Discours sur les Prix littéraires de l'année 1961

Le 16 décembre 1961

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le samedi 16 décembre 1961

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

 

Messieurs,

C’est peut-être la retraite que s’est vue imposer cet automne votre Secrétaire perpétuel qui l’a conduit à prendre conscience, un peu plus vivement que d’ordinaire, d’un sentiment dont il vous doit l’aveu. Comment n’observerait-il pas, lui le premier, que la voix qui loue la vertu se renouvelle chaque année, tandis que reste la même celle qui doit célébrer le talent et les œuvres où il se manifeste ?

Peut-être cette différence tient-elle à une sorte de sagesse collective dont le temps et la tradition auraient consacré l’usage. Il est bien que chacun de nous, à tour de rôle, se confronte à tant d’abnégation, d’oubli de soi et d’amour du prochain, de charité silencieuse et pure. Qui se croirait assez vertueux pour dédaigner le bénéfice d’une telle osmose ? On s’en voudrait, Messieurs, de paraître ironiser, serait-ce sur nous, à propos d’une réalité qui ne souffre pas l’ironie. Bien sûr, l’annuel discours sur les prix de vertu est un rite, et même un rite académique. Nous le savons mieux que personne. Mais nous savons surtout, pour avoir été mis à même, à l’occasion de ce rite, de pénétrer vraiment dans un monde plus exaltant, plus salubre et plus lumineux que le monde de tous les jours, nous savons que ce rite est utile, respectable, et qu’il faudrait ainsi, à tout le moins, être parfaitement ignorant des réalités académiques pour se complaire à le ridiculiser.

Pourquoi parlé-je ainsi, comme si quelque mouche me piquait ? C’est qu’une mouche m’a piqué en effet. Elle m’a ramené au scrupule personnel qui, revenant me tourmenter à l’instant de proclamer, comme chaque année, les noms des écrivains qu’a voulu honorer l’Académie française, s’est fait cette fois plus insistant et m’a rendu un peu moins légère la responsabilité qui m’échoit.

C’est alors que cette mouche est venue me revigorer. Déjà, quoi qu’il en ait souvent coûté à mes admirations ou à mes amitiés d’homme, quelques reproches même que m’ait valus cet inévitable parti pris, je n’avais pris conseil que de moi pour renoncer à une tentative chimérique, — et ici je cite mon auteur « déverser avec un doux ravissement », « au moment sacré (nous y sommes) de la distribution des palmes académiques ou des prix de concours littéraires ou autres jeux floraux », les « trésors d’éloquence » qui conviennent, « sans oublier personne, en accolant au nom de chacun une épithète juste et flatteuse » ; et par ailleurs, sur le plan des idées générales, « en faisant sonner haut et clair le timbre du coq gaulois et du génie latin ».

Vous aurez reconnu tout de suite et le ton et l’élégante profondeur, si l’on ose dire, de poncifs éprouvés par les siècles, et de la sorte plus fatigués que nous ne saurions jamais l’être. Quant au Secrétaire perpétuel campé en pied par notre humoriste, sans culture, sans expérience, sans contact avec ses semblables, à mille lieues de seulement soupçonner, — je cite encore, — « les réelles affaires humaines », n’ayant été ni écolier, ni soldat, sans amour, sans enfants, sans cœur, incapable de s’émouvoir que dans la contagieuse chaleur des banquets de sous-préfecture, « sous l’œil respectueux des pompiers alignés et l’enivrant retentissement des fanfares » (je vous assure que je n’invente rien), c’est l’imbécile, l’abruti, la ganache intégrale en un mot.

J’entends bien, comme vous tous, Messieurs, que l’épaisseur même du sarcasme fait partie de la plaisanterie ; que je ne me sens pas, quant à moi, atteint le moins du monde par quelque analogie que ce soit entre ma propre personne et celle de ce Sadi Martin, le ridicule et pénible fantoche imaginé par notre chroniqueur. Je ne nous donnerai pas, de surcroît, le ridicule de nous proclamer tabous.

Mais pourquoi refuser le droit qui m’est ainsi donné, sans qu’aussi bien je l’aie sollicité, de m’étonner qu’un écrivain, lui-même d’âge académique, croie se créditer ainsi, à bon compte et à nos dépens, de la jeunesse de cœur et de l’ouverture d’esprit dont nous serions, par définition, dépourvus ? De m’étonner, pendant que j’y suis, que ces propos ultra-badins, signés de M. Jean Cassou, aient paru dans une revue que dirigeait cette année même le très regretté Marcel Thié­baut, grand lettré, confrère parfait et homme délicat, dont l’Académie française, à la veille même de sa mort soudaine, reconnaissait le dévouement à nos lettres, à notre culture militante en lui attribuant son Grand Prix du Rayonnement français ?

Je m’aperçois à ce point, Messieurs, que je semble me laisser entraîner, hors des limites traditionnelles de mon discours, loin de son véritable objet. Il n’en est rien. Ce biais même m’y y ramène.

Pour la quatrième fois, en effet, il m’est donné de revenir en quelque sorte sur les choix de notre Compagnie. S’il en eût été besoin, j’aurais pu ainsi me convaincre de la qualité de ces choix, qu’il s’agisse du Grand Prix de Littérature, du Prix du Roman, du Grand Prix Gobert, ou de nos « Grands Prix d’Académie ». Je me réserve d’ailleurs, je l’ai dit et je le répète aujourd’hui, de reprendre cet aperçu, par lui-même assez convaincant, lors de quelque prochaine année.

Ce que je voudrais dire cette fois-ci, c’est que parmi nos lauréats il s’en présente de plus intimidants et que, pour moi du moins, c’est le cas en 1961. À Dieu ne plaise que j’entende jamais comparer des échelles de grandeur ou seulement disputer des mérites relatifs ! Ce que simplement je veux dire, c’est qu’à considérer certains ouvrages, certaines personnes, on est naturellement conduit à faire acte d’humilité. Quelle vigueur spirituelle, quelle étendue d’information, que de lectures, que d’études impliquerait alors un éloge vraiment digne de son objet ! Ainsi, et je vous en fais juges, pour parler comme il conviendrait d’un homme qui aura si fortement marqué de sa personne et de son influence l’histoire de la pensée française, et d’ailleurs, au moment où nous sommes, à travers les bouleversements de ce siècle, celle de la philosophie.

C’est en effet à Jacques Maritain qu’est allé en 1961 notre Grand Prix de Littérature. Sans vouloir aborder une étude qui réclamerait un champ beaucoup plus ample, je voudrais faire au moins une remarque qui me semble ici capitale. Ce serait pécher par omission, et gravement, que de voir en ce philosophe, en ce thomiste, un disciple incurablement nostalgique du doctor angelicus. Tout au contraire, ou plutôt de surcroît (car il n’y a là nul contraire, mais approfondissement et prolongement d’un élan continu), Maritain n’a jamais épargné ses efforts pour prémunir les chrétiens de ce temps contre l’erreur, en effet nostalgique, d’un retour vers le passé, d’une réédification du passé, comme s’il n’y avait pas d’autre voie pour refaire aujourd’hui un monde et une société chrétiens. « Plus que jamais, dit-il, le christianisme cherchera à pénétrer la culture et à sauver la vie temporelle de l’humanité, et moins que jamais il sera en paix avec le monde. » Je le cite de mémoire, mais je ne crois pas le trahir. « Mais nous croyons, ajoute-t-il, que ce sera autrement que jadis. »

C’est bien pourquoi il s’est toujours gardé de lier le christianisme à des systèmes politiques révolus, à des institutions périmées ; pourquoi il a toujours réagi, avec la vigueur qui est la sienne, — et ce n’est certes pas peu dire, — contre la fausse prudence qui élude la nécessité, à ses yeux la très urgente, la tragique nécessité d’imprégner d’esprit chrétien toutes les réalités politiques.

On ne peut pas, sans mutiler l’un et l’autre, séparer en Maritain le penseur de l’homme vivant, avec ses amitiés, son souci des personnes et la chaleur de sa présence. « On connaît des philosophes, a écrit Étienne Gilson, qui résistent à la pensée de Jacques Maritain, et d’autant plus fermement qu’ils la connaissent plus mal ; mais nul ne résiste à sa personne. » Et d’ailleurs, Maritain lui-même : « Que dit la sagesse chrétienne ? Elle sait bien que la vie selon l’intellect mène à la solitude, et que plus elle est hautement spirituelle, plus séparée est sa solitude. Mais elle sait aussi que cette vie est une vie surhumaine... C’est le terme suprême à atteindre, l’ultime perfection, le dernier point de la croissance de l’âme. Et pour que l’homme y parvienne, son mouvement doit s’accomplir en milieu humain comment irait-il au surhumain sans passer par l’humain ? »

On ne peut pas évoquer Maritain sans évoquer ses amitiés ; sans évoquer surtout la compagne de toute sa vie, Raïssa, dont ses amis eux-mêmes disent « qu’elle les a quittés l’an dernier ». C’est la première rencontre, et la plus merveilleuse, dans une vie qui en connut beaucoup. « Distinguer pour unir », la maxime de cette vie vaut en effet sur les deux plans, celui de la méditation, et celui des rapports humains.

Raïssa Maritain, dans un beau livre, a évoqué quelques-unes de ces rencontres, ou plutôt, — c’est le titre de son livre, — de ces grandes amitiés. Il y aura bientôt soixante ans que se seront rencontrés ce Français, fils de grands bourgeois libéraux, — son père avocat, bâtonnier du barreau de Mâcon, sa mère fille de Jules Favre, amie de Charles Péguy qui admirait en elle, avec un « indomptable esprit de liberté », un « espoir passionné dans l’avenir spirituel de l’humanité », — et cette jeune Russe, Raïssa Ourmançof, née à Rostov-sur-le-Don dans une famille israélite, et depuis émigrée en France.

Jules Favre, ayant épousé en secondes noces une protestante, s’était rallié au protestantisme. Son petit-fils reçut le baptême protestant. Raïssa, à quinze ans, ne connaissait du christianisme que les robes blanches des communiantes, et Polyeucte. On pourrait être ici tenté de forcer des analogies, de relever d’avance chez Maritain un héroïsme à la Polyeucte, chez Raïssa une tendresse et une ferveur à la ressemblance de Pauline ; mais il faut se méfier de ces tentations littéraires.

C’est à la Sorbonne qu’ils se sont rencontrés, alors que Maritain recueillait des signatures pour un manifeste d’universitaires et d’étudiants français contre les sévices dont les étudiants socialistes russes étaient victimes dans leurs pays. Ils n’avaient guère que vingt ans. Déjà infatigable dans sa lutte contre l’injustice, la misère ou la persécution, Il jeune homme au doux visage, — c’est ainsi que le peint Raïssa, — aux abondants cheveux blonds, à la barbe légère, à l’allure un peu penchée », mais brûlant et comme consumé par l’ardeur d’un feu secret (« parterre de myosotis sur un fleuve de pétrole », dit encore un contemporain), Maritain, désormais, ne devait plus quitter Raïssa.

Ensemble ils allaient suivre les cours de Léwy-Brühl et de Durkheim, s’entretenir avec Le Dantec dont l’amitié les attirait, fréquenter la boutique des Cahiers où Péguy, autre « fleuve de pétrole », accueillait déjà, comme un disciple ou « comme un frère plus jeune », le fils de sa grande amie. Entraînés par Péguy, accompagnés par Georges Sorel, par Psichari, alors et depuis le lycée le meilleur ami de Maritain, ils allaient écouter Bergson au Collège de France.

C’est une étape, et qui va compter, dans le cheminement de ces deux âmes avides et tourmentées. Devant les perspectives de vie spirituelle que leur ouvre alors Bergson et peut-être, déjà, les promesses de certitude intellectuelle qu’ils entrevoient au delà de lui, est-ce trop de dire qu’ils exultent ? En vérité c’est d’une autre rencontre qu’il faut dater leur exultation. Le 25 juin 1905 ils frappent, toujours ensemble, à la porte de Léon Bloy. Mais ici, il convient de laisser parler Maritain : « Le 25 juin 1905, écrit-il, deux enfants de vingt ans montaient l’escalier sempiternel qui grimpe jusqu’au Sacré-Cœur. Ils portaient en eux cette détresse qui est le seul produit sérieux de la culture moderne, et une sorte de désespoir actif éclairé seulement, ils ne savaient pourquoi, par l’assurance intérieure que la Vérité dont ils avaient faim, et sans laquelle il leur était presque impossible d’accepter la vie, un jour leur serait montrée. »

Faiblement soutenus jusqu’alors par une sorte de morale esthétique « dont l’idée de suicide semblait offrir l’unique issue », s’étant du moins, grâce à Bergson, « nettoyé l’esprit des superstitions scientistes dont la Sorbonne les avait nourris » (peut-être aussi, chez Psichari et Maritain, qu’ils avaient héritées de certain rationalisme romantique dont s’étaient enchantés leurs grands-pères), tenant l’Église, — je cite de nouveau, — « cachée à leur vue par d’ineptes préjugés et par les apparences de beaucoup de gens bien pensants, pour le rempart des puissants et des riches », ils allaient ce jour-là « vers un étrange mendiant qui, méprisant toute philosophie, criait sur les toits la vérité divine et, catholique intégralement obéissant, condamnait son temps et ceux qui ont leur consolation ici-bas, avec plus de liberté que tous les révolutionnaires du monde. Ce qu’il leur découvrait ne peut se raconter : la tendresse de la fraternité chrétienne, et cette espèce de tremblement de miséricorde qui saisit en face d’une âme, une âme marquée de l’amour de Dieu. D’avoir franchi le seuil de sa maison, toutes les valeurs étaient déplacées, comme par un déclic invisible. On savait, ou on devinait, qu’il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints ».

Faute de pouvoir ici suivre à travers son œuvre de philosophe son effort de chrétien pour mettre la raison au service de la foi, j’ai tenu à citer ce passage parce qu’il éclaire justement la nature de cet effort, sa puissance de jaillissement, sa générosité originelle. À travers des réformateurs comme Luther, comme Rousseau, il s’en prend aux ennemis de la raison, aux tenants du « faux-mysticisme anti-intellectualiste qui allait, au XIXe siècle, sous des formes plus raffinées et moins farouches, empoisonner tant d’esprits ». À cet égard, on pourrait dire qu’il est une sorte d’anti-Luther, l’opposé de ce moine qui croit rendre hommage à Dieu en aboyant contre la philosophie, qui tient que « l’usage de la raison dans les matières de la foi, la prétention de constituer, grâce au raisonnement et en se servant de la philosophie, une science cohérente du dogme et du donné révélé, bref la théologie telle que l’entendaient les scolastiques est un abominable scandale ».

J’ai parlé des rencontres qui jalonnent la vie de Maritain. On ne saurait trop y insister. Il y a peu de jours et comme sous ses auspices, je rencontrais moi-même le Père Michel Riquet, qui fut de ses élèves avant d’être de ses amis. Ayant évoqué cette visite des Maritain à Léon Bloy, il me disait les avoir vus vivre, tout au long d’un demi-siècle, dans la ferveur de cette première et définitive rencontre avec Dieu dans l’Église du Christ. Car dans cette présence, celle même dont parlait Étienne Gilson, et dans ce rayonnement, Raïssa fut toujours de moitié.

Et le Père Riquet d’évoquer tous les hôtes, si divers, si inattendus parfois, qui se rencontrèrent chez eux, à Meudon : Rouant, Chagall, Berdiaef et Massignon, Pierre Termier, Massis, Mauriac, Green, Du Bos, Satie, Auric, Mounier, Cocteau et combien d’autres, du Père Maydieu à Stanislas Fumet, d’Henri Ghéon à Mgr Journet. Henri Massis a dit ce qu’était l’accueil dans le grand salon sonore, vide et ciré, aux boiseries blanches : Maritain s’avançant, « les deux mains tendues, le visage un peu penché, ce visage d’une impressionnante pâleur, de la pâleur de ceux qu’éclaire la lumière du dedans. Derrière lui se tenaient Raïssa, sa femme, et Véra, sa belle-sœur. Une petite communauté chrétienne, composée de trois belles âmes, et où l’on croyait voir flotter comme l’encens d’une bénédiction ». C’est le Père Clérissac qui les reçut tous les trois dans l’Église. C’est lui aussi qui conduisit Maritain vers la Somme, et ainsi vers sa propre Vérité. Mais la vie si ouverte, si humaine que j’ai essayé d’évoquer par des témoignages directs, explique que sa philosophie, dans la mouvance de Saint Thomas d’Aquin en effet, n’ait jamais esquivé les problèmes les plus actuels, les plus brûlants : ni la crise de l’Action française (rappelez-vous son livre sur la Primauté du spirituel) ni l’apparition du Front Populaire, ni la crue du fascisme, ni celle du national-socialisme, ni la guerre d’Espagne, ni la guerre d’Éthiopie, et non plus les problèmes de l’adaptation missionnaire en Chine ou aux Indes... Lorsque la guerre, en 1940, le surprend avec Raïssa et les bloque aux États-Unis, il se maintient à l’unisson de nos épreuves, de nos angoisses. En novembre 1940, dans une brochure que publiaient les Éditions de Minuit, À travers le désastre, nos raisons d’espérer et d’agir, il écrivait, pensant à ses amis restés en France : « J’espère que l’instinct du cœur peut suppléer en quelque mesure à la séparation physique et que ce que je pense ici dans l’angoisse correspond à ce qu’ils pensent là-bas sous l’oppression étrangère. » Et c’était extraordinairement vrai.

Ainsi, pendant toute sa vie, jamais les Maritain n’auront perdu de vue le devoir qui s’impose au philosophe chrétien : celui d’être présent à tous les problèmes de son temps, et qu’il définissait lui-même, à la veille de la guerre, dans une conférence dont je veux encore citer ces lignes, parce que l’on sent en elles, justement, la chaleur de la présence et du don « Il y a pour la communauté chrétienne, à une époque comme la nôtre, deux périls inverses : le péril de ne chercher la sainteté qu’au désert, et le péril d’oublier la nécessité du désert pour la sainteté ; le péril de resserrer uniquement dans le cloître de la vie intérieure et des vertus privées l’héroïsme qu’elle doit dispenser au monde, et le péril de concevoir cet héroïsme, quand il déborde sur la vie sociale et s’applique à la transformer, à la façon de ses adversaires matérialistes et sur un type tout extérieur, ce qui est la pervertir et la dissiper. L’héroïsme chrétien n’a pas les mêmes sources que les autres ; il procède du cœur d’un Dieu flagellé et tourné en dérision, crucifié hors des portes de la ville. Il est temps pour lui de mettre de nouveau, comme jadis dans les siècles médiévaux, la main aux choses de la Cité terrestre, mais en sachant bien que sa force et sa grandeur sont d’ailleurs et d’un autre ordre... Une rénovation sociale, vitalement chrétienne, sera œuvre de sainteté, ou elle ne sera pas. »

Vous le voyez, Messieurs : la timidité est quelquefois audacieuse. L’attrait d’une personne, d’une pensée et d’une âme qui ne sauraient se satisfaire de « vérités diminuées » m’aura retenu au delà de ce que permettait la circonstance. Mais je dois, revenant à cette circonstance, ajouter encore quelques mots et rappeler ici non seulement l’ampleur et la haute qualité d’une œuvre littéraire qui trouve à son service et laisse briller les dons les plus divers, la force méditative et la pénétration, la verve polémique, l’humour le plus subtil et quelquefois le plus malin ; qui, de la Justice politique à La Vie d’oraison, de Art et Scolastique (et de ses aperçus illuminants, faisant, en quelque sorte, « entrer un Cézanne en scolastique et rajeunissant la scolastique en lui ajoutant un Cézanne ») à la Réponse à Jean Cocteau, unit l’information de l’historien et la liberté du penseur à la ferveur du croyant ; non seulement donc rappeler l’œuvre de l’écrivain mais encore, à côté de cette œuvre et parallèlement à elle, l’influence de la personne, celle de l’ami, du professeur, de l’homme d’action.

Depuis le petit séminaire de Versailles, depuis « cette classe, dit encore le Père Riquet, où nos dix-sept ans exploraient à sa suite le mystère de l’être et du devenir, de la vie divine et de l’âme humaine », jusqu’à son séjour au Palais Taverna, comme ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, en passant par les années d’enseignement à notre Institut catholique, puis aux États-Unis, au Pontifical Institut of medevial studios de Toronto, et dans cette chaire de l’Université de Princeton qu’il a occupée, à l’honneur de son pays, jusqu’en ces dernières années ; comme pêcheurs d’âmes, pourrait-on dire, et découvreur de talents, directeur de collections, tel ce Roseau d’Or où parurent, après ses Trois Réformateurs, des ouvrages aussi importants, aussi variés que l’Adrienne Mesurat de Julien Green, Sous le soleil de Satan de Bernanos, Un nouveau moyen âge de Berdiaef, Défense de l’Occident de Massis, le Gant de crin de Reverdy ; telle encore la collection des Iles, comportant et des œuvres, « chacune close sur elle-même et ouverte sur l’infini », et d’autre part des fascicules de courrier, de « mains tendues », pourrait-on dire encore, toujours Jacques Maritain est resté fidèle à lui-même et à sa vocation profonde, à son aspiration, pour reprendre le titre d’un de ses livres, vers un Humanisme intégral, c’est-à-dire à sa croyance dans le rôle de l’intelligence vivifiée par la foi, à la lumière d’une charité qui s’étend à tous les cœurs souffrants, à toutes les âmes incertaines, en quête de vérité et en tourment de leur salut.

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Autre humanisme, autre humaniste, et dont la stature m’intimide : le poète singulier, le grand poète auquel va cette année notre Prix de Poésie, Patrice de La Tour du Pin. Inévitablement, peut-être salutairement bridé par les limites de ma mission, je dois renoncer de nouveau à l’entreprise trop ambitieuse qui vient tenter un lecteur attentif, lorsqu’il a lu d’un cœur amical et qu’il s’est senti rejoint, saisi, et même, depuis sa lecture, poursuivi. Vouloir cerner, définir, mettre en formules frappantes et par conséquent arbitraires un art si personnel, si secret, si autonome, oserait-on dire, et pourtant si autoritaire, ne pourrait être ici, j’en ai peur, que par complaisance pour soi. Et pourtant, il ne me semble pas outrepasser les limites qui doivent m’arrêter, si je me contente de noter, aussi fortement que je le puisse, un caractère au moins de cet humanisme de poète qui me ramène tout droit, et par d’évidentes concordances, vers l’humanisme de philosophe qui nous retenait tout à l’heure.

Si je me rappelle en cet instant, et si je rappelle le titre choisi par Maritain pour sa collection les Iles, c’est que sa signification allusive, allégorique, s’applique ici admirablement : repliement sur soi-même, ouverture sur l’infini, poursuite de soi au plus secret des solitaires abîmes intérieurs, et retour vers les autres hommes, offrande ; quête d’un Dieu qui soit comme la plus haute aventure humaine, comme une quête de Graal.

Recherche de l’unité en soi, de « l’homme perdu » ? Si le poète a voulu appuyer sa Somme de poésie sur un thème initial très simple, où son enfance entre son frère et sa sœur, sa vie quotidienne, ses amis, sa terre, ses plantes, ses bêtes, ses personnages familiers fussent décrits ou évoqués, ce fut sans doute afin de noter les filiations les plus naturelles, les plus charnelles, qui le conduisirent du Jeu à Trois de ses enfances au Jeux à deux, puis au Jeu du seul. Son livre est l’histoire d’une genèse. Ce n’en est point gauchir l’inspiration que d’y voir la démarche même de l’humanisme, le Connais-toi toi-même, dans ta misère et dans ta petitesse, devant une Joie dont l’appel te point, et devant ce qui est plus grand que toi. « Et que sera-ce, écrit le poète, au bout du Jeu de l’Homme devant Dieu ? »

C’est vouloir retrouver, au delà de l’individu éparpillé, désintégré par les cruautés, les misères et les stupidités du siècle, l’homme perdu en effet, la personne disait Maritain. De là, peut-être, le caractère apparemment intemporel de cette poésie. Elle est une poésie de la mémoire qui rejoint, à travers les souvenirs de soi, les plus affectifs, les plus particuliers et les plus universels tout ensemble, les plus semblables, qui rejoint les vieux mythes de la chrétienté ; une poésie de genèse, à la fois bouillonnante, dionysiaque, vaticinante, et méthodique ; un art spirituel, qui ne laisse pas d’évoquer par éclairs les exercices spirituels d’un Loyola, qui s’apparente parfois, moins paradoxalement qu’on a essayé de le dire, aux recherches des surréalistes, mais avec cette différence essentielle qu’au delà des ténèbres d’un inconscient qui ne révèle rien en dehors de ses propres mystères, elle cherche hors de soi la lumière d’une Joie qui soit révélatrice de Dieu.

Il y a peu de parallèles dont l’ingéniosité ne comporte une part d’artifice. Je viens peut-être d’en frôler un. C’est que je n’ai pu éluder, tout au moins, certaines ressemblances que nous suggèrent précisément le siècle, les remous d’un présent qui nous emporte Dieu seul sait vers où. Voilà deux vivants, à coup sûr, anachroniques, mais dans la mesure presque où le siècle les requiert davantage, accrochés l’un et l’autre à des racines qui leur sont propres, profondément ancrées, séculaires ; l’un et l’autre, et à juste titre, terriblement exigeants pour l’homme, d’autant plus passionnément et avec d’autant plus d’amour qu’ils le sentent plus menacé.

Messieurs, le temps me presse. Permettez-moi pourtant de ne point quitter ce poète sans vous avoir cité, pour ma délectation et certainement pour la vôtre, quelques vers au moins de sa Somme monumentale. Je l’ouvre sans avoir choisi. Voici l’allure du chasseur « ... les sens tendus, — cherchant à gagner sa mort de vitesse ».

Les bois étaient tout recouverts de brumes basses,
Déserts, gonflés de pluie et silencieux.
Longtemps avait soufflé le vent du Nord où passent
Les Enfants sauvages, fuyant vers d’autres cieux,
Par grands voiliers, le soir, et très haut dans l’espace.

Longues marches, par les hauteurs et dans la solitude, autour de son château du Bignon, à travers

Les bois de pentes, aux chemins
Indéfinis qui s’en allaient,
Les Morailles, les Picardies
Avec leurs châteaux de sapins

Un pays de bois d’où le soir,
La meute blanche s’égarant
À la poursuite des renards
Revenait vers moi dans la nuit.

Plaisir de chanter, le plus haut plaisir « parce qu’il tend à l’immortel avec les moyens les plus éphémères », au cœur d’un monde « vivant et à revivre », « où l’amour et l’intelligence s’unissent parfaitement à partir d’un certain stade à la recherche de Dieu ».

Et voici, havre où se repose, glissant doucement sur son erre vers l’accalmie des tendresses humaines, la quête héroïque et tendue ; voici la voix, voici le chant :

Finie ma toile d’araignée !
J’ai pris quelques gouttes de pluie
Qui me semblent de bon orient,
Et je redescends dans le temps,
Que mon chant puisse témoigner
De sa vérité dans ma vie !

Mais en attendant qu’il s’achève,
Un petit être à sa naissance
Me force encore à m’élever :
Je ne sais pas si elle rêve,
Et ce qu’une heure d’existence
Dans une chambre peut rêver.

Elle ne connaît pas le monde,
Et cependant lui a souri ;
Saura-t-il un jour lui répondre ?
Est-ce qu’un sourire d’une heure
Dit la tendresse intérieure

Comme ceux des hommes vieillis ?

Elle porte son nom de Joie ;
Je voudrais finir par ce mot
Ma longue histoire naturelle :
Et je l’ai inscrit tout en haut
De la grille qui clôt mes bois

Et n’ouvre plus que sur le ciel.

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*   *

Il semblerait que l’auteur et le livre que distingue cette année notre Grand Prix du Roman doivent nous entraîner et presque nous précipiter dans un monde bien différent, aux antipodes autant dire. C’est vrai, géographiquement tout au moins : car le roman de M. Pham Van Ky nous transporte au Japon, précisément dans l’île de Hokkaido, aux environs des années 1870. Mais nous verrons, trop sommairement, ce qu’il convient peut-être d’en penser.

C’est la première fois, je crois, que ce prix est attribué à un auteur d’expression française, mais qui, par ses origines ethniques et par sa culture première, relève d’une civilisation d’Extrême-Orient. M. Pham Van Ky est né au Viet-Nam. Il a évoqué dans ses précédents romans, — les Yeux courroucés, les Contemporains, — ses jeunes années indo-chinoises, le négociant fumeur d’opium chez lequel il fut élevé, les poèmes qu’il écrivit très jeune, encouragé par ses professeurs de français et qu’il avoue, en dépit de ces maîtres, mauvais, une courte expérience dans une bonzerie, qu’il abandonna très vite en raison de la nourriture exécrable qu’on y servait, culinairement parlant, on l’entend bien.

Il avait vingt-deux ans quand il vint à Paris. C’est là qu’il devait faire ses plus solides études sino-vietnamiennes, « réapprendre », nous dit-il, le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme et découvrir avec passion le Zen, dont il est si chaleureusement question dans le livre remarquable que nous venons de couronner.

On peut croire son auteur lorsqu’il nous dit qu’il construit son œuvre à partir de son déchirement, déchirement « qu’il a en commun, ajoute-t-il, avec des centaines de milliers d’êtres ». Déjà, dans les Contemporains et dans le choix même de ce titre, on pouvait déceler une secrète ironie, mêlée de peine et d’amertume. Contemporains sans doute, mais aussi étrangers que des hommes peuvent l’être les uns aux autres. Drame de deux civilisations, incarné dans le cœur d’un homme.

C’est ce drame que l’on retrouve dans Perdre la demeure, le roman que nous avons distingué. M. Pham Van Ky en a situé l’action en pleine ère de Meiji, autrement dit l’ère des Lumières, — et la même ironie est ici perceptible. Les premières concessions accordées au commerce occidental déclenchèrent, on s’en souvient, une révolution qui devait ensanglanter le Japon pendant une longue suite d’années, mettre fin au régime shogounal qui durait depuis sept siècles, et permettre au Mikado de reprendre le pouvoir en brisant la féodalité des samouraïs.

L’Europe de 1870 est caractérisée, dans le récit de M. Pham Van Ky, par ce qu’elle pouvait offrir de plus étrange en effet, agressivement étrange ou magique pour cette vieille civilisation, patiente et repliée sur soi : le chemin de fer et le télégraphe. Ce romancier, qui admire Flaubert, entreprend sur le plan social une sorte d’Éducation sentimentale. Il l’entreprend d’ailleurs en romancier, je veux dire que ses personnages, si symboliquement engagés ou représentatifs qu’ils soient, n’en sont pas moins des créatures de chair et de sang, qui s’exaltent, s’indignent, souffrent, s’affrontent et nous requièrent de participer à leur drame. Le capitaine Hizen, samouraï de bonne volonté, exemplaire et touchant dans son immense désir de comprendre, l’officier français de Neufville, un peu trop traditionnel, trop conforme, à mon sentiment, l’ingénieur britannique James Hart — dont je dirais volontiers la même chose —, Baudouvin, l’instructeur, cordial, gouailleur, verbeux, un peu soudard, plus fruste et sans doute plus vrai ; et surtout, en face d’eux, Tchiyo, la femme de Hizen, et Osukô, le samouraï irréductible, le féodal chevaleresque et farouche, et Shojo, le colosse tatoué ; les ingénieurs, le missionnaire européens, les Aïnos primitifs, combien d’autres, toute cette foule s’anime, passe, revient, pénètre dans notre monde intérieur en vertu de son mouvement propre, sans qu’on sente que par accident la volonté préméditée du deus ex machina : c’est la marque du romancier.

On ne s’étonnera point, et c’est dommage, que le conciliateur, l’homme de bonne foi et de bonne volonté doive à la fin s’avouer vaincu. Le capitaine Hizen « perd » sa femme, alouette pipée par des miroirs peut-être clinquants, mais neufs. Il se destitue de son grade. Il perd sa culture héréditaire avant qu’une autre culture l’ait compensée ou remplacée. Faute d’avoir, confesse-t-il, trouvé son équilibre entre deux mondes dont l’un au moins le déconcerte, il « perd sa demeure », il « se quitte lui-même », ou du moins « celui qui a oscillé, longtemps et douloureusement, entre le paroxysme et les retombées ». Un déraciné. Il achèvera ses jours, seul, aubergiste, au pied d’un volcan. Amère sagesse, et qui serait décourageante si elle devait avoir le dernier mot. Mais si les romans s’achèvent, le conflit dont ce roman-ci nous découvre l’un des aspects ne saurait être qu’éternel, s’il est vrai qu’il est entre l’homme et lui-même, l’homme toujours en peine de soi, de son unité intérieure et d’une paix qu’il ne trouvera jamais, pour son tourment et pour son honneur tout ensemble.

M. Pham Van Ky use de notre langue avec prudence et pourtant avec maîtrise. Un des caractères, et l’un des attraits, de son talent, je les vois dans un humour qui lui est particulier, très savoureux, qui ne raille ni ne corrode, qui semble naître spontanément, à fleur d’événement ou de menus détails concrets : c’est à mi-chemin de l’alphabet et de l’idéogramme. Le lecteur y sera sensible, sans qu’il soit besoin le moins du monde de transposer ou de traduire. Aussi bien voudrait-on dire à M. Pham Van Ky que son roman est en lui-même une réponse aux questions qui le tourmentent. Que notre langage français puisse définir, cerner aussi rigoureusement les contours d’un monde oriental, voilà qui est réconfortant et qui inspire confiance dans l’utilité du trait d’union et dans sa portée bénéfique. Il est même assez remarquable, à cet égard, que ceux de ses personnages qui nous semblent les plus proches de nous et qui nous touchent le plus profondément ne soient point ceux de notre race, mais les hommes de son appartenance. Je voudrais lire ici l’émouvante confrontation dernière entre Hizen, le samouraï rallié, dépossédé et Osukô, le samouraï fidèle qui meurt d’une blessure gangrenée, blessure d’une balle fondue dans les usines de l’Occident, non d’une lame rituellement trempée par de religieux artisans, l’un prônant le calendrier grégorien, un temps mathématique, dissocié de l’illusion d’éternité qui s’attache à un ivoire sculpté, une porcelaine cuite, l’autre récitant un poème.

« Le reste du dialogue, écrit M. Pham Van Ky, fut recouvert par les dernières litanies des sentinelles sur les miradors, par les sons du tambourin de la dernière patrouille... Je pliai le paravent, offrant à Osukô le spectacle dont j’avais joui au début de ma maladie. Son premier regard fut pour le volcan de Komagatake au cône enneigé. Il déclama :

Est-ce qu’il neige
Sur le mont Tubuka ?
Ou ma bien-aimée
Y a-t-elle plutôt
Étendu son linge blanc ?

« Je contrevenais à l’usage en me taisant. Il poursuivit :

L’eau qui, autrefois
Fraîche, jaillissait à Nonaka,
Est devenue tiède.
Mais la source a son vieux cœur
Et quiconque le connaît s’y abreuve encore. »

On peut assurer à M. Pham Van Ky, — aussi bien le sait-il comme nous, — que cette « illusion d’éternité » qui s’attache aux créations de l’art touche aussi le cœur des occidentaux et que, les sources seraient-elles différentes sous des cieux proches ou lointains, leur fraîcheur est la même à la soif de tous les hommes.

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Que nos autres lauréats me pardonnent si je me vois privé par l’heure du loisir d’un plus long compagnonnage. Notre Grand Prix Gobert est allé cette année à une thèse de M. François Bluche, professeur à la Faculté des Lettres de Besançon, sur les Magistrats du Parlement de Paris au XVIIIe siècle. S’il est vrai, comme l’affirmait d’année en année notre confrère Louis Madelin, que ce prix doit aller à un ouvrage, bien écrit cela va de soi, qui fasse « avancer la connaissance historique », voici une œuvre dont nous pouvons dire qu’elle appelait cette distinction.

Il n’est pas exagéré d’avancer que l’opposition et la révolte parlementaires donnent la clé de presque toute la politique intérieure de la France entre la Régence et la Révolution. La lutte est continuelle et se rallume à tous propos : questions religieuses, impôts, travaux publics, organisation de l’administration provinciale ; et quelle véhémence, si l’on songe que l’on vit, en pleine guerre extérieure, des Parlements interdire aux contribuables le paiement de l’impôt et ordonner d’arrêter les agents du Fisc !

Nombreuses sont les publications dont cette lutte a fait l’objet. Mais aucune, jusqu’ici, n’avait répondu à la question préliminaire : qui étaient ces parlementaires, ces magistrats ? Leur origine, leur fortune, leur milieu familial, leur formation ? Nous en croyons la compétence de notre rapporteur, dont l’information est immense, s’il atteste l’admirable conscience de l’enquête menée par M. Bluche ; s’il nous dit, par exemple, que telle bibliographie, établie pour cette enquête à partir d’une cinquantaine de catalogues de bibliothèques parlementaires est « sans lacune », et que lui-même, après quarante ans de travaux, n’a pas laissé d’y apprendre encore ; s’il insiste, surtout, sur l’importance des conclusions neuves auxquelles aboutit notre auteur. On peut les résumer ainsi : c’est par un mauvais usage qu’on a parlé de noblesse de robe. Il n’y a qu’une noblesse. La robe et l’épée ne sont pas des classes sociales, mais des professions. D’antique noblesse ou de noblesse récente, les mêmes dynasties familiales fournissent des lieutenants-généraux et des présidents à mortiers. Ce qu’ainsi le Parlement représente, c’est bien en effet la noblesse, mais une noblesse qui n’est pas encadrée, comme dans l’armée, qui a gardé ses pouvoirs, et qui en use. M. Bluche analyse avec beaucoup de perspicacité l’esprit de ces Parlements, leur attachement au passé, la confusion entre le bien commun et l’immobilité sociale où les entraîne une façon de raisonner par rapport aux privilèges acquis, tenus pour un postulat. Il a eu le mérite de traiter un sujet épineux sans aucun de ces partis pris doctrinaux qui vouent à la caducité trop de travaux entrepris pour démontrer une vérité préétablie qui n’est alors qu’une pseudo-vérité. Réellement, c’est un historien.

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À l’instant de conclure, Messieurs, qu’il me suffise avant que notre Chancelier ne lise cet annuel palmarès où chaque nom est comme un témoignage, où maints d’entre eux, reconnus au passage, viennent me toucher et m’émouvoir, critiques d’art, musicographes, poètes, historiens, conteurs, essayistes, romanciers, qu’il me suffise de me laisser guider, comme aussi bien je viens de le faire tout au long de ce discours. Chez tous ceux-là, les Dumesnil, les Robert Rey, les Perruchot, de Louis Chaigne à Maurice Andrieux, de Bonetti à Nicole Védrès, des traditionalistes aux avides, des recueillis aux audacieux, comment ne reconnaîtrions-nous pas la même ferveur et la même vocation.

Comme l’an passé, nous avons voulu saluer ceux qui défendent, à travers un monde tourmenté, les positions du français vivant, militant, et par là même les valeurs d’une culture et d’une civilisation que menacent tant de périls. À l’Académie canadienne française est attribué pour 1961 (c’est l’an passé, je le rappelle, qu’il l’a été pour la première fois) notre Prix du Rayonnement français. Mes souvenirs, j’en dois témoigner, sont d’accord avec une longue amitié dans notre reconnaissance et dans notre joie d’aujourd’hui.

Le même honneur est allé à M. Marcel Thiébaut, l’avant-veille juste du jour où son cœur s’est arrêté. Je parlais, il y a un instant, de ferveur et de vocation. Toute cette vie fut au service des lettres. Culture, finesse, scrupule, rectitude du jugement, fermeté du caractère, loyauté, élégance spirituelle et morale, ceux qui ont eu le privilège de son commerce savent à quel point toute sa personne, un peu secrète et réservée, appelait la sympathie et l’estime. Écrivain, auteur dramatique, critique entre tous excellent, directeur d’une revue fameuse dont il maintint avec éclat les traditions et le rayonnement, conseiller littéraire d’une puissante maison d’édition, lecteur de la Comédie française, toutes ces activités ne furent que les modes divers d’une même volonté de servir. Tout se tient dans ces vies militantes : c’est le même homme, engagé volontairement à dix-sept ans pendant la guerre de 1914, qui est tombé en pleine activité combattante, à son poste de service et d’honneur.

Service, honneur : belle devise pour un critique. Notre Grand Prix d’Académie, cette année, distingue M. André Rousseaux, dont le monde écrivant ou lisant sait l’importance et l’autorité. Critique du Figaro où il a, voilà vingt-cinq ans, succédé à Henri de Régnier, conférencier, pèlerin de nos lettres, délégué de la France à l’U.N.E.S.C.O., son magistral Prophète Péguy, les trois volumes de son Monde classique, les sept volumes de sa Littérature du XXe siècle sont réellement des inventaires, au sens plein du vocable latin : invenire. De même se veut-il, lecteur : legere, c’est cueillir, et c’est, par ce fait même, choisir.

« On me dit quelquefois, nous confie M. André Rousseaux « vous ne pouvez pas tout lire. — Non, répond-il, je ne peux pas tout lire. Le pourrais-je que je ne le voudrais pas,... sûr alors que lecture ne serait plus élection. » Mais il ajoute, et il faut l’en louer : « Je me suis surpris à penser quelquefois que la critique ne saurait atteindre au choix décisif et total que si elle pouvait s’établir dans une position surhumaine... L’idéal serait d’être capable de lire et de comprendre tous les livres, même, et peut-être d’abord, ceux du physicien et de l’archéologue, afin de ne rien perdre de la poésie possible qu’il y a dans la connaissance de l’univers. »

C’est pourquoi, à ses yeux, la critique est « un exercice de conscience ». C’est vers une « prise de conscience » qu’elle doit tendre, et pour cela interroger, inventer et utiliser une maïeutique qui mette les secrets au jour. Ce que le critique tâchera aussi d’atteindre, c’est (je le cite toujours) « la valeur, cette espèce d’âme des œuvres par où tant de livres décevants pourraient être sauvés. Car je crois que les œuvres des hommes sont très comparables aux hommes : si l’on pouvait toujours atteindre les âmes des hommes, aucun d’eux ne serait négligeable ».

Mais n’est-ce pas là, en tendant vers cet « humanisme intégral » qu’il souligne et admire, par exemple, chez un Raymond Schwab, n’est-ce pas là rejoindre le philosophe, le poète, le romancier que nous avons rencontrés aujourd’hui ? Et rejoindre ainsi la croyance qui cette fois encore nous rassemble tous ici, chacun venu par son propre chemin ?

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Dirai-je alors mon sentiment ? Qu’il soit du moins comme celui d’un homme parmi les autres, qui n’a rien éludé de la commune aventure humaine, qui se sent solidaire dans la mesure où il ressemble et qui, à cause de cela, tient pour un grand privilège la mission qui lui échoit de prononcer ce discours annuel.

Le temps que nous vivons n’est pas à la sérénité. S’il est vrai, comme je le crois, que le poids du bien et du mal reste à peu près constant sur cette planète, force est de constater que les plateaux où ils sont pesés ne demeurent pas immobiles. Nous avons vu celui du bien osciller sous nos yeux dans un sens qui accroît notre angoisse, peut-être parce que nous traversons une ère d’apprentis-sorciers, parce qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre les puissances matérielles qui tiennent à l’épaisseur des masses humaines, aux hasards des chances géographiques, à l’abondance des ressources naturelles, énergétiques, quantitatives, et l’âme intemporelle des civilisations véritables ; peut-être parce que les réussites techniques ont en elles quelque chose de grisant et qu’elles éveillent de proche en proche, chez certains missionnaires de l’esprit, la tentation de l’abandon et ainsi de la trahison. La dureté même, l’ignominie souvent des épreuves que nous avons subies, que nous continuons de subir, ne nous persuadent-elles pas, Messieurs, que l’esprit ne peut être vaincu ? Nous le voyons. Nous le savons. Nous le disons. Et nous gardons, n’est-ce pas ? confiance.