Rapport sur les prix de Vertu 1960

Le 17 décembre 1960

François MAURIAC

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le samedi 17 décembre 1960

Rapport sur les prix de vertu

DE

M. FRANÇOIS MAURIAC
Directeur de l’Académie

 

 

Il faut d’abord que je me confesse : voilà vingt-sept ans que je porte ce costume, voilà donc vingt-sept ans que je me dérobe au périlleux honneur de célébrer la Vertu devant vous. Où donc, à mes yeux, était le péril ? J’appartiens à une génération d’écrivains qui avaient appris d’André Gide qu’on ne fait pas de bonne littérature avec les bons sentiments — ce que je suis très éloigné de croire aujourd’hui. Mais peut-être avais-je obscurément cette idée qu’avec les bons sentiments on ne fait pas non plus de bons discours.

Je crois pourtant que si je me cabrais devant l’obstacle qu’il va bien falloir me résigner à franchir aujourd’hui, je cédais aussi à une pudeur. Si nous sommes une âme bien née, nous ne pouvons célébrer la Vertu sans faire un retour sur nous-même et sans songer que nous ne sommes guère expert en fait de Vertu et que nous avons surtout été habile, au cours de notre vie, à profiter de la Vertu des autres. Quand je me penchais sur le dossier de ces femmes qui ont sacrifié toute une vie à servir leurs maîtres, je voyais surgir dans ma pensée toutes ces servantes, depuis ma petite enfance jusqu’à aujourd’hui. Chez mes parents, chez mes grands-parents, dans ces vieilles maisons de province qu’embaumait la cuisine à la graisse de confit, des femmes humbles, au sourire docile, se sont indéfiniment succédé, des femmes dont le métier était de servir. Plus d’une aura sacrifié aux enfants de ses maîtres, les enfants qu’elle aurait pu avoir. Je me souviens de ce poème où un poète et un ami de ma jeunesse : André Lafon, évoque la maison endormie dans le silence de la nuit provinciale à l’heure où un dernier tison achève de mourir parmi la cendre :

Et seule, dans la chambre basse du grenier,
La servante à genoux, la dernière à prétendre
Au sommeil, ayant clos la salle et le cellier,
Priant au pied du lit d’un cœur humilié,
Offrait à Celui-là qui seul pouvait l’entendre
Le poids du jour avec son labeur oublié.

« Le poids du jour avec son labeur oublié », le poids de beaucoup de jours, l’accumulation de tâches indéfiniment recommencées... Nous sommes tous bien inconscients de ce don qui nous aura été fait par toutes ces créatures endormies, nous qui aurons été servis toute notre vie.

Je me souviens adolescent comme m’avait frappé, la première fois que je lus « Madame Bovary », cette peinture merveilleuse et cruelle du comice agricole où une vieille servante vient recevoir sa récompense. Je cite de mémoire cette phrase de Flaubert qui me bouleversa : « Et l’on vit s’avancer vers ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. » Cette phrase de Flaubert recèle sans doute le germe du sentiment que j’avouais tout à l’heure, de cette gêne que je ressens à célébrer des dévouements dont nous avons peut-être abusé et pour lesquels nous nous sommes montrés si ingrats. Je les revois toutes, ces femmes qui nous aimaient quand nous étions enfants et dont nous nous rappelons à peine le prénom : un jour elles sont parties de notre vie et nous ne savons ce qu’elles sont devenues.

Mais beaucoup sont restées auprès de leurs maîtres. Parmi ceux et celles que nous récompensons aujourd’hui, il s’en trouve qui aident des maîtres tombés eux-mêmes dans la misère et jusqu’à partager avec eux leur retraite de vieux travailleurs. Ces créatures se sont-elles données par un acte délibéré de volonté ou ont-elles été entraînées au sacrifice par les circonstances de leur vie ? Ce que nous appelons Vertu est certes toujours le résultat d’un choix, d’un effort, comme le nom même de Vertu le laisse entendre. Mais un être faible et docile de nature peut se trouver en quelque sorte condamné au dévouement par l’égoïsme de ceux qui en bénéficient. Il est remarquable que devant la Vertu nous puissions céder tour à tour à deux mouvements contradictoires : d’une part nous exigeons qu’elle soit consciente et qu’elle constitue une victoire sur nous-mêmes : mais alors apparaît le risque de la complaisance, de la satisfaction des vertueux qui se veulent vertueux. Les pharisiens se recrutent parmi cette espèce-là. À la limite, nous voyons poindre l’ombre obscène de Tartufe, car la Vertu ostentatoire du pharisien n’est séparée de la comédie vertueuse de l’imposteur que par une série indéterminée de nuances.

Et c’est pourquoi nous inclinerions à préférer cette Vertu qui ne se connaît pas elle-même, ce don de soi-même à la petite journée que font tant de saintes femmes qui ne savent pas qu’elles sont des saintes femmes.

Et ici je ne songe plus aux servantes fidèles mais à ces autres élues d’aujourd’hui : à ces sœurs aînées devenues les mères de leurs jeunes frères parce que la vraie mère n’est plus au foyer.

Là encore je ne crois pas que dans la plupart des cas il y ait eu une volonté délibérée d’être héroïque. La place de la mère était vide et la grande sœur a pris la place de la mère. La jeune fille s’est attachée à l’enfant comme s’il était son fils, mais ce n’est pas assez dire : lorsque l’enfant répondait à ses soins, au-delà de ses espérances, lorsqu’il s’appelait Maurice, comme chez les Guérin, ou Ernest, comme chez les Renan, alors l’amour à la fois de la sœur et de la mère devenait une passion douloureuse, follement exigeante. Eugénie de Guérin, Henriette Renan, nous connaissons leur drame, mais n’en doutez pas, ce que ces sœurs illustres ont souffert, des sœurs obscures de la famille de celles que nous récompensons aujourd’hui l’ont ressenti elles aussi. L’histoire littéraire nous fournit des exemples dont la réplique existe à tous les degrés de l’échelle sociale. Ces sentiments excessifs ne sont pas le privilège de la culture.

J’y songeais, un jour du dernier automne, où je reçus la visite d’une paysanne inconnue de moi. Elle habitait un village de l’Entre-deux-mers. Comme je l’interrogeais, elle me dit qu’elle vivait seule, et qu’elle ne s’était pas mariée parce qu’elle avait eu la charge de son jeune frère. « Mais, ajouta-t-elle du ton le plus simple, il vient de se marier et ils ne veulent pas que je vive avec eux. » Elle ne s’étonnait pas, elle ne s’indignait pas. Je regardai ses pauvres mains usées de laveuse sur la robe noire et je demeurai silencieux.

Le devoir, c’est presque toujours, pour la plupart des hommes, ce qui ne peut pas être refusé, c’est la croix à notre mesure, taillée exprès pour nous, et avec laquelle nous sommes nés, et sur laquelle nous mourrons. Que de vieux parents auront trouvé tout simple qu’une fille demeure auprès d’eux jusqu’à la fin ! Ils lui reprennent, au jour le jour, la vie qu’ils lui avaient donnée. L’on pourrait ici poser une question trop ambitieuse peut-être pour les modestes proportions d’un discours sur les prix de Vertu.

Il y eut peut-être des moments de notre vie où nous lisions Nietzsche et nous nous demandions s’il n’existait pas, au-delà de la vertu que nous récompensons aujourd’hui, une Vertu plus haute et d’autant plus noble qu’elle risque d’apparaître, du dehors, confondue avec l’égoïsme et avec la dureté de cœur. Nous aurions volontiers admis, à cette époque, qu’il faut laisser les morts enterrer les morts et que le premier devoir pour une fille est de ne pas renoncer à la vie simple et normale d’épouse et de mère, fût-ce pour se mettre au service de ses vieux parents. En ces temps où nous aimions Nietzsche, nous aurions volontiers soupçonné ces filles sacrifiées de n’être jamais sorties de l’enfance, de n’être jamais devenues adultes. Rassurez-vous, Mesdames et Messieurs, ces sentiments qui ont pu être les miens à certaines époques, et que d’ailleurs je combattais, je m’en sens bien éloigné aujourd’hui. Et d’abord parce que j’ai atteint moi-même un âge qui m’incline à trouver fort bon que la vieillesse soit entourée d’égards. Mais aussi et surtout parce que j’ai l’amère expérience de ce qu’est la vieillesse abandonnée et même persécutée.

Dans mon enfance, je fus le témoin scandalisé et attristé de la dure condition des vieillards lorsque leurs enfants ne méritent pas que l’Académie française leur attribue des Prix de Vertu. C’était le temps d’avant l’automobile où la grande lande, en Gironde où je passais mes vacances d’écolier, était un pays vraiment perdu, dont les chemins ne menaient nulle part et où quelquefois des métayers faisaient travailler leurs vieux parents, comme ils faisaient travailler leurs vieux chevaux. Ces pauvres gens marchaient tant qu’ils pouvaient marcher, et quand ils devaient s’arrêter enfin, que de fois aurai-je entendu devant eux leurs enfants leur reprocher la nourriture qu’ils ne gagnaient plus : « Il mange ! il mange ! » entendais-je répéter devant le misérable vieux qui s’excusait, qui demandait pardon d’avoir tant d’appétit, de manger tant de ce pain noir qu’il ne gagnait plus à la sueur de son front. Les circonstances qui entouraient quelquefois leur mort, je n’en parlerai pas ici, car enfin ce Discours sur les Prix de Vertu ne saurait être un commentaire à l’insensibilité humaine.

Mais ces images qui sont demeurées en moi donnent leur vraie signification aux récompenses que nous distribuons ici. Il devait y avoir, dans ces métairies de mon enfance, des vieillards heureux auxquels des filles se dévouaient obscurément, mais personne ne les voyait, personne ne le savait, et les Prix de Vertu de l’Académie Française n’étaient pas connus de nous. Ses bienfaits ne parvenaient pas jusqu’à notre désert.

Ces dévouements obscurs, il nous semble que nous-même nous en aurions été capable. Il nous semble que nous aussi nous aurions pu nous sacrifier à notre mère, ou élever des frères plus jeunes, les adopter et les aimer comme nos propres enfants. Oui, tout cela est de l’ordre des choses que nous nous sentons la force d’accomplir. Mais il est d’autres dévouements qui nous dépassent, dont nous n’imaginons pas que nous puissions être capable. Je pense en particulier à l’un de ceux que nous récompensons aujourd’hui, à ce Charles Masson, ancien patron du canot de sauvetage de l’île de Molene : 91 sorties, 50 navires secourus, 143 hommes sauvés. Voici donc quelqu’un dont le métier est de sauver les autres au péril de sa propre vie. Il n’accomplit pas ce geste par accident. L’héroïsme chez lui est en quelque sorte professionnel.

Et certes il est d’autres vocations qui exigent, dès le départ, que la vie soit exposée dangereusement, la vocation militaire plus qu’aucune autre. Mais, cette fois, il ne s’agit pas de consentir à sa propre mort, à la mort pour soi-même tout en s’efforçant d’attenter à la vie de l’adversaire. Ici, le péril encouru, le risque assumé, n’a pas cette sinistre contre-partie. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie. » Et certes il y a bien des manières de donner sa vie au jour le jour, mais les sauveteurs comme celui que nous couronnons aujourd’hui mettent toute leur mise sur une seule carte, ils jouent toute leur existence d’un seul coup pour sauver des inconnus dont ils ne savent rien, sinon qu’ils sont en péril et qu’ils appellent à l’aide. Cela nous paraît naturel, à nous qui n’avons jamais sauvé personne. Si nous nous sommes jetés à l’eau quelquefois, ce ne fut jamais qu’en image. On se jette à l’eau pour les autres comme on se ferait couper en quatre pour eux : c’est façon de parler. Un ami me racontait qu’un jour, sur je ne sais plus quelle plage déserte, il avait vu un homme se débattre, appeler au secours. Et comme je lui demandais ce qu’il avait fait, il me répondit qu’il avait enlevé sa veste et qu’il s’en était tenu là. Serions-nous capable, dans une circonstance analogue, de beaucoup plus que d’enlever notre veste ? À chacun de répondre à la question posée, mais je ne la pose publiquement que pour donner plus de poids à l’hommage que nous rendons à ceux dont le métier est de sauver les autres au péril de leur vie.

Les dévouements individuels sont ceux qui nous touchent le plus, mais les efforts collectifs des œuvres sociales ont plus d’efficience. Que les Prix de Vertu aillent à des Associations, cela déconcerte d’abord ceux pour qui la Vertu est essentiellement affaire personnelle, individuelle, comme d’ailleurs la Charité. Beaucoup considèrent que rien de ce qui est administratif ne concerne la Vertu. Les bonnes œuvres, cela ne rend pas un son agréable aux oreilles. Là encore, toute une littérature agit sur nous à notre insu. Les bien-pensants n’ont pas bonne presse. La Mme Lepic de « Poil de Carotte » fait du tort aux dames de charité, et pourtant, à y regarder de près, les Prix que nous attribuons aux œuvres ne vont pas à ceux qui s’y dévouent et qui demeurent anonymes. L’on ne peut pas dire des animateurs de ces Associations charitables qu’ils auront reçu leur récompense en ce monde, puisque c’est l’œuvre elle-même qui est récompensée et non ceux qui s’y dévouent.

Quand je considère la liste de ces œuvres, ce qui me frappe, c’est que pour la plus grande part elles viennent en aide à des victimes directes ou indirectes de la guerre : veuves âgées ou infirmes de la guerre de 1914-1918 qui ne disposent que de très faibles ressources, veuves de militaires de carrière morts pour la France, et qui sont restées chargées d’enfants, veuves et orphelins de guerre dont s’occupe Mme la Maréchale Leclerc, grands blessés des campagnes d’Indochine, de Corée et d’Algérie, grands malades de la Légion Étrangère qu’il faut rééduquer et réadapter physiquement et moralement : tels sont les bénéficiaires des œuvres que nous récompensons aujourd’hui. Presque toutes les autres sont vouées à l’Enfance souffrante. Mais cette Enfance souffrante, ces adolescents inadaptés sociaux, ces jeunes garçons infirmes auxquels se dévouent les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, ne sont-ils pas aussi victimes, dans bien des cas, d’un fléau qui est l’alcool ? Ainsi, pour les uns, si nous remontons à la source de leur malheur, nous trouvons les guerres, et, pour les autres, l’alcool. Ces victimes innocentes de maux que nous n’avons pas su prévenir, il faut certes les secourir par tous les moyens dont la charité dispose. Mais ce devoir de charité ne nous dispense pas de dénoncer les causes de tant de maux. Vous me direz, en ce qui concerne les guerres, qu’il ne dépend pas de nous de les empêcher, qu’il y en a toujours eu et qu’il y en aura toujours. Ce n’est pas le lieu de nous interroger à ce propos. Je crois pourtant que dans une démocratie comme la nôtre, les responsabilités de cet ordre sont lourdes et qu’elles sont partagées entre tous les citoyens. Je ne crois pas à la fatalité des guerres, ou du moins à la fatalité de toutes les guerres. Il ne fait pas de doute, par exemple, que celle de 1939 n’était pas l’aboutissement d’une suite de faits inévitables : la montée des périls a été rapide, certes, mais graduée. Nous étions avertis des projets d’Hitler par Hitler lui-même, dans un temps où il était encore désarmé, et où il dépendait des démocraties de l’arrêter. Si les guerres qui ont suivi celle-ci eussent pu être évitées comme je le crois, je ne l’examinerai pas non plus. Je veux simplement souligner que rien ne peut s’accomplir dans cet ordre qu’avec la complicité de l’opinion, c’est-à-dire de chacun de nous.

Pour en venir à l’autre fléau, à l’alcool, qui pourrait nier qu’il est l’un des grands responsables de cette dégénérescence dont tant d’enfants sont les victimes ? Sur ce sujet encore, si chacun de nous s’examinait, il trouverait peut-être des raisons de se frapper la poitrine, car il ne suffit pas de n’être pas alcoolique soi-même. Durant la précédente législature, à une époque où j’observais de près la politique parlementaire, j’ai pu constater, non sans beaucoup d’étonnement et de scandale, la complicité dont jouissait l’alcool du côté où je l’eusse le moins attendue. Mais moi-même qui m’indigne, Mesdames et Messieurs, j’ai bien ma part de responsabilité dans ce malheur, car le vin blanc que nous récoltons sur ma colline n’est pas ce qui s’appelle un petit vin blanc, avec ses 16 ou même 20 degrés d’alcool, selon les années. Et il est bien vrai qu’on ne peut demander aux bonnes gens de Gironde ou de tout autre pays de vignoble d’arracher leurs vignes. Je ne crois pas que ce soit le devoir de le faire. Il reste que le devoir, pour chacun de nous, est de ne pas se désintéresser d’un fléau qui est à la source de si grands malheurs.

Ces récompenses que nous donnons chaque année, cela pèse peu, j’en conviens, quand nous considérons la souffrance des hommes. Nous ressemblons à cet enfant que saint Augustin vit en songe et qui voulait vider l’océan avec une coquille. Et de même cet éloge rituel de la Vertu que nous prononçons d’année en année, revêtus de nos plus beaux atours, cela prête un peu à la moquerie. Nous n’aimons pas, en France, jouer les « père-la-vertu ». Eh bien ! je crois que nous vivons dans un monde où cet éloge public revêt une signification particulière, et qu’il n’y a pas là de quoi sourire.

Non que je croie que notre époque soit plus corrompue qu’une autre. Il est remarquable que toutes les époques ont eu la prétention d’exceller dans le mal. Toutes se sont comparées au Bas-Empire. En réalité le mal, dans ce monde de la chute qui est le nôtre, est continu et égal à lui-même : l’histoire des hommes, que ce soit l’histoire politique telle que les historiens la décrivent, ou l’histoire personnelle que le roman reflète, cette histoire est criminelle sous ses deux aspects. Mais le bien aussi, ce qui, pour les chrétiens, s’appelle la Grâce, est un fleuve également intarissable et qui ne s’arrête jamais de couler à pleins bords.

Si je dis, pourtant, que nous vivons à une époque où il est bon et nécessaire de proclamer publiquement cette permanence de la Vertu parmi les hommes, de la Charité au sens absolu, de ce plus grand amour qui est de donner sa vie, c’est que ce qui est particulier à notre époque, c’est la multiplication à l’infini des images qui salissent et qui corrompent. Ce qui autrefois était caché est manifesté et étalé devant des foules indéfiniment renouvelées dans tous les cinémas du monde, et jusque dans les plus petites villes. J’ai été stupéfait, durant les vacances, de voir dans ma province qu’une sous-préfecture de 5 ou 6.000 habitants bénéficie, si l’on peut dire, des mêmes films qui, l’année précédente, sur les Champs-Elysées, raccrochaient les passants. Et quand une défense hypocrite écarte les enfants qui ont moins de seize ans, nous songeons à ce qu’est un garçon ou une fille à partir de seize ans, — à ce qui en eux, dans leur cœur, dans leur pensée, dans leur chair, a été atteint, lorsqu’ils ont passé deux heures à contempler dans une salle obscure cette peinture cynique, désespérée du couple humain.

Oui, ceci est particulier à notre époque : des techniques mises au service d’une propagation de tous les vices et de tous les crimes. Mais aussi c’est ce qui doit nous rendre plus attentifs à la permanence, malgré et contre tout, de ce qui, dans l’homme, ne veut pas haïr, ne veut pas salir, ne veut pas être désespéré. « Grandeur de l’âme humaine » avait écrit Pascal sur le papier qu’il portait cousu dans son habit, « Grandeur de l’âme humaine ». Elle n’apparaît jamais si grande que dans un temps où l’appel à l’assouvissement retentit de partout et est reproduit partout, et non seulement reproduit, mais mimé, et ce n’est pas assez dire : le film, c’est la vie comme le théâtre ne l’est pas. Le film ne transpose pas, il nous introduit durant deux heures dans un drame charnel, nous devenons ce démon Asmodée qui faisait plus que soulever les toits des maisons, nous sommes à la lettre introduits dans ces chambres, dans ces alcôves. Il faut avoir le courage de le dire et d’user d’un mot qui, je le crois, n’est pas dans le dictionnaire, et qui rend en tout cas un son ignoble, et non moins ignoble que ce qu’il exprime. Le cinéma a fait de cette génération une génération de « voyeurs ».

Et pourtant, je le répète : la sainteté du monde n’a pas diminué. Dieu n’a plus besoin de demander dix justes à Abraham pour épargner Sodome. Sodome, qui est le second nom de toutes les grandes capitales du monde, n’ignore certes pas le feu du ciel : chaque guerre les condamne à le subir. Mais du moins les eaux bitumeuses de la Mer Morte ne se refermeront jamais plus sur elle parce que la sainteté cachée, la Vertu ridiculisée et bafouée demeurent vivantes et agissantes dans ses soubassements. Un fleuve de grâce circule sans fin à travers ce monde qui ne cesse pas d’être racheté.

Ceux d’entre nous qui ont gardé la foi au Christ croient qu’Il est vivant et que c’est Lui qui jusqu’à la fin du monde suscitera assez d’amour dans le cœur des femmes et des hommes qui vivent de Lui pour faire contre-poids à toutes les infamies et à tous les crimes. Filles de la Charité et de l’Armée du Salut, Petites Sœurs de tous les pauvres, nous savons, nous qui partageons leur foi de quel esprit elles relèvent. Mais chez les agnostiques, chez les athées, chez ceux qui ne croient pas qu’ils ont une âme et qui croient que tout est matière et n’est que matière, ceux-là aussi obéissent souvent à cette loi intérieure qui les oblige à se dépasser, à se sacrifier, à donner leur vie. Ils cherchent le royaume de Dieu et sa justice, ils ne lui donnent pas le même nom que nous autres nous lui donnons, ils ne donnent pas à la justice qui inspire leur comportement ce nom adorable que lui donnent les chrétiens pour qui l’Amour est Quelqu’un. Pour les non-chrétiens, il n’est personne, il est une exigence de justice, il n’empêche qu’ici et là les fruits sont les mêmes : ils sont, entre autres, ceux que l’Académie Française s’efforce de mettre à l’honneur chaque année.

Au vrai, en face de ce que nous appelons la Vertu, ce qui différencie les hommes, ce n’est pas tant la foi en Dieu ou l’athéisme, mais c’est l’accord ou le désaccord sur ce qui est le Bien et sur ce qui est le Mal. Derrière la boutade d’André Gide que je citais en commençant : « On ne fait pas, avec les bons sentiments, de bonne littérature » se dissimule en réalité l’effort de toute une vie pour atteindre à démontrer que ce que la morale courante et la religion dénoncent comme le Mal est en réalité le Bien, — car pour Gide le Bien est de ne rien refuser à l’exigence de sa nature ; mais il va plus loin, et c’est là peut-être l’attentat le plus grave contre la vérité et qui ressemble au mystérieux péché contre l’esprit : il tend à démontrer que ce qui est le Bien selon la morale laïque ou religieuse, est à ses yeux en réalité le Mal. Je ne sais pas pourquoi je nomme Gide plutôt que tel ou tel autre docteur de ce temps. En vérité ils ont presque tous renversé, comme dit Bossuet, « ce tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes ». Ils ont opposé une fin de non-recevoir insolente à cette loi morale au-dedans de nous aussi évidente pour Emmanuel Kant que le ciel étoilé au-dessus de sa tête.

Cette subversion qui est allée, chez Sartre, jusqu’à faire un saint de Jean Genet et même jusqu’à soutenir que Jean Genet est un saint authentique beaucoup plus que ne l’est, par exemple, Thérèse d’Avila, cette folie nous découvre la profonde plaie dont notre civilisation risque de mourir. Car sur ce point précis la corruption du monde a terriblement progressé. Certes, il n’y a rien de nouveau sous le soleil en matière de vice et de crime : l’Histoire est criminelle à quelque endroit que nous ouvrions le livre. Mais ce qui est nouveau sous le soleil, c’est le refus de se connaître comme criminel, comme pécheur.

Eh ! bien, en ce jour où nous récompensons la Vertu, voici des témoins qui se lèvent de partout pour nous répéter comme Arthur Rimbaud dans un bref instant où son démon lui faisait grâce : « Le monde est bon, je bénirai la vie » et comme le lamentable Verlaine dans sa prison :

Elle dit la voix reconnue
Que la bonté c’est notre vie,
Que de la haine et de l’envie

Rien ne reste la mort venue.

Ces vertueux que nous avons récompensés ne sauraient peut-être pas nous donner une définition du Bien. Ils ne savent peut-être pas ce qu’est le Bien : ils le font. Le Bien, c’est ce qu’ils font, c’est d’aimer et de servir ceux qu’ils ont vocation de servir et d’aimer. Si nous voyions entrer ici, un à un, les humbles que vous exaltez aujourd’hui et si nous les interrogions sur les raisons de leur sacrifice secret, seules peut-être, sauraient-elles nous répondre, ces filles de Saint-Vincent-de-Paul qui se dévouent dans les faubourgs de Beyrouth ou d’Alexandrie, ou ces militantes de l’Armée du Salut, car le même feu les brûle que quelqu’un est venu jeter sur la terre. Pour la plupart, ils ont obéi à l’exigence de leur être profond, ils ont contenté cette part d’eux-mêmes, la meilleure, qu’écoutent aussi parfois, il faut bien le dire, ces mêmes hommes que je dénonçais tout à l’heure et qui, comme Gide, se sont enorgueillis d’avoir démoralisé leur génération. Oui, pour ne parler que des morts, un André Gide était fort capable de charité. Durant toute sa vie je l’ai connu soucieux du sort des autres. Il ne s’en est jamais désintéressé. Au retour de son voyage au Congo, il a écrit un livre qui était, à cette époque, un grand acte de courage. Son embardée du côté du Communisme, puis sa rupture avec Moscou s’expliquent par des raisons très nobles. Je pourrais en dire autant de Sartre qui certes a faim et soif de justice. Il ne faut donc point envelopper dans la même condamnation la doctrine et l’homme qui la soutient et la répand.

Pour finir, Mesdames et Messieurs, je voudrais attirer votre attention sur une réalité très mystérieuse à la fois et très familière pourtant dont les hommes et les femmes que l’Académie récompense aujourd’hui sont les répondants au milieu de nous. Une réalité qui tient en un mot : Sacrifice.

Le sacrifice est au centre, vous le savez, du mystère chrétien, dont le signe est un gibet, longtemps considéré comme ignoble et qui a été l’instrument d’une immolation ininterrompue, durant des siècles, dont les derniers des hommes, les esclaves, faisaient les frais. Or ce gibet est devenu pour les chrétiens le symbole de leur rédemption. Il n’est rien de si déconcertant pour un agnostique ni peut-être de si offensant pour la raison. Et pourtant, c’est Chesterton, je crois, qui disait que : « lorsqu’il y a quelque chose d’étrange dans le Christianisme, c’est que finalement quelque chose d’étrange y correspond dans la réalité ». En dehors de toute considération religieuse, de tout parti pris métaphysique, tout se passe, dans ce sombre monde, comme si la réversibilité était une de ses profondes lois, comme si, de génération en génération, se perpétuait une race d’immolés, et que ces frêles atlantes soutenaient de leurs bras levés ce monde où le sang d’Abel n’a jamais cessé de couler.

Quel agnostique ne m’accorderait qu’un équilibre existe peut-être entre ceux qui ne cherchent qu’à contenter leurs passions et ceux qui trouvent tout simple de donner leur vie : oui, un équilibre, une compensation. Cette vérité, je l’exprime dans une perspective chrétienne qui m’est propre mais je suis persuadé qu’un agnostique saurait la reprendre à son compte et l’éclairer selon ses vues.

Si nous étions attentifs à ces choses nous nous retiendrions de sourire avec ceux qui se moquent de la Vertu et des vertueux. Certes, ce qui fait sourire presque toujours c’est la fausse Vertu. Il faudrait être vertueux sans savoir que nous le sommes : c’est le secret des saints. Ils ne cèdent pas à une humilité de commande lorsqu’ils se considèrent comme les derniers des hommes. La connaissance qu’ils ont de la pureté infinie de Dieu leur donne de leur misère une vue qui les accable. Ils ont trouvé le secret de devenir plus humbles à mesure qu’ils approchent de la perfection.

Cela me fait songer à une parole de Kierkegaard qui, dans un discours sur les Prix de Vertu, rend un son étrange : « Le contraire du péché, dit Kierkegaard, ce n’est pas la Vertu, c’est la Foi. » Et en effet si la Vertu devient une fin en soi, la recherche d’une perfection personnelle, il est presque inévitable qu’elle ne tourne à la complaisance, à la satisfaction. Mais la Foi, la Foi vivante, dans la mesure où elle est vivante, ramène tout à Dieu, enlève tout à l’homme, et par là rend la Vertu inconsciente d’elle-même. Le Saint n’a conscience que de sa misère : « Tu es celle qui n’est pas », disait le Christ à sainte Catherine de Sienne.

Pour nous qui ne sommes pas des Saints, soyons attentifs autour de nous à tous ceux qui, comme nos élus d’aujourd’hui, entretiennent ce feu qui a été jeté sur la terre et qui ne s’éteindra plus. Je pense souvent à ce roman de Balzac : L’Envers de l’Histoire Contemporaine, qui illustre précisément les vérités que je vous ai rappelées aujourd’hui, puisque cet envers d’un monde criminel qu’il nous montre, c’est précisément l’œuvre d’une sainte femme au centre d’un petit groupe voué à une charité rédemptrice. Ce titre : L’Envers de l’Histoire Contemporaine me revient quand je me promène en pensée à travers Paris, car je ne m’y promène plus guère qu’en pensée. Lorsque nous disons : « Saint-Germain-des-Prés », nous pensons au « Flore », aux « Deux-Magots », à des filles aux longs cheveux, à toute une jeunesse perdue ; mais en face des cafés et des trottoirs se dresse l’église, la paroisse, une des plus vivantes de Paris, foyer brûlant de prière et d’œuvres. Ici encore je m’excuse de parler en chrétien des réalités chrétiennes que je connais, mais je suis sûr que mes frères protestants ou que des agnostiques et des athées voués à la vie de l’esprit et sous quelque forme que ce soit au service des autres hommes, connaissent comme moi cet envers de l’Histoire contemporaine et que ce qui est pour nous une réalité mystique est pour eux une réalité d’ordre expérimental. C’est la Vertu des saints, quelles que soient leurs croyances ou leurs philosophies, qui permet au monde de durer. C’est la mission de notre compagnie que de rappeler aujourd’hui et de remercier en son nom ceux dont la Vertu nous sauve chaque jour et dont l’exemple nous aide à ne pas désespérer.

Ceux que j’ai nommés et ceux que je n’ai pas nommés, qu’ils comprennent que leur mission déborde infiniment le modeste devoir auquel ils se vouent et qu’ils sont des témoins en même temps qu’ils sont des agneaux. Ils se sacrifient et ils témoignent. Leur sacrifice est témoignage. Si obscurs qu’ils soient, si pauvres, si méconnus, je salue en eux les sauveurs du monde.