Bicentenaire de la Fondation de Port-au-Prince

Le 17 février 1950

Jacques de LACRETELLE

BICENTENAIRE DE LA FONDATION DE PORT-AU-PRINCE

le 17 février 1950

DISCOURS PRONONCÉ

EN

L’HÔTEL DE VILLE DE PORT-AU-PRINCE

PAR

M. JACQUES DE LACRETELLE
Délégué de l’Acaémie française

 

 

 

Monsieur le Président de la République,
Messieurs,

En invitant l’Académie française à participer aux cérémonies qui commémorent la fondation de Port-au-Prince, le Gouvernement haïtien a donné à la France un témoignage dont le sens et la signification n’ont échappé à personne.

Il a voulu marquer par ce geste, non seulement son amitié envers notre pays, mais l’intérêt qu’il porte à nos institutions et surtout le rôle de mainteneur qu’il désire conserver en Amérique à l’égard de la langue française.

De ce triple sentiment, Messieurs, notre Compagnie a été profondément touchée, et je suis chargé de vous exprimer ses remerciements, son hommage et aussi ses souhaits pour celle magnifique Exposition que Son Excellence le Président de la République a inaugurée hier.

L’honneur qui m’échoit de vous adresser ce message n’est pas sans me troubler.

L’Académie française aurait pu déléguer auprès de vous un grand homme politique — nous en comptons un parmi nos membres, nous en aurons d’autres — et vous eussiez entendu alors un modèle de cette éloquence que vous appréciez à juste titre, puisque tant d’entre vous l’exercent avec un art si sûr.

Il aurait sans doute esquissé un parallèle entre les différentes formes de gouvernement, et rapproché ainsi par des liens plus serrés encore la République d’Haïti et la République française.

Ou bien nous aurions pu choisir parmi nous un historien exercé à étudier l’évolution des peuples. Il n’eût pas manqué de vous dire que jamais, dans l’Histoire, un sentiment naturel et noble, comme le désir d’indépendance, n’a engendré la haine ou la rancune entre des peuples droits et sages.

Au contraire, il subsiste parfois des ramifications obscures, de libres affinités qui les poussent ensuite l’un vers l’autre. Et tel est le cas entre vous et nous.

Un de nos juristes, s’il eût occupé la place que j’ai prise sur cette estrade, eût grandement intéressé son auditoire par l’examen des problèmes actuels qui attirent tous vos étudiants, avides d’apprendre et de se faire un chemin à travers les conférences internationales.

Un économiste eût marqué sur la carte du monde l’importance de vos ressources et rappelé le rang de votre production.

Un poète enfin — et nous en avons sous la Coupole — eût aisément trouvé dans votre folklore ou dans votre épopée civique un thème approprié à son génie. Est-ce que Lamartine n’a pas été inspiré par votre Toussaint-Louverture ?... Inspiré sans grand bonheur, soit dit en passant.

Mais, Messieurs, il nous faut descendre de ces hauteurs. C’est un romancier, un simple romancier qui est venu en Haïti célébrer parmi vous le bicentenaire de la fondation de votre capitale. Et c’est lui qui vous apporte le message d’amitié et le tribut de reconnaissance que mérite votre fidélité à la culture française.

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Cependant, je ne vois pas pourquoi un romancier serait incapable de traduire les sentiments que nous éprouvons envers Haïti et les Haïtiens.

Il y a dans la profession que j’exerce, à l’origine et comme principe de vocation, un élan de sympathie, un désir de mettre au jour la part du cœur et d’éveiller la sensibilité des êtres, qui nous font peut-être comprendre mieux que d’autres les affinités qui unissent certains peuples entre eux.

Nous devons observer les individus non comme le ferait un statisticien qui s’en va enquêter sous toutes les latitudes, et d’un œil froid, sur les mérites ou les besoins humains, mais comme un créateur qui cherche des modèles de chair et aspire à rencontrer de nobles natures.

Remarquez-le, si le roman, au cours du XIXe siècle, est monté aussi haut dans la hiérarchie des genres littéraires, c’est assurément par le progrès de l’analyse psychologique, mais c’est aussi parce que de belles imaginations s’y sont adonnées avec un élan de fraternité, et un don de communion que les conteurs d’autrefois ignoraient ou n’exploitaient pas.

Voyez comme un Balzac, un Dickens, un Tolstoï, de nos jours un Duhamel, un Mauriac, un Jules Romains, ont élevé le piédestal où l’homme doit prendre sa place. En créant des types parfois durs, parfois amers, ils nous ont appris néanmoins à aimer les caractères de notre espèce et à courir vers les lieux de la terre où quelque chose de neuf, d’original, de sincère est en train de croître et de se faire une place au soleil.

À cet égard, le voyage d’Haïti offre quelque chose de merveilleusement émouvant. Oh ! votre passé est ancien, ce bicentenaire l’atteste, et nous le connaissons. Mais votre présent bouillonne, et votre avenir s’inscrit sur les jeunes visages intelligents qui m’écoutent.

Dans toutes les conférences internationales où notre monde actuel cherche un abri, sinon un sursis, vos délégués font figure de Mentors écoutés et respectés, parce qu’ils combattent sans violence pour des idées justes.

Votre sens pratique, votre ambition sage, mais tenace, cette Exposition en fournit la preuve. Un marin français qui connaît depuis longtemps la rade de Port-au-Prince m’a dit avant mon départ : « Ce que l’on a fait là en quelques mois est extraordinaire... Des quais, une promenade, des ombrages neufs... Quand j’ai aperçu tout cela de mon bateau, je n’ai pas reconnu la ville », a-t-il ajouté.

Il serait bien hasardeux de prétendre que c’est l’influence de notre langue qui nous a communiqué cette ardeur. Ou bien, il faudrait admettre que mes compatriotes portent en eux le germe de toutes les vertus. Or je puis vous assurer que cette proposition ne se vérifie pas.

Mais, laissez-moi vous le dire, nous sommes unanimement fiers de penser qu’un peuple comme le vôtre, si jeune, si plein de sève et promis parmi les nations d’Amérique à un si bel avenir, a préféré aux autres langages qui se parlent dans le Nouveau Monde, le vieil outil que nos pères ont façonné au cours des siècles.

Vous nous montrez que ce façonnement a été bon et que l’outil est solide. Vous nous montrez que les vieilles digressions de Montaigne ou la phrase bien taillée de Montesquieu sont toujours valables pour discuter des sentiments et des faits. Bref vous nous rendez confiance en nous-mêmes. Haïti est, sur la carte du globe, comme le promontoire le plus avancé de la langue française.

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Mais je souhaite que cette langue ne soit pas seulement un outil, comme je viens de le dire.

Il faut que l’enseignement des beaux textes et des grandes idées que, nous avons contribué à répandre ; il faut que le désir légitime des hommes à gagner en savoir, s’accompagnent d’un perfectionnement moral.

Il est une sagesse instinctive qui ne suit pas toujours, la précipitation du progrès. C’est ce que l’homme de notre temps oublie trop souvent. L’homo sapiens construit des laboratoires où il accomplit des prodiges, et il perd de vue ceci que le plus beau prodige est que l’homme soit doué d’une âme.

Rappelez-vous la confrontation imaginée par Claudel entre Animus et Anima, l’un étant la force de l’esprit, l’autre étant la puissance de l’âme.

Rappelez-vous aussi ce lumineux passage écrit par Bergson dans l’Évolution créatrice : « Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait : mais il ne les cherchera jamais.

L’instinct, tel que Bergson l’entend ici, ne serait-ce pas une certaine loi profonde, une certaine force de pesanteur que l’on pourrait rattacher à Anima et qui, pour maintenir l’équilibre en nous, doit se conjuguer avec l’invincible loi du progrès ?

Les besoins de l’esprit, je le sais, sont bien plus captivants, bien plus dévorants que les besoins de l’âme. Mais l’âme, finalement, ne peut pas, ne veut pas être frustrée. Et si les écrivains de langue française s’efforcent de servir les uns et les autres, je crois qu’ils feront beaucoup pour le bonheur des hommes.

Cette langue qui nous est commune, Messieurs, non seulement vous la défendez, mais — comme le demandait Joachim du Bellay —  vous l’illustrez.

Déjà, en 1906, à l’occasion d’un Prix décerné, par l’Académie, à un recueil de morceaux choisis parmi des poètes et des prosateurs haïtiens, notre Secrétaire perpétuel, Gaston Boissier, avait reconnu l’autonomie c’est-à-dire l’originalité de la littérature haïtienne.

Soyez sûrs que nous sommes attentifs à l’essor de cette jeune sœur des Antilles.

Il faut que vos étudiants viennent en France et échangent leurs thèmes d’inspiration avec les nôtres. Il faut que vos bibliothèques soient pourvues de nos livres et de nos revues.

Il faut enfin, laissez-moi vous le dire en conclusion, que soit réaffirmée de toutes les manières la devise gravée sur cette médaille que je suis fier de remettre au Gouvernement haïtien et à la municipalité de votre capitale : « L’Académie française à la ville de Port-au-Prince, gardienne de la culture française. »