Lazare, celui que Jésus a voulu qu’il fût : le vivant qui a flairé la mort et la dépiste où qu’elle se trouve, celui que les sépulcres blanchis ne sauraient tromper désormais. On sent le pathétique du thème dans cette transposition à hauteur d’homme, et l’on comprend qu’il nous apparaisse à sa date, après deux guerres, comme une sorte d’inventaire moral, comme l’examen de conscience d’un vivant par rapport à lui-même et à l’humaine condition. Mais une chose m’a frappé, quant à moi. Et c’est encore, bien sûr, la permanence, c’est encore la fidélité. Mais c’est aussi une sorte de voyance qui semble, quatre ans avant la foudre, flairer l’orage et ses désastres. Que l’on relise, à cet égard, l’Adieu. Le grand bateau a fait naufrage, les canots ont péri, « chacun sous une vague haute ». Il ne reste sur la mer folle qu’un seul homme vivant, qui nage. Il rassemble sa force, sa chaleur ; il les ménage, se laisse porter pour durer davantage, dans le tumulte des vagues énormes, ténébreuses et forcenées. Avec l’aube le froid le saisit et l’espoir abandonne sa chair.

« Il y avait, écrit Vildrac,

Il y avait au fond de cet homme
Un être ignoré de lui-même,
Un être simple et riche encore
De la confiance des enfants.

Et le voici comme un banni, « plein d’étonnement et de douleur ». Fils aimant, le plus aimant, il s’aperçoit que la nature « devient parfois une étrangère féroce et sourde ». La mer, son bruit, son énormité lui font maintenant horreur. Alors il ferme les yeux, il « s’évade », et il voit. Que voit-il ? Des images de la vie familière, de la vie de tous les jours, les plus humbles, les plus radieuses : une ville « choyée de soleil » où toutes les pendules sonnent midi, une jeune fille qui arrose des fleurs, des chemins creux, des champs de blé, des routes droites « où l’on dit bonjour aux gens qui passent ».

Il revoit enfin le beau royaume
les pensées se louchent et s’échangent,

« sa totale patrie », dit Vildrac. Alors il parle. Il cherche, il retrouve les mots « qui servent à aimer et à célébrer ». Il les prononce, les répète, pour entendre le son d’une voix d’homme, « comme on suce un fruit quand on meurt de soif ». Et, quand il n’en trouve plus, il chante.

Ce fut la plus belle chanson
De douleur, d’amour et de tristesse,

Ce fut la plus poignante chanson d’homme
Qu’un homme jamais eût chantée.

Personne ne l’entendit,

Elle se fondit dans le vent
Comme la neige dans un fleuve...

Mais elle avait, quand même, été chantée.

Je me suis arrêté sur ce poème parce qu’il ressemble à Vildrac. Je veux dire qu’il s’y est approché, au plus près, me semble-t-il, de sa ressemblance la plus secrète, la plus durable et qu’on y entend sa vraie voix, celle de la poésie qui est la sienne et qui d’elle-même la justifie. C’est une voix qui ne déclame jamais, qui n’enfle jamais le ton, un peu égale, un peu grise, mais dont l’accent ne s’oublie plus. À ce chant vildracien, des hommes aussi différents les uns des autres que Verhaeren, Jammes, Gide, Suarès ou Max Jacob ont été pareillement sensibles et pour lui rendre un juste hommage. « Simplicité, noblesse, inspiration humaine et tendre », les mêmes mots reviennent sous leur plume ; et aussi « bonté, courage »... Art discret, mais très conscient de soi. « J’admire, lui écrit Gide, la conscience que vous gardez de vos plus neuves harmonies. » Art intimiste, mais très subtil dans l’apparente simplicité qui en est la virile pudeur. « Vildrac, dit Verhaeren, retrempe la sensation, le sentiment et la pensée à leurs sources et nous fait partager sa merveilleuse et neuve façon de sentir le monde. »

Voilà de grands éloges, sous une simplicité de ton où l’on sent la sincérité. Ainsi Vildrac me pardonnera-t-il de les citer ici devant lui. Je souhaite que son amitié m’accorde aujourd’hui davantage : à savoir d’être assez hardi pour oser, avant de le quitter, abandonner le ton de la critique pour un dialogue plus familier. Dialogue à une seule voix, pour cause, mais où je tiendrai pour acquises les réponses qu’il ne fera pas. Ma mémoire et ma propre amitié seront alors mes répondants.

Poèmes, Images et Mirages, Livre d’amour, Chants du Désespéré... Ce doit être dans Livre d’amour que Vildrac, après ses deux premiers recueils où transparaît l’influence symboliste, et particulièrement celle du premier Verhaeren, le poète des récits allégoriques, des paraboles, que Vildrac, dis-je, s’est exprimé le plus fidèlement, le plus complètement, dans un langage et avec un accent qui traduisent au plus près son originalité. L’amour, selon Vildrac, c’est une éthique, une acceptation fervente de la vie, une manière également fervente de la vivre en communion avec le monde, en fraternité avec les hommes. Peu importe, en définitive, que la forme du poème relève d’une technique du vers libre, que cette technique soit elle-même redevable aux leçons, aux incantations de la musique verlainienne, si Vildrac l’a faite sienne au point de la plus juste convenance.

Je dirai la même chose de sa technique, de sa manière d’auteur dramatique, d’autant plus volontiers que son théâtre n’est pour lui qu’un prolongement de sa poésie, une façon autrement convenante de s’exprimer dans sa vérité. Moins lyrique, mais non moins poétique. Du dialogue le plus naturel, sans le moindre commentaire d’auteur, le conflit des caractères, des sentiments doit se dégager de lui-même. Pas d’artifice, ou le moins possible, les situations les plus simples, les personnages les plus courants. L’insolite, l’anormal ou même l’exceptionnel, Vildrac les proscrit jalousement. C’est pour l’homme ordinaire qu’il entend témoigner, non pour les monstres, ni pour les grands de ce monde, ni pour les créatures légendaires. Ce qui Fins-pire, ce à quoi il parvient, c’est une sorte de « réalisme de l’âme », de l’âme, pourrait-on dire, à l’état pur, qui soudain affleure et s’avoue. Ce sont ces passages de clarté qui, à mon sentiment, apparentent le théâtre de Charles Vildrac aux mieux chantants de ses poèmes.

Le Paquebot Tenacity, Michel Auclair, le Pèlerin, Madame Béliard, Trois mois de prison, Poucette, on se souvient de ces pièces en effet mémorables, de la juste faveur et de la sympathie qui les accompagnèrent fidèlement. Et l’on s’étonne que cet auteur ne soit plus joué. Les temps ont-ils tellement changé Hier encore, le metteur en scène (croyez-m’en, c’est l’un d’eux que je cite) « avait parfois besoin d’un dialoguiste qui se parait du nom bouffon d’auteur ». Ce temps même est-il révolu ? En 1923, dans son Esquisse d’un Pégase, — le sien, — Charles Vildrac écrivait :

« ... Tu buvais le ciel dans les rivières et, parfois, dans le frais soupir de la nuit, tu étirais tes ailes.

— Quoi ! direz-vous, ses ailes ? Mais alors on les voyait, elles devaient attirer sur lui l’attention de...

— Non, ils ne les voyaient pas : le commun ne les voit que lorsqu’elles sont en carton doré.

— Heureusement ! »

Cet « heureusement », c’est encore Vildrac, sa sagesse, sa modestie fière, sa bonté. Il semble que l’époque, en effet, ne soit plus à cette sorte d’hommes. Mais cela n’est qu’une apparence. La dignité, la discrétion n’ont jamais étouffé le talent. Et non plus... Mais je m’arrête. C’est à notre directeur, M. René Huyghe, qu’il appartient aujourd’hui de célébrer les Prix de vertu.

*
*   *

Notre grand Prix de poésie va, cette année, à M. Pierre Emmanuel. Tenter, Messieurs, de dire en peu de mots ce qu’un poète aussi royalement doué n’aura pas trop de toute une vie pour approcher, sentir, exprimer, c’est une entreprise téméraire. Encore plus si ce poète professe que « la parole, le langage humain constituent peut-être la plus belle preuve de l’existence de Dieu ». Si j’ajoute que cette preuve est souvent a contrario, je crois ne point trahir sa pensée. Notre langage grossièrement imparfait, et la volonté que nous avons de le parfaire, nous conduisent aussitôt, par des voies qui sont, elles aussi, charnelles, les plus charnelles, à l’idée de ce verbe qui porte en lui ces deux perfections essentielles : la perfection du dire, la perfection de l’être.

M. Pierre Emmanuel, avec une intensité pathétique, dès les commencements de son œuvre, a été saisi du scandale que constitue l’énorme inflation de la parole contemporaine. Au lieu de servir la parole, on se sert d’elle et, par son truchement, des hommes, au mépris de leur dignité. Le sens des mots, tel que nos sens l’appréhendent, se perd dans le chaos des terminologies. « Saveur, volume, densité, articulation, vibration ne sont pas, dit-il, des superfluités rhétoriques, mais la chair du vocable, sa manifestation substantielle, où l’esprit... se saisit dans la forme qu’il procrée. »

La foi en Dieu et la foi dans le langage ne sont donc pas, selon M. Pierre Emmanuel, séparables. Déjà, il y a plus de dix ans, dans l’étonnant et beau poème intitulé Babel, il avait dit son espérance en un langage d’union, qui remplacerait un jour les cris confus de l’humanité actuelle, et où s’attesterait la présence de Dieu qui est un.

Un monde fait de purs vocables se compose

Aucune
Parole grande ne se meurt. Je sais alors
que le Verbe est la seule éternité : promesse
d’âme, et qu’un jour viendront des hommes en esprit
fondés sur la très sûre assise du langage.

Petit-fils d’artisans bâtisseurs, l’un maître maçon, l’autre charpentier, sa jeunesse a eu l’ambition de bâtir des poèmes qui « eussent des fondations, des murs et un toit », d’écrire des livres qui ne fussent qu’« une grande architecture poétique, des temples de l’imagination ». Ainsi Sodome, Babel et le Tombeau d’Orphée. Mais il est ainsi fait qu’à chaque recommencement il remet son art en question, et qu’il ne se sent être, homme-poète, qu’en vue de ce qu’il n’a pas encore créé.

Quitte à trop simplifier, je voudrais ici être clair, et d’autant plus que M. Pierre Emmanuel est un poète souvent difficile. On l’a dit romantique, et il l’est ; moins d’ailleurs par une abondance verbale, torrentielle, souvent magnifique, qui l’apparente en effet à Hugo, que pour la part et dans la mesure où il est le foyer de son œuvre. Mais on doit aussi le dire anti-romantique, car il l’est, à cause de sa méfiance toujours en alerte contre un certain individualisme, celui où son personnage de poète, où la force attractive de son esthétique de poète risquent de contrarier sa quête d’homme, de la détourner de l’orient où elle cherche, avec sa lumière, « la puissance qui dit Je en tout autre comme en lui ».

En d’autres termes et plus simplement encore, il veut être un homme pareil aux autres, et il veut l’être aussi pleinement, aussi profondément qu’il lui est possible, pour retrouver, poète, les lieux communs de la parole humaine, pour assumer enfin l’obligation où il se sent être de revenir à la profondeur élémentaire des vocables, au langage de base de l’âme et de l’esprit. Son orient, pour reprendre son mot, c’est un humanisme chrétien.

Voilà ce qui saisit en effet dans ses poèmes et ses écrits les plus récents, Versant de l’âge, Le goût de l’Un. Mais cette disposition foncière de l’âme explique aussi ses engagements, son art de « récitant » au fort des cataclysmes dont a pantelé, au fil des jours, l’humanité : la guerre civile d’Espagne, l’exode sur la terre maternelle, les totalitarismes, et tous ces crimes contre l’homme où semblait triompher, dit-il, « la perfection de l’inhumain ». Jour de colère, paru en 1942, retrouve naturellement la véhémence justicière des Tragiques, des Châtiments :

Par-dessus les tyrans enroués de mutisme
Il y a la nef silencieuse de vos mains

il y a les larges fronts qui ne se courbent pas

il y a dans les tyrans une angoisse fatale
qui est la liberté effroyable de Dieu

Ainsi, sous la contrainte de l’événement, le poète, et il faut l’en louer, a osé de nouveau dire Je. « Je n’étais déjà que poussière mêlée à celle de millions, et ce cœur pourtant battait encore, de plus en plus haut, de plus en plus fort, le cœur du vent sur la poussière des hommes. » Mais, on le voit ici clairement, en quelque sorte sur le fait : cette attention donnée à lui-même va ramener de nouveau le poète vers ce qu’il nomme son orient. Tout reste à faire, l’homme à reconquérir, le monde à réhabiter. D’où ce besoin, le même, mais devenu plus conscient, plus aigu, « d’un certain anonymat, d’une esthétique tout intérieure du quotidien ». Au foisonnement baroque, souvent orgueilleux, de ce temps, et qui l’a d’ailleurs tenté, et auquel il lui est arrivé de céder, il entend substituer un langage clair et sans masques, capable de nous faire retrouver les chemins de l’humilité, et, par eux, ceux de la vraie vie. Pour ma part, c’est ce langage-là qui m’émeut et me touche au vif dans l’un des plus récents recueils de M. Pierre Emmanuel, dans l’admirable Évangéliaire où ses dons poétiques se veulent et se mettent simplement, humainement, au service des Écritures. « La poésie largement humaine que nous attendons, a-t-il écrit, sera l’œuvre de quelques grands intuitifs, qui auront compris qu’une œuvre, comme un mythe, se développe suivant une loi interne, biologiquement. » Grand intuitif assurément, M. Pierre Emmanuel est aussi et dès à présent grand poète lorsque sa poésie, guidant vers son universalité « l’hôte secret » de son âme, nous fait participer, hommes que nous sommes, à la simple, douloureuse et fervente espérance humaine.

*
*   *

C’est M. Robert Margerit qui reçoit, cette année, le Prix du Roman de l’Académie. Il le reçoit pour un ample roman, trois substantiels et passionnants volumes sur la Révolution française, l’Amour et le Temps, les Autels de la Peur, un Vent d’acier.

On le sait, et je le rappelle : si l’Académie, en décernant le Prix du Roman, ne prétend point distinguer l’ensemble d’une œuvre, elle ne se défend pas pour autant, à l’instant de fixer son choix, de tenir compte des ouvrages antérieurs de l’écrivain qu’elle va couronner. C’est ainsi que déjà, — en 1958, je me le rappelle, — notre compagnie a voulu marquer l’estime où elle tient M. Margerit en lui décernant un Prix Broquette-Gouin pour son roman La Terre aux Loups. Elle se souvenait alors de Mont-Dragon, du Vin des Vendangeurs, du Dieu Nu... Peut-être même avait-elle déjà remarqué une particularité du talent de M. Margerit, je veux dire une curiosité et un goût du passé qui l’entraînaient hors du siècle et de ses exigences, au point que ses personnages mêmes, le Dormond de Mont-Dragon ou le Bruno du Dieu Nu, nous déconcertaient parfois et toujours nous surprenaient, comme s’ils allaient chercher leurs rêveries et leurs passions dans un lointain XVIIIe siècle, en l’occurrence celui de Laclos plus que celui des philosophes, ou dans les premiers instants du romantisme français.

L’on se tromperait pourtant, si l’on voyait dans notre choix de cette année un encouragement au bénéfice d’un certain genre littéraire, en l’espèce le roman historique. La critique n’a pas manqué, à propos de M. Margerit et de sa vivante trilogie, de ranimer une controverse vénérable, à notre sentiment sans issue. La seule considération qui nous anime, s’agissant de la circonstance, c’est le talent.

M. Margerit en a beaucoup ; un talent qui répond pour lui et pour nous, et d’ailleurs pour sa vocation. Limousin, exactement Briviste, il aurait pu être notaire ; il l’a même été, virtuellement. Il aurait pu aussi être peintre, s’il avait eu le loisir de céder à ce qui demeure à ses yeux sa vocation profonde et véritable. Il a pensé devenir décorateur sur émail à Limoges. Il a même peint, des figures et des nus plutôt que des paysages ; je parierais d’ailleurs, sans grand risque, — cela se sent à ce qu’il écrit — qu’il continue de peindre, pour son plaisir et pour sa joie. Ce goût pour le portrait, pour la figure vivante va nous ramener, par l’intermédiaire de promenades archéologiques en compagnie d’un vicaire de Brive, disciple de l’abbé Breuil, puis de lectures, d’Augustin Thierry, de Stendhal, vers la vocation seconde et vers la trilogie qui nous intéressent aujourd’hui.

Que M. Margerit se soit finalement décidé à entrer de plain-pied, d’enthousiasme, dans la Révolution française, cela se fit à la façon dont on contracte une maladie. Il lut un jour le récit d’un maître de poste, de La Barre, l’homme, dit-il, « qui vint apporter à Limoges le microbe de la Grande Peur ». Il fut saisi, en quelque sorte contaminé, ne guérit que pour devenir un homme de 93. Dès cet instant ce dessein le requit : vivre et dire la Révolution comme s’il l’avait, quotidiennement et charnellement, vécue.

Devant l’ampleur d’un tel dessein, on pressent les difficultés qu’il soulève a priori. Comment, déjà, concilier la nécessaire liberté de l’invention romanesque avec les exigences de la réalité historique ? Et par exemple, comment, sans les trahir, être Danton, Saint-Just ou Robespierre ? Comment s’assurer l’ubiquité indispensable pour recréer une période aussi touffue, aussi complexe, aussi controversée de l’histoire de la France ? On admire que M. Margerit, avant tenté une pareille gageure, l’ait en définitive aussi brillamment et victorieusement tenue.

Pendant trente ans d’une imprégnation assidue, il a vécu comme dans un couvent d’archives, publiques, familiales, notariales, en compagnie des mémorialistes, des épistoliers contemporains de l’événement. Il s’agit, en vérité, d’un transfert, d’un transfert insidieux, progressif, mais d’autant plus profond et d’autant mieux assuré. À lire les trois romans de M. Margerit, on a de plus en plus le sentiment d’avoir affaire à un témoin direct, un conventionnel inconnu, attentif et même aux aguets, merveilleusement informé, partisan, détaché, saisi, roulé au cœur de l’événement et néanmoins le dominant, se libérant de lui et prenant le juste recul qui lui permette de le comprendre. Ce témoin, ce conventionnel inconnu, c’est M. Robert Margerit.

Littérairement, ce jeu est très subtil. Il fallait que les personnages nés de l’imagination du romancier s’intégrassent à l’immense aventure commune. Mais il fallait aussi que les héros réels, s’intégrant à la trame romanesque, en prissent une dimension nouvelle. Faire que se rejoignent ainsi l’invention et l’évocation, je le répète, c’était une gageure. L’on n’y songe pas, l’on n’y songe plus, tout le temps que dure la lecture. C’est le plus bel éloge que l’on puisse faire, en l’occurrence, de cette somme romanesque considérable : considérable par ses dimensions, certes, par la constance qu’elle atteste, par la longue aliénation de soi qui fait dire à M. Margerit qu’il est l’homme « qui a vécu la Révolution française, et qui pourtant est encore de ce monde », mais d’abord par le talent, par tous les talents qui l’animent, celui du peintre, celui du psychologue, d’un mot : celui du romancier qu’est M. Robert Margerit et que couronne notre Prix du Roman.

*
*   *

M. Robert Lacour-Gayet reçoit le grand Prix Gobert, qui est notre Grand Prix d’Histoire, pour son ouvrage sur Calonne, financier, réformateur, contre-révolutionnaire. C’est un modèle de biographie historique, claire, complète, documentée aux sources les plus variées et les plus sûres, riche de détails inédits, qui ne se contente pas de répandre la lumière sur une figure intéressante et peu connue, ou mal connue, mais qui la situe dans son temps et multiplie ainsi, à partir d’elle, les aperçus et les perspectives neufs.

N’y aurait-il en ce livre que l’art de tirer parti de la correspondance surabondante, des mémoires inédits, des brouillons que Calonne écrivit entre son départ du Ministère, en 1787, et sa mort, en 1802, que son apport serait déjà considérable. Mais je l’ai donné à entendre : l’art de M. Lacour-Gayet, historien, biographe, a le don d’animation. Son Calonne vit, dans sa complexité, et il vit parmi des vivants.

Bon administrateur, intendant à Lille où il avait fait ses preuves, financier averti, économiste intelligent, on ne s’étonne pas que Louis XVI l’ait appelé en 1783 pour en faire son contrôleur général, c’est-à-dire son ministre des Finances et de l’Économie. Homme plein d’idées, d’esprit vif et même impatient, de visage expressif, de manières aisées et charmantes, homme à femmes, il accédait aux affaires de l’État dix ans après l’échec de Turgot. Le vaste plan qu’il soumit au Roi n’était pas sans rappeler celui de son prédécesseur. Il ne s’agissait pas de simples retouches, de modifications progressives et circonspectes, mais de rien de moins qu’une réforme profonde de l’État : suppression des privilèges fiscaux dont jouissaient certains corps ou collectivités, création d’assemblées provinciales délibérantes, abolition des douanes intérieures, de la gabelle, liberté du commerce des grains... Là où la fermeté de Turgot avait échoué, la souplesse de Calonne ne réussit pas davantage. Il se heurtait aux mêmes obstacles, à l’indécision du souverain, aux intrigues de la cour, à l’hostilité de la noblesse, du clergé et des parlements. Vainement avait-il compté sur l’appui d’une Assemblée de notables dont il avait provoqué la réunion : il y trouva, derrière l’écran des belles paroles, une opposition sourde qui rejoignit les autres. Circonvenu par son entourage, Louis XVI le disgracia, le congédia.

Ce fut à Londres qu’il s’établit. Il admirait les institutions britanniques. Les mémoires qu’il écrivit alors : Requête au Roi, État de la France présent et à venir, préconisent une sorte de monarchie à l’anglaise, mais adaptée aux traditions françaises. Entre autres idées alors neuves, on y trouve celle d’une banque nationale qui, si elle eût été créée, eût beaucoup ressemblé à la future Banque de France.

Espéra-t-il siéger à l’Assemblée constituante ? Celle-ci, en tout cas, le laissa à l’écart. Poussé par le besoin d’action qui l’a toujours possédé, il rejoint à Turin, en 1790, le comte d’Artois et le prince de Condé qui avaient pris la tête de l’émigration. Le voici, pendant deux années, conseiller politique des princes. Et aussi, pour un temps, leur homme de confiance. Il remplit alors, pour leur compte, diverses missions secrètes. Non tant secrètes qu’on les ignore en France : désavoué par le roi, haï par les révolutionnaires, suspect aux princes en définitive à cause de son libéralisme, il aura beau, à leur service, s’ingénier à trouver des fonds, sacrifier sa fortune personnelle, il sera finalement évincé par son rival Breteuil et devra, une fois encore, chercher asile en Angleterre.

Dorénavant, il connaîtra une vie errante, difficile, traquée par les créanciers : à Madrid, à Naples, à Saint-Pétersbourg, à Londres encore ; mais toujours, du fond de son exil, il suivra passionnément les affaires de son temps, de son pays, entretenant une correspondance énorme, et continuant intarissablement d’écrire des mémoires politiques.

Sans être encore rayé de la liste des émigrés, il rentre en France en 1802. Il ne croit plus à la possibilité d’une restauration de l’ancien régime. Il est certainement attiré par la personnalité de Bonaparte. L’ambition, aussi bien, ne l’a jamais quitté de retrouver un champ d’activité à la mesure de ses talents financiers. Mais que vient faire ici ce revenant, ce gêneur ? On se serre les coudes, on accueille dédaigneusement, dernier Mémoire, ses Pensées sur l’état de la France. Et Calonne meurt, à la fin de cette même année, ayant en somme mené sa vie à contre-temps, toujours en avance d’une idée, de trop d’idées, en retard sur l’événement, intelligent mais peu réfléchi, compétent mais brouillon, brillant, ardent, passionné, mais léger, l’un de ces personnages toujours à contre-courant que le torrent de l’histoire emporte et voue d’avance à la dérive.

On songe à Montesquieu parlant de la nécessité de modifier, parfois, les lois, mais ajoutant qu’en cette extrémité ce ne soit que le moins possible, et que la politique n’y apporte « qu’une main tremblante ». Ainsi le livre de M. Lacour-Gayet donne à songer, ses pages refermées. Ces prolongements, ces échos durables d’une lecture par elle-même si attachante, voilà encore un des mérites, non le moindre, entre tous ceux que j’ai essayé de dire et qui ont inspiré notre choix.

*
*   *

J’ai maintenant le devoir de saluer, parmi les Prix de la Langue française, deux hautes personnalités, deux amis de notre pays, à qui l’Académie, cette année, fait hommage de sa médaille d’or : Sa Majesté la reine Marie-José d’Italie, pour sa très remarquable Histoire de la Maison de Savoie, et aussi parce qu’elle a su faire, de sa belle demeure suisse de Merlinge, un foyer vivant d’art et de culture française ;

et M. Léopold Sedar Senghor, Président de la république du Sénégal, pour son œuvre de poète, de grand poète, et aussi parce que brillent en sa personne, conciliés à un haut degré de qualité humaniste, la fidélité à son peuple, à sa race, et le respect de valeurs culturelles dont il sait, dont il prouve par son exemple d’homme la permanence, la noblesse et la valeur civilisatrice.

*
*   *

Messieurs, c’est la quatrième fois que l’Académie française décerne le Grand Prix du Rayonnement de la langue française. Et, comme l’année passée, soucieuse de ne le point partager, elle en a décerné deux : l’un à la personne de M. Christian Melchior-Bonnet, écrivain, éditeur-critique de nombreux mémoires, directeur littéraire de grandes maisons d’édition, directeur de revues, directeur et animateur de collections vivantes et fameuses, par ailleurs et depuis longtemps lié à notre compagnie puisqu’il est le neveu de nos confrères André Chevrillon et le baron Seillière, l’ancien collaborateur de Pierre de Nolhac, et qu’il a épousé la petite-fille d’Hippolyte Taine, elle-même, — j’ai plaisir à le rappeler, — lauréate d’un récent grand Prix Gobert pour son Napoléon et le Pape. Entre tous les titres de M. Christian Melchior-Bonnet, l’Académie n’a point voulu distinguer. Mon privilège de rapporteur me permet toutefois de rappeler, entre autres faits dignes de mention, qu’il a créé, bien avant les collections de grande diffusion que l’on sait, la collection Hier et Aujourd’hui, dont les quatre millions d’exemplaires n’ont pas peu contribué à répandre dans un immense public, avec les meilleurs livres de nos meilleurs historiens, le goût d’une lecture enrichissante et d’une culture largement accessible, accordées en effet au rayonnement de la langue et de la civilisation françaises. Pareillement la revue Historia, création neuve, hardie en son temps, témoigne du même effort heureux que notre prix entend à la fois reconnaître et souligner.

L’autre prix du rayonnement, ce n’est pas à une personne que nous l’avons décerné, mais à l’école française de Middlebury : école française, mais dans le cadre d’une université américaine, celle de Middlebury, dans le Vermont. Fondée en 1910, elle est régie aujourd’hui encore selon les principes qui ont marqué, en 1926, sa réorganisation, inspirée par un grand universitaire français, ancien normalien, le professeur André Morize.

Pendant six semaines d’été, dans le très beau paysage du lac Champlain, ample vallée entre les montagnes Vertes et les monts Adirondak, l’école devient un îlot, on est tenté de dire un fief de culture française en territoire américain. Étudiants, professeurs, venus de tous les horizons des Etats-Unis, convergent vers cette école. On n’y écrit, on n’y parle qu’en français, l’engagement est catégorique, la règle draconiennement appliquée. Je n’ai plus le loisir, et, croyez-le, je le regrette, d’entrer dans le détail des cours, dans celui des activités auxiliaires, du Théâtre aux conférences, de la Bibliothèque au laboratoire de phonétique, à la librairie d’actualités, très active, qui peut fournir aux étudiants tous nos livres à prix coûtant. Je dirai seulement que le personnel enseignant, — une trentaine de maîtres, — est français, et qu’il s’ordonne, qu’il gravite autour d’un « Professeur en visite », celui-ci assumant le cours principal, de littérature ou de civilisation. Dans la liste, déjà longue, de ces professeurs en visite, plus de trente-cinq noms aujourd’hui, il me plaît de reconnaître ceux de nos confrères Jules Romains et Jean Guéhenno. Ils savent et ils nous ont dit le prestige de cette école française, la qualité de son rayonnement, l’émulation qu’elle provoque et parmi ses élèves et parmi des étudiants dont il faut limiter l’afflux. Elle n’eût pu être en de meilleures mains. Après André Morize, pendant vingt et un ans, après M. Vincent Guilloton, pendant quinze ans, son directeur est actuellement M. Jean Boorsch. C’est sur son témoignage que je voudrais conclure ce traditionnel rapport.

Rien ne touche plus nos étudiants, m’a-t-il écrit, que de voir ainsi récompensée l’œuvre française dont ils partagent les travaux et la vie. Si ces jeunes gens et leurs maîtres ressentent aussi vivement le prix de cette distinction, — on me l’écrit pour que je le redise, — c’est « à cause de la haute autorité intellectuelle et morale » qu’est à leurs yeux l’Académie française. Comment à notre tour, Messieurs, ne pas nous sentir obligés par le crédit et par la confiance dont nous sommes ainsi honorés ?