Discours de réception de Henri Mondor

Le 30 octobre 1947

Henri MONDOR

M. Henri MONDOR, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Paul VALÉRY, y est venu prendre séance le 30 octobre 1947, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Le remerciement, auquel il vous plaît d’inviter celui qui se fait entendre ici pour la première fois serait, n’en doutez pas, mon exorde spontané. Au moment de se joindre à vous, chacun peut-il ne pas regretter de n’être que ce qu’il est ?

Permettez-moi de vous offrir une reconnaissance en quelque sorte : pure. Je n’ai point attendu les suffrages de votre indulgence pour admirer une illustration dont vous êtes à la fois les héritiers et les continuateurs, et, n’ayant jamais nourri aucune impatiente irrévérence, même fugace, contre l’Académie, je me trouve dispensé d’un de ces, revirements capiteux où l’on aime à vous regarder résoudre l’énigme et absoudre le converti.

Dans les paroles liminaires du nouveau venu s’associent ordinairement aux accents du cœur, sans effort trop opportun de coquetterie, bien des protestations d’étonnement, d’indignité, voire de modestie. Les plus grands de ceux qui vous ont précédés, en une Compagnie non épargnée, mais restée sans rivale, ont incliné leur gratitude et leur respect jusqu’à une si savante humilité qu’à prendre soin d’y prétendre l’on risquerait de s’imaginer présomptueusement sur leurs brisées. La notion de ce péril eût-elle suffi à m’en préserver que deux inquiétudes principales m’auraient ramené à beaucoup de confusion : évoquer mon irremplaçable prédécesseur, c’est mesurer l’intimidant écart qui me sépare de lui et entreprendre son éloge n’a pas laissé de me convaincre que le beau, il l’a dit, ne se peut aisément résumer.

 

Il y a vingt-deux ans, dans une séance mémorable., lorsque, sous cette Coupole, avec une voix qu’on entendait à peine, mais que j’entends encore, et une décourageante beauté de langage, qu’il me vaut mieux oublier aujourd’hui, Paul Valéry, dans l’encadrement de vos marbres tutélaires, plus rapproché, pour un jour, de Bossuet que de Descartes, lut les premières pages de son éloge irréconcilié d’Anatole France, il ne manqua pas de confesser avec quelle appréhension il avait d’emblée considéré le brusque devoir de ce qu’il appelait Une, oraison de louange. N’allait-il pas cependant bénéficier, en cette circonstance, du double avantage.de n’aimer pas trop celui auquel il succédait et de vouloir résolument envelopper d’un insistant anonymat une gloire assez difficile à contester ? L’on sait aussi comment il entendait, sans s’astreindre à le prononcer, reprocher à un pseudonyme fameux, qui avait séduit l’univers, de n’avoir su faire envisager, à trac ers ses douces et audacieuses syllabes, qu’une France un peu moins forte qu’agréable.

« Quel joli sujet ! » lui avait-on répété, au temps de ses premières méditations d’orateur académique. On n’a pas cessé, depuis quelques mois, de m’adresser le même compliment : « Quel magnifique sujet ! » Je ne me lassais pas, à mon tour, de songer au plus beau des écueils et aussi à la diversité des personnes que leur confiance en elles ou leur culte de la poésie me montrait disposées à parler devant vous.

Pour mieux accueillir cette invariable exhortation dont on m’accablait sans le vouloir, il m’eût fallu ignorer trop de vives remarques, chères au grand poète. Ne répétait-il pas, en effet : Brûler pour un beau sujet c’est peu devant le papier... La ferveur d’autrui ne saurait combler l’amour-propre des auteurs les plus profonds... Ce que chacun dit d’un autre est faux... Les compliments ne sont qu’injures ou fausses décorations... L’historien n’observe guère que l’insignifiance... Les biographes nous content seulement ce qu’il y eut de plus banal en un grand homme et celui-ci est condamné à mourir au moins deux fois : une fois comme tout le monde et, de nouveau, sous le zèle de ses panégyristes ou l’empressement de ses amis anecdotiers.

Dans les difficultés que je mesurais avec inquiétude, s’en remettre aux sources affectives, fort vantées, de la véritable éloquence, comment y prétendre à l’égard de celui qui appela foudre stupide l’enthousiasme, sottises et débilités les émotions, et qui, pour mieux se garder du sentiment et des transports en littérature, a été jusqu’à leur faire grief de transporter mal ?

Mais l’esprit le plus cohérent, le mieux gouverné, ne peut échapper à des contradictions ou se refuser leur liberté. Même si elles le haussent encore, comme Valéry l’observait pour Goethe. C’est-à-dire pour soi à travers ce dernier, elles venaient insensiblement à mon aide et m’engageaient à aborder le redoutable problème avec une crainte un peu diminuée. A moins que les contrastes n’aient été que les précautions altières d’un esprit supérieur, soucieux d’échapper à des qualificatifs le bornant toujours trop.

Paul Valéry traitait assez étrangement son grand ennui d’écrire par une infatigable recherche d’impeccabilité qui le faisait se lever avant le jour et préparer, jusqu’au plus difficile contentement, les merveilles que vous savez... Il calmait son horreur de l’éloquence par de lents et nobles arrangements de bien des discours... Il se contestait volontiers toute vocation littéraire, mais n’avait pas attendu d’être majeur pour lire, à un auditoire languedocien, sur Villiers de l’Isle-Adam, sa première conférence... A Paris, beaucoup plus tard, devant une assemblée presque exclusivement féminine, il s’excusait de n’avoir encore que peu produit à l’âge de treize ans... Ennemi des biographies, il a laissé, non sans abandon, tous les éléments de la sienne, et même, comme si les vicissitudes de la vie étaient un peu moins inutiles à l’histoire d’un grand esprit qu’il ne l’avait admis pour les autres, il a souligné, avec des détails, mais sans aucune déclamation, l’intérêt, dans son existence remarquablement immobile, de quelques menus événements.

À mesure qu’en toute simplicité, et très armé de facéties et de badinage, votre illustre confrère, sans cesser de dédaigner les approbations, consentit mieux à être l’homme fêté, l’homme de gloire dont il avait eu d’abord tendance à sourire, il accorda une si réelle importance à certaine nuit de l’été de 1892, qui aurait fait de lui un homme nouveau, que j’en viens aussitôt à elle. Ce n’est pas, certes, pour la malice de dévoiler, chez un poète non ennemi de quelque hermétisme, une ténébreuse impulsion.

* * *

Ce jeune homme de vingt et un ans passait alors quelques semaines de vacances, en Italie, auprès de sa famille maternelle, dans un décor de collines, de quais brillants, de belles architectures, de cours intérieures, de ruelles bariolées dans l’ombre par la misère : à Gênes, qu’il a aimée plus que toute autre ville, mais où la féerie méditerranéenne et peut-être, malgré l’indication de Stendhal, la fraîcheur des bois d’orangers, n’apaisaient en rien l’étrange irritation contre soi-même que lui causaient ensemble, depuis plusieurs mois, un amour trop hésitant’ et des tourments tout spirituels.

Une nuit qu’éclaira et enfiévra, dans ce décor ligurien, un violent orage, l’étudiant impressionnable ressentit, jusqu’à un désespoir qui faillit être dramatique, l’humiliation de son sentiment éperdu. Il résolut de reconquérir sa chère liberté d’esprit, trop menacée par cet implacable engouement. À la faveur de magnifiques éclairs et d’une conquête plus sûre, cette fois cérébrale, il entrevit soudain sa vérité, sa ligne droite, ses possibilités. Dans ce saisissement, il élut la seule idole valable, à ses yeux, celle de l’intellect, et repoussa impérieusement les autres. Il s’opérait, non de la poésie, comme l’avait fait, vingt ans auparavant, le pervers et irascible adolescent de Charleville, mais d’une idée fixe que l’alliance boiteuse de sa lucidité et d’une étrange langueur lui reprochait. Etait-ce l’ambition ou la timidité qui retardait alors ou refoulait les plaisirs ?

Plus tard, peut-être par un régal de symétrie, il se plut à comparer cette nuit impérieuse à celle de novembre 1619, au cours de laquelle Descartes avait eu l’illumination de pensée qui orienta tout ensemble sa vie et une grande route de notre philosophie. Ces « coups d’Etat intellectuels », Valéry, grâce à plusieurs exemples, les croyait marqués d’une précocité, d’une juvénilité un peu moins capricieuses qu’on ne le voit dans les crises mystiques et les conversions.

 

Quel était donc, dans Montpellier, ce jeune et crâne briseur d’idoles ? Quel parcours, quel entraînement l’avaient conduit à prendre, contre son cœur et en faveur de son esprit, de si fermes déterminations ?

Après des années boudeuses au lycée, moins privées de lauriers que ne se plaisent si généralement à le faire croire les poètes, il avait appris nonchalamment un peu de Droit dans sa Faculté de province. Mais aux programmes d’école de la vénérable cité savante, il continuait de préférer les anciennes maisons patinées par le temps, les paysages qui, dans l’adorable clarté, resplendissaient au loin des rues étroites, les jardins pleins d’arbres étrangers et de rêveurs ponctuels, la tombe problématique de Narcisse et, avant tout, le voisinage attirant de la mer. A Sète, déjà, dans une enivrante profusion de lumière, la Méditerranée avait imprégné pour toujours sa sensibilité, en berçant ses contemplations et ses rêves d’enfant.

Depuis sa douzième ou treizième année, d’abord sous l’influence opulente de Victor Hugo puis sous celle de Baudelaire, critique et raffinée, Paul Valéry avait écrit beaucoup de courts poèmes, avec une grâce d’intelligence et de délicatesse qui déjà surprenait, dans la confidence d’un cœur non encore rétracté.

Vue de sa ville méridionale, la littérature française lui semblait se diviser alors, à Paris, en catégories nettes autour de quelques grands hommes presque également imposants ou majestueux. Mais le naturalisme et le Parnasse, qui régnaient, commençaient à lasser à leur tour et un grand nombre de petites revues et de plaquettes, tout éphémères et diversement prophétiques qu’elles parussent, imposaient des mirages nouveaux. Elles préféraient, en particulier, aux poètes élus et un peu sentencieux, les poètes maudits, ce qui n’allait pas sans fébriles disputes. Si la jeunesse, dans son ensemble, à toute époque, faisant ordinairement ses griffes avant de faire ses preuves, juge avec prolixité, s’annonce cavalièrement et semble n’admirer qu’avec condescendance ou impétuosité, elle n’en est pas moins, grâce à quelques têtes prédestinées qui surgiront de sa masse véhémente mais malléable et guettée par les flatteurs, la mystérieuse richesse de l’avenir.

Pour l’une de ces têtes bien faites, deux circonstances, en 1890, furent marquantes : la lecture d’un livre, la rencontre d’un étudiant parisien ; le choc d’A Rebours, la familiarité instantanée de Pierre Louys ; une bible littéraire pour plusieurs mois, une amitié dévouée pour un tiers de siècle ; en bref, quelque surprise qu’on en ait, en songeant au dandysme théorique et à l’atrabile de des Esseintes, au lyrisme un peu évaporé, à l’érudition taquine du futur auteur d’Aphrodite, deux influences : l’une révélant avant tout les noms de Verlaine et de Mallarmé, l’autre attirant avec clairvoyance l’inattentif étudiant en Droit vers la capitale, et, pour mieux y réussir, lui déléguant André Gide. La postérité retiendra sans doute comme l’un des beaux moments de la vie assez heurtée de Pierre Louys celui où il se savait légitimement le premier admirateur de Paul Valéry.

Dans la chambre d’un hôtel de la ville où André Gide s’étonna, dès fleur premier contact, de la rapidité, de la subtilité du petit provincial épris d’Edgar Poe, et lui lut, avec une ,gravité un peu déclamant, des poèmes, d’Arthur Rimbaud, qui eût pu deviner, Messieurs, à la vue de ces jeunes gens de vingt ans, perspicace ment éblouis l’un de l’autre et peut-être innocemment jaloux de quelques secrets, deux fronts marqués pour l’histoire des lettres et le rayonnement de la langue française ?

Avec une générosité de bonne humeur épisodique l’un des deux a pensé qu’il existe dans chaque homme la place qui attend la venue de quelque génie. Ils n’attendirent pas longtemps. Pour s’en tenir à Paul Valéry, l’on peut dire que l’irruption fécondante, dans cette-place privilégiée a été celle de Stéphane Mallarmé.

Ce grand poète, le moins maudissant des poètes maudits et le moins rogne des incorruptibles, les classifications simplifiâtes l’opposaient à cette époque à Verlaine, pour en faire, sur une autre rive de la Seine ou quelque autre versant du Parnasse, en un antagonisme que l’on savait sans l’ombre d’animosité, le héros ou la victime d’une poésie abstraite, rigoureuse, tout épurée des rondeurs de l’éloquence, des complaisances narratives et des sentiments trop étalés. Paul Valéry ne trouva d’abord à lire de lui que des fragments de fragments. Ils lui arrivaient de Paris par les courriers enthousiastes des deux nouveaux amis qui pressentant son destin et son rang à venir, ne voulaient plus le savoir privé de la merveilleuse surprise poétique des vingt dernières années. Ce n’étaient, pour sa curiosité sagace, que quelques vers, mais d’un chant jusque-là inconnu, une incantation presque magique. On le sait par le lecteur grisé : « Ce peu, à peine goûté, corrompit toute autre poésie. »

Pourquoi me priverais-je .de rappeler une fois encore le véritable mouvement de tendresse dont Paul Valéry, après bien des années, devenu lui-même la découverte sensationnelle de beaucoup d’esprits, retrouva la ferveur, pour évoquer, en termes vibrants, sa première lecture d’Hérodiade : « Je connaissais enfin la beauté sans prétextes, que j’attendais sans le savoir. Tout, ici, ne reposait que sur la vertu enchanteresse du langage.

« Je suis parti vers la mer assez éloignée, tenant les copies si précieuses que je venais de recevoir, et le soleil dans toute sa force, la route éblouissante, et ni l’azur, ni l’encens des plantes brûlantes ne m’étaient rien, tant ces vers inouïs m’exerçaient et me possédaient au plus vivant de moi. »

Le néophyte oublia Victor Hugo. Baudelaire. Heredia qui avaient entraîné son adolescence regarda désormais sans indulgence ses premiers vers et, par deux lettres charmantes, d’un idéalisme presque formaliste, se présenta, de loin, n’y tenant plus, au maître providentiel,

Un peu plus tard, dans l’automne de 1891, il arriva, un soir, rue de Rome, sans l’hésitation qui retint à la porte tant d’esprits peu communs moins sûrs d’eux. Il vit l’admirable regard si droit le sourire aussi limpide, l’assurance intime et conciliante de celui dont l’accueil s’illuminait d’avenante séduction et d’immédiate poésie. Quand le jeune Montpelliérain, en une paradoxale réunion de solitaires et dans « une ambiance de rêverie plus riche que tout air d’ici-bas », comme avait dit d’un autre temps Mallarmé, eut entendu celui-ci, si sévère contre l’improvisation et appliqué à n’œuvrer que pour soi-même, prodiguer. avec une aisance de virtuose et les exquis raffinements du geste, du tact, de l’éloquence, les aperçus et les développements à la fois les phis nouveaux et les moins insolites, il se persuada de son affinité essentielle avec lui et, dans sa certitude d’avoir approché un homme d’une noblesse fascinante, il se plut à invoquer, pour le décrire, quelque imaginaire réincarnation d’Amphion ou d’Orphée,

Il venait de découvrir, surtout, un artiste capable d’opposer à l’opinion générale le mépris souriant de sa foi, de su volonté, et de sacrifier, au culte authentique du Beau, les commodités et les victoires de la vie. Dans un ascétisme d’efforts ininterrompus el de pauvreté jamais quinteuse, Mallarmé, avec une distinction pensive, avait repris, à leur origine, en des études perplexes, les problèmes du langage, des images, du chant, de l’élégance syntaxique, de la collaboration savante, secrète entre l’esprit et la sensibilité et, par delà les prestiges de la pureté et de la concentration, n’avait Cessé d’approfondir, sur le sens de l’existence et le sort du poète, de tragiques interrogations.

Parmi tous les remarquables jeunes écrivains qui se pressèrent presque dévotement autour de l’aîné incomparable, pour entendre sa parole musicale et inspiratrice, Paul Valéry, par la précocité, l’éclat de ses dons et surtout le mystère des parentés spirituelles, était le mieux préparé à recueillir le surprenant Message.

 

Il n’est pas sûr que, sans Baudelaire, Mallarmé eût été ce qu’il fut et l’on ne peut savoir ce que Paul Valéry eût choisi de donner, sans les, vers d’Hérodiade et du Toast funèbre, sans les entretiens de la rue de Borne et de Valvins. Il a confié à un ami qu’il devait surtout à Mallarmé sa conception de l’art, sa technique et son vocabulaire. Certes. Il s’agit, en ces discernables filiations, d’une découverte de soi par le cadet, d’une révélation propice, plutôt que d’une source et d’un modèle. Mais que les critiques qui croient célébrer mieux Valéry en l’écartant sensiblement de Mallarmé relisent ce qu’a écrit, de son adhésion et de ses dettes, l’un des hommes les moins portés à vénérer et à célébrer. Ils y apprendront que l’admiration est l’une des voluptés viriles les moins inconstantes et qu’à l’encontre d’un aphorisme, un peu trop à la mode, ce beau sentiment nous a valu d’excellente littérature.

Dans dix ans exactement, l’on fêtera, avec un faste de compensation, si les choses de l’esprit sont encore à l’honneur, le centenaire des Fleurs du Mal. De 18’37 à nos jours, en effet, la poésie de notre pays, en ses hautes réussites, où l’on a vu rivaliser avec la lignée Mallarmé-Valéry, celle de Verlaine-Rimbaud-Claudel, aura, par cette bifurcation grandiose, illustré le génie poétique et critique de Charles Baudelaire. Me sera-t-il permis, Messieurs, de remarquer que, sans vous, l’ACADEMIE française, au long de ces étapes glorieuses, eût couru le risque de ne paraître couronner que des couronnements

Bien loin de prévoir l’avenir, Paul Valéry, pendant l’automne de 1891, se demandait si la rigueur, la plénitude et l’éclipsant originalité des poèmes de Mallarmé n’allaient pas le décourager d’être poète. André Gide, lui, y renonçait et en confessait simplement laraison à l’auteur de l’Après-Midi d’un Faune : « Vous avez chanté tous les vers que j’aurais rêvé d’écrire. »

Mais les deux jeunes contemporains, s’ils hésitaient, en leurs évaluations inquiètes, entre les grandes avenues de l’ambition, avaient choisi définitivement leurs lecteurs : non pas dans le public qui n’attend de la littérature et de l’art qu’un plaisir prompt, léger et une beauté facile, mais parmi ceux qui aiment à suivre l’artiste dans ses recherches passionnées, jusqu’à la conquête d’une beauté moins impure ou plus farouche. Aux premiers, estimait Valéry, qui sur ce point ne varia pas, peut convenir cette forme un peu théâtrale de l’inspiration où l’écrivain, sous une dictée mystérieuse, qui le surpasse d’ailleurs rarement, n’est plus qu’un enregistreur passif ou possédé, un porte-parole presque irresponsable : « une table parlante : dans laquelle un esprit s’est logé. » Aux yeux des autres, les moins nombreux, qui se donnent la peine de lire avec exigence, l’inspiré, au contraire, sera l’auteur qui, par l’entraînement irréprochable de sa pensée, le souci de ses perfectionnements, la résistance de ses essais, espère davantage de son acharnement et de ses analyses que de l’enthousiasme, du délire, de l’automatisme ou de l’extravagance. À s’en tenir, dans cette vaste question de l’inspiration, à ce raccourci d’un dilemme un peu tranchant, le nécessaire orgueil des poètes reste sauf. Les premiers peuvent se dire les messagers élus, les prophètes, les chanteurs sacrés, et les seconds ivres de leur force magnanime, se croire semblables à des dieux. Pour les écrivains qui ne vont pas jusqu’à ces délectations ou jubilations extrêmes, Joubert a écrit avec sagesse : « L’esprit s’échauffe et sa chaleur produit ce qu’il ne tirerait pas de sa lumière. »

En même temps qu’à ce point de sa transformation, le jeune esthéticien se réservait un public difficile et se forgeait une méthode stricte. Il songeait, pour qui ose se vouloir créateur à l’obligation de se distinguer ou même de se singulariser. Pour un poète de La Conque, cela pouvait vouloir dire s’éloigner des romantiques, et aussi d’Anatole France, de Barrès, de Loti, qu’on allait entendre appeler, d’une locution sans doute irritante, les trois grands.

Lorsque, à Montpellier, où il était revenu après son premier voyage de littérateur à Paris, Paul Valéry espérait se reposer a.es opérations inachevées de son esprit et des progrès d’une mystique égotiste qui de plus en plus, s’emparait fortement de lin, il allait, à quelques kilomètres de la ville, sur le rivage aimé, essayer de retrouver ses étonnements d’enfant et offrir son culte païen à ce que, d’un mot mallarméen, il devait appeler trois déités incontestables : le ciel, la mer, le soleil. Dans cette joie de transparence et d’étendue, où la difficulté de se comprendre n’en dépassait pas moins celle de se connaître, il ne pouvait déjà plus se contenter de ses extases. Il voyait, autre chose que ce qu’il semblait regarder, paraissait ne faire provision que de fluidité et de lumière, mais il se préparait en réalité à la pensée et au moi universels. « Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs », il entendait la double leçon de spleen et d’idéal chantée dans les Fleurs du Mal et tenait à approfondir lui-même « le secret douloureux qui le faisait languir ».

Précisément, il cherchait, quand vint l’été de cette année, à vaincre le sentiment, moins douloureux que troublant, qui l’avait tant désorienté ; Mais son intelligence, tout incisive et dressée contre, l’accidentel ou l’ineffable qu’elle se crût déjà, sermonnait vainement son cœur plus ingénu qu’elle et facilement souffrant. C’est alors que l’éclatante nuit de la côte génoise, où nous l’avions surpris, vint l’aider à terminer un humble débat, d’imprévisible importance. L’on doit, Messieurs, à une inconnue in abordée, à un bel orage méridional et surtout au prestige de Mallarmé, l’homme nouveau et vite considérable qu’il me reste à cous rappeler.

 

Cette coupure autoritaire et hautaine avec le passé et avec un premier amour, où l’on a été tenté de discerner la victoire facile de la raison sur la sensibilité, a probablement été commandée, au contraire, par le degré d’une émotivité que le jeune poète venait de juger excessive et déplorable. Ce n’était pas trop d’une coque de réserve, c’est-à- dire de sécheresse apparente, pour espérer abriter, à jamais, cette nuisible vulnérabilité. Il parlait, à vingt ans, comme le vieux Faust : « Maudite soit toute exaltation de l’amour ! »

Les conséquences littéraires furent immédiates et prolongées. Paul Valéry a convenu que ses idées s’étaient faites entre 1892 et 1893, c’est-à-dire aussitôt après cette crise fulgurante. La destinée d’un grand aîné l’avertissait de l’effort à accomplir ; l’œuvre d’un autre risquait de le désespérer : Il disait, en effet, de Baudelaire, que sans l’étude des vues profondes d’Edgar Poe, il eût pu n’être qu’un émule de Théophile Gautier ou un parnassien éminent et honoré. Quant à la splendeur des œuvres poétiques de Mallarmé, elle le découragea à son tour : « Je fus tellement frappé par le sentiment d’indépassable perfection qu’il m’apportait que je renonçai — et crus renoncer définitivement — à jamais écrire des vers. » Le maître, pénétrant, lui avait cependant adressé cette ligne encourageante : « Votre Narcisse me charme et je le dis à Pierre Louys. Gardez ce ton rare. »

L’énergie peu à peu l’emporta. Le disciple jugea qu’il devait reprendre les commencements, refaire patiemment son esprit, tout abattre pour tout rebâtir et, quel qu’eût été leur succès à Paris, renoncer à ses poèmes publiés. Pour réussir l’entente rare de la poésie et de la logique et l’exclusion de la sentimentalité par la vraie sensibilité, il décidait de protéger son esprit contré le hasard des impressions, le désordre habituel des images et des pensées, la tentation de l’approximatif et de l’arbitraire, les usures du langage usuel... Préservé des intérêts, des vanités, des conventions, des influences, des passions accaparantes le moi, méfiant « contre toutes choses », se purifierait, grandirait. À ce jeune apollinien, la facilité surtout paraissait insipide. Il en venait, par fièvre de lucidité et volupté d’approfondissement, d’achèvement, à préférer l’effort au résultat, l’acte à l’œuvre, et au poème sa genèse. À ce prix, la vie de l’intelligence lui semblait une aventure lyrique non moins passionnante que celle des caprices et des chimères du cœur.

Indifférent à la notoriété, aux turbulences de la mode, à l’univers de chacun, et pensant dédaigneusement des événements ce qu’en a dit La Bruyère, il ne souhaitait qu’une indépendance où son avancement en soi-même pourrait se poursuivre, à quelque longue obscurité que d’abord il fallût consentir.

Quitter Montpellier pour Paris lui parut favoriser à la fois cette liberté et cet isolement. Il vint habiter rue Gay-Lussac. Dans sa petite chambre, il aima surtout un grand tableau noir où, quotidiennement, en proie à une tension choisie, il s’initiait seul à des problèmes complexes auxquels son humeur récalcitrante de lycéen ne semblait pas avoir pu le préparer. « Si je possède peu de mathématiques, devait-il avouer un jour, ce peu n’en a pas moins joué un grand rôle (peut-être disproportionné) dans ma vie mentale. »

Chaque matin, avant l’aurore, comme pour surprendre mieux l’éveil de la conscience, voir les idées se dérider, et, peut-être, dans ces heures protégées, capter une pensée plus nue, il s’astreignit à des recherches infinies sur le rêve, le temps, « le détail réel du vivant, » sur Dieu, sur l’amour, recherches qu’exigeait impérieusement en lui plus exigeant que soi.

L’homme des Matins et du silence, c’était, avant la lettre, M. Teste.

 

Cependant, une assez vive effervescence agitait encore à Paris les groupes littéraires qu’une grande enquête-, provoquée quelques mois auparavant par le succès du Jardin de Bérénice et du Pèlerin passionné, avait pour ainsi dire mobilisés. Après avoir dit préférer, à tous les ciseleurs de phrases, quelques pages de Jules Soury sur la Delia de Catulle ou la préface de Boutroux pour l’Histoire de la Philosophie grecque de Zeller, Maurice Barrès, héros du jour, avait lancé son cri cinglant :

« Même en art il y a intérêt à ne pas être un imbécile ! »

Mallarmé, plus doucement, s’était permis de fines recommandations : « Il faut prendre dans l’âme humaine, des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue les joyaux de l’homme : là, il y a symbole, il y a création et la poésie a ici son sens. » Mais il mettait en garde contre les artistes qui, ayant peu de pureté dans l’âme, se parent indûment de pierres précieuses et ne sont pas les moins enclins aux indiscrets épanchements.

Verlaine, dans une sombre extase, rêvait, devant son poison favori, quand on était venu l’interroger. Le vice rend chatouilleux. Au mot de décadent, il eut un sursaut de .bataille : « On nous l’a jeté comme une insulte cette épithète, je l’ai ramassée comme un cri de guerre. » Bien des écrivains, à travers Jules Huret, disputaient avec acrimonie. Gustave Kahn s’en prenait à Moréas, Moréas à Zola, Vignier à Huysmans, Huysmans à presque tous, et Remy de Gourmont tentant de se faire juge des influences essentielles depuis vingt ans, concluait avec sa perspicacité : Après Baudelaire, Mallarmé !

Quelques antipathies courroucées profitaient de l’occasion pour sortir de l’ombre. Des duels se préparaient avec éloquence, les uns, dans une pompe qui en différait’ adroitement l’échéance, les autres en toute colère. Anatole France, qui allait être académicien, entraînait sa spirituelle ironie, son escrime fourrée : « M. Leconte de Lisle me traite avec une animosité si vive que je serais tenté d’y découvrir les vestiges d’une vieille amitié. » Mais ces deux notoires adversaires ne brandirent pas longtemps ce que Mallarmé, — ne lui en gardez pas rancune, Messieurs, — appelait vos, frêles épées. Au contraire, Mendès et. Vielé-Griffin, moins défendus par l’importance de leur personnage, ferraillèrent jusqu’aux blessures. Alors le Sage de la rue de Rome écrivit à Henri de Régnier : « La littérature devient très drôle et il y quelque chose d’impudique à paraître y tenir par quelque lien. »

Paul Valéry, surtout le matin, ne tenait presque plus à elle. Il la jugeait suspecte. La considération importune du public par l’écrivain risquait, pensait-il, d’inciter celui-ci à des inconvenances professionnelles et à des parades de charlatan. Au contraire, les triomphes de l’esprit scientifique au XIXe siècle n’étaient pas sans avoir frappé, influencé quelques littérateurs et fait aimer les longues patiences et la poésie du vrai et du voulu.  La pureté, à laquelle le jeune intransigeant visait, au prix de sacrifices réels, ravivait sa ténacité et lui offrait, contre la recherche des succès de librairie, une sauvegarde véritable. « Mettre la perfection entre soi-même et l’antre, » disait-il sèchement, et il ajoutait, avec un égal mépris : « Comment plaire et se plaire ? » Il ne recherchait alors que cette seconde victoire, la plus méritoire, et, à, l’encontre de ceux qui se veulent très facilement entendus, se plaisait parfois à imaginer un autre solitaire digne de cette sublime application et plaçant lui aussi, « le travail de l’esprit sur le chemin de ses voluptés ». Mais songea-t-il vraiment à un autre lecteur pour lui que soi-même ?

La journée le ramenait un peu vers la ville. Il fréquentait les milieux littéraires, le salon de Heredia, le fumoir de la rue de Rome, les retraites de Huysmans, de Marcel Schwob. Son esprit passait déjà pour facilement égayé, étincelant, et le causeur, de prodigieuse fertilité, ne prenait jamais mieux soin de baisser la voix ou de bredouiller un peu que lorsqu’il disait des choses rares et profondes. On le complimentait parfois de quelques-unes des publications qu’il voulait oublier des amis lui récitaient ses vers, mais les groupes ne le retenaient pas. Déjà il eût pu dire : « On m’entretient de querelles, de doctrines dont je n’ai cure, quand il s’agit de chant et de l’art subtil de la voix porteuse d’idées. » Etait-il chez Heredia, à la fin de l’après-midi évoqué ici même par Barrès ? On y avait lu plusieurs fois, pour s’en moquer, un pitoyable poème. On le lisait encore lorsque l’imprudent rimeur arriva, qui dit sans prendre garde : « Il est de moi. » Sur quoi, le fils des Conquistadors, paternel et compatissant, de s’écrier sans hésitation : « Ah ! ça, c’est d’un poète. »

Quand Valéry avait. vu, au milieu du jour, près du boulevard Saint-Michel, se suivre, à quelques instants d’intervalle, le savant Henri Poincaré, frôlant les murs et dessinant vaguement sur eux des figures de sa méditation, puis Paul Verlaine dévêtu comme un mendiant, entouré de disciples obscurs et de femmes voyantes, jetant ses apostrophes, ses gros mots et les ponctuant à coups de gourdin, leur admirateur effacé comparait leurs inventions et leurs gloires respectives, songeait aux deux préférences de son propre esprit, la rigueur et la poésie, ne doutait pas d’avoir rencontré des hommes très supérieurs, mais ne pouvait prévoir qu’il serait un jour, dans les rues de Paris, un aussi illustre passant reconnu et observé.

Le soir, avec l’un des rares émerveillements de sa prodigieuse intelligence, il relisait le Discours de la Méthode recommandé par Mallarmé et, quelques mois après, dans une favorable disposition de convalescence sentimentale dont il a fait l’aveu furtif et qui lui éclaira Mme de Chasteller, il fut un des premiers lecteurs de Lucien Leuwen. L’heure de Fontenelle et de Nietzsche ne vint qu’un peu plus tard. S’il déclara un jour que le lion est fait, de mouton assimilé, observons qu’il s’est nourri tôt tout autrement.

Sur certains aspects de la vie des lettres, il se montrait sans indulgence. Ce qui s’y voit de querelles, de compétitions, — il a été jusqu’à dire « d’infernale combinaison du sacerdoce et du négoce » — ne lui échappait déjà pas, mais ne pouvait lui cacher la sainteté de certaines vocations et en particulier ce beau mouvement symboliste où bien des jeunes gens, ivres d’art et de désintéressement, méprisant les profits et les honneurs quêtés trouvaient, dans leur foi et leur exaltation, le courage de résister à toutes les occasions de compromis et de ménagements que Barrès et lui, à des années de distance, ont dénoncés avec les mêmes mots.

 

Quelques-uns de ces jeunes esthètes constituèrent son premier et, longtemps, seul public. Ce n’étaient plus les deux compagnons de 1892, mais les quinze ou vingt de 1893. Comme il estimait qu’un seul lecteur par million d’habitants était digne des efforts d’un écrivain angoissé de perfection, ces chiffres lui offraient leur confirmation sommaire. Il ne douta jamais notamment que le total des adeptes éclairés restât toujours inférieur au nombre même des critiques. Ses premiers fidèles se montrèrent dignes de lui par l’opinion qu’ils eurent des deux chefs-d’œuvre, brefs mais inépuisables, l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci et la Soirée avec M. Teste, que Nid Valéry donna, dans des Revues, l’un à vingt-trois, l’autre à vingt‑cinq ans. Il aimait à raconter qu’il avait composé son Teste à Montpellier, dans un hôtel du XVIe siècle où était né Auguste Conte et qui avait été la résidence des Intendants du Languedoc.

Oser se considérer sous le nom de Léonard de Vinci, se supposer des problèmes presque semblables aux siens, se savoir une rigueur aussi obstinée, une âme aussi reconnaissante au corps, se mirer en cet ample esprit, loin des ivresses métaphysiques, tout cela, même chez un débutant qui, par ses curiosités, se croyait assez rapproché d’un homme de la Renaissance, eût pu paraître une anticipation téméraire. Tenir pour méprisables les opinions et les conventions courantes, ranger la littérature et la philosophie parmi les choses douteuses, placer chacun devant les balivernes dont il se satisfait, préserver son âme de toute inquiétude, toute espérance, cela eût pu faire de M. Teste un personnage sec, nous invitant sarcastiquement à convenir que la vue clairvoyante des jours engendre un ennui opaque ou que ce qui résiste aux jugements sans connivence est bien loin de pouvoir « parfumer toute une vie ».

Mais, dans les quelques pages des deux minces plaquettes, brillait une intelligence éblouissante, s’exerçaient une mesure précise des aptitudes de l’esprit et une sûreté fière, éclatait enfin jusqu’à savoir poétiser voluptueusement les abstractions, le don miraculeux d’associer l’analyse et l’harmonie. Les connaisseurs ne doutèrent pas qu’un maître s’imposait, en cet essayiste succinct, et déjà, d’ailleurs, de nouveau détourné.

Le succès, en effet, ne pouvait ramener aussitôt l’auteur à la littérature. Il était allé si loin dans le culte du Moi cérébral et les secrets vertigineux de la finesse qu’il appelait alors salut de son âme la sauvegarde de sa liberté de pensée ; mais, quelque place royale qu’il eût faite, dans cette âme, à l’orgueil, personne ne se voulait moins désireux que lui de convaincre ou de décréter. L’approbation, loin de le flatter, lui rendait brusquement moins certaine ou moins agréable sa propre position. Chercher à plaire aux autres lui semblait vanité ; il n’aimait que la mâle ambition de se contenter et ne cessait, avec une acuité scrutatrice, de juger passerelles fragiles ou éphémères, bien des idées, d’attendre du concret l’essentiel et d’estimer le monde plus inventif que quiconque.

De Mallarmé, il avait appris la nécessité de se méfier des mots, de s’en instruire longuement, de les rénover, d’en préparer les sortilèges et il a comparé ces soins méticuleux du langage, pour l’écrivain digne de ce nom, aux garanties d’extrême pureté que le chirurgien doit obtenir de ses mains, de ses instruments, du champ opératoire. La conscience aiguë et assidue de ses possibilités l’emportait en nécessité sur le désir et le projet de quelques œuvres. Quant à son idolâtrie du haut de l’homme, elle était assez exclusive pour qu’il préparât déjà cette franche définition, dont Goethe ne lui fut un jour que l’occasion : « Le voluptueux, suprêmement libre, semble ne séduire et n’abandonner que pour extraire de la diversité des expériences de la tendresse l’essence unique qui enivre l’intellect. »

 

Les deux courts chefs-d’œuvre paraissaient peu d’années après Un homme libre de Maurice Barrès. A l’égotisme émotif de ce dernier qu’on disait aussi préraphaélite, s’opposait l’égotisme intellectuel de M. Teste. Aux négations déchirantes de l’un, les négations chagrines de l’autre. Bien que Barrès ait dit un jour n’aimer que les poètes et les mathématiciens et écrit aussi que la musique des plus beaux vers est une magie qui se passe de clarté, les deux auteurs, de précocité comparable, étaient tout naturellement disposés à s’éloigner assez vite l’un de l’autre. Cela ne peut interdire de rappeler aujourd’hui le retentissement du livre du .jeune Lorrain et de renvoyer à ses pages influentes ceux que cette courte chronologie pourrait intéresser. Qu’après avoir relu les lignes symbolistes qui terminent l’avant-propos, ils s’arrêtent, en particulier, au colloque avec l’ombre de Sainte-Beuve, et se demandent par qui la fameuse apostrophe : « Tu ne seras désormais que le plus intelligent des hommes, » semble, à distance, avoir été relevée comme un défi !

Dans la seconde préface écrite pour Un homme libre, Barrès s’est plu à répéter qu’à ses débuts des hommes de la grande espèce vivaient encore et qu’il lui arrivait parfois de croiser, au Quartier Latin, Taine, Renan et Leconte de Lisle. Dix ans plus tard, Paul Valéry, au même carrefour de la ville, regardait passer qui vous savez.

Barrès se souvenait surtout du jour où, causant dans la Bibliothèque du Sénat avec Leconte de Lisle et Anatole France, ils avaient été rejoints par un petit vieillard vigoureux : Victor Hugo ! L’histoire a-t-elle retenu, comme l’espérait sans ingénuité, le plus jeune des interlocuteurs, ce « groupe de quatre âges littéraires » ?

Même si Paul Valéry en fût resté à son renoncement de 1895, il se trouvait avoir créé, avec M. Teste, un immortel personnage et offert, aux anthologistes futurs, deux œuvres pleines d’une précieuse substance et d’un art rarement égalé : l’une paraissant renseigner sur son esthétique et l’autre sur son éthique.

 

Le silence qui suivit a duré près de vingt ans. Ce délai, qui constitue peut-être la véritable ascension du poète, a beaucoup intrigué biographes, critiques et admirateurs. Les raisons du silence semblent avoir été d’ordre intellectuel. Bien ne les a corsées de mystère ou de romanesque. Pendant un tiers du temps de sa vie, votre confrère, dans un enivrement de réclusion et de réflexion, s’est comporté avec la littérature, comme il le faisait imperceptiblement avec les êtres, protégeant ce qu’il estimait son essence et ne livrant, à la façon de son maître, que ce qu’il croyait « inutile à son grand dessein ». Aussi souriant et peu distant qu’il se montrât avec tous, chaque rencontre lui rappelait son écart, l’engageait à l’élargir encore et à se retirer de plus en plus en soi.

La lecture elle-même lui était devenue presque insupportable et il donna à quelques intimes, dans un second geste à la Descartes, les livres qu’il avait aimés.

Trop d’auteurs lui paraissaient alors occupés à peindre de l’homme ce qu’il trouvait personnellement dérisoire ou fastidieux. Il ne désespérait pas de continuer à préférer les idées aux confidences et au trop humain le surhumain. Travailler sans but, sans hâte, sans public, tenait à son scrupule de liberté et d’authenticité.

Pour mieux surprendre les précautions d’un esprit aussi perçant et surveillé on ne doit sans doute pas oublier l’amusante et inquiétante manière, dont Paul Valéry a parlé de l’affabilité notoire de Mallarmé. Pour lui, la grâce, la patience, la courtoisie légendaire de son maître devaient indiquer que celui-ci avait aboli, « guillotiné » mentalement, « bien des êtres. » Cette rare civilité et ses prévenances universelles lui paraissaient constituer, autour du poète, une « sphère de garde impénétrable où la merveille de son orgueil demeurait parfaitement sienne, intacte, trésor de l’intimité de cet homme avec sa propre étrangeté ». Ces quelques lignes ne sont-elles pas un exemple instructif de ce que Paul Valéry estimait l’astuce de retrouver une pensée de grand homme, refaite obligatoirement à l’image de celle du chercheur ?

Si l’on ne se laisse pas abuser par l’imagerie, ces vingt années de son repliement et de son ardente maturation sont d’une tout autre allure que la démission hargneuse d’un poète qui s’en fut après frasques et chefs-d’œuvre, vendre des épices, de l’ivoire, des armes de contrebande et, lyrisme déchu, peser du musc, de l’encens et de la poudre d’or.

Paul Valéry essaya bien de quelques besognes ; mais à peine le croyait-on en une agence d’information, ou, dans quelque ministère, à l’étage de l’artillerie, qu’il en disparaissait. Il faillit être, par une intervention affectueuse de Heredia, secrétaire de Brunetière. Sa présence d’esprit, lui interdisant d’être toujours d’accord avec soi-même, il se vit pendant quelque temps assez détourné de la poésie pour qu’un homme politique eût pu, à cette époque, le décider et lui faire faire carrière. Jamais distraction de ministre ne nous fut sans doute aussi profitable.

En revanche, Valéry ne se sentait pas prêt à substituer un écrivain de métier au savant, à l’expérimentateur silencieux des valeurs intellectuelles et du mécanisme cérébral qu’en premier lieu il tenait à rester.

Les premières heures du matin lui étaient de plus en plus favorables. Elles le ramenaient invariablement à sa tâche, affinaient encore son étonnante pénétration, permettaient enfin ce que l’ancien fonctionnaire volage du ministère de la Guerre appelait ses grandes manœuvres mentales. Une journée privée d’elles le malmenaient jusqu’au soir. Il emplissait les aubes et doux silences parisiens de méditations très approfondies sur l’attention, la construction, sur le choix, à la fois médité et voluptueux, des mots et des timbres, sur l’alliance délicate de l’analyse et de la musique, enfin sur les moyens d’extraire de la langue usuelle, éraillée par quelques servitudes, une voix d’exquisité radieuse.

La musique proprement, dite était d’ailleurs fort à la mode chez les symbolistes. Beaucoup se montraient wagnériens jusqu’à l’ostentation et plusieurs d’entre eux ont décrit l’âme fanatique et l’intelligence exaltée qu’ils se découvraient à la tin des concerts. Paul Valéry, qui accusait volontiers les romantiques d’impulsivité, d’embarras, de simulation, n’allaient pas jusqu’aux fièvres avantageuses de ses compagnons. Quelques mises au point d’artiste apollinien et antidionysiaque lui étaient plus familières. « J’aime la musique un peu plus que je ne l’estime et je l’estime un peu plus que je ne la connais. » Mais lorsqu’il voulait qu’en poésie la musique des syllabes demeurât continue, qu’il n’y eût jamais rupture de ton, il comparait au scandale des tousseurs ou des bavards pendant une exécution d’orchestre la présence malencontreuse de prose dans les vers.

Il donna tous les matins de bien des années à de patientes abstractions que le diamant de sa pensée et leur beauté verbale ont parées pour les siècles et dont nous sommes loin de tout connaître. Mais, pendant les austères travaux qui semblaient n’être que les spéculations cachées d’une intelligence souveraine, conduite par son orgueil à ne’ vouloir étonner qu’elle-même et tenue par la modestie à retarder toujours cette approbation préférée, certaine lassitude grandit. A travers les refus et les terribles jugements d’un pessimisme implacable de brèves rêveries poétiques reparurent et favorisèrent le calme désir de prouver un jour que la grâce du songe, la parure des images, la cadence du chant ne sont pas fatalement compromises par un labeur toujours plus préoccupé de contrôle et de remaniements.

Cette opposition, souvent avancée, entre la fleur ou l’irisation de poésie et l’intervention trop vigilante du critique, Valéry la trouvait aussi rudimentaire et scolaire que celle que l’on croit pouvoir établir entre l’intelligence et la sensibilité ou que la fameuse antithèse pascalienne, finesse et géométrie, contre laquelle il protestait si impatiemment.

En cours d’années, ses recherches sur l’art des vers s’étaient attaché quelques aphorismes anciens ; celui de Voltaire pour une .entière approbation : la poésie n’est faite que de beaux détails ; au contraire celui de d’Alembert pour s’en moquer : ne reconnaître pour bon en vers Tite ce qui serait reconnu excellent en prose lui paraissait en effet un contresens ou le vœu endimanché d’un profane. Il se plaisait à faire sienne l’opinion de Malherbe recueillie dans une lettre de Racan : la prose peut se comparer à la marche, la poésie à la danse. Les négligences et la médiocrité sont moins pardonnables dans les entreprises de la vanité que dans les actes nécessaires. Il citait, avec une évidente joie d’assentiment, la dernière phrase de celui que Racan appelait le bonhomme : « Les boiteux et les goutteux ne se peuvent empêcher de marcher, mais il n’y a rien qui les oblige à danser la valse ou les cinq pas. » Que d’innovations, depuis, ont disloqué les vers jusqu’à tant de froide déraison !

« Avant que ne se dissolve, en quelque chose d’identique au clavier primitif de la parole, la versification », Mallarmé, qui avait prévu cette extrême liberté, et Valéry, qui la, vit s’égarer, en restèrent à ce que le premier a appelé « le jeu officiel » : les uns, ajouta le second, pouvant encore choisir, en, ces plaisirs poétiques, la roulette et ses hasards, d’autres l’échiquier et les longs calculs.

Cher et génial Mallarmé ! Le jour de s’es obsèques, en 1898, dans l’humble cimetière soudain consacré, Paul Valéry, à travers une émotion et des larmes qui l’empêchèrent de prononcer les paroles qu’on attendait de lui, put à peine apercevoir, pour la première fois, une jeune fille que cette affliction bouleversait. Elle était la nièce de Berthe Morisot. Renoir l’avait amenée au deuil de leur ami. Comme si l’affection paternelle dont l’avaient entourée, depuis son enfance, les Mallarmé, Renoir, Degas et Manet, la vouait à ne pouvoir porter un jour qu’un nom aussi grand que le leur, elle devint, deux ans plus tard, grâce à l’affectueuse intuition de Geneviève Mallarmé et à l’infaillibilité de notre poète, Mme Paul Valéry.

À quelques-uns des amis de son mari, le refus, de publier de celui-ci causait un désappointement chaque jour plus vif. Ils souffraient à la fois de le savoir les priver de beaux livres et se priver d’une gloire certaine. Affectueusement pressant, André Gide obtint, non sans peine, après des années, que les poèmes parus autrefois, dans les revues périssables, fussent réunis en un album. Leur auteur revit ces vers avec un regard presque étranger et se sentit rebelle à leur charme. Ce qu’il y trouvait de gracieux lui gâtait d’autant plus cette lecture maussade que nul sentiment de paternité ne le dédommageait : À cette occasion, l’inégalité d’un ouvrage lui parut le défaut le moins excusable et le plus rebutant. Il persévéra cependant dans cette révision, joua de nouveau avec les thèmes, les rythmes, les surprises métaphoriques, l’unité du poème, les soyeux frôlements de syllabes, mais — remarquons-le — eut à corriger assez peu. Bientôt, insidieuse naissance d’un chef-d’œuvre, il songea à une sorte d’adieu à la poésie, musical et abstrait, sorte de récitatif de vingt à vingt-cinq alexandrins. Il se surprit revenant ainsi, de jour en jour, à ses exercices de jeunesse... polissant et repolissant des vers.

 

Résolu à faire intervenir dans son travail le plus de discernement possible et ne jugeant pas impossible d’obtenir, à force de volonté, des strophes mélodieuses d’allure aussi improvisée que celles des instants heureux, où, la création ayant paru facile ou facilitée, les uns en remercient le hasard, d’autres les impressions sensorielles ou sensitives, les autres Dieu, il se mit à l’œuvre. Produire à son gré une courte étincelle le récompensait mieux, il l’a souvent répété, que d’attendre « d’une foudre incertaine » des éclairs moins comptés. Mais l’inspiration, chez les grands poètes, ne laisse pas facilement annuler ou répudier ses élans et ses audaces. Peu à peu, l’adieu à la poésie fut à la fois moins lapidaire et plus improbable ; le texte s’allongea, le renoncement fut retardé.

Avec de graves événements d’ailleurs, une ambition plus empoignante requit l’écrivain. Au moment où, dans la guerre de 1914, la France, livrant la bataille de Verdun, se demandait si elle survivrait et sauverait certain agrément de civilisation sans cesse menacé, Paul Valéry, prêt à tous les efforts pour se surpasser, rêva d’un poème où les caractères majeurs de l’esprit français, analyste et artiste, se pourraient toujours retrouver. Dans le danger où il voyait sa patrie, il voulut que le meilleur de soi s’acharnât à fixer quelque ressemblante image d’elle.

Il avait entrepris cette œuvre nouvelle avec des idées maîtresses qu’il a fait connaître. De ses enthousiasmes adolescents pour l’architecture, de ses longues lectures de Viollet-le-Duc et d’Owen Jones, il avait gardé le goût de la construction, de la composition, de l’ornement. D’autre part, les règles classiques de la versification formes, nombres et rimes — au lieu de lui être des entraves, lui révélaient une sorte de beauté philosophique propre à exciter, au lieu de la réduire, la création poétique. Son dégoût du facile, du banal, du hasardeux, sa volonté de conscience absolue l’eussent sans doute conduit à ces conventions séculaires dont certaines tendances natives de sa pensée lui faisaient approuver le rigorisme. Mais, dans son récitatif, au titre longtemps imprécis, il tenait à essayer aussi de ce qu’on nomme modulation en musique et que Cézanne avait été si préoccupé d’apporter, à la peinture. Influencé surtout par l’Alceste de Gluck et par l’Après-Midi d’un Faune que Mallarmé, en riant vers Debussy avait dit avoir mis lui-même en musique, il lui arrivait de faire des séries de vers, un doigt sur le piano, à la recherche de la ligne mélodique escomptée. Enfin, sans sacrifier la densité et la réserve, sans cesser d’unir dans les vers la force et la douceur, il visait à conduire le lecteur à l’enchantement, au ravissement pur, et n’oubliait pas « cette belle partie de l’âme qui peut jouir sans comprendre ». Il savait gré à son maître d’avoir rêvé, révélé et défini une autre musique que-de cordes, de cuivres et de bois : celle de « l’intellectuelle parole à son apogée ». Mais il n’avait pas écrit de vers depuis vingt ans et s’interrogeait sur l’évolution du goût. Il admit que l’on allât assez naturellement de Victor. Hugo à Mallarmé, de Musset à Verlaine, mais plus exceptionnellement au Lac par le Bateau ivre. En revanche, il ne voyait pas que d’Hérodiade on fût empêché de retourner à la Prière d’Esther. Grâce au poème entrepris, cette dernière alternative allait être magistralement illustrée. « Il était bien naturel », a-t-il écrit, avec sa constante sincérité, « que m’y remettant, la cadence mallarméenne commençât par me revenir. Mais c’est à partir de ce moment que pour moi Racine entra en jeu ».

Pendant plusieurs mois, les difficultés cédaient mal à cette belle force intérieure que le poète s’est de tout temps reconnue et qui creusa peu à peu sur son visage, à côté de ceux de ses transes, des signes si émouvants. Ils lui ont inspiré, au-dessous de l’une de ses photographies, d’illustre dédicace, ce beau quatrain que plusieurs d’entre vous ont dû lire :

Que si j’étais placé devant cette effigie

Inconnu de moi-même, ignorant de mes traits,

A voir ces plis affreux d’angoisse et d’énergie

Je lirais mes tourments et me reconnaîtrais.

Certains découragements l’abattaient ; d’autres le poussaient à fuir sa table de travail et à marcher quelque temps au hasard.

L’un de ces désespoirs, qui semblait devoir être funeste, fut au contraire assez favorable pour que l’auteur le plus en garde contre le fortuit ait cru devoir en publier la confidence. Ayant abandonné de dépit quelque terrible page blanche, il partit un jour le long des rues, essayant de dissiper, dans l’agitation de la ville ; cette néfaste évaluation de ses limites que l’échec passager venait de lui infliger. Entré dans un café désert, il ouvrit un journal. Par une de ces prémonitions dont la crise sentimentale de Montpellier lui avait appris la fréquence, il sentit qu’un trésor était dedans. Il s’arrêta à un article d’Adolphe Brisson, qui faisait connaître, sur l’actrice Rachel, l’étude touffue d’un prince prussien. La minutie des observations et une frappante conformité des remarques avec ses propres problèmes surprirent et enflammèrent Paul Valéry. Il y avait donc des artistes dignes des grands poètes et des auditeurs capables d’en juger ! Tout à coup l’écrivain, si dur contre ses illusions mais fort contre ses fléchissements, perçut quelle heureuse lumière lui valait, au bon moment, cette lecture inopinée.

Dans un secret bien gardé, pendant des années d’une résolution tour à tour désespérée et exaltée, le pur poème, au prix de milliers de combinaisons, transformations, repentirs, reprises et après cent copies successives, eut enfin son titre et son ampleur. C’était la Jeune Parque.

Entre les grands morceaux qu’on y trouve, sur le sommeil, le printemps, l’amour, les îles, la mort, et « l’âme ivre de soi, de silence et de gloire », l’auteur tenait à soigner particulièrement les difficiles transitions. Dans l’angoisse qui étreignait alors la nation, Paul Valéry, avec la grâce d’effacement que vous avez aimée en lui, et tout à l’opposé de ces patriotes intermittents que l’on voit devenir bravaches, se comparait, Messieurs, à l’un de ces moines d’autrefois qui, pendant la ruée des barbares, et quand tout peut « s’éteindre ou choir », eût dit Mallarmé, poursuit fidèle à ce qu’il sait le mieux, un ouvrage dont nul peut-être jamais ne s’inquiétera.

Le poème terminé ne fut heureusement ni le testament du poète, ni le dernier chant de la France ; mais au moment où celle-ci donnait au monde sa plus utile victoire, un solitaire presque inconnu, après vingt ans d’un isolement farouche, offrait à son pays l’un des joyaux de sa fortune spirituelle.

 

J’ai lu les pages fameuses le mois de leur publication, et les emportai dans l’un de ces bagages où, pour tant d’hommes en guerre, la place de vos livres, Messieurs les écrivains, a été si souvent parmi d’humbles objets, la mieux réservée. Après chaque lecture ou chaque récitation ; que d’admirateurs se sont certainement demandé depuis, s’il existe un autre poème où pareille splendeur s’allie à une perfection plus égale, une évocation aussi sensuelle de la nature à une cérébralité plus voluptueuse, à un tact aussi sûr, à une liberté moins gênée par la contrainte formelle, un poème, encore, où s’interroge autant de pensée sous l’art suprême des mots et des images et où l’âme et la vie, la solitude et la tentation, l’orgueil et le désir, les doutes et la certitude, le rêve et le réel, l’être et le néant s’opposent en d’aussi magnifiques alternances.

Il se forma un public, d’abord clairsemé, aux yeux de qui un grand poète ennoblissait désormais un temps, qui avait beaucoup à se faire pardonner. Mais les nations, si intéressées à se targuer de leurs grands morts, sont lentes à distinguer entre les vivants et toute une population fort prétentieuse et très loquace, qui a ses roquets, condamne assez régulièrement, en France, ceux, qui seront, dans la suite des ans, les meilleurs garants de nos mérites. Cependant, entre 1918 et 1925, quelques éminents critiques, — l’un est près de moi — toujours indignés par la fureur et la sottise des injustices qui avaient blessé Baudelaire, Nerval, Mallarmé, décidèrent ensemble de ne pas tolérer, à l’égard d’un émule de ces aristocrates de la littérature, une aussi déshonorante .obstruction. Ils unirent noblement leurs influences, s’engagèrent avec vivacité et ont hâté une acclamation que les chefs-d’œuvre ne suffisent presque jamais à assurer et qui put paraître spontanée. L’on ne doit pas négliger la part que, dans cette effusion de poésie et de consécration, surent prendre efficacement des lecteurs reconnaissants, combattifs et quelques femmes d’esprit.

Cette gloire atteignait un homme qui avait d’abord aimé dans la poésie une raison de s’écarter du monde et pour qui « passer sous un arc de triomphe c’était aussi passer sous le joug ». Il y passa en souriant, mais ne renonça pas pour cela aux inflexibles disciplines de ses efforts.

Un éditeur, il y a une quinzaine d’années, songea à faire rédiger, bien avant leur mort, l’éloge des immortels. Le savoureux écrivain chargé de glorifier votre confrère sollicita, de la bonne grâce de celui-ci, quelques notes autobiographiques. Elles s’arrêtaient brusquement, à la date de la parution de la Jeune Parque. Paul Valéry les avait conclues par ces mots : « Et le reste est vacarme ! » Ce n’est pas pour obéir à une exclamation dont le sens est moins mystérieux que celui de quelques-uns chie vers du célèbre poème que j’ai adopté la même limite. C’est plutôt que la véritable vie de Paul Valéry, s’il convient, avec lui et pour lui, de préférer l’histoire de l’esprit à celle des événements, a été son très longtemps de silence. Ses entretiens avec soi-même ont compté bien plus que ses instants publics. Le bruit de la notoriété ne grossit d’ailleurs pas aussitôt ; ce ne fut d’abord qu’une incertaine rumeur, avec les inévitables abois des réfractaires et de ceux que toute supériorité dresse immanquablement contre elle.

Pour faire et parfaire La Jeune Parque, ce splendide poème, qui semble d’une coulée presque plane, que d’affinements enivrants, que de désespoirs trompeurs ! A travers leurs oscillations fatales, ils avaient conduit l’auteur à une puissance, d’intelligence et à une maîtrise du langage telles qu’elles lui ont rendu Sensiblement plus faciles les œuvres qui suivirent et notamment cent travaux sollicités d’une prééminence oubliée de lui seul et obtenus de son aménité plaintive.

Grâce à tant d’heures cachées, désintéressées, héroïques, il était devenu maître de ses moyens et parvenu à ce point espéré où il pouvait répondre victorieusement au vers assez valéryen de Malherbe :

Si pour ce que je veux j’ai trop peu de pouvoir...

Remarquons, Messieurs, à l’honneur des lettrés françaises et de leurs riches oppositions que, dans le temps même où l’esprit, se privant en apparence du trésor de la sensibilité, nous donnait un chef-d’œuvre éclatant, l’un de vous, en la sublime chronique de la Vie des Martyrs et de Civilisation, recueillait en frémissant l’universelle palpitation d’un siècle commencé dans la souffrance et peut-être voué à elle.

 

Le recueil, Charmes, qui parut cinq ans après, est composé de pièces dont presque toutes sont dignes d’un florilège qui ne retiendrait que les trente plus beaux poèmes français. Ils ne paraissent trop sobres d’émotion .qu’à ces lecteurs dont l’auteur de La Jeune Parque disait spirituellement que leur conception de la poésie est si vague que ce vague même suffit à la leur définir. Combien d’autres lecteurs, arrêtés devant un poème difficile, n’ont que la hâte sacrilège de le voir traduit en prose expédiente et risquent de préférer, au poète et à la musique, un pédant et sa leçon. « Mettre des vers en prose, disait Valéry entre familiers, c’est les mettre en bière. »

Pour ces impatients, assez de poètes se montrent moins soucieux d’édifier une œuvre d’art avec lenteur que d’enjoliver, non sans piperie, leurs sentiments. Il savait, lui, de quelle « forêt sensuelle » venaient « les prémices de son chant », mais répugnait à les préciser.

Charmes est aussi l’une des cimes du patrimoine lyrique universel. Tels y préfèrent le Cimetière marin, tels Narcisse, tels Aurore, ou Palme ou La Pythie, ou toute autre merveille ; par exemple, cette Ebauche d’un serpent, dont l’origine toute première est peut-être « l’insupportable vipère qui, parmi les dernières Fleurs du Mal, fait voir sa dent. Ces titres, aussitôt entendus, n’évoquent-ils pas désormais des poèmes si rares, une euphonie si soutenue, qu’on pourrait, si nous n’avions pas les vers de Racine, de La Fontaine, de Mallarmé, les dire incomparables ?

Paul Valéry garda toujours, pour la Jeune Parque, une préférence à laquelle se rattache un souvenir que je ne puis négliger et qu’il a conté ainsi : « Je sais un homme qui, soumis à une cruelle intervention chirurgicale, dont on ne pouvait lui épargner la souffrance par l’anesthésie, trouva quelque adoucissement ou plutôt quelque relais de ses forces et de sa patience, à se réciter, entre deux extrêmes de la douleur, un poème qu’il aimait. » Telle est la ressource de l’art, ajoutait l’auteur en se félicitant d’une Parque aussi bienfaisante. Je m’en voudrais de trop laisser escompter les vertus anesthésiantes des plus nobles alexandrins et je crois qu’à la ressource de l’art s’était ajoutée, ce jour-là, celle d’une exemplaire amitié dont l’avenir ne permettra sans doute pas l’anonymat.

Lorsque Paul Valéry eut publié sur l’architecture, sur la danse, ses deux grands dialogues, profonds comme des traités, beaux comme des hymnes, et donné les volumes, Variété, dont presque tous les sujets lui avaient été proposés — il a même dit commandés — on le sut aussi grand prosateur que grand poète. Certains esprits, et non des moindres, s’interrogèrent encore sur leurs préférences, les premiers choisissant les vers, les seconds la prose. D’autres, estimant le choix superflu, ou trop embarrassés par lui, se demandaient si pareilles délicatesses, délices et justesse d’intonation avaient été jamais atteintes en vers et en prose et si la merveilleuse histoire de notre littérature comportait beaucoup d’œuvres aussi prodigieusement pleines, lucides, nerveuses, nuancées et d’une élégance allant, avec moins de risque pour la distinction, jusqu’à la somptuosité ou au chatoiement.

Un bon moyen de savoir ce que l’enchanteur pensait de lui-même, en cours de route, est de l’écouter parler des plus grands hommes. N’était-il pas, avec Léonard de Vinci, celui qui songe toujours à l’univers et à la rigueur ; avec Descartes « l’artiste, incomparable dans le travail des matières les plus dures » ; avec Voltaire « le plus délié des humains, le plus prompt, le plus éveillé » et virtuose de la dissociation ? Avec Foch, celui dont la vitesse d’élocution cherche à ne pas retarder les étincelles de la pensée ? Je crois même, tant il avait de peine à se priver de soi, l’avoir reconnu dans le portrait assez attentif qu’il a fait d’un tigre royal qui lui fut présenté à Londres. Qu’est-ce à côté des incarnations variées (condor des Cordillères, jaguar des pampas, colibri des collines, etc.) où l’un de mes prédécesseurs a vu se glisser l’âme du poète du XIXe siècle qui tint solennellement à paraître le plus impersonnel et le plus absent de son œuvre ?

Malgré les apparences, Messieurs, il n’y avait en l’homme extraordinaire que fut Valéry, pas moins de modestie que de certitude : qu’il crût préférer à la gloire le simple progrès de son esprit et le détachement, ou qu’il prononçât ces mots moins énigmatiques qu’ils n’ont paru : « Et pour ta punition, tu feras de très belles choses ! » Ou encore qu’il s’en fût, dans un amphithéâtre de Sorbonne, où on le commentait, se familiariser avec son immortalité et penser sans doute, avec Mallarmé, qu’elle est, mieux » que le salut indifférent des foules à venir, le culte que renouvellent quelques jeunes gens au début de la vie ». Par des scintillements de haute sagesse ou d’inexorables éclairages projetés sur les vogues absurdes, nul n’a su capter, avec une concision plus précieuse, la saveur du vrai. Ce pur Méditerranéen formulait, légiférait avec un substantiel laconisme et une force de Latin ; il rêvait ou choyait les idées ou contait, avec une finesse et une volupté tout attiques.

Ceux qui semblent l’avoir lu le mieux, bien loin de lui imputer une intellectualité trop tendue, ont découvert, dans chaque page ou poème, et sous le masque presque transparent de la retenue, la vibration d’une tendresse profondément et pudiquement inspiratrice. N’a-t-il pas écrit un jour : « À l’extrême de toute pensée il y a un soupir » ?

Le cœur qui se célèbre, s’exhibe ou invite au larmoiement lui semblait, dans la littérature avoir trop servi. Sentimentalité et pornographie étaient pour lui sœurs jumelles. Toutefois, maintenant que l’on nous propose l’une et l’autre, à doses presque égales, la première reprend des avantages. N’est-ce pas dans la plus parnassienne de vos séances qu’un censeur imprévu, après avoir reproché à Lamartine son vague, à Victor Hugo son obscurité à Musset ses négligences, félicita la nouvelle école ou le temps nouveau d’avoir heureusement réduit le nombre des volumes de vers, où les amants bernés chantent, en sanglotant, leur emphatique déconvenue ? Paul Valéry avait tenu la promesse, qu’il s’était faite tôt, d’émouvoir le lecteur sans les attendrissements improvisés ou calculés et les sentences faciles de l’insincérité. Mais où chacun risquait de ne voir, par exemple, dans les pages d’Eupalinos, qu’un temple délicat tout à l’honneur de l’intelligence et de l’art, ne convenait-il pas de savoir retrouver avant tout l’évocation poétique d’une fille de Corinthe et la lumière d’un jour favorisé ?

* * *

Vous vous rappelez, Messieurs, votre charmant confrère, oublieux ou méprisant de sa grandeur, de sa renommée, aimant à passer inaperçu, gracieux sans caprice, courtois avec gaieté, moins incurieux des autres que tant d’éparse et presque égale gentillesse eût pu le faire croire, et, parfois, dans les groupes où sa discrétion ne pouvait l’éloigner, longtemps du centre, rêveur tout à coup et, ses clairs regards bleus brusquement envolés paraissant, clans une évasion sans insolence, accéder à quelque mystère et découvrir un monde où tout serait plus beau. D’autres fois, jouant sans conviction avec son monocle ou plus prestement avec sa cigarette, il décrivait sans se presser son habituelle lassitude, puis, reposé, adouci, sémillant et, fidèle ou non à son subtil aphorisme, « entre, deux mots choisir le moindre », savait, sans jamais fixer lui-même le sujet de la conversation ou la faire adroitement dévier, fleurir de vérités brillantes son sombre nihilisme ou, entre ses rires et ses sarcasmes, formuler l’essentiel sans paraître y toucher. Si la circonstance où on le surprenait semblait pesante ou comique, il en jugeait ainsi avant tout le monde, et, d’un clin d’œil diverti, sûr de sa solitude portative, prompt à s’esclaffer et ne doutant pas d’épargner à son Moi pur les contacts consentis par son moi dispersé, semblait dire à qui savait le saisir : « Si M. Teste me voyait ! »

Mais M. Teste, rencontré on sait où, ne le voyait plus guère que le matin et, pour les autres heures, l’abandonnait à son succès, à ses récréations, aux cérémonies et aux désœuvrements résignés. Aucune morgue ne compassait jamais le poète qu’une admiration, peu à peu devenue presque unanime, accablait assez souvent. Au contraire, bien convaincu que la dignité affichée et la mimique du sérieux sont ruses ou compensation morose des médiocres, il se revêtait, où qu’il fût, de fantaisie et se reposait, avec une foisonnante spontanéité, de ses heures aurorales. Peut-être, chez ce Français mi-Corse mi-Génois, par ses origines, une part de son sang inspirait-elle cette familiarité systématique, rapide, et cette insouciance apparente, dont il a fait, avec « le. pessimisme tout contredit d’activités », certain réalisme supérieur, de la profondeur et du secret, des caractères italiens assez expertement triés.

Sa distraction, pendant les compliments, n’était ni feinte, ni dédaigneuse ; mais il citait, avec assez de plaisir et de fréquence, les termes d’un testament fameux pour qu’on sût ce qu’il estimait être le format d’un éloge digne des meilleurs. Laissant en héritage à un seigneur de Padoue un panneau de Giotto, Pétrarque avait écrit : « De la beauté de cet ouvrage, les ignorants n’ont aucune sensation, mais les maîtres de l’art en sont émerveillés jusqu’à la stupeur. »

Ne vous paraît-il pas stupéfiant, Messieurs, que votre illustre ami ait été, comme malgré lui, tout ensemble, et à un degré presque inconnu, très grand poète, très grand prosateur et analyste profond ?

Il a dit assez de mal de la philosophie pour avoir philosophé et l’on ne saura que lorsque les trésors de ses cahiers inédits seront connus s’il s’est véritablement refusé à construire et proposer un système aussi valable pour d’autres que pour lui. Sur tant de sujets, il a déjà fait admirer des vues originales et larges, des formules parfaites. Peu d’auteurs dans l’avenir, seront autant invoqués. Il n’est que trop visiblement difficile de parler de lui en se gardant à la fois du refuge des citations et du détour des paraphrases.

Alléguer son excellence comme poète, prosateur, esthéticien, moraliste de l’esprit, ne serait pas assez le définir. Regardons-le, encore un instant, pour retarder son éloignement, dans quelques-unes de ses vivantes variations ou les surprises du primesaut.

Presque aussi familier avec chacun qu’avec soi-même, sans l’abrupte pertinence ou le maniérisme rituel utilisés par d’autres, il était moins désireux d’être seul que d’être unique, ou, plus simplement, dissemblable. Il se disait fort dégagé de son passé, mais à l’âge où il se montrait « sous les espèces brodées d’un membre de l’Institut », il se souvenait curieusement d’avoir vu remarquer, en classe de philosophie, l’une de ses dissertations... Son souci de la rigueur et d’une pensée libre fut sa fidélité indéfectible ; mais nul ne prisa davantage, non seulement dans le commerce quotidien, mais dans bien des moments de la recherche active, certaine légèreté et même frivolité ; il en faisait la seule qualité du penseur en Diderot et déplorait qu’elle manquât à tant de philosophes. « Ce couronnement railleur, avait dit Mallarmé, sans quoi tout serait vain ! » Paul Valéry oubliait ses dons exceptionnels pour ne vanter que son application, et dans le monde, cachait, derrière une espièglerie évasive ou un cynisme rieur, ses hautes aspirations.

Les plus sots des hommes, les plus ignorants lui semblaient avoir’ seuls un avis sur la plupart des problèmes politiques ; mais il écrivit, sur ces questions, sans assurance ou affichage de tendresse humaine, des pages qui ont fait sensation et dont le succès le .caressa... L’incroyant se faisait parfois impie, allant jusqu’à des apostrophes un peu romantiques et faisant au diable la part bien belle ; mais il se plaisait à remarquer qu’au temps des Lettres persanes, quand les arrière-grand’mères de celles qui sourirent à la Jeune Parque s’intéressaient à la philosophie et aux différentielles naissantes, il restât encore de la religion... Nul n’a plus affirmé .et mieux illustré le droit de sévérité de l’intelligence et de la raison sur la poésie, et dénoncé les boursouflures, niaiseries ou lamentations frelatées dont celle-ci se contente assez souvent et avec lesquelles il lui arrive facilement de contenter. Il a désigné, dans une lettre, les huit ou dix vers « les plus parfaits » qu’il ait écrits, et noté, avec une désinvolture presque ingrate, qu’ils sont vides d’idées. À le croire, ils constituent le meilleur exemple de ce qu’il avait nommé poésie pure, au temps d’un célèbre dialogue où les deux académiciens, dans l’aisance de leur débat, leur confraternité éprouvée et le bonheur d’une audience élargie, oublièrent de rendre à Sainte-Beuve et Baudelaire la paternité de leur définition un peu provocante, mais ancienne. Ces vers particulièrement chers à l’auteur sont dans un fragment du Narcisse. Ineffablement beaux en effet ! Pour redoubler la délectation de ceux de ses admirateurs qui savent se les répéter, mais ignoreraient à leur sujet le jugement valéryen, je me permets de rappeler leur début :

O douceur de survivre à la force du jour
Quand elle se retire enfin rose d’amour
Encore un, peu brûlante et lasse mais comblée...

Cent autres exemples de la vive mobilité de l’un des grands esprits de notre temps pourraient être encore réunis en vue de bien d’autres éloges imaginables. Variété, comme il fallait s’y attendre, était, pour plusieurs raisons un titre ingénieusement choisi.

 

Mon dessein, Messieurs, ne pouvait être d’inventorier une œuvre tout entière impérissable et d’évaluer un destin si récent et à jamais inachevé. Quelques-uns d’entre vous s’y sont appliqués avec le meilleur de leur talent et les commentateurs futurs, dans le haut univers des lettres, ne lui manqueront pas. Transmettons-leur comme une des belles définitions d’aujourd’hui, celle qu’il accepta de l’insigne Alain : « Valéry est notre Lucrèce, neuf, serré, éclatant, sauvage. »

Devant le public le mieux informé de la beauté et de l’éternité de son œuvre, il eût été impertinent d’assembler des gloses. Je ne voulais que, faire revivre celui dont un grand deuil de la nation fut le linceul de pourpre : ascétique, dédaigneux ou frondeur avant son éblouissante supériorité, et puis, la célébrité survenue, simple comme le sont les hommes de génie. Qui sait d’autre part si tant de rigueur spirituelle, pendant un demi-siècle, de Teste à Faust et de Narcisse à l’Ange, ne fut pas l’indispensable protection d’une émotivité révélée dans un petit drame à vingt ans et restée toujours trop oppressive ?

Il vous retrouvait le jeudi, Messieurs, avec un grand plaisir, parlait volontiers de vos : réunions et j’ai toujours pensé .qu’il songeait à vous lorsqu’il avouait que « la gaieté des hommes doctes et l’enjouement des esprits profonds lui procuraient les plus agréables moments du monde ». Vous vous souvenez peut-être de ce qui lui arriva, un jour qu’il vous rejoignait, après dé brûlantes heures données à des alexandrins rebelles. Il s’arrêta, pendant quelques instants, sur l’un des quais de la Seine, l’esprit obsédé de rythmes et de mots, devant une vitrine où se trouvait exposée toute une page de vers imprimés en beaux caractères. Il se crut devant l’ébauche qu’il venait de laisser chez lui et, s’attaquant hardiment au texte affiché, continua les essais de substitutions et de corrections dont il était encore très occupé. Mais le texte ne se laissait nullement modifier. Défendue par les soins de son auteur, Phèdre, car c’était elle, résistait à Valéry. Il n’avait pas fallu moins que Racine.

 

Dans cette vue brève de celui de vos confrères qui nous manque tant, j’ai veillé à n’utiliser que les confidences écrites qu’on lui doit. C’était d’abord le croire moins absent. Son extrême pudeur et son refus ombrageux de tout pathétisme engageaient aussi à ne pas laisser ma respectueuse amitié, une admiration de trente ans la chance de mille rencontres, le souvenir auguste de ses semaines crépusculaires, la hantise de ses saisissables regards vers la mort faire trop paraître leur émotion.

Il me semblait, en me préparant à cette pieuse séance, deviner ses recommandations et l’entendre une fois de plus s’élever contre les scoliastes. Pour ajouter à l’éloge ce qu’il conseillait ici de n’y jamais omettre de solennelle justice, je me permettrai même de terminer par un regret.

Pourquoi, si ce n’est de l’avoir beaucoup aimé, Valéry a-t-il si souvent et si vivement pris Pascal à partie et lui a-t-il reproché, avec sévérité, d’avoir préféré aux mathématiques la philosophie, au moment où la gloire du calcul de l’infini pouvait échoir à notre pays Aider les hommes à chercher remède au désespoir exige bien d’autres choses que des équations. Plus la science s’ingénie à nous enorgueillir, en effet, plus elle effraie, menace et se montre docile aux pires complots. Longtemps encore, le mouvement de Pascal vers le pauvre cœur humain et contre l’orgueilleuse raison ne cessera d’être estimé l’un des essors pacifiant et purifiants de l’intelligence. Mais quelques mots de Racine, sur « la vivacité merveilleuse », « l’application continuelle aux choses les plus relevées », « l’éclat prodigieux » de son contemporain, conviennent si exactement au nôtre qu’ils autorisent à terminer ces pages par la médiation la moins impropre à satisfaire l’oreille et le cœur de Paul Valéry et par la tentation de ce rapprochement malaisé entre deux hommes dignes l’un de l’autre et dont le prestige importe au noble équilibre de l’esprit et à l’honneur en péril du monde.