Discours de réception du cardinal Grente

Le 25 novembre 1937

Georges GRENTE

M. GRENTE, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Pierre de NOLHAC, y est venu prendre séance le jeudi 25 novembre et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’usage, le devoir, et non moins le bon sens, inspirent à vos élus de commencer leur discours par un hommage d’humilité et de gratitude. Bossuet se déclara anxieux devant un auditoire où « l’érudition égalait la politesse » ; Lamartine s’excusa d’offrir à ses confrères « un nom qui leur empruntait tout et leur rendait trop peu »... Que de modèles ! Simplement, avec ferveur, je vous remercie, et je vous exprimerais, de même, ma confusion de votre amitié indulgente si ma personne ne s’effaçait dans la splendeur de l’Église, qui m’introduit seule en votre Compagnie.

Je n’oublie pas — quelle affectueuse reconnaissance s’y oppose ! — que vous possédez, depuis vingt ans, un de ses fils, à qui sa valeur et sa renommée mondiale permettent d’être une de vos fiertés, tandis que sa haute conscience s’apaise de la vénération et des dignités qu’il recueille pour ne les devoir qu’à son mérite. Mais vous avez voulu qu’un membre de cet épiscopat français dont le patriotisme, la sagesse et le dévouement demeurent une des forces de notre pays, — et combien sont plus dignes de le représenter ! — reçût de votre bienveillance la mission d’être le garant de votre mémoire. L’Académie se souvient et se félicite de son fondateur, ce cardinal de Richelieu appelé par Louis XIII « le plus grand serviteur de la France », et elle sait que le prestige de Bossuet, Fénelon, Fléchier, Massillon, Lacordaire, Dupanloup... concourt à sa gloire.

L’honneur de franchir votre seuil et de fréquenter ceux qui perpétuent aujourd’hui, par leurs œuvres, leurs services et leurs victoires, la tradition de l’Académie d’être une des majestés de la France, s’accroît de la faveur de succéder à Pierre de Nolhac.

Âme délicate et ardente, dressée vers les sommets sans négliger de prendre avec douceur la mesure des choses terrestres, il a vécu dans la familiarité de nobles idées et de grandes institutions : Rome et Versailles, l’humanisme, l’histoire, l’art, et constamment la poésie, ont charmé ses jours, illustré ses livres d’images somptueuses et de brillants souvenirs. En même temps qu’il s’imprégnait de la culture antique, le sentiment chrétien a jailli de son cœur. Sa discrète personne va revenir, un instant, parmi vous, escortée des ombres célèbres, mais si diverses, que d’un geste courtois il réunissait par cette présentation spirituelle : « Mes belles relations ».

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« Je voudrais, écrivait-il, que dans son discours à l’Académie, l’héritier de mon fauteuil eût un sourire pour la petite ville d’Ambert où je suis né. » Et M. de Nolhac de la décrire jolie et sonore du « chant de ses toits rouges », « caressée » par la Dore, au « nom si pur », au « flot si limpide que les arbres ont plaisir à s’y mirer ».

Il n’y fit, pourtant, que naître, à la mi-décembre 1859, d’une famille vellave de notaires, anoblie sous Louis XIV. Ce passé honorable ne l’enorgueillit jamais : « heureux d’avoir de la naissance, il ne l’était pas moins, selon le mot de La Bruyère, d’être tel qu’on ne s’informait plus s’il en avait », sûr de donner à son nom le lustre définitif. Gentiment il plaisantait soit sur une aïeule qui lui fredonnait en cachette les couplets séditieux de Béranger, soit sur son grand-père, maire et sous-préfet d’autant plus souple envers les différents régimes que les convulsions parisiennes, en se propageant, arrivaient à Ambert amorties. On admettra ma préférence pour le Nolhac, curé d’Avignon après la suppression de la Compagnie de Jésus : précipité, pendant la Terreur, de la haute tour de la Glacière, avec soixante-huit notables, il les exhorta, jusqu’au dernier souffle, à la mort des martyrs.

L’enfance de votre confrère, Messieurs, s’écoula en cette Auvergne dont il comparait les lignes douces à la grâce des monts Euganéens, et qu’il célébrait en rimes bruissantes. C’est son père, inspecteur des domaines, qui, nommé au Puy, l’amena dans « notre Assise, notre Sienne », où les ruelles et les escaliers grimpent à l’assaut de la cathédrale et du rocher Corneille, que couronne l’ocre statue de Notre-Dame de France.

Après ses débuts scolaires chez les Frères de saint Jean-Baptiste de la Salle, une autre promotion paternelle le conduit au lycée de Rodez. Il y achève ses études, laborieux, fluet avec les boucles abondantes de ses cheveux châtains et ses yeux d’azur. Déjà se dessine l’homme serviable les soirs où sa classe peinera sur une version latine, les élèves, qui ont musé dans les rues, arriveront à six heures devant ses fenêtres, d’où, magnanime, il leur distribuera sa traduction.

Il parcourt, à la bibliothèque municipale, des centaines de livres que les programmes ignorent, et la poésie commence à l’émouvoir. Son premier protecteur fut le bibliothécaire, qui lui procura, tout jeune, la griserie de l’impression. Le croiriez-vous, Messieurs ? Pierre de Nolhac se proclamait alors « violemment romantique ». Sa conversion au Parnasse surgira-t-elle d’un épisode qui enfiévra le lycée ? À cette époque où Rodez préparait secrètement pour Paris son très aimé cardinal, s’y ralluma la querelle d’Hernani. Nolhac reçut mandat d’exprimer à Victor Hugo, non seulement l’admiration de ses camarades, mais « le mépris » dont la classe de rhétorique accablait Boileau définitivement. Hélas ! plusieurs semaines les élèves nerveux attendirent, en vain, un des autographes que le maître prodiguait. Toutefois, votre confrère ne « renia » point le romantisme par rancune contre le rejet de son manifeste ; tandis qu’il suivait, à la Faculté de Clermont, les cours de licence, il se vantait d’avoir « éreinté Corneille » et martelait intrépidement ce vers sacrilège, qui dut exciter ses remords :

Racine est du pathos, et Pascal de la frime.

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À la Sorbonne et à l’École des Hautes Études de le compter maintenant parmi leurs étudiants assidus. Il s’attache aux travaux de l’érudition sous la tutelle d’un grand helléniste, Édouard Tournier, sans que sa curiosité se borne à la critique des textes. Volontiers le monde reçoit ce jeune homme distingué et malicieux. Aussi complète-t-il agréablement sa culture chez Leconte de Lisle et Heredia, auxquels il lit ses poèmes, et le second l’encourage avec son habituelle obligeance. Il profite, de même, dans le salon de Mme Juliette Adam et celui d’Alphonse Daudet dont la bonne grâce savait affermir les incertains, ou railler, pour la guérir, une suffisance prématurée.

Nolhac devisait encore de poésie avec plusieurs compagnons d’études, surtout avec un ami noblement doué lui-même, Frédéric Plessis. Leurs promenades en vacances sur les puys d’Auvergne, ou le long de la route de Villars, « un bâton à la main, dans la poche un Virgile », « tous deux cueillant en fleur leur jeune saison », comme s’ils ressuscitaient la fraternité littéraire de la Pléiade, renouvelleront, d’année en année, l’allégresse de leurs entretiens.

Mais voici la fascination de Rome sur l’esprit et le cœur de M. de Nolhac. Tournier lui déclare que faute d’établir quelque catalogue, son séjour à l’École française sera un gaspillage. Renan, au contraire, lui glisse que, si de lire à vingt ans des manuscrits grecs est un motif de bonheur, d’autres richesses susciteront, en Italie, son enthousiasme. De fait, il ne se contentera pas de fureter dans les recoins des archives, et se laissera prendre à la féerie romaine.

Terre de grâce et de clarté,
Un enfant t’est venu de France,
Qui te demandait la science,
Tu lui révélas la beauté.

Il se consacre aux auteurs de la Renaissance, médite une histoire de l’humanisme, visite les bibliothèques, triomphe des oppositions, décide les appuis. Venise, Mantoue, Florence, Bologne... s’émerveillent de sa pétulance et de son opiniâtreté ; on le croit dans la péninsule ou en Sicile, quand il est à Munich ou à Oxford, en Hollande, en Espagne, partout où ce sourcier d’avant la mode pressent un trésor ; mais la Vaticane et la bibliothèque Orsini le verront le plus régulier, réjoui et glorieux.

À la Vaticane, peu lui importe que les tapis verts datent de Mabillon ; il la préférerait moins avarement éclairée d’une seule fenêtre, que Mommsen s’adjuge. Il peut songer que tant de livres et de manuscrits, chrétiens ou classiques, accumulés par l’Église depuis Nicolas V et Sixte IV, pour attirer à Rome « les savants grecs et latins » et favoriser « leurs études, leurs services et leur renommée », prouvent qu’elle ne cesse de s’intéresser à l’enrichissement de l’esprit humain, comme, tout proche, à la basilique de Saint-Pierre et dans la cellule du Pape, elle est un foyer de lumière et de charité, dont le rayonnement apparaît, sur l’agitation et le désarroi universels, la suprême l’agitation morale.

Entre les bibliothécaires secourables au chercheur, pendant qu’il dépouillait les lettres adressées à l’imprimeur vénitien Alde Manuce, un des plus compétents et des plus affables fut Mgr Ratti, devenu, pour la gloire de l’Église, S. S. Pie XI. Durant ma dernière audience, le Saint-Père m’a autorisé à dire que le souvenir de M. de Nolhac lui demeure fort agréable. Il me loua sa distinction, sa culture, égrena quelques anecdotes sur leurs communes explorations de l’Ambrosienne et sa visite à Versailles, dont le conservateur du château lui fit les honneurs ; puis Sa Sainteté établit des comparaisons avec le poète italien Manzoni et notre Léopold Delisle qu’Elle évoqua chaleureusement.

Le jour où l’on inaugurait à Milan la statue de Pie XI, M. de Nolhac célébra « le confrère bienveillant, à qui beaucoup avaient voué une affection respectueuse, bien avant que ses lumières fussent réservées au gouvernement de l’Église », et il exalta cette Ambrosienne « considérée en Europe comme un des plus nobles sanctuaires de la pensée ».

Tandis que l’élève de l’École française amassait des notes sur la Renaissance, on s’inquiétait à Paris de son application irrégulière, j’entends hors de la tradition. Le XVe et le XVIe siècle ! était-ce assez sérieux ? Avec le personnage du Monde où l’on s’ennuie on se scandalisait que ce fut presque amusant : chargé du mémoire sur les travaux de l’année, le rapporteur consignait que Nolhac « se livrait à des études fantaisistes ».

Paris peut le gronder ; il est devenu célèbre. Après avoir découvert, à la Nationale, huit lettres et un portrait inédit de Joachim du Bellay, il a l’extraordinaire fortune de trouver, à la Vaticane, par une induction méthodique, avec trois manuscrits autographes de Pétrarque, le texte de son fameux Canzoniere, et, dans la bibliothèque de Fulvio Orsini (ce bibliophile attaché à la librairie des cardinaux Farnèse), plusieurs inédits de Boccace et d’Erasme.

Rentré à Paris se défendre, il rapporte une gerbe de souvenirs heureux. Car, en ses parcours, entre le palais Farnèse et les places Navone et Rusticucci, où, premier élève marié de l’École, il habita, M. de Nolhac restituait aux paysages et aux monuments leur histoire. Le palais Salviati, quand il passe, recommence d’être le palais de Nevers, séjour de Pigalle et de Houdon, de Fragonard et de David, et sans regarder seulement en artiste la campagne romaine :

Le jour mourait ; les voix se taisaient une à une,
L’ombre restait légère au flanc des monts latins ;

il voit

La plaine triomphale, aux vallons ondulés,
Semer d’illustres noms les sites désolés.

L’École des Hautes Études le revendique. C’est là, Messieurs, que je le fréquentai. Il avait affiché un cours sur Pétrarque et le pétrarquisme. Or, l’abbé Paquier, le futur curé de Chaillot, songeait à sa thèse sur Jérôme Aléandre, comme je m’occupais de Jean Bertaut, deux pétrarquisants : nous fûmes attirés par l’annonce, et seuls. Au lycée de Rodez où l’on fêtait son élection, lorsqu’il revit les chaires imposantes de ses anciennes classes, votre confrère remarqua : « Je n’en ai jamais eu d’aussi respectables. » Il s’asseyait, en effet, près de nous et débutait familièrement. Dès la troisième conférence, nous constations qu’il s’agirait de disciples secondaires de Pétrarque, sans profit immédiat pour nos travaux ; mais quel avantage de prendre des leçons de rigueur scientifique et de savoir comment un maître fertilise un sujet menu ! Puis le professeur nous remerciait de notre régularité toujours unique, et nous avions l’agrément de le reconduire en variant l’itinéraire. Quelle chatoyante conversation ! Histoire des églises et des monuments, impressions d’art, rapprochements entre Paris et Rome, des vers à la traversée, une verve constante, une pointe sur les Romains d’antan et d’hier... pouvions-nous prévoir que j’évoquerais ici le pittoresque de ces trajets ? Je suis heureux de témoigner ma fidélité à mon ancien maître, comme je le fus de ses assurances qu’elle lui demeurait sympathique.

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Les contraintes du discours ne doivent pas laisser croire que M. de Nolhac répartit successivement ses besognes et ses volumes. Il s’attardait encore avec Pétrarque ou Erasme pendant sa métamorphose de Versailles ; il poursuivit simultanément ses études d’histoire et de peinture, et siégea dans nombre de comités ou accomplit des missions en Italie, en Pologne et en Allemagne sans préjudice de ses stations aux bibliothèques et aux musées. Le repos, pour lui, n’était qu’une application différente. Il nous prévient qu’il a « examiné seulement les marges de quelques milliers de livres » : d’autres s’en vanteraient, il s’en excuse.

L’humanisme ouvrit ses voies. Non qu’il en fût l’initiateur, puisque ce mouvement préluda au XIVe siècle avec Pétrarque, et atteignit son apogée à la Renaissance avec Dorat, les Estienne, Ronsard, Amyot, et leurs satellites, mais il en restera le parrain. Le premier, il risqua ce vocable, à vingt-trois ans, dans la Revue critique et par plusieurs campagnes lui assura la durée.

Mais il n’encerclait pas l’humanisme dans une pratique farouche du passé, comme si la mort des Grecs et des Romains eût figé le monde ; il professait que leur culte est aussi utile à l’épanouissement de notre esprit qu’au bon renom de la France. Rien ne l’irritait plus que d’entendre claironner la domination impérieuse des sports, et il s’inquiétait de surprendre, chez des jeunes, indifférence, sinon mésestime, pour l’effort intellectuel des siècles, tant il appréciait l’ascendant des écrivains qui favorisèrent la civilisation !

Virgile, ce n’est pas pour descendre aux enfers
Que je saisis ta main...
Tes vers ont un écho dans le secret des âmes.

Sans repousser les exigences des Chartistes, il adopte la méthode de Pétrarque, dont la poésie allégea le savoir. Dans les maîtres de la Renaissance il montre, non des érudits minés par la fièvre pindarique, non des ambitieux grisés d’amour-propre autant que de fierté nationale, mais, d’après leurs bibliothèques, leurs annotations des livres et leur correspondance, les représentants de l’humanité, qui, fidèle à des prédilections foncières, accroît, en le variant, son patrimoine d’art et de science.

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Tu me semblais plus grand qu’aucun roi de la terre !

Cette apostrophe suffirait à nous convaincre de son goût pour Pétrarque. Est-ce que son nom n’est pas rivé dorénavant au destin du grand poète ?

L’avant-courrier de la Renaissance, le « premier homme moderne », s’apparente aux âges ultérieurs par ses aspirations, la curiosité et l’élégance de son esprit. Enthousiaste des Anciens, poète épique et lyrique, polémiste, historien et géographe, moraliste, ce touche-à-tout de grande allure s’intéressait aussi aux sciences et à la vie des végétaux. Pour le fêter au Capitole les principautés d’Italie suspendent leurs querelles ; papes et empereurs sollicitent ses avis ; le même jour, des envoyés du roi de France et de la Sorbonne lui offrent le « vert laurier ». Cette gloire, qu’il ambitionna dès sa jeunesse, ne l’enivre pas. Après des sautes orageuses, il regarde avec mélancolie « ... le fleuve qui porte aux mers les pleurs des hommes », et demande à un ami de « prier pour que ses pensées vagabondes se fixent au seul bien, au seul vrai, le seul immuable ».

La Renaissance s’éprit de Pétrarque parce qu’il pénétra mieux que Dante l’antiquité latine, mais c’est vers le poète dont « un amour triste et fier emplissait la pensée », qu’un tourbillon emporta les imaginations et les cœurs. Sa mélodie caressante et sa subtilité à peindre les nuances de la passion éblouirent des esprits enclins à la préciosité. Imitateurs et plagiaires accaparèrent de préférence son afféterie et ses recettes.

M. de Nolhac éconduit les dévots compromettants. Lorsqu’il rédige l’épigraphe destinée à sa maison, il inscrit bien : « Ici Pétrarque a fait Laure immortelle », mais il ajoute : « et rendu au monde le trésor des lettres antiques. » Telle est la solidité de sa gloire. C’est qu’en déchiffrant ses réflexions marginales, il l’avait découvert hanté de pensées littéraires, patriotiques et religieuses. De quelle altitude Pétrarque dominait ainsi le recueil de ses stances balancées !

C’est par tes vers d’amour que tu vis parmi nous ;
Mais moi, prêtant l’oreille aux échos de ta gloire,
J’aurai ton vrai visage inscrit dans la mémoire,
Je saurai mieux dire aux hommes, désormais,
Ce qui te fait si grand, et pourquoi je t’aimais.

Cette affection, M. de Nolhac veut nous l’insuffler, car Pétrarque est, à son jugement, une des influences suzeraines de notre culture. On conçoit qu’émerveillée de cet hommage, la ville d’Arezzo ait essayé d’acquitter la dette de son fils en décernant à votre confrère le titre de citoyen d’honneur.

 

Il avait aussi un penchant pour Erasme, son « vieux maître », son « incomparable ami ». Sur la forêt touffue du XVIe siècle quel éclair que l’œuvre de l’homme qui accable d’une impertinence universelle ses contemporains, et auquel ceux-ci, par politique ou par peur, prodiguent leur encens ! Bourgeois et princes, prélats et théologiens, surtout les balourds et les fats, il daube chacun avec autant d’astuce que de fougue, car expert aux égratignures, il l’est plus encore aux plaies malignes. Familier du paradoxe, il élude savamment les invites de l’orthodoxie et de la Réforme. Elles conjecturent sa conquête quand il n’est partisan que de lui-même. Un pape médite sa réclusion ; un autre lui offre la pourpre, qu’il écarte. Il meurt pieusement, sans se demander si son carquois de brocards, même orné des grelots de la Folie, ne pèsera pas devant le souverain Juge.

M. de Nolhac l’admire. Comme il souriait d’entendre comparer son profil à celui de Ronsard il s’amuse que l’abbé Bremond questionne : « Que nous prépare Erasme ? » La dédicace de l’Éloge de la Folie à saint Thomas More lui paraît savoureuse. N’invente-t-il pas la visite du Hollandais au chancelier d’Angleterre pour lui lire son manuscrit ? Aisément on imaginerait une facétie de jeunesse lorsqu’il assimile la gaieté ruisselante d’Erasme à la bière, fraîche et mousseuse, qui gicle des tonnes de Louvain ; mais il n’a rien modifié en limant son poème dans la sérénité de ses derniers mois. Les motifs de son indulgence, c’est qu’il aime l’humour ; puis Erasme appartenait à l’humanisme par son attachement aux lettres latines et grecques en un temps qui ne les prisait guère ; tous les deux enfin sont passionnés de l’Italie. Alors que sa foi eût blâmé tel sarcasme, il distinguait l’Église de ses gens, et se par cette restriction sinueuse jusque dans le style : « Erasme n’était peut-être pas en mesure d’être parfaitement équitable dans ses jugements sur Rome. »

Nous comprenons mieux sa sympathie pour Joachim du Bellay, si proche de son talent et de sa nature, quoiqu’il s’attriste de ses aigreurs :

Rome, dont tu souffrais, je ne regrette qu’elle ;
Ma jeunesse est là-bas, près du Tibre latin.

Mais son culte se concentre sur Ronsard : livres, sonnets, conférences, activité aux fêtes du IVe centenaire, quel dévouement de disciple ! Où est le dédain de Malherbe et de Boileau, et la jalousie qui, durant sa morne vieillesse, fit expier au chef de la Pléiade la gloire d’avoir été, à vingt-cinq ans, l’idole de la cour et de l’Europe et sacré « notre Homère » ! M. de Nolhac retrace sa prestigieuse influence au sortir des vaines Chambres de rhétorique, après la mièvrerie de Scève ou la joliesse de Marot. C’était soudain la pleine mer, les brises du large. Aussi, pour la hardiesse de ses innovations et l’éloquence de ses poèmes, en dépit de ses obscurités volontaires, il lui assigne une des stalles maîtresses de notre littérature et rend tous nos poètes ses débiteurs.

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La Providence réservait à ce savant une aventure imprévue. Elle fit de lui un homme d’action et l’animateur de Versailles. Ni le parc, ni le château, n’avaient alors les fervents qui s’y empressent de nos jours. La province et l’étranger s’y promenaient sans atténuer la disgrâce de leur abandon. À l’Institut catholique, nous y allions, résignés, les jours de congé pluvieux. Les batailles romancées provoquaient moins d’extase que de lassitude ; l’afflux des connétables, maréchaux et princes en série, si honorables qu’ils fussent, rappelait, de loin, cette galerie des évêques de Séez, qu’exécuta, soixante à la fois, le même entrepreneur.

Dans son livre fort attrayant, La résurrection de Versailles, rempli de silhouettes et d’anecdotes, M. de Nolhac a spirituellement fixé la genèse de la restauration. Si l’on éliminait anachronisme et laideurs, le passé surgirait, de nouveau, avec éclat, et la France « demanderait à Versailles des raisons de mieux estimer ses serviteurs ». Pour réaliser ce dessein, il faut bannir les préjugés personnels et les concessions à la routine. Meubles, tableaux, tapisseries, doivent reparaître si exacts que les reconnaîtraient les assidus de la cour. Mais que d’oppositions à vaincre ! Celle des habitudes, — un fonctionnaire avait transformé en cuisine l’appartement de la reine, — celles de l’opinion et de la presse, et — je m’excuse de le noter — celle de l’administration. Les premières, M. de Nolhac les combattit en soldat ; l’officielle, il sut la tourner en ne lui réclamant pas de subsides. Avec le concours de collaborateurs, particulièrement de son condisciple et ami, M. André Pératé, il chercha des Mécènes, reçut des legs, économisa les frais généraux jusqu’à la cire des frotteurs, fit d’heureuses acquisitions et s’appuya sur la Société des Amis de Versailles. Les Beaux-Arts lui laissèrent libre champ, de peur qu’il n’introduisît ses requêtes dans le dédale des budgets rectificatifs.

Fidèle à ses méthodes, il contrôle les attributions et retrouve, en des greniers inabordables, des meubles et des girandoles, des toiles de Rigaud, de Nattier et de Largillière. Tout réintègre sa place sous une impulsion souveraine : « Loin du pouvoir central, avoue-t-il, je me sens le maître. » Louis XIV revenu persiste à ne pas vouloir attendre. Mais Versailles a recouvré son enchantement ; il attire la foule et les rois ; il inspire les artistes, les poètes, et d’excellents. Musset ne redirait plus :

Je sais trop ce qui vous chagrine,
Ce sont les vers qu’on vous a faits.

Quand Pierre de Nolhac arriva de province pour l’exposition de 1878, il s’était écrié : « À Paris, ce qu’il y a de plus beau, c’est Versailles ! » La boutade se muait en conviction, car il voyait ici exaltée la discipline de notre esprit et une image de la France. « Le royaume se mire en son ouvrage » ; « la démocratie apprend, pour son profit, à respecter ce qu’elle continue ». Par des articles, des conférences et des volumes, il justifie la transfiguration du palais et des jardins. Une édition luxueuse, illustrée de gravures et de bois, raconte l’épopée en prose de Versailles. S’il félicite Louis XIV d’avoir voulu que la magnificence symbolisât son règne, depuis la Cour de marbre jusqu’à la chapelle où Mansart termina ses révérences au roi par une génuflexion devant Dieu, il excuse Louis-Philippe de ses erreurs de goût parce qu’il préserva de la ruine le château en y établissant un musée.

L’importance de ses travaux, M. de Nolhac nous la révèle : « Mes livres sur la cour s’oublieront, mon œuvre de réorganisation restera. » Sa dernière lettre, inachevée, remercia la municipalité de Versailles : « Attaché à cette ville par les meilleurs souvenirs de ma vie, il m’est doux de n’y être pas oublié. » Puisque l’une des rues d’accès au château porte son nom, il apparaîtra, comme autrefois, l’introducteur des visiteurs d’élite.

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À reconstituer le vrai décor où les personnalités évoluèrent, la tentation devait lui venir de les étudier elles-mêmes. Lorsqu’il y succomba, il gémit cependant : « Quelle déchéance pour un philologue ! »

Il attribuait son goût initial de l’histoire au cadeau d’un Frère des Écoles chrétiennes. Celui-ci avait agi de confiance : un livre de Lamartine, l’auteur des Méditations, pouvait-on mieux choisir ? Et il lui offrit les trois volumes de l’Histoire des Girondins.

M. de Nolhac discernait les périls d’un genre où excellent des maîtres dont l’Académie s’honore, — comment n’aurais-je pas aujourd’hui motif et joie particulière à le remarquer ? Mais, outre des dispositions naturelles, sa préparation le seconderait, car le programme de Fustel de Coulanges : « Une vie d’analyse pour une heure de synthèse », convenait à ses études, à son contrôle des documents, à son renom de probité.

Dans ses chroniques pas plus d’apologie que de réquisitoire ; chez ses héros nul maquillage. S’il leur concède quelques faiblesses et raconte tranquillement leurs erreurs, c’est qu’il sait les hommes fragiles et la politique tributaire de leurs passions. Il connaît si bien la société dont il narre les plaisirs et les vicissitudes, qu’on croit la fréquenter en sa compagnie. Voici qu’il sort des appartements du roi ; il était au grand couvert, au jeu de la reine, au bal de la Dauphine, chez les filles de Louis XV ; il quitte la Galerie des glaces pour nous communiquer les dits et gestes de Mme de Pompadour, ou nous initier au complot de quelques dames de haute lignée, mais de flexible conscience.

Louis XV et Marie Leczinska, Louis XVI et Marie-Antoinette, la famille royale, les favorites et les ministres raniment en plusieurs de ses livres leurs attitudes, leurs passions et leurs menées ; mais trois figures se détachent : Louis XV, la marquise et Marie-Antoinette.

Il s’est, à leur égard, efforcé d’être juste, et pour être juste d’être exact, laissant la vérité poser ses ombres sans surcharge de noirceur. Autour des grands personnages de l’histoire les passions politiques accumulent, par étourderie ou malveillance, les traits perfides, les légendes venimeuses, les calomnies. M. de Nolhac repousse les libelles et se dégage du convenu. Il examine les actes, précise les circonstances, se fait une opinion personnelle. Trop loyal pour taire les fautes ou l’inconduite, il est trop avisé pour ne voir qu’elles et ne pas mettre aussi en lumière les qualités et les services. Ses jugements sur Louis XV sont modérés, et rien n’est plus nuancé, ni plus respectueux devant la douleur, que son étude sur Marie-Antoinette.

Mon cœur n’a pas été troublé
De complaisance ni de haine.
Fille des empereurs, ô reine,
De toi j’ai librement parlé.

Comme le buste de l’infortunée princesse ne quittait pas la place d’honneur en son cabinet de travail, il retoucha plusieurs fois son esquisse : peu de jours avant sa mort, il corrigeait les épreuves d’une nouvelle édition.

On a dit que ses œuvres historiques ressemblent parfois à des romans ; mais la réalité n’est-elle pas souvent plus pathétique que la fiction ? Puisqu’il avait la manière stendhalienne de tirer des faits une forte impression d’ensemble, devait-il supprimer leur agrément pour paraître grave, et s’enliser dans le commentaire ?

Versailles fit aussi de lui un critique d’art. Ce n’est pas, cependant, du jour où il apposa différemment leurs toiles qu’il s’occupa des peintres. Dès 1885, à Rome, il appréciait une exposition de bois sculptés ; puis il s’attachait aux miniatures des éditions de Virgile et de Pétrarque, à l’art italien, et à diverses collections. Versailles aiguisa seulement son attrait.

De là, ses travaux sur les architectes et sculpteurs, et sur l’École française du XVIIIe siècle ; de là, cette fresque colorée des Boucher, Fragonard, Nattier, La Tour, Vigée-Lebrun, Hubert-Robert, qu’il a brossée avec sûreté de compréhension, comme s’il eût été assidu de leurs ateliers et confident de leur génie ; de là, cette synthèse de notre peinture, qui offre assez d’élasticité dans sa conclusion pour rendre hommage aux deux directives de notre art national : l’individualisme, mainteneur de son originalité, et le sens de l’ordre, rebelle aux excès d’écart.

Il faudrait, Messieurs, feuilleter encore devant vous d’autres livres, tels ses Contes philosophiques où il a, disait-il, « débridé, sur ses vieux jours, une assez folle fantaisie ». Assez folle, en effet, car l’Académie, la Revue des Deux Mondes, la Société des Nations... — Dieu me garde de dresser la liste ! On voit qu’il s’égaie, mais on observe aussi qu’il savait pourfendre.

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Ce n’est pas lui qui répéterait ce mot inattendu d’un poète : « L’Iliade et l’Odyssée me paraissent des jeux d’enfant, comparés à la découverte du carré de l’hypoténuse. » Bien plutôt n’a-t-il cessé de dire à ses intimes, particulièrement à son filial secrétaire, M. Christian Melchior-Bonnet, qu’il était poète d’abord et sacrifierait ses travaux sur la Renaissance, l’histoire et l’art, pourvu qu’on lui adjugeât la flamme sacrée. Quand il publia Ronsard et l’humanisme, ne voulait-il pas ajouter à son nom la qualité de poète français ? Seule l’en dissuada la crainte d’amoindrir le plaidoyer de cette grande cause.

Il a prouvé, d’ailleurs, sa vocation poétique depuis ses essais de lycéen et sa dissertation de baccalauréat traitée en vers, jusqu’aux strophes de ses dernières semaines, crayonnées durant ses insomnies, et que déchiffrait la sagacité affectueuse d’un visiteur matinal. C’est son enthousiasme pour la poésie qui donne à sa vie et à son œuvre l’unité. Les personnalités littéraires, historiques, artistiques, qu’il étudia reparaissent dans ses poèmes, ainsi que ses pensées intimes, ses joies, ses épreuves et son invincible espérance.

Ah ! Dieu veuille accorder à la jeunesse ce présent royal d’un tel amour de la poésie ! Et qu’on ne soit plus, envers les poètes, aussi parcimonieux d’égards et de secours ! Passe que des pères et des mères prudents détournent leurs fils des pêcheries de lune pour des prébendes assurées, choix classique depuis l’émoi de la famille Despréaux ; mais quelle conspiration et de la foule indifférente ou moqueuse, et des journaux qui souvent réduisent les vers au remplissage, et des revues qui leur accordent une place chétive, et des éditeurs qui accueillent glacialement un rouleau de stances et lui préfèrent encore la vie des saints !

La fréquentation des poètes latins ou italiens, et l’admiration de la Pléiade, l’incitèrent à porter les couleurs de Virgile, de Pétrarque et de Ronsard. Ses strophes ont une douceur de cadence et une précision de forme qui ajoutent à leur clarté. L’imagination et la raison s’y équilibrent. En pièces courtes il résume une époque, analyse un personnage, fixe un horizon.

Bien qu’il incline pour le sonnet, son allure varie ; il a le sens de la mesure et du rebondissement, la dextérité dans les coupes sans fanatisme d’hémistiches réguliers, ou de rimes savantes ; sur la fin de sa vie, il se renouvelle avec deux stances de quatre vers. À ce moment où ses forces physiques subissaient d’inguérissables blessures, il parut mieux inspiré, plus émouvant ; la soixantaine, qui rida le génie de Lamartine et de Victor Hugo, le révéla en possession de grandes pensées, de belles formes.

Jugez, Messieurs, par le soin de ses refontes successives, son respect de son art et de notre langue, son désir de perfection. Comme s’il eût, de sa main nerveuse, modelé la phrase, il soulignait d’un geste sa dictée, en essayant ses variantes. Soumis aux consignes du Parnasse, il accepte le rythme de quatre siècles : puisqu’un virtuose fait jaillir de l’orgue des accents inconnus, pourquoi ne pas exploiter d’autres ressources du vers ? Aussi semonçait-il toute émancipation prosodique. Mais orientées, en général, vers plus de fluidité et de résonance, ses corrections l’amenèrent à pétrir quelquefois sa glaise jusqu’à la fatiguer. « Les délicats sont malheureux », certifiait La Fontaine ; M. de Nolhac endura cette épreuve. L’en blâmera-t-on quand cette pensée le guida toujours : « C’est peut-être le dernier de mes poèmes ; finissons en beauté. »

Je ne suivrai pas, comme au sillage sur les flots, les grands courants de son âme. Poèmes de France et d’Italie, Stances romaines, Images françaises, Testament d’un latin, Vers pour la patrie, Stances de l’hiver... ces titres limpides les signalent.

Devant « l’ombre du soir, pareille au flot des mers montantes », « près de la vague qui reluit à peine — aux souffles de l’heure incertaine », quand « les minces peupliers frissonnent », qu’un « filet d’eau caché se plaint à mi-voix », et que « sort des champs, des combes et des roches », des forêts et des bruyères,

Le chœur intermittent des belles nuits d’été,

M. de Nolhac tressaille sincèrement, jamais mieux qu’en présence des paysages d’Auvergne ou d’Italie. Mistral apercevait la Grèce en ses rives de Provence ; lui rapproche des sites italiens son pays natal :

Sur ces côtes Adriatiques
Ce sont mes vieux rocs basaltiques
Qui de nouveau m’ont accueilli...

Il aime à parcourir les plateaux resplendissants de ces genêts qui animent la lave sombre et le granit austère de Volvic, à errer entre les ruines des donjons, à prier dans les églises trapues, à se rendre au pèlerinage de Roncières où la messe se célèbre sous les chênes ; mais il est fier que le pays de son origine, de ses alliances et de ses amitiés soit une terre féconde en prouesses, en grands hommes et en chefs-d’œuvre. De même, Ostie et le Palatin, les lacs de Némi et de Garde, l’or de la lumière, la douceur du climat, l’ivresse des parfums qu’il saisissait en Italie avec un frémissement suraigu, renforcent leur séduction par la majesté de leurs souvenirs. L’Homo additus naturae, le site agrandi par la présence de l’homme, n’est-ce pas une caractéristique de ses odes ?

O Sicile, pays de rêve,
Beau jardin des fleurs du passé...

Dans le théâtre désert de Syracuse il repère le siège de Platon, ranime le drame conté par Thucydide, et songe qu’« au fond de la rade », les matelots d’Alcibiade, « casqués d’airain, dorment encore ».

Quoiqu’il admire l’antiquité, il discerne ses limites morales et cherche ailleurs les élévations spirituelles qu’elle ignora.

Lumière que Platon entrevoyait à peine,
Pur amour dont nul rêve humain n’aurait osé
Proposer le mystère au monde hellénisé.

Son expérience lui montre que si « la douleur creuse dans la chair de l’homme un sillon conquérant, tout captif de la maladie peut briser son entrave » par une acceptation méritoire, de prolongement éternel.

Loin d’envisager la mort sous les traits du hideux fantôme dont les imagiers tracassent les humains, il exclut autant le courroux de Chénier que la désinvolture de Baudelaire. C’est en chrétien qu’il la juge, non une plongée dans l’abîme, mais une ascension vers Dieu, après que nous aurons jeté le lest

Des hochets de l’orgueil qui nous ont trop charmés.

Pourquoi la craindrait-il ? À ses amis « il lègue les beautés de son rêve, à ses enfants un nom d’honneur ». Jamais inégal à son destin, ses talents se sont renouvelés, élargis, à mesure que les occasions de briller lui paraissaient d’abord une contrainte de dévouement, une dette à solder en mérite. « Quand la courbe s’achève », « un nouvel élan » révélera « le soleil éternel », à celui « qui, plus que la gloire, a cherché la lumière ».

Tout le long du Rameau d’or, de tels accords éclatent, qu’on retrouve chez deux poètes, de même inspiration humaniste et chrétienne, et de valeur, l’abbé Louis Le Cardonnel et Louis Mercier. Avec lui, pas de tintamarre de christianisme sur le mode de 1830 ; pas de mobilité, ni de reprise, à la Verlaine. La poésie traduit sa foi, qu’il hante la Vierge « élite entre toutes les femmes » pour « porter la douleur du monde unie à sa douleur », ou qu’il manifeste sa fierté d’appartenir à l’Église :

Je te salue, ô sainte Église catholique,
Je te vénère, humaine et divine maison,
Et je t’aime d’unir, pour tes vastes desseins,
Les maîtres de beauté, les savants et les saints.

Vous me pardonnerez, Messieurs, de me complaire à des strophes où s’épanche sans emphase la joie d’une âme, ancrée dans la certitude de son immortalité. Nulle surprise, d’ailleurs, qu’après tant de nobles intelligences, M. de Nolhac ait découvert en la religion une source vive. Si l’angoisse d’un incrédule sincère nous émeut, quand ses appels et ses efforts vers la lumière dévoilent les luttes de sa conscience, les splendeurs du christianisme révèlent au croyant des perspectives qui enchantent son esprit, épanouissent son cœur et stimulent ses essors. Non, « les chants désespérés » ne sont pas toujours « les plus beaux » ; l’énigme de la destinée, restée sans réponse, peut-elle susciter plus de lyrisme que la confiance en la bonté de Dieu, venu partager la misère des hommes et subir la mort pour leur salut ? Il n’y a qu’à feuilleter l’histoire, secrète ou publique, des âmes pour connaître les merveilles de générosité que la foi et la charité provoquent en elles ; mais qui ne voit que la pensée s’amplifie et que l’éloquence tressaille sous leur souffle ? Même des mystiques, ignorant la technique du vers, ont à ce point subi leur influence que leurs écrits et paroles s’imprégnaient naturellement de poésie. Comment alors l’imagination et la sensibilité d’un vrai poète ne deviendraient-elles pas, sous leur emprise, plus délicates ? comment ne trouverait-il pas spontanément, dans les thèmes qu’elles lui suggèrent, la fraîcheur et l’enthousiasme de l’inspiration ?

Lamartine écrivait à Virieu que sur cinquante de ses poésies quinze pourraient être retenues. M. de Nolhac, obligé de faire un choix des siennes, ne citerait-il pas au premier rang le Testament d’un latin ? À l’exemple de La prière pour tous, gravée dans nos mémoires pour avoir retenti sur nos lèvres enfantines, et secourable à plus d’un mendiant pour sa glorification de l’aumône, certains fragments, tel le Potier de l’Acropole, deviendront populaires et bienfaisants. Écoles et collèges catholiques ne s’empresseront-ils pas de faire apprendre ces beaux vers :

Ô Christ, mon héritage et ma seule espérance...
Je remettrai sans peur mon âme entre tes mains...
Car, parmi des fiertés que le vulgaire ignore
Et dont mes derniers ans se nourrissent encore,
Je compte d’avoir dit et compris en chrétien
La grandeur de ton culte et l’honneur d’être tien...
Toi seul sais nous conduire et seul nous consoler.
Entre les nations ton œuvre continue,
Tantôt éblouissante et tantôt inconnue,
Et les bons ouvriers pour l’ouvrage marqué
Baptisés de ton sang, ne t’ont jamais manqué.

Bien plus, ne peut-on entrevoir que, séduits par les « beautés de ce monde », mais obsédés ensuite du regret de s’être mépris, puisqu’au sein de leur félicité passée Dieu leur manqua, plusieurs consacreront aussi le déclin de leur jour à lire l’Évangile, et murmureront avec confiance le plaidoyer du vieux potier d’argile sur l’Acropole : « Sois-lui clément, Seigneur ! »

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Voilà, Messieurs, ce que la foule a pu connaître de Pierre de Nolhac. Mais vous-mêmes qui appréciiez la grâce de son commerce ; mais sa famille, la couronne de ses enfants et petits-enfants, parmi lesquels un fils, artiste de talent et de goût, collaborait à l’illustration de ses livres ; mais ses amis et disciples fidèles, combien de traits ajouteriez-vous, sans attendre que ses Mémoires nous indiquent d’autres contours de son esprit et de son cœur !

Vive et nuancée, son intelligence favorisa la diversité de son application et de ses travaux ; son érudition avenante ne l’assombrissait pas plus que l’atticisme de ses manières et de son langage ne lui interdisait la bonhomie et la malice ; sa délicatesse le prédisposait aux procédés aimables. Ainsi ses élèves le virent attentif à leur succès, généreux au partage de ses trouvailles ; ainsi l’héritier de son fauteuil a reçu un exemplaire de ses Pages auvergnates, où sa plume agile consigna son « regret de n’avoir pu lui donner sa voix ». « Voici un petit livre que j’aime. Le jour de l’élection de mon successeur, vous y inscrirez son nom. Il me plaît d’envoyer ce message d’outre-tombe à celui qui parlera de votre vieux maître. »

Dans une atmosphère de beauté et de gloire, il garda toujours quelque chose d’humain et même d’attendri, comme si, après avoir goûté en artiste et en historien les enchantements d’ici-bas, il méditait en moraliste sur leur néant. Ainsi me le dépeignait, par ces formules lapidaires où il enchâsse journellement sa pensée, l’éminent confrère qui me prouve encore son amitié en acceptant d’être mon parrain.

Simple et facile d’approche, M. de Nolhac se faisait plus abordable s’il soupçonnait ses visiteurs intimidés par la solennité du cadre : Versailles ou le musée Jacquemart-André. Il est vrai que les rassurait aussi un certain abandon : livres, dossiers, manuscrits et gravures, surchargeaient les meubles, s’empilaient sur le bureau, et jusque sur le parquet s’affirmaient si dominateurs, qu’il prévenait, d’un fin sourire : « Ma tête est un peu mieux rangée que ma table. »

Formé par l’esprit classique et né chrétien, il observa une mesure toute française, qui accordait l’intelligence et la sensibilité, et rendait exquise sa sagesse. Mais en sa politesse nulle abdication ; chez lui, pas plus de timidité que d’excès. Il exprimait son avis avec une loyauté tranquille ou véhémente, qui parfois irrita des gens désireux de le trouver docile. À l’Institut national des journalistes, qu’il patronnait, il recommanda d’inculquer aux aspirants les principes de l’honneur et le respect des traditions nationales : Écrire pour servir, disait-il, non pour s’asservir. Ce programme régla sa conduite.

Il aimait la France avec « l’âpre cœur de nos aïeux », aussi indulgent à ses défauts qu’enchanté de ses mérites, diligent à refléter en ses poésies nos anxiétés et nos espoirs, ému de voir les peuples nous secourir et la valeureuse Belgique ajouter à son histoire le chapitre de sa résistance, fier de préparer le décor du traité de Versailles, pleurant, dans la chapelle, au Te Deum qui réveilla les vieilles notes de ceux de la royauté, et glissant, parmi l’immense gerbe des héroïsmes offerts à la patrie, l’humble don « d’une page d’amour écrite pour sa gloire ».

C’est encore son patriotisme qui lui fit souhaiter le rapprochement fraternel de l’Italie et de la France. Il aimait sincèrement notre sœur latine :

Pour avoir tant de fois enrichi l’âme humaine
À jamais l’Italie est sacrée à nos yeux,

Une crise d’incompréhension n’atténuait pas son bonheur d’avoir vu mêlés, sur les champs de bataille et dans l’apothéose du triomphe, les drapeaux des deux pays. Infatigable artisan de leur concorde, il encourageait les études italiennes, présidait le Comité France-Italie, et parlait à leurs commémorations communes. Lors de sa première séance au Capitole, l’Académie romaine lui envoya gracieusement des lauriers coupés sur le Palatin, et, le jour de ses obsèques, un message officiel assura Mme de Nolhac et ses fils qu’au delà des Alpes sa mort suscitait la tristesse.

Il faudrait s’édifier enfin de ses sentiments religieux, si son tact n’imposait la discrétion. Les confidences de ses familiers attestent la sincérité de cet aveu : « Ma prière s’en va vers vous, mon Dieu, d’un cœur simple et soumis. » — « Dans l’ombre, auprès de toi, Seigneur Jésus, je veille. » Ses peines s’adoucirent par la compréhension du mot de saint Paul : Vobis donatum est ut pro Christo patiamini,

Je sais bien qu’au pécheur la douleur est un don...
Préparez-y ma chair, flammes du sacrifice !

Il approchait de sa fin sans trouble. D’avance il avait aperçu « les doigts pieux qui apprêteraient son linceul » et s’était réjoui « d’entendre, par des sens inconnus »,

Un chant porté sans fin sur des ondes nouvelles.

Du cimetière de Riom, « ombragé de sapins », où il voulut dormir entre ses pères, il a écrit : « Ici, point de tristesse, mais une émotion pleine de sérénité. » C’était, à son chevet, la même impression paisible. Étonnant son entourage par le contraste de la maîtrise de soi avec la faiblesse d’un corps exsangue, il avait, lucide et délicat jusqu’au dernier souffle, convoqué ses amis pour un remerciement suprême.

Ne me poussez plus à vivre...
Je vois les miens sur la route
Qui me pressent du regard...
La page d’aujourd’hui ne s’achèvera pas.

On eût dit qu’habitué par ses études aux rites de la cour et renseigné sur l’étiquette des audiences, il attendait, avec une dignité déjà révérencielle, beaucoup mieux avec l’humilité du chrétien, que s’ouvrît la porte de lumière, et que « l’ange au sourire » lui répétât suavement la parole de l’Évangile, promesse de bon accueil : « Le Maître est là, et il t’appelle. »