Réponse au discours de réception de René Huyghe

Le 22 avril 1961

Émile HENRIOT

     Monsieur,

     L’homme dont vous venez de faire un si juste et brillant éloge, malgré sa capacité de traiter de tout, n’a pas eu l’occasion de parler longuement de vos livres – la critique d’art dans nos journaux, étant distincte de la critique littéraire et dramatique. Je suis heureux que la barrière absurde ait été levée, pour me permettre aujourd’hui de vous accueillir parmi nous, dans ce lieu inusuel mais impressionnant tout de même, où il suffit d’imaginer une coupole au-dessus de nous pour que le plaisir soit complet. – Ai-je le droit, sans trahir le secret du vote (même intentionnel) de vous dire que notre regretté ami Robert Kemp aurait, Monsieur, voté pour vous ? Je vous en apporte le témoignage que beaucoup pourraient confirmer, car dans nos entretiens de loin préalables à nos élections, quand nous envisagions l’avenir, bien souvent Robert Kemp, avec la chaleur que vous lui connaissiez a dit à moi ou devant moi : « Bien sûr, il faut que René Huyghe soit de l’Académie, nous devons l’avoir avec nous. » Vous en êtes, maintenant, Monsieur. Et j’ai plaisir à vous faire savoir que moralement vous avez eu à votre élection une voix de plus que vous ne pensiez, celle de notre confrère à qui vous succédez.

     Je disais : une barrière absurde, celle qui dans nos jugements compartimente les travaux de la critique d’art, de la critique littéraire, car dans le critique et l’historien et l’esthéticien que vous êtes, c’est l’écrivain, en vous, à qui sont allés nos suffrages. C’est l’homme à idées que nous admirons, et si abondantes, si nombreuses, que si vous n’étiez pas historien d’art, c’est un historien tout court, c’est un psychologue ou un philosophe qui pourrait ici, à ma place, essayer de vous définir, de dire qui vous êtes, au milieu de ce croisement d’idées et ce tourbillon de connaissances dont votre constante application, depuis tant d’années, est de réussir en humaniste la synthèse. Elle a pour centre d’attraction ou pour aimant – au point où se forment, se rassemblent, se succèdent les civilisations – l’homme et la connaissance de l’homme à travers ce qu’il a fait de mieux quand il a, comme vous, voué sa vie à chercher le beau et à le créer à travers lui.

     Ce serait trop simple de dire que votre nom seul impliquait l’atavisme qui vous commande. Homme du Nord, né à Arras, le nom du nord que vous portez semblerait être une prédestination. De la même souche qui a fait Huyghens, Hugo, Hugues, ou Huon, Huyghe vient d’une racine nordique qui veut dire esprit, intellect ; et de votre lignée paternelle qui était d’Hazebrouck, votre grand-mère s’appelait De Clerck, qui tout bonnement en flamand signifie clerc, le clerc. Vous ne démentez pas ces deux origines et vous y avez ajouté pour les justifier. Votre père était journaliste ; votre grand-père professeur. Le grand professeur que vous êtes au Collège de France a d’abord été un très bon élève dans ses petites classes. Elles vous ont tout naturellement préparé à devenir lauréat en grec et en philosophie au concours général. Mais vous n’avez pas attendu l’âge de vous y présenter pour témoigner déjà d’heureuses qualités d’expert. Enfant, vous avez décidé de votre avenir sur une première expertise que, pour une raison personnelle, je suis fondé à croire mémorable. À six ou sept ans, vous aviez déjà un tel goût des images et une telle curiosité de ceux qui les font, que regardant votre père feuilleter des journaux illustrés, vous lui demandiez de vous en montrer les dessins en en cachant de sa main les signatures – et au milieu des Albert Guillaume, des Abel Faivre et des Gerbault du temps, vous reconnaissiez tout de suite, m’avez-vous dit, ceux de certain dessinateur qui me tient au cœur de très près. Mais vous ne me l’avez appris qu’une fois élu, et comme j’avais voté pour vous d’une façon bien désintéressée, on ne peut pas penser que vous ayez acquis ma voix par une insidieuse flatterie. De toute façon j’étais prédestiné, moi aussi, à vous recevoir. À mon tour de vous reconnaître.

     À vingt et un ans vous sortiez de l’École du Louvre, muni de toutes sortes de diplômes, pour entrer aussitôt au Louvre même, chargé de mission. Vous deviez pendant plus de trente ans être attaché à ce grand Musée où votre amour de la peinture vous a fait nommer conservateur adjoint de ce département à vingt-quatre ans, et conservateur en chef six années plus tard ; où vos qualités d’ordre, de méthode et votre autorité vous ont moins plaisamment sans doute mêlé à beaucoup de soucis d’administration. Vous avez pris votre part initiatrice et prépondérante dans les aménagements qui ont procédé et procèdent encore à la nouvelle disposition de la grande Galerie au bord de l’eau, dont le seul inconvénient me paraît être un parquet un peu trop bien entretenu et si glissant qu’on y a toujours l’impression de regarder des tableaux en marchant sur une patinoire. J’aurais seulement un regret à émettre sur la suppression du Salon Carré, mais je ne pousserai pas l’indiscrétion jusqu’à vous demander en public si vous n’en avez pas été un peu responsable, et de l’éparpillement de ce trésor central. Vous auriez une trop bonne réponse à me faire en excipant des lois exigeantes de la muséographie moderne, qui veut que les Musées de nos jours soient des lieux d’études et de science, plus que des locaux d’agrément où exposer seulement de la peinture pour le plaisir des visiteurs en raison de la célébrité des œuvres rassemblées. Vous auriez raison, je n’insiste pas. Laissez-moi seulement nous féliciter avec vous, que vous ayez quitté l’administration avant que l’on ait vu sortir de France, avec toutes les autorisations d’exporter – malgré votre légitime opposition et vos avis les plus formels – le plus beau connu des tableaux de Georges de Latour, passé depuis en Amérique avec un profit scandaleux, au détriment de notre patrimoine national. On est heureux, Monsieur, qu’une voix au moins se soit élevée contre une telle opération, et que cette voix ait été la vôtre.

     Revenons, Monsieur, à la beauté qui ne se chiffre pas, mais qui se déchiffre, avec de bons yeux. C’est revenir à vos ouvrages, au travail passionné de toute votre vie ; aux expositions que vous avez organisées, à vos courses à travers le monde à la recherche de tel chef-d’œuvre à retrouver, à identifier ; à vos enseignements ; d’abord à l’École du Louvre, aujourd’hui au Collège de France ; à vos conférences admirables une fois qu’on vous a entendu et vu sans un papier entre les mains, improviser vos leçons nourries et éloquentes, et tirer de votre seul fond ce qu’il y a lieu de faire savoir pour connaître, pour aimer et pour admirer. Vous parlez sans papier, sans notes. Je vous ai vu l’an dernier, au Centre Méditerranéen de Nice, où vous avez été éblouissant, sur le sujet de Léonard de Vinci et de Paul Valéry. Et vous écoutant, j’étais consterné à l’idée que vos vues si originales et si belles, naissant à nos oreilles et sous nos yeux, ne fussent menacées, flatus vocis, de s’évaporer comme le souffle d’une voix. Par bonheur vos livres sont là, solides, importants, variés et bien établis, qui assurent vos idées d’un public durable. Ils sont éminemment instructifs, et c’est une joie de vous suivre à travers eux dans vos raisonnements et parmi les images dont vous accompagniez vos pensées, vos trouvailles, vos explications.

     Vous n’êtes certes pas le premier à avoir écrit sur l’art. Vous avez des prédécesseurs et des pairs. Ceux-là s’appelaient l’abbé Dubos, Diderot, Stendhal, Delacroix, Baudelaire, Théophile Gautier, Fromentin, Taine, Charles Blanc, Silvestre, Chennevière ; ceux-là, d’hier ou d’aujourd’hui, André Michel ou Paul Léon, Focillon, Élie Faure, Hautecœur, et vos devanciers dans notre compagnie, Émile Male et Louis Gillet, et d’autre part André Malraux, dont par des itinéraires différents vous avez rejoint, tantôt d’accord, tantôt divergent, mais toujours en même prise directe sur le fond, les considérables ouvrages de rapprochements, le Musée imaginaire et ces Voix du Silence auxquelles correspond si bien, dans son titre même, votre Dialogue avec le visible. Malgré cette bibliographie abondante, et, de nos jours, l’heureuse prolifération, en librairie, du livre d’art, je ne pense pas retarder beaucoup, en ouvrant ici une parenthèse qui sans m’écarter trop longtemps vous sera bientôt favorable, quand vous sera fait un mérite d’avoir justement pallié, pour votre part, à la regrettable carence que l’on doit ici dénoncer.

     On nous apprend beaucoup de choses à l’école et dans les lycées. Mais pendant longtemps, personne ne nous a appris à regarder. Devant toute chose, objet, visage, événement, forme sculptée ou toile peinte, et tout le détail de l’immense univers, devant nous, nous croyons voir et avoir vu. Mais c’est regarder, justement, et d’abord, qu’il faudrait savoir : avec attention et application, avec discernement, esprit d’analyse et présence de toutes nos disponibilités spirituelles mobilisées par le regard, pouvoir qui se conquiert. Voir et avoir vu, c’est-à-dire posséder, vient ensuite ; c’est opération de l’esprit. Que d’enfants menés au Musée, mis en présence d’une œuvre célèbre, facile à investir dans son ensemble, du regard : l’enfant reconnaît et admire, de confiance, s’étonne ou s’amuse d’un détail, ou de l’anecdote aperçue, qui fait le sujet du tableau. Si on demande au jeune spectateur de fermer les yeux et de dire ce qu’il vient de voir, il y a tout à parier qu’il ne pourra rien que se taire ; l’obscurité s’est faite sous ses paupières retombées sur l’image vague et confuse qui lui reste du Sacre, des Noces de Cana, ou du Naufrage de la Méduse. Et nous-mêmes, qui de nous, sans une particulière préparation, sortirait vainqueur de l’épreuve et pourrait rapporter, les yeux clos, ce qui un instant d’avant venait de le ravir et de l’émouvoir ? Je défie qui l’aura dix fois regardée de dire au pied levé la couleur des lèvres et des yeux de la Joconde, et la nuance de ses cheveux, et comment ses mains s’entrecroisent ; de dire combien il y a de personnages dans le Sacre, et de morts ou de survivants sur le Radeau de Géricault. Cela n’est pour confondre personne. Ce que je dis, à moi grand amateur de toile peinte, et pour qui la peinture est ma musique, est d’expérience personnelle. Je me souviens des Lances de Velasquez, un des chefs-d’œuvre du Prado. Je venais de le voir pour la première fois. J’étais resté longtemps devant cet enchevêtrement magistral de formes, cette richesse, cette composition, cette variété de couleurs, ce détail et ce mouvement, et le drame qui était représenté par cette troupe rassemblée. Je fermai les yeux pour me demander ce que ma mémoire en avait retenu – ce fut pour m’apercevoir que je n’en avais perçu que le sujet ; la reddition de Breda, dont le vaincu, Julien de Nassau, venait en s’inclinant se soumettre au vainqueur Spinola ; et celui-ci s’avançait les mains tendues vers l’adversaire de la veille. Il donnait l’image admirable d’un vainqueur qui pouvait être généreux. Et comme c’était en 1941, pendant les douleurs de l’occupation, cette idée incroyable d’un vainqueur généreux, que Vélasquez avait dans l’esprit, c’était tout ce qui d’abord m’avait frappé, de ce tableau splendide et rutilant. Mais il m’a fallu revenir pour regarder différemment l’œuvre admirable, et admirer de plus ce qui, formes, couleurs, détails, masses, groupes, accessoires, visages, armes, chevaux, lances levées et entrecroisées, picturalement le composait. Et cela n’était rien encore, si de surcroît l’essentiel n’avait pas été aussi découvert : ce que le créateur et le magicien Velasquez avait en tête quand il agençait, humainement, ce tableau immense. – Monsieur, je ne vous apprends rien, vous savez ces choses mieux que moi. Mais j’éprouve de la gratitude à les exprimer devant vous, qui vous êtes donné pour mission très généreuse de nous enseigner ainsi à regarder.

     Personne ne nous l’avait appris. C’est une acquisition moderne et qui procure, une fois faite, beaucoup de joies. Avant le XVIIIe, aucun de nos grands écrivains classiques ne semble s’être intéressé à l’art, ou n’en a parlé, comme si l’art d’écrire, l’art de peindre, la beauté d’un poème ou d’une tragédie, la beauté d’une cathédrale ou d’un palais étaient entre eux et elles séparées de cloisons étanches, et leurs créateurs si profondément différenciés qu’ils ne pussent communiquer de l’un à l’autre. Montaigne devait bien avoir accroché quelques portraits de famille dans sa librairie ; mais toujours si disert en fait de livres et de citations de choses lues, il n’a signalé à notre curiosité aucun d’entre eux, et dans son Voyage d’Italie où pourtant il s’est intéressé aux mœurs de cette ville singulière, et jusqu’aux belles courtisanes rencontrées, il n’a rien dit, à Venise même, des chefs-d’œuvre sculptés ou peints qu’il y a vus, qui étaient déjà classés, reconnus, et que sans doute on lui a montrés. À peine s’il nomme Michel-Ange, mais à titre de curiosité, comme une gloire du lieu. Descartes s’est fait peindre souvent, mais il ne parle d’aucun de ses peintres. Racine au commencement de sa renommée et Rembrandt au faîte de la sienne ont vécu dans le même temps, mais comme s’ils habitaient dans des planètes différentes, s’ignorant l’un l’autre. Racine a dû voir, enfant ou jeune homme Philippe de Champagne à Port-Royal. Il ne le nomme point. Le seul Molière, dans son poème sur la Gloire du Val-de-Grâce, a décrit la coupole du peintre Mignard, son ami, mais d’une façon trop didactique. Cette non présence du génie en face du génie, pourrait-elle être un peu compensée par quelques exceptions mineures ? Nous savons que le farceur Scarron aimait assez personnellement la peinture pour désirer d’en avoir chez lui, et il assommera Poussin de ses insistances jusqu’à tant qu’à son corps défendant, Poussin qui n’aimait nullement le « bourlesque » finît par lui céder son Ravissement de saint Paul qui figure aujourd’hui au Louvre. M. de Scudéry, Monsieur, n’a pas laissé une bonne réputation dans notre Compagnie, dont il fut. Ses Observations sur le Cid sont d’une sottise pitoyable et d’une effronterie sans mesure. Il voulait écraser Corneille. Cependant il convient de lui être un peu indulgent en raison de la galerie de tableaux qu’il s’était formée, et de la façon bienveillante dont il a parlé de Callot : jusque dans ses plus petits personnages, il reconnaissait de la grandeur.

     Sans être injuste pour l’abbé de Marolles, bon catalogueur, pour le comte de Caylus, fureteur avisé, et pour cet abbé Dubos dont vous avez tout à l’heure, Monsieur, tenté le nécessaire sauvetage pour le tirer de l’oubli où il est tombé, il faut bien dire que Diderot, – au risque de s’attendrir sur Greuze et de proclamer qu’il donnerait dix Watteau pour un Téniers, – Diderot sera le premier écrivain qui s’intéressera à la peinture, à la rechercher, à la regarder en connaisseur et en amateur curieux de cet autre moyen d’exprimer, et de la manière dont c’est fait. Premier aussi à en écrire dans les comptes rendus de ses Salons et dans son livre de la Peinture. Connaisseurs experts, Théophile Gautier qui avait voulu comme vous être peintre, et Baudelaire qui dessinait bien, parlant de l’art, y découvriront un langage. Vous faites avec raison un grand cas du commentateur pénétrant que fut, dans ses Phares comme dans ses Curiosités esthétiques et son Art romantique, le poète des Fleurs du Mal. Autant que de ce qu’il a lui-même trouvé, vous lui savez un gré infini de son admiration pour Delacroix, votre grand homme et l’un de vos dieux. Vous lui avez consacré des pages aussi belles de chaleur que d’intelligence, dans votre livre l’Art et l’Âme ; et nous le retrouverons tout à l’heure. Vous mettez le peintre très haut, comme il le mérite, mais vous placez plus haut encore le penseur et le grand esprit qu’il était et l’initiateur, dites-vous, en n’acceptant pas que l’on donne Delacroix pour le précurseur des seuls impressionnistes. Vous le voyez avoir déterminé tout l’art moderne, et jusqu’aux destructions cruelles dont sa naissance s’accompagne, du fait de ce langage nouveau que Baudelaire et lui ont vu dans l’art, désormais tendu à exprimer tout. C’est là un de vos thèmes les plus chers. L’autre, étant la part faite dans l’esprit moderne à l’art considéré dans son universalité. Il n’y a guère plus d’un siècle que cette vue, dépassant le cercle des collectionneurs et des amateurs, a été admise. Et encore quelques-unes de ces acquisitions et reconnaissances sont-elles récentes. La découverte de l’art des steppes date de trente ou quarante ans. La valeur esthétique de l’art nègre était ignorée en 1900, et dans la préface de son Univers de formes, André Malraux a pu noter, à propos de l’immense apport des Trésors de Sumer, que « si Delacroix – il y a cent ans, – avait pu regarder ces œuvres, Delacroix ne les aurait pas vues ». Ce fut la généreuse originalité de Malraux d’avoir embrassé du même regard, d’avoir intégré au même titre dans son Musée imaginaire, du plus pur chef-d’œuvre d’Athènes ou de Moissac au plus hirsute fétiche polynésien, toutes les expressions plastiques du langage premier de la communication humaine, émises sous toutes les latitudes et dans tous les temps.

     Vous avez rejoint par votre itinéraire propre, depuis longtemps suivi, cette grande vue nouvelle de l’art et vous en avez tiré le parti le plus saisissant pour la préparation de votre vaste ouvrage, l’Art et l’Homme. Vous avez pratiqué aussi des tout premiers la méthode synoptique de juxtaposition des œuvres les plus éloignées et qui rapprochées, permettent d’atteindre partout l’homme dans son unité démontrée par ses dissemblables parallèles et ses constantes ressemblances. Il me souvient encore d’une importante exposition de l’art français organisée à Londres, à Burlington House, en 1932, dont, très jeune encore, vous aviez reçu de Raymond Koechlin la mission d’assurer le dispositif et le placement. Les plus belles toiles, prêtées par les Musées, venues de France et de collections étrangères, étaient là. Si notre confrère et ami Jean-Louis Vaudoyer se trouvait parmi nous pour vous recevoir, – car c’est lui qui vous eût reçu, cela ne fait pas de doute, des droits de la compétence et de l’amitié – il rappellerait l’exemple de ce beau travail que nous vous avons, quelques amis, vu accomplir sous nos yeux, jusqu’à la veille au soir du vernissage : la mise en place, les rapprochements, les contrastes et les parentés, indéniables, obtenues par vos audacieux accrochages. Vous avez de la suite dans les idées, Monsieur, et elles vous viennent toujours de loin quand elles sont bonnes. Lors de cette Exposition de Londres, vous aviez déjà cette pensée et cette certitude en tète que l’art est un, pour exprimer l’homme permanent dans les plus diverses des formes.

     Dans votre Dialogue avec le visible, vous vous êtes efforcé de remonter aux sources. Dès qu’il y a des hommes, aux confins de la préhistoire, et qu’ils ont apparu aux yeux d’un Teilhard de Chardin ou d’un abbé Breuil autrement qu’à l’état de débris osseux, sous la forme d’un crâne ébréché, fracturé ou traversé encore d’une flèche de silex, c’est dans les peintures rupestres de Lascaux ou d’Altamira dont nous savons seulement qu’elles ont été tracées de la main d’un homme pensant il y a trente ou cinquante mille ans, où il reproduisait les signes et les formes de la vie sur les parois d’une caverne. Quel sens donner à ces bisons, à ces gazelles, à ces taureaux, à ces scènes de chasse, à ces galopades d’archers ? Intention magique ou religieuse, ou prescription pour les écoles de tir à l’arc ou de lancer de javelot devant la bête se découpant comme une cible, ainsi que le graffito la fait distinguer ? Les spécialistes ont leurs vues là-dessus, et leurs conjectures à travers les millénaires ne les ont pas encore amenés à proposer une idée exacte et décisive de ces mystères. Une chose est certaine cependant devant ces gravures et ces coloriages rupestres : c’est que dans tel dessein, dans telle intention encore ignorés, un art est né, qui implique un don d’observation, un style et une technique d’une sûreté déjà merveilleuse ; laquelle sous-entend aussi bien un long perfectionnement hérité, une transmission continue de secrets lentement appris. Les extraordinaires Vénus aurignaciennes dans leur étrange stylisation sont déjà un produit multiséculaire. Si haut qu’on remonte dans tous les arts, en Grèce, en Égypte, en Asie, comme dans les grottes, chaque fois que l’on croit se trouver devant quelque chose qui commence, il faut s’aviser que ce prestigieux commencement n’est qu’une suite de prédécessions infinies qui n’ont pas laissé de témoins. Tout ce que l’esprit le plus aventureux peut faire, c’est de constater des constantes, les plus honorables pour l’humanité. Vous vous êtes, Monsieur, appliqué à en indiquer quelques-unes, pour les rattacher à ce qui va suivre et qui a suivi jusqu’à nous. Tout se tient dans l’histoire de l’homme, et dans l’art, qui est témoin de cette histoire.

     L’origine très ancienne de l’art abstrait, qui refleurit avec tant de vigueur de nos jours. Il a toujours existé, sans que l’on puisse dire à quoi correspondent ces figures, ces assemblages de points, de lignes, de cercles, de losanges, chargés peut-être d’un sens mystique ; peut-être seulement décoratifs ; propres aussi, comme le monotone dévidement d’un chapelet entre les doigts, à détourner l’esprit sous la conduite du regard sollicité par cet enchevêtrement dédalien dans une contemplation sans fin hors de toute ressemblance immédiate aux choses de la vie. C’était probablement l’intention des religieux qui réprouvaient la représentation des formes humaines et des visages. Les Pères de l’Église, n’aimaient pas ces figurations de la créature, dont la curiosité terrestre pouvait détourner de la foi ; et Pascal, dans son temps, s’étonnera que nous admirions la reproduction peinte de figures dont nous n’admirons pas les originaux. De cette pareille interdiction le Coran a fait une loi à ses fidèles. Il va de soi que nos peintres et sculpteurs abstraits d’aujourd’hui obéissent à d’autres tabous, en fonction desquels l’auteur du Dialogue avec le visible a très bien fait tourner toute une partie essentielle de son livre, où il traitait de l’art et du réalisme.

     L’art est expression de la vie. Taine voulait qu’il fût conditionné et déterminé par l’époque et par le milieu. Ce n’est exact que dans la mesure où l’art reflète son temps. Il faut derrière Titien, Tintoret, Véronèse, supposer le XVIe siècle et Venise, comme il faut, autour de Courbet, Baudelaire, Zola et le Second Empire. À l’occasion de Mallarmé, je regardais un jour l’œuvre de Manet en feuilletant le bel album que lui ont consacré M. Jean-Louis Vaudoyer et Mme Agathe Rouart-Valéry, et je me faisais – sans idée d’article ! – un bonheur de ces images où une vie encore si près de nous, si près de la vie de nos parents et en même temps déjà si lointaine, éclate avec tant de force, de présence et de vérité. Mais je pensais aussi qu’à la même époque, aux mêmes dates, d’autres peintres, Meissonnier, Cabanel, Detaille, Bouguereau, Carolus Duran, s’étaient flattés aussi de représenter le réel, à un bouton de guêtre, à un gant, à une perle près, et que leur échec, sur le plan de l’art, est complet. La stricte vérité rendue n’est donc pas l’essentiel du réalisme, et du naturalisme non plus, qui le suit. Il faut qu’il y ait autre chose. Parmi les reproductions si parlantes de votre livre, vous en avez, Monsieur, en bon critique, donné une des plus représentatives à cet égard. Elle figure, peinte par un certain Jules Garnier, une scène de mœurs 1880, intitulée Flagrant délit, et l’on y voit les choses comme elles se sont passées, dans la réalité très médiocre : la chambre, une chaise renversée, une femme nue qui pleure auprès du placard où le commissaire de police et le mari, bras croisés, chapeau de forme en tête, viennent de la découvrir, l’amant surpris en caleçon, gesticulant entre deux agents qui le maintiennent. C’est exact, c’est photographique et d’une platitude absolue dans la minutie du détail. Pourquoi ? C’est qu’il y a le réel, en bas ; et le vrai supérieur, en haut ; et dans l’intervalle l’absence ou la présence du peintre, capable de surajouter à ce qu’il avait sous les yeux, ou impuissant à peindre autre chose que ce qu’il voyait ou imaginait bassement. Le peintre du Flagrant délit est absent de son anecdote ; nous ne pouvons à travers elle et sa peinture être un instant curieux de lui, qui fut curieux de cette affreuse médiocrité à traduire d’un pinceau médiocre. – Mais derrière les femmes du Balcon ou les bouteilles scintillantes comme des pierreries, du Bar des Folies Bergère, il y a Manet, dont la pensée, datée, et déjà, partant, prestigieuse, occupe la pensée de qui veut regarder ces toiles, comme il y a Courbet tout entier dans sa grappe de raisins bleus, ou Corot dans une esquisse d’arbre en trois traits de crayon ; comme il y a Van Gogh et son pathétique tout entier dans son hallucinante chaise de paille et de bois brut, ou dans sa sinistre paire de godillots.

     Vous avez, Monsieur, l’habitude de regarder avec attention et séparément des choses encadrées ou placées sous vitrine ; vous savez aussi bien vous reculer et fermer les yeux pour réfléchir et penser l’ensemble. Vous direz très bien le péché du XIXe siècle et le péché de celui-ci.

     L’erreur du siècle dernier a été cet abus du réalisme réduit à la considération seule du sujet, de l’anecdote, et à la vignette agrandie. Le tableau racontait une histoire, celle de l’excommunié resté seul dans son palais vide, une torche éteinte à ses pieds, ou des piou-pious en manœuvre, dormant autour du drapeau, et dans leurs rêves ils voyaient défiler au-dessus d’eux les fastes de l’armée française ; ou bien un monsieur en habit noir penché sur la bouche d’une dame alanguie dans un canapé, laquelle scène aurait évidemment pour suite le Flagrant délit, déjà cité. Voilà le réalisme haïssable, qui a justifié chez les nouveaux venus la haine du sujet. Elle est compréhensible quand le sujet est bas, inutile, faux ou indigne d’être éternisé. Mais il y a de grands, de beaux thèmes, dignes d’évocation, où la valeur dramatique, ou poétique, ou symbolique, de l’anecdote pittoresque mise en scène ajoute à l’intérêt purement pictural du tableau. L’atrocité de la tuerie dans la tragique page de Goya sur les fusillades du 2 Mai inspire le génie de Goya ; elle le montre hors de lui, furieux, horrifié, vengeur. La Mort du Téméraire, de Delacroix, est aussi un tableau d’histoire, et Delacroix n’avait pas été là pour l’enregistrer ; c’est son imagination qui a tout fait, à travers les savantes et ardentes recherches de composition attestées par deux états du tableau et ses nombreux croquis préparatoires. Je voudrais qu’on lise, Monsieur, dans votre livre, le chapitre que vous avez écrit à ce propos ; très remarquable pour faire comprendre l’effort de l’artiste et son pouvoir d’invention quant à la réalisation d’un de ses chefs-d’œuvre. On aimerait savoir, par parenthèse, quel peintre de nos jours serait capable d’une telle entreprise, d’une telle description de grouillement, d’un tel mouvement. Et d’ailleurs, aussi bien, quel de nos jeunes écrivains serait assez membré et doué de hauteur de vue pour nous donner l’équivalent du Waterloo d’Hugo dans les Misérables, ou du Borodino de Tolstoï dans Guerre et Paix. Mais je complique, évidemment, car c’est demander des chefs-d’œuvre.

     Sur le réalisme en peinture et les arrangements très légitimes qu’il suscite, vous avez proposé aussi un autre bon exemple : les deux états du célèbre Pont de Narni, de Corot : le premier, prise de vue directe, sur le motif, parfait modèle de sincérité, de sensibilité immédiate ; le second, repris à l’atelier, équilibré, perfectionné par l’adjonction d’un bouquet d’arbres, d’une route se bifurquant sur la gauche. Deux chefs-d’œuvre, l’un en train de se faire, l’autre fait ; dans les deux, Corot présent et triomphant.

     Vous avez, Monsieur, assez souvent traité un thème fort important. Dans ce monde nouveau de l’image qui nous parle à l’esprit sans le secours des mots, on pourrait craindre une désintellectualisation de l’art : après la « civilisation du livre », l’avènement d’une « civilisation de l’image », avez-vous dit ; où le seul contact visuel suffirait à suggérer la chose à représenter sans le passage par l’idée.

     Transposez cela sur le plan littéraire, et voyez l’appauvrissement qui s’ensuivrait. Il suffira d’écrire le mot naufrage sur une feuille blanche, et vous vous figureriez un naufrage ; colère, et vous imagineriez un être en colère. Et le mot amour, par exemple ; mais celui-là une feuille blanche toute seule n’y suffirait pas. Bien sûr, que le mot seul serait parlant, mais court et désastreusement enfantin. Et bien souvent, ce l’est déjà : une mandoline zigzagante, une pauvre nudité réduite à un puzzle avant le rassemblement de ses morceaux. Le sujet, le thème ainsi diminué, l’art cependant peut continuer à parler à ses écoutants prévenus. Ce n’est plus ce qui est peint qui importe, c’est la façon dont cela est peint. Les moyens dont la peinture disposait, à des fins de représentations et d’effets, sont devenus sa propre fin et son sujet essentiel : la touche, le coup de pinceau, la sonorité de la couleur, la pâte onctueuse, épaisse, ou sa transparence, en glacis légers. Ce langage matériel suffit à plaire, à envoûter même. Il y a une gourmandise à cela, qui réduit la peinture à un « fait peinture » dont les spécialistes se délectent, de façon abstraite, l’imagination atrophiée. Se délectent. C’était déjà le mot de Poussin : « La peinture est délectation. »

     Le visible alors, dont l’art supposait un dialogue avec le spectateur, n’est plus que le moyen de reproduction de ce qui était à voir et qu’on n’a pas représenté. Autant admirer un miroir et l’admirer pour la matière de son mercure ou de son tain, sans souci de ce qu’il pourrait réfléchir. J’exprime seulement une crainte, mais nous sommes d’accord, je le sais, car vous observez avec raison qu’on ne demande rien de plus à la musique, laquelle exprime avec ses moyens propres de sonorité et de mesure un langage qui ne correspond qu’à lui-même et qui, comme tel, suffit à nous divertir, nous bercer, nous alanguir ou nous émouvoir, à nous communiquer son âme. Mais la musique s’écoute en fermant les yeux : tout se passe à l’intérieur.

     L’œil écoute, a dit Paul Claudel, qui, tout idéaliste et visionnaire qu’il était, ses visions ne l’empêchaient pas, terrestrement de regarder. Devant le monde muet en apparence de la peinture et des objets, nous regardons, et quelqu’un parle. Que regardons-nous ?

     Oui, l’art plastique, sculpture ou peinture, est du domaine du visible. Et quand l’art est supérieur, ou quand il remplit seulement sa mission, ce qu’il donne à voir est doublé d’une part d’invisible, qui autant qu’à regarder donne à penser. À quoi fait penser un tableau : à ce qu’il y a de non dit, contenu dans sa profondeur, son épaisseur et ses dessous ; sa percussion, sa densité, sa vitesse même, car plus d’un tableau nous emporte ; – et l’auteur, son dessein, ses intentions, sa part de mystère et de secret : le mystère Van Eyck, le mystère Jérôme Bosch, le mystère Rembrandt, le mystère Goya, le mystère Manet ; le cours de la pensée intime de Vinci quand il enchevêtrait, nouveau Dédale, les méandres de bois et de feuillages dans son fameux plafond du palais Sforza à Milan ; ce que Dürer avait dans la tête quand il assemblait sur le cuivre les raisons de sa Mélancolie ; la patiente poursuite, chez Ingres, du beau idéal à travers les beautés les plus matérielles ; l’appétit de grandeur de Delacroix.

     Au-delà du visible il y a toujours ce quelqu’un de caché dans l’éternelle et vibrante aura des grandes œuvres, comme dans les livres, au-delà du roman, du poème, il y a souvent Stendhal, Flaubert ou Baudelaire, dont la présence importe parfois plus que ce qu’il dit. Mais c’est moi, Monsieur, l’homme des livres, qui le reconnaît : il y a plus à rêver devant les tableaux que devant les livres. Les livres, en principe, disent tout ce qu’ils contiennent, c’est leur raison d’être. Il n’est que de les lire avec attention pour saisir, pour percevoir ce que leur monologue nous apporte, quitte à relire le passage obscur ou équivoque. Le dialogue en effet est avec l’œuvre d’art, avec ce que l’auteur y a mis, qu’on ne cesse pas d’interroger, qu’il faut toujours interpréter, pour trouver ce qu’il y a d’humain sous son immobile et silencieuse fixité et dans sa capacité de durer devant le regard passager du regardant.

     « Les regardants », disait Poussin des spectateurs de la peinture, pour qui elle est faite. J’ai, de cette espèce, un bel exemple à vous proposer, et que vous apprécierez, j’en suis sûr, pour le témoignage de communication profonde qu’elle implique. Je me trouvais un jour, vers 1920, dans la grande salle française du Louvre et j’y étais seul. J’y vis arriver un vieil homme basané, fortement moustachu, coiffé d’une sorte de calot, vêtu de gris, les mains dans des gants de fil gris, qui vint s’asseoir sur le petit canapé central, pour regarder longtemps, très absorbé, le tableau qu’il avait choisi. C’était Clemenceau. Rendu par l’ingratitude au loisir, où retrouver le goût consolateur de l’art que de tous temps il avait aimé, il était venu poursuivre dans la solitude, devant la peinture d’un maître, l’entretien muet de la grandeur avec la grandeur. J’ai respecté cette contemplation, cet échange, ce regard et cette attention – mais j’y ai pensé plus d’une fois, comme à un haut symbole de ce que peut être, pour l’homme d’action lui-même, à travers le plaisir de l’œil, la joie profonde et rémunératrice de l’esprit.

     Monsieur, entre ce que vous faites, ce que vous êtes et ce que vous dites, en votre compagnie, on est avec ce qu’il y a de mieux dans le monde : ces bienfaiteurs qui s’appelaient Fouquet ou Chardin, Titien ou Rembrandt, Watteau, Ingres, Manet, Corot ou Van Gogh. Et souvent votre connaissance des lettres vous fait appeler en témoin un grand écrivain à mettre en conjonction avec le grand peintre de son choix ou de sa parenté, Valéry et Vinci, Barrès et Greco, Proust et Vermeer, ou Baudelaire et Delacroix. Il y a à vous lire le plaisir (quelquefois tendu) d’entendre quelqu’un parler de ce qu’il aime et de ce qu’on aime avec lui. On vous lit, et de page en page, portraits écrits, images reproduites, on se trouve avec joie en présence du beau et dans le plaisir d’admirer, qui est au-dessus de comprendre. Me voilà compromis, Monsieur, et l’Académie tout entière avec moi, car je viens de prononcer encore devant vous mais vous ne me contredirez pas (songez que je vous ai laissé parler le premier) – je viens de prononcer le mot en pelure d’orange sur lequel on glisse, dans toutes les controverses esthétiques – le beau ; comme si dans cette époque discutante où chaque terme du vocabulaire est remis en cause, comme si le beau continuait d’exister en soi, avec l’assentiment de tout le monde ! Mais Delacroix lui-même a écrit sur les variations du beau. Nous en convenons, il est relatif. Le beau, ce n’est pas nécessairement la mince Vénus esquiline, ou celle de Syracuse, plus puissante ; ni les innombrables nudités couchées du Titien, de Velasquez, de Delacroix, de Chassériau, de Corot lui-même, ni les trois Grâces de Rubens, ou les insolentes Demoiselles du bord de la Seine ; ni tel impeccable portrait d’Ingres, ni la Marseillaise de Rude ou le Génie de la Danse de Carpeaux. La beauté n’est plus celle des sujets qui ont fourni un modèle digne d’admiration et de rêverie ; elle est dans la façon que le peintre a eu de représenter génialement le plus triste, le plus disgracié. La beauté, ce peut être la pauvre Bethsabée croulante et émouvante de Rembrandt, ce peut être une folle de Géricault, une simple chose promue au degré supérieur de l’art – une pomme, un quartier de bœuf, un plat d’huîtres ; ce peut être une horrible fille de Lautrec ou l’Olympia peu désirable de Manet... Le beau, c’est peut-être seulement la vie surprise au plus bas degré, mais vivante, ce peut être le caractère. Ainsi conçu, le beau, c’est ce qui fait frémir, à la pointe extrême du vrai, quand le génie s’est trouvé là pour le capter, et, le regardant, assez libre pour y retrouver sa plus franche image.

     La Beauté ? Mais vous y croyez, vous aussi. Et vous n’avez pas redouté de vous compromettre en la nommant un jour avec éclat : dans la leçon inaugurale de votre cours au Collège de France. Vous ne l’avez pas définie. Il vous a suffi, sans plus, de la nommer, comme un désir, dans ce « besoin de l’individu de se relier à l’univers, disiez-vous ; ce besoin d’un être pourchassé par ses propres obscurités, par ses instabilités, d’atteindre en quelque manière à un absolu qu’il appelle la Beauté ».

     Il est difficile, Monsieur, de faire le tour d’un homme comme vous – non à cause de votre volume, que chacun s’accorde à trouver réduit à une élégante et nerveuse minceur, mais à cause de votre mobilité et de la curiosité infatigable qui vous mène toujours en tous sens, vers les œuvres, vers les créateurs, vers les raisons et les idées, dans votre infatigable parcours, de gué en gué, sur les pierres de la connaissance. Mais de quelque côté qu’on s’aventure et se perde soi-même au pays de l’art, c’est toujours pour vous rencontrer et, sur toutes les questions, pour être ramené, pour revenir à vous, maître du royaume que vous êtes. La beauté ne vous suffit pas, elle n’est pas pour vous le dernier mot. Vous n’êtes pas du tout Parnassien, et ce n’est pas vous qui demanderiez avec le grand poète et le faible penseur que fut Verlaine : Est-elle en marbre ou non la Vénus de Milo ? Les laboratoires du Louvre sont là pour le dire. Il y a l’âme qui vous intéresse, à qui vous avez fait large place dans l’autre volet de votre diptyque : l’Art et l’Âme – important ouvrage d’esthétique ou plutôt d’histoire et de philosophie esthétique. Ce livre de poids et de réflexion sera à placer dans la bibliothèque, entre Taine, Élie Faure, Focillon et Malraux, et sa table des matières, regardée en premier, doit d’abord donner une idée sur le thème en apparence contradictoire de l’art et de la pensée, qui ne vont guère ensemble aujourd’hui que l’art ne veut plus être considéré autrement que dans sa forme, sans égard à son contenu.

     C’est du moins la prétention qui a prévalu dans l’art moderne. Si accessible et réceptif que vous puissiez être à l’idée que l’art évolue, vous vous inscrivez en faux contre cette conception matérialiste qui ne voit dans l’art que le plastique, alors qu’il est avant tout un langage, l’expression supérieure de l’homme ; une expression pour un échange. Expliquer cela sur le plan des idées nécessite quelques précisions préalables et réponses à l’éternelle question qui nous vient aux lèvres devant quelque objet insolite : De quoi est-ce fait ? Comment est-ce fait ? Pourquoi est-ce fait ?

     Un tableau d’abord apporte un message. Objet de communication entre l’auteur et le spectateur (qui à la longue et s’il le mérite devient son complice) – il est dessin, forme, couleur, lumières et images. Chacun de ces moyens a sa propre signification. Le dessin est pour délimiter le contour, séparer l’objet de l’espace où il se confond, et comme découpé, en faire cette cible que vous avez dite pour les primitifs chasseurs des cavernes. La forme est pour indiquer l’épaisseur et la perspective ; la couleur pour traduire l’impression sensuelle ou affective qu’apporte l’image de la chose représentée ; la lumière est pour noyer le sujet ou ladite chose dans l’atmosphère éblouissante où elle baigne. Les images ainsi produites sont pour suggérer, au-delà de la réalité immédiate, les allusions, la rêverie, les thèmes de poésie ou d’allégorie dont a pu la charger l’artiste, à la fois voyeur et rêveur. Ce sera l’évanescence glaciaire de Vinci, les sensualités coloristes de Delacroix, le calme adorable et rassérénant de Corot, la pureté, la grâce et l’absence de mensonge de Chardin. À l’autre extrémité, ce sera les diableries de Jérôme Bosch, la violence ricanante d’Ensor, la force destructrice et déformatrice de Picasso, qui, d’ailleurs, parfait mimétiste, ne fait, avec une surprenante agilité que recommencer ce qui a été fait par les déformateurs étrusques, les monstrueux illustrateurs des bestiaires du Moyen Âge, les sculpteurs de masques polynésiens ou le linéaire M. Ingres. Ce seront les peintures abstraites, sans autre souci que d’effets de couleurs, de formes étranges ne signifiant rien, et qui pourtant retiennent l’attention, comme tous les jeux où l’esprit se trouve mis à la devinette.

     Vous acceptez cela, mon cher confrère, sensible que vous êtes à la force de frappe du sculpteur, du dessinateur et du peintre, de quelque obédience qu’il soit. Si l’on peut vous reprocher quelque chose, par quoi vous inquiéteriez, ce serait votre indulgence ou votre fatalisme ouvert, je ne dirais pas à l’extravagant, mais à tous les possibles. Et après tout, l’art abstrait, non figuratif, pourquoi pas, du moment que l’on a commencé à tout admettre – mais quel jour, à quelle heure, à quelle minute commencent les révolutions ? – Pourquoi pas, s’il y a talent, couleurs entre elles singulièrement variées, contrastées : pourquoi pas s’il y a, – sinon dessin, – jeux de lignes, courbes, formes inédites, mouvements qui, hors de tout sujet, intriguent l’esprit, le dérangent de ses habitudes et l’emmènent ailleurs ? Je suis étonné de voir que personne, à propos de cet art abstrait, n’a fait allusion à l’écriture coranique et aux infinis déroulements de la décoration arabe, sans figures, toujours tournant et revenant dans le même sens, pour obliger l’œil à se perdre, à se retrouver, à repartir, à recommencer sa poursuite, et l’esprit à cesser, dans le même temps, devant les formes sans sujet de ces arabesques, de se poser des questions, c’est-à-dire d’être critique. Il y aura lieu de se demander si l’art baroque, avec tous ses déplacements, ses tournis, ses changements de plans, ses torsades et sa multiplicité de couleurs les unes dans les autres imbriquées, n’a pas cherché autre chose devant ses publics religieux qu’empêcher de penser et de divertir.

     Votre infinie subtilité, qu’on pourrait dire casuistique, vous rend très amusant à lire, malgré le goût que vous avez parfois un peu poussé pour l’abstraction, dans vos ingénieux détours.

     Et je reviens à votre personnage de Protée critique d’art, toujours changeant de forme et repartant d’un autre pied : moitié flamand et moitié wallon que vous êtes ; cartésien d’une part, de l’autre teinté de germanisme (j’aimerais mieux dire de nordisme) ; moitié rêve et moitié raison, dans votre agilité perpétuelle. Philosophe, curieux de psychanalyse mais non pas freudien pour cela ; extraordinairement sensible au pittoresque, au destin, au jeu des couleurs et des formes ; et au-delà de ce physique, à l’affût des intentions, des rêveries, des excès de l’imagination et des prestiges toujours mystérieux de l’inconnu. Tantôt vous vous référez à Platon, à Plotin, tantôt à Baudelaire, à Karl Marx, à Taine ou à Jung. Avec vous, il n’y a pas de danger que l’art dépérisse, meure, se dissolve. Il renaîtra toujours de ses cendres, il se retrouvera toujours, éternel Phénix. Et vous êtes toujours en état d’attente de quelque chose de nouveau, acceptable s’il exprime l’homme.

     Cela vous ramène toujours à vos analyses. Le dessin est de la main de l’homme, gras comme elle ou nerveux comme elle ; appuyé, précis, cernant, figurant, ou léger, vaporeux, se contentant de suggérer. Tantôt tendre, comme dans un crayon de Prudhon, et tantôt cruel comme dans une gravure de Dürer, ou dans la Crucifixion de Grünewald. Vous avez discerné, en art, un caractère d’agressivité, dont l’art moderne n’a pas attendu l’invention ; elle est ancienne comme l’homme. La cruauté, signe des temps modernes, serait-elle en art d’origine germanique ? Il faut penser à cet art hérissé, crochu et griffu, tout en pointes, en aspérités, feuillages en fer de lance, houx, cactus, épines, et jusque dans les plus moelleuses tapisseries de douce laine ou de fine soie, qui ont toujours l’air de vous accrocher, de vous déchirer au passage ; tapisseries devenues méchantes, par le fait de quelque tisseur refoulé.

     Vous avez dit aussi ces autres aspects de l’œuvre d’art : quand la lumière dissout les formes et mange la couleur elle-même, comme chez Caravage ou Latour, chez Vinci et chez Bonington. L’intensité et la vibration de telle couleur ; ou la densité de la page, ou même sa rapidité. Supérieurement, sa qualité. C’est elle qui, dans la toile, atteste la présence de l’auteur lui-même. Songeons, en vous écoutant, à Watteau, à Corot, à Georges de Latour. Ou bien, sous un angle différent, vous attirez l’attention sur les caractères parallèles de l’art et de l’humanité, dans leurs époques successives. Voir ce que furent la beauté antique, en sa perfection obtenue ; la nouvelle beauté de la sculpture chrétienne du Moyen Âge ; l’écrasement rationaliste de l’architecture romane ; les élancés idéalistes mais réalistes, du gothique qui a rompu et dérivé la pesanteur dans ses arcs et dans ses ogives, dites-vous, comme on détourne la masse et le poids des eaux d’une toiture par des conduites divergentes ; le triomphe momentané du classicisme qui n’est jamais qu’un apogée, et son excroissance ou son antinomie baroque ; et la protestation de la Réforme contre le luxe et la mondanité du catholicisme romain.

     Une autre vue, plus large, vous amène à examiner à travers l’histoire, l’art dans son rapport avec, la société : la peinture en Flandre, à Venise, à Florence, ici appuyée par de riches marchands, là commandée par de puissants mécènes sous un ciel doré. L’observation la plus importante pour nous, que vous ayez faite, a trait à la France et à la fausse unité du XVIIe siècle : classique et baroque à la fois – l’ordre et le désordre – et je serai pleinement d’accord avec vous sur l’idée qu’il y a eu un XVIIe siècle avant Louis XIV, lequel n’a suscité ni Corneille, ni Descartes, ni Pascal, nous l’avons répété cent fois, non pour diminuer le grand siècle tout entier et non seulement à partir du règne du grand roi, bénéficiaire plutôt que créateur unique de cette grandeur. Elle l’a devancé, il l’a faite sienne et l’a dûment développée, entretenue et officialisée, c’est déjà très beau et très bien pour qui aime les grandes manières et à travers elles les continuités.

     Vous pensez que ce fut la chute de Fouquet qui détermine la date où le siècle a changé d’aspect. Avec Fouquet, baroque, pour devenir après lui, sous la dictature de Colbert, de Le Brun, le siècle classique purement louis-quatorzien. Est-ce bien sûr ? et Vaux-le-Vicomte où régna Fouquet jusqu’à sa culbute, est-il un monument baroque comme vous le pensez même avec sa coupole excessive ? Et les amis de Fouquet, Mme de Sévigné, Pellisson, La Fontaine, ont-ils dans l’esprit et dans l’écriture quoi que ce soit, vraiment, de baroque ? Il faudrait ici ouvrir une controverse sur le baroque qui, autant que les architectes, hier, intéresse aujourd’hui les amateurs de peinture comme vous, et les écrivains... Un fait exact : le grand art classique du siècle a été réglé par Le Brun, qui avait l’oreille de Versailles. Vous avez comparé ce peintre autoritaire à l’autoritaire Boileau, qui passe en effet pour le tyran et le régent du Parnasse classique. Mais l’on a déjà, aussi, dit cent fois que Boileau n’avait rien régenté du tout, que son Art Poétique est de 1673, date à laquelle Molière était mort, Racine avait déjà publié ses principaux chefs-d’œuvre, La Fontaine écrit ses Contes, Adonis, Psyché et la moitié de ses Fables. C’est sur des exemples acquis que Boileau a fondé les règles que devait ou devrait avoir toujours en vue la littérature. On ne l’a cru qu’au XVIIIe siècle, à qui ce classicisme ordonné, codifié et recommandé, n’a en somme pas trop réussi. Il est vrai que le bon Boileau, en faisant rire, a assassiné quelques cadavres : Ronsard, Théophile, Saint-Amant, qui étaient déjà démodés avant lui.

     Le grand fait nouveau – révolutionnaire – de ce siècle, en art, a été le triomphe de puissants individualistes, et dans tous pays, Rubens et Rembrandt, Vélasquez, Poussin et Watteau. Ces maîtres ont dominé l’art, chacun du plus fort de lui-même, et dans sa pleine liberté, pour déterminer ce qui a suivi. Vous désignez en eux l’exemple majeur de la libération de la personnalité dans leur temps. Est-ce leur temps qui la leur a permis ? ou leur seul génie ? Le développement de l’art et de son pouvoir servira dans le même sens les grands qui viendront à leur suite : créateurs purement destructeurs de ce qui les a précédés : Fragonard mourant misérable, quand David a pris toute la place ; Watteau qu’on vendait à vil prix lorsque Delacroix triomphait.

     Vous-même, Monsieur, d’avoir tant regardé la peinture, vous êtes peintre, la plume à la main. J’ai signalé déjà, en passant, au gré des rencontres, ce que vous avez dit de l’un ou l’autre de vos maîtres, pour montrer comme vous les voyez. Au lieu de vous expliquer comme je le fais très vainement en essayant de vous définir – car, à peine saisi ou situé, vous échappez, et ce qu’il paraît y avoir de fluide dans votre nom semble s’être communiqué à toute votre personne – le mieux sans doute pour vous faire connaître, serait de lire quelques-unes de vos pages ; car si vous avez un jour mis en doute que les Français aient inventé l’amour, vous avez admis qu’ils pourraient avoir inventé le partage, ce qui pourrait avoir des conséquences. Je ne parle que de l’amour de l’art, bien entendu, et c’est pour vous faire encore un mérite : vous aimez faire partager vos passions, toujours en peinture. Ainsi à preuve, par exemple, la chaleur et l’intelligence que vous avez mises à parler de Watteau – pour l’arracher aux définitions toutes faites, et le restituer en sa vraie place : prétendu peintre du XVIIIe siècle, auquel il n’a touché qu’en l’effleurant, Watteau a passé trente ans de sa vie sous Louis XIV, où il s’est formé chez de petits maîtres dissidents, où il s’est idéalement rebellé pour offrir au monde un autre spectacle que celui, si triste, si maussade, du siècle déclinant ; pour lui substituer son rêve de fêtes, de bonheur et d’embarquement pour ailleurs, sous des falbalas d’un autre âge – et, plus près de Rubens que des Italiens, qui a ajouté sa mélancolie à la peinture des moments les plus gracieux de la vie, comme s’il s’affligeait que ce ne fussent là que des apparences auxquelles il ne survivrait pas longtemps. Watteau, sous cet angle, vous apparaît plus de cent ans d’avance, un romantique. Vous avez parlé de lui tendrement, et presque comme d’un pays : son Valenciennes et votre Hazebrouck ou votre Arras natal ne sont pas si loin l’un de l’autre, et cela vous a permis de retrouver sous le Watteau des Fêtes galantes ou à côté, un réaliste peintre de vraies villageoises les pieds nus dans l’eau, des gens de métier et des soldats à la débandade, sous quel aspect, d’habitude, le maître des grâces apparaît moins. Et il semble aussi qu’à travers le temps, vous l’ayez connu mieux qu’aucun de ses contemporains et de ses plus affectueux familiers – Caylus, Julienne ou d’Argenville – à voir le portrait que vous en avez tracé, d’après les rares et fragiles témoignages de l’un ou de l’autre, du genre : « sombre, mélancolique, atrabilaire » – ou « sa servante qui était belle lui servait de modèle » ; renseignements insuffisants pour établir une biographie. Aussi bien, c’est à travers chacun de ses personnages dessinés ou peints, masqués, costumés, regardés jusqu’au bout des doigts ou jusqu’à la pointe du soulier, devinés dans un port de tête, une nuque, une fuite, un détour ou un geste, que vous avez rassemblé les traits les plus explicites de ce mélancolique donneur de sérénades et de ce romantique mezzetin : désir, avidité, tristesse, gravité, goût sérieux de la nature, ardeur à vivre et à regarder vivre de qui ne vivra pas longtemps, comme ses frères en génie et en inimitable perfection, Giorgione, Mozart, Musset, Chassériau, ou Jules Laforgue, de qui vous l’avez affectueusement rapproché, en raison de leur court destin et du Pierrot lunaire cher à tous les deux.

     Vermeer aussi vous a inspiré heureusement, et vous avez très sûrement retrouvé en lui les raisons de l’admiration que lui avait vouée Marcel Proust. Avez-vous connu ce dernier ? Vos dates ne concordent pas. C’est dommage – vous lui auriez été aussi un guide précieux devant l’œuvre magicienne et mystérieuse du maître de l’Atelier et du Concert, de la Vue de Delft, de la Joueuse de guitare, de la Dame écrivant une lettre, de la Dormeuse, et de la Jeune fille en bleu, dont la peinture nous a valu la page aussi belle et célèbre du « petit mur jaune », de Chez Swann. Vous êtes venu après Marcel Proust pour aimer Vermeer, mais vous êtes entré plus loin que lui dans sa reconnaissance, vous avez poussé plus avant dans le déchiffrement de ses couleurs et l’analyse de son émail, le bleu tendre et le jaune citron, ou le doux rayonnement d’une perle. Vous en avez produit la très sensible théorie pour suivre en son acheminement le maître délicieux vers l’expression la plus raffinée et la plus pure de lui-même. Vous avez dit de lui les mots essentiels, qui pour moi l’évoquent tout entier : la perle et le miroir, la musique émanée de ces toiles silencieuses, le point d’équilibre entre la géométrie du décor et la tendresse rêveuse de l’intimité, la contemplation, et le regard par la fenêtre dans la direction d’une pensée secrète qui attend plus qu’elle ne s’envole. Vous aussi vous êtes délecté devant ces merveilles d’un sentiment si fin à travers la peinture rare, que, deux siècles, elles ont cessé d’être entendues, et que le nom même de Vermeer a disparu des catalogues et des répertoires. Mais vous avez noté encore qu’il ne suffit pas de se contenter de la délectation : la connaissance est là déjà. Et avant de l’avoir obtenue, c’est son impatience qui dans votre bref et riche essai sur la Poétique de Vermeer vous a fait jeter ce cri merveilleux d’attente juvénile et d’amour : « Tableau, qui es-tu ? » – Je sais, Monsieur, la réponse qui vous a été faite, du fond de la toile : « Je suis de cet inconnu qui m’a peinte » – quand bien même la toile est signée d’un nom illustre ou d’un monogramme authentique : c’est bien d’un inconnu que vous avez à déchiffrer le profond secret. D’où votre attitude expectante et ce cri répété devant toutes les œuvres que vous aimez, qui seront passées sous vos yeux. D’où vos pages tremblantes d’émotion et de joie sur Watteau, sur Vermeer et sur Delacroix. – Delacroix, votre maître entre tous l’homme et le peintre, le penseur et le grand esprit que nous avons dit, et l’écrivain, celui du Journal et des Lettres et des articles d’esthétique, également considérables pour montrer le vivant qu’il fut, l’homme pour qui la beauté était variable, et « l’art un langage » dont « la Nature est le Dictionnaire ». L’homme Delacroix, aussi remarquable que l’artiste, aux affections fidèles et dont le choix ne trompe pas : Chopin, Musset, Stendhal et Mérimée, et Baudelaire ; celui-ci à qui Stendhal a donné un jour le conseil qui devait les grandir tous les deux : « N’oubliez jamais rien de ce qui peut vous faire grand. » Vous avez percé le secret de ce maître dans son origine hautaine, aujourd’hui admise par tous, je crois bien ; et dans sa nature puissante et complexe, aux « ardeurs sombres », qui sous son visage léonin, lui a laissé un jour échapper son secret peut-être le plus dramatique par ses appétits révélés : « Il y a en moi un fond tout noir à contenter. »

     Vous êtes un très vivant écrivain, Monsieur. Vous analysez et vous jugez avec pénétration, avec force. Votre intelligente pensée trouve à tout coup d’heureuses formules où l’image se libère de l’abstrait. Vous avez assimilé l’âme de l’artiste « au bronze qui fait le chant particulier : semblable en apparence, mais fait de subtils alliages ». – Sur la vieille équivoque de la clarté, qui veut qu’en France tout soit clair, vous avez sagement observé qu’on ne fait pas de la clarté avec de la clarté ; mais qu’il faut s’efforcer d’amener l’obscur dans la clarté. – Vous comparez la lucidité et la sensibilité de l’artiste aux deux chevaux qui tirent son char. – Vous avez dénoncé dans les esprits totalitaires, chez l’un les injonctions du conformisme, et chez l’autre cette foi obscure qui mène à l’oblitération de la faculté de contrôle. – Vous dites qu’il faut voir pour savoir, et savoir pour mieux voir. – Dans cette opposition de la pensée et du regard, vous notez que la pensée dirige son action devant elle, mais que le regard permet « latéralement une sorte d’absorption circulaire ». Et encore : « L’art n’est pas un reflet, mais un lien. » Et de votre immense travail préalable à la réalisation de votre grande entreprise, l’Art et l’Homme, vous avez écrit qu’il vous avait « pris cinq ans, usé dix et fait gagner vingt ».

     La liste impressionnante de vos essais, de vos entretiens, sans compter vos livres, explique cette nécessité pour vous, que beaucoup d’entre nous comprennent, de vous colleter avec le temps. Quelques titres sont à évoquer. Vous avez traité de l’inquiétude dans l’art d’aujourd’hui, de la critique de la critique, de l’amour et de l’agressivité dans l’art, de Rubens humaniste, des peintres de la réalité au XVIIIe siècle, de l’art de la bourgeoisie, de Vinci et de Valéry, de Cézanne et des peintres contemporains. Je ne cite, d’après votre nomenclature, que les sujets les plus expressifs de vos recherches et de vos mises au point. Mais puisque je vous raconte votre vie, selon notre usage, afin d’en instruire les autres – laissez-moi signaler une curieuse indication, discrètement donnée par vous-même dans ce rappel de vos travaux. Vous y avez écrit : « 1940-1944, néant ». C’était un mot significatif à cette date. Mais votre modestie me permettra de dire ce qu’il y avait, pour vous et de vous, dans ce néant-là. Vous étiez conservateur en chef de la peinture au Louvre quand la guerre survint, et, en 1940, le danger. Il vous a appartenu, Monsieur, de choisir, de décrocher, d’emballer, de faire partir, en les accompagnant vous-même, quatre mille des plus beaux tableaux de notre Musée National. Vous les avez emmenés à Montauban, où pendant plusieurs années, avec votre confrère André Chamson, vous avez monté la garde autour d’eux, dans l’ancien palais de l’Évêché. Vous y aviez votre bureau dans une tour étroite où il ne restait de place pour vous qu’entre une table et un chevalet sur lequel, chaque jour, vous faisiez apporter une des toiles de vos collections en exode, pour le plaisir de la regarder, en en surveillant de surcroît l’état et la condition. Au bout des quatre années cruelles, vous ramenâtes à Paris vos quatre mille toiles intactes, sauves et au complet. C’est ce que vous appelez néant. Et comme vous êtes naturellement, de par votre caractère et votre formation critique, ce qu’on appelle un mal pensant, c’est-à-dire un homme qui trouve à redire – vous avez aussi occupé une partie de ce néant-là à vous exposer en résistant. C’est-à-dire encore, comme la plupart des Français mécontents d’être battus et asservis, que vous n’acceptiez pas la défaite et l’occupation, et que vous faisiez en sorte, pour votre part, que cela pût un jour changer.

     Je ne puis vous quitter, Monsieur, sans revenir au dernier chapitre de l’Art et l’Âme. Je le trouve particulièrement instructif. Il traite de l’irrationnel, de l’absurde et du fantastique, où l’art et l’âme moderne tentent de se rejoindre, l’un expliquant l’autre, dans l’obscur, et cherchant une direction. On ne revient jamais en arrière. Un art inconnu est à découvrir. Je n’ai pas d’idées nettes là-dessus, sinon des regrets, non pour ce qui va venir, mais pour ce qu’on n’aimera plus, et que moi j’aimerai encore, avec vous, Monsieur, j’en suis sûr. Cependant je vous vois de la confiance dans les nouveautés en gestation. J’ai dit que vous pouviez inquiéter. Ne vous êtes-vous pas réjoui en constatant le dangereux phénomène auquel nous assistons, « le détrônement du mot par l’image », où vous voyez la preuve du triomphe de l’art ? Il est tard pour s’en aviser, mais pour se réjouir de cette défaite et de cette victoire, c’est plutôt à l’Académie des Beaux-Arts que vous auriez dû vous présenter, avec cet argument pour don de joyeux avènement. L’Académie française dont vous êtes et où je vous souhaite la bienvenue, n’aurait pas tant de raisons d’approuver tout à fait cette perte de pouvoir des mots, n’existant depuis sa fondation que pour défendre le langage, qui ne se fait qu’avec des mots. Serait-ce un bien que l’image remplaçât le mot ? Nous n’avons déjà que trop tendance à nous expliquer le réel par de simples figurations immédiates, qui donnent la chose ou le fait brut sans les nuances du discours, au risque de grands contresens et d’une dangereuse atrophie de notre machine à penser. Et je ne vois guère le profit (tout amateur séduit que je puisse être pour ma part du monde peint) – le profit que l’esprit humain pourrait tirer de ce retour aux rébus de l’idéogramme, qui n’exprime que par allusion, analogie et figuration abrégée. Mais alors, Monsieur, vous n’écririez plus. Je vous mets devant cette conséquence. Et comme vous allez désormais participer au travail du Dictionnaire, nous vous y attendons de pied ferme, pour vous voir reconnaître le premier, vous philosophe, qu’il y a des mots dont nulle image ne pourra jamais donner le contenu – et donc qu’on ne pourra ni détrôner ni remplacer. Mais que je vous rassure, en même temps. Vous n’aimez pas l’académisme. Nous non plus. Vous n’en trouverez donc pas chez nous, où le plaisir est d’être libre, c’est-à-dire ouvert – si du moins on a le goût d’être libre.

     Aussi bien ne soyons pas trop effrayés des changements que vous annoncez. De votre livre même une conclusion est à retenir, et elle aurait de quoi consoler. Si les changements ont toujours déplu aux contemporains plus âgés, qui en auront été les témoins, les nouveaux venus ont regardé ces nouveautés avec amusement, avec sympathie, pour les adopter et se désoler par la suite de les voir à leur tour devenir des vieilleries aux yeux de la génération suivante. En fait, les musées regorgent de ces vieux et renaissants chefs-d’œuvre auxquels on s’est fait, on s’est attaché, et qui après avoir scandalisé ne choquent plus, et font même plaisir. Cependant, et à toute époque, pour l’honneur de l’humanité, de très beaux génies reparaissent et reprennent leur rang, comme ce fut, nouveaux revenus, le cas de Vermeer, des Le Nain, de Georges de Latour, dont la beauté remise en lumière ne fait plus de doute pour personne. Pourquoi les avait-on déniés et laissé disparaître ? Les livres sont-ils exposés, eux aussi, à de pareils oublis, pour de pareilles découvertes ?

     Cela, notre Robert Kemp aurait pu le dire, pour protester, en se fâchant. Vous avez bien parlé de lui, qui fut de cette espèce rare qu’on pourrait nommer la critique par amour. Il avait comme vous l’enthousiasme, et c’est l’occasion d’en différencier les espèces. Le sien était violent, percutant, assuré ; et le vôtre est enveloppant, persuasif, tout en raison, en preuves accumulées, en détours et en dialectique, non sans rigueur de logicien et de calculateur géomètre.

     Que dire au surplus sinon approuver ce que vous avez si bien deviné d’un homme que vous avez peu connu personnellement, mais dont il faut qu’on vous ait bien entretenu, et qu’il vous aura suffi de lire avec tant de justesse sa pensée, sa profonde et diverse culture et pour discerner en lui un maître en fait de connaissance, de courage et de jugement ? Vous avez ému ses amis – et moi je n’ai plus rien à ajouter à votre éloge, comme je ne ferais que répéter les miens si je parlais encore de lui. Sachez, Monsieur, et que l’on sache seulement que notre vieil ami Robert Kemp est toujours présent parmi nous où vous venez de nous le ramener, et que sa pensée demeure mêlée à la nôtre, comme il est encore partie dans les verdicts que nous rendons. Qu’en penserait Kemp, du livre nouveau que nous lisons ? Que penserait-il de ce qu’il nous arriverait d’en dire ? Ainsi sa ferme et juste conscience nous sert-elle encore. Vous l’avez parfaitement senti. À notre tour, nous remercions.

* M. Henriot étant décédé le 14 avril 1961, son discours a été lu par M. Chastenet.