Réponse au discours de réception de Maurice Genevoix

Le 13 novembre 1947

André CHAUMEIX

Réception de Maurice Genevoix

 

Monsieur,

Vous êtes un auteur de plein air. De vos écrits nous parviennent les puissants effluves de la terre, des champs et des bois, la fraîcheur des eaux vives, le souffle des plaines et des sommets, les cris des animaux, tout le bruissement et tout le tumulte du vieil univers toujours en mouvement. Quand nous sommes avec vous, nous nous sentons loin des bibliothèques. Vos ouvrages, pénétrant dans la paisible cité des livres, doivent y faire l’effet d’un coup de vent salubre et véhément. C’est leur caractère essentiel, d’autant plus frappant qu’il est naturel. Vous ne l’avez pas cherché. Vous ne cherchez jamais. Vous êtes toujours vous-même avec innocence et obstination. Votre destin était d’être à votre manière une poète de la nature.

Ces dispositions vous rendaient particulièrement apte à comprendre et à louer votre prédécesseur, M. de Pesquidoux. Vous venez de le faire avec autant de goût que de profondeur. Notre regretté confrère a laissé parmi nous un souvenir original et charmant qui se prolonge. Il était très simple, d’une courtoisie parfaite. Il avait l’urbanité de l’honnête homme et la franchise pittoresque d’un rural. Nous le revoyons avec sa minceur nerveuse, son visage hâlé et fin, son exubérance contenue. En le regardant, on songeait que ses aïeux, au temps où ils gouvernaient le même domaine, avaient dû être pareils à lui. Il faisait penser à d’Artagnan, à un d’Artagnan qui aurait occupé ses moments perdus en écrivant des livres. Sa mémoire était riche d’histoires campagnardes, de légendes, de recettes admirables qui évoquent le temps lointain de l’abondance. Il était surtout fier d’un Armagnac auquel il attribuait toutes sortes de vertus. Il en avait donné à un grand écrivain qui était malade, afin de favoriser sa convalescence. Le grand écrivain en usa avec modération, mais finit par épuiser la provision. Un jour qu’il se sentait plus faible, il dit avec une mélancolie où entrait de l’humour : « Ah ! que n’ai-je encore le merveilleux Armagnac de M. de Pesquidoux. » Et son dévoué serviteur, qui le soignait avec un zèle touchant et qui mériterait bien un prix Montyon, lui répondit doucement : « Si Monsieur le désire, je lui en offrirai. M. de Pesquidoux m’en avait donné aussi et comme je n’ai pas été malade, j’en ai encore. » Telle était la gentillesse familière de M. de Pesquidoux, fort bon chef pendant la guerre, fort bon confrère, fort bon écrivain en temps de paix. Vous l’avez étudié avec cette précision et cette mesure qu’il appréciait, et aussi avec cette sympathie qu’il inspirait spontanément et dont il était digne par son caractère, et par son talent.

Entre M. de Pesquidoux et vous, il y a des affinités certaines. Et en vous écoutant, je songeais que pour vous bien louer, il faudrait vous appliquer ce que vous avez dit de lui avec tant de flamme et de poésie. Mais il y a aussi des nuances. Vous êtes de l’Orléanais, et il était de Gascogne. De nos jours, les distances de quelques centaines de kilomètres ne sont rien. Elles comptent encore cependant pour le solei1 et pour l’accent. Les bords de la Loire ont leur lumière, et les habitants ont leur parler qui est bien à eux. Votre fleuve a des nonchalances et de soudains réveils que n’ont pas les eaux de l’Adour, vos paysages ont des proportions qui ne se trouvent ni dans les vallées ni dans les plateaux du Gers. Une autre différence vous distingue de M. de Pesquidoux est né et il a vécu sur sa terre : il a consacré son activité et son intelligence à bien administrer les champs qui étaient ceux de ses ancêtres. Vous, vous aviez près de trente ans quand vous êtes revenu dans votre pays d’Orléans et quand vous vous y êtes fixé. M de Pesquidoux était un terrien par destination. Vous avez été un terrien par vocation.

Rien ne semblait annoncer en vous cette préférence. Vous étiez à vingt ans un jeune intellectuel fort brillant. Vous aviez fait de bonnes études à Orléans, puis à Paris au lycée Lakanal. Vous êtes entré à l’Ecole Normale Supérieure et vous étiez le premier de votre section. Vos maîtres qui estimaient votre culture et votre talent se plaisaient à voir en vous un futur professeur de la Sorbonne. Il n’y a en vérité rien de sylvestre dans ces débuts, et vous ne paraissez même pas avoir eu une prédilection pour les Bucoliques de Virgile ou les idylles de Théocrite.

La première fois que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer, c’est à la Revue de Métaphysique. Le Directeur, Xavier Léon, qui était un homme cultivé et très bon, aimait à convier ses amis. On trouvait chez lui des écrivains, des philosophes, des officiers, des savants et des hommes politiques comme Painlevé. C’étaient des réunions agréables et intéressantes : mais je dois dire qu’on y voyait peu d’agriculteurs. J’ai appris d’ailleurs plus tard que votre présence parmi les philosophes était due à la vertu d’une opérette, tant l’enchaînement des causes et des effets est ici bas plein de fantaisie. Les élèves de l’Ecole Normale avaient coutume en fin d’année, de se donner un divertissement en jouant une revue de leur composition ou quelque comédie. Pour être fidèle à la tradition, qui est de maintenir un lien entre les générations, ils ont la bonne grâce d’inviter quelques-uns de leurs anciens. Jadis Francisque Sarcey avait assisté à la brillante revue du centenaire, dont il rendit compte dans les journaux. Xavier Léo, bienveillant et jeune d’esprit, avait lui aussi répondu à l’appel de ses cadets. Il était venu vous entendre. Vous aviez réussi à beaucoup l’amuser et, pour vous remercier, il vous avait reçu chez lui. C’est ainsi que s’accomplit votre premier voyage. Vous avez traversé l’empire quelquefois un peu nuageux des métaphysiciens.

Vous ne vous êtes pas attardé : vous aimiez la lumière. À la même époque, vous aviez entrepris une étude sur un écrivain français, dont le premier mérite est la clarté, Guy de Maupassant. Vous rédigiez pour vos maîtres un mémoire sur le réalisme dans son œuvre. Combien il serait tentant de bâtir là-dessus tous une théorie, de discerner dans votre travail d’école votre curiosité naissante pour la campagne et les paysans, et de montrer l’influence de vos lectures ! Rassurez-vous, Monsieur. Ne craignez pas que, rajeunissant soudain, j’entreprenne de vous présenter à mon tour ici, pour vous honorer et pour vous recevoir, un petit mémoire dont le sujet serait : « L’origine du réalisme dans l’œuvre de Maurice Genevoix. » Il y faudrait une ingéniosité qui me manque, une ingéniosité d’autant plus et subtile qu’elle serait destinée à défendre une idée fausse. Je ne vois pas beaucoup plus de rapport entre le talent de Maupassant et le vôtre qu’entre les canotages de Chatou et les inondations de la Loire. Les bureaucrates et les paysans dont Maupassant a peint les portraits inoubliables n’ont rien de commun avec vos bûcherons, vos chasseurs, vos braconniers et vos trappeurs. Votre travail d’étudiant était un simple exercice littéraire, comme en font chaque année les élèves de l’École Normale, et que nous appelions dans notre langage, avec une présomption juvénile et ironique, des « définitifs ».

Mais cette étude sur Maupassant devait être pour vous l’occasion de manifester votre caractère. Bien des mois après l’avoir écrite, vous avez eu, je ne dirai pas le plaisir, mais vous avez eu la surprise de la voir indiscrètement utilisée et publiée sous une signature qui n’était pas la vôtre. Vous avez été scandalisé. Vous avez une horreur naturelle et un mépris honnête de tout ce qui est imitation ou contrefaçon. Vous avez marqué votre indignation librement et à voix haute. L’auteur de cette expropriation devait avoir plus de légèreté que de méchanceté et plus de bonne humeur que de scrupule. Il éprouva quelque remords et il eut à l’étourdie l’intention de vous offrir ce qu’on décorait alors du nom médiocre de compensation. Il ne vous connaissait pas, il s’arrangea pour vous joindre.

« Ah ! c’est vous M. Genevoix, s’écria-t-il gaîment dès qu’il vous aperçut : je vais enfin voir le coupable. » Et vous avez répliqué froidement par ces mots bien faits pour étonner un homme important : « Monsieur, c’est précisément ce que je me disais en vous voyant. » Ainsi éclatait dès votre jeunesse cette probité, cet attachement à la vérité, cette franchise ingénue et ferme qui sont les traits essentiels de votre personnalité. Vous êtes un indépendant, dont le souci principal est d’être en règle avec soi-même, un esprit rigoureux, au besoin un révolté et un réfractaire. Vous ignorez les conventions, les intrigues et les ambitions. Vous avez de la fierté, mais vous n’avez pas de vanité. Et vous avez du sang dans les veines. Il y a dans l’Oiseau bleu de Maeterlinck une scène où l’on voit sous forme de petits enfants, les hommes de l’avenir que le Temps envoie sur la terre. « On demande un honnête homme, dit le Temps, d’un ton bourru, où est l’honnête homme ? » Et il voit s’avancer un petit enfant timide. Il ajoute : « C’est toi ? tu m’as l’air bien chétif. » Vous, Monsieur, vous n’étiez pas chétif et vous étiez l’honnête homme. Vous êtes tenace et étant sans reproche vous êtes sans peur. Vous alliez prouver avec éclat tout ce qu’il y avait en vous d’énergie et de courage.

En 1914 surgit la guerre. Vous aviez vingt-trois ans. Les hommes de votre génération avaient eu peu de temps pour se préparer à l’événement. Ils étaient nés et ils avaient été élevés dans une époque de facilité, de liberté d’esprit et d’illusion qui ne leur faisait pas entrevoir la rupture brusque de toute une époque. Ceux qui, comme vous, s’étaient consacrés à de hautes études n’avaient pas eu le loisir de suivre la marche de la politique. D’ailleurs le monde entier ne parlait que de paix. À Londres, à Paris, à Rome, on en parlait eu y croyant. On en parlait même à Berlin, mais sans y croire ; vous étiez trop jeune en 1905 pour saisir la portée de la crise diplomatique qui se déchaînait soudain, et qui révélait les ambitions germaniques déjà vieilles de cinquante ans. Bien des voix ont retenti alors en France pour avertir du danger, et elles n’allaient pas, jusqu’au seuil de la classe où vous étiez encore presque un enfant. Il en est une cependant, parmi les voix, il en est une, dont l’écho devait se prolonger pour vous. Elle venait par une prédestination bien émouvante d’Orléans votre pays, d’Orléans où demeure attaché le souvenir sacré de Jeanne d’Arc, et d’un enfant d’Orléans dont vous connaissiez bien le nom. C’était celle de Charles Péguy. Au moment de l’affaire de Tanger, Péguy avait écrit en quelques jours dans les Cahiers de la Quinzaine un petit ouvrage qui avait pour titre Notre Patrie. C’est une date dans l’histoire de sa pensée. L’homme original et vigoureux, qui s’était engagé toujours avec bonne foi dans des chemins divers, gardait un sens national populaire et sain. Il le laissait déjà paraître quand il faisait à ses camarades d’École Normale, une conférence où il déclarait que le maintien des humanités de l’étude de l’Antiquité était nécessaire à la qualité et au prestige de l’esprit français. Il en était pénétré profondément lorsque, dès Sainte-Barbe, il confiait ses idées au précieux manuscrit qu’il tenait secret et qui était l’ébauche de son poème sur Jeanne d’Arc. Devant le danger, Péguy, farouche et généreux, jetait son cri d’alarme. S’il était de ce monde, il ferait partie de notre Compagnie. et, c’est lui, Monsieur, qui aurait le plaisir de vous recevoir et de répéter en votre honneur ces mots qu’il chérissait : « Orléans, qui êtes au pays de Loire. »

Vous avez été de ces combattants de 1914 qui ont fait avec une sombre et patiente énergie cette guerre qui a exigé tant de sacrifices, qui a suscité tant d’héroïsmes et, qui a ramené le grand mot de victoire dans les annales de notre pays. Trente ans ont passé. Depuis trente ans, la reconnaissance de la nation n’a pas cessé et ne doit jamais cesser de les environner. Parti comme sous-lieutenant, vous êtes devenu rapidement capitaine. Votre sang-froid, votre caractère et votre vaillance vous faisaient admirer et respecter de tous. Vous saviez commander, et vous saviez aussi par vos paroles et par vos actes, réconforter et persuader. Vous étiez de ces jeunes chefs qui ont rendu avec simplicité tant de services peu connus. Vous avez reçu trois balles allemandes et c’est par miracle que vous avez échappé aux conséquences mortelles de celle qui a atteint la région du poumon. Mais votre destin n’était pas de périr : c’était, après avoir été un combattant, de donner par vos livres un témoignage pathétique à vos frères d’armes.

Vos ouvrages consacrés à la guerre, Sous Verdun. Les Éparges, La Boue, Au Seuil des Guitounes, ne peuvent pas être lus sans émotion. Ils ont la qualité qui vous est le plus ‘cher : ils sont vrais. D’excellents juges les considèrent comme les plus exacts qui aient été écrits. Aucune littérature dans ces volumes ; aucun adjectif à effet ; aucune enflure ; aucune recherche de mots plus grands que les choses. Et en vérité quels mots auraient pu être plus grands que les choses dont vous aviez été le témoin ? Vous avez été naturel, comme toujours. Vous avez fait le récit de ce que vous aviez vu.

Vous avez été sincère, cru, brutal même ; vous n’avez rien adouci ni rien embelli. Vous avez prêté aux soldats le langage qui était le leur, que vous entendiez tous les jours, et qu’ils reconnaissent avec une satisfaction mêlée de joie et de tristesse quand ils vous lisent. Vous avez noté en traits rudes et forts ce qui avait été la peine des hommes, leur souffrance, leur abnégation dans le voisinage constant de la mort, et leur patient espoir. Les historiens de l’avenir ne pourront pas se passer de vous : vous leur fournissez un témoignage direct d’une valeur incomparable.

La paix rétablie, qu’allaient devenir les anciens combattants, survivants d’une jeunesse héroïque et décimée ? « Ils ont des droits sur nous », avait dit noblement Clemenceau. Ils en avaient, ils ont attendu. Ils n’ont pas pu tenir dans la nation parmi les contingences de la politique, la place qui leur revenait. Leur esprit subsiste dans ces associations amicales de régiments, clairsemées sans doute, vivantes encore, où tous connaissent les titres authentiques de chacun. Ce sont elles qui, rassemblées, maintiennent, non sans de tristes difficultés matérielles, le Comité de la Flamme qu’a longtemps présidé le général Gouraud et que préside aujourd’hui le général Giraud. Vous leur avez toujours été fidèle ; vous avez fréquenté leurs réunions ; vous avez partagé leurs espoirs et aussi leurs appréhensions quand elles craignaient de voir l’oubli affaiblir et obscurcir les notions morales, politiques et diplomatiques qui ont contribué à la victoire de 1918. Le maréchal Foch aimait à dire : « L’histoire est la mémoire des peuples : les peuples ne sont gravement menacés que s’ils perdent la mémoire. » Vous êtes un des gardiens du souvenir. Vous continuerez, nous n’en doutons pas, cette utile mission qui consiste à ranimer, non pas seulement la flamme qui brûle sous l’Arc de Triomphe, mais l’esprit public tout entier.

Lorsque vous avez été démobilisé, vous vous êtes mis à écrire. Vous aviez droit à quelque détente après quatre années d’épreuves, et en raison des soins qu’exigeait votre santé, atteinte par vos blessures. Vous avez sans doute entendu alors l’aimable parole de l’anthologie grecque qui vous murmurait : « Viens t’asseoir sous ce beau laurier, près de ces eaux limpides, afin de te reposer et de célébrer les dieux immortels. » Mais vous êtes un laborieux : le travail s’imposait à vous. C’est à cette époque que j’ai eu le plaisir de vous retrouver grâce au Surveillant général de l’Ecole Normale, Paul Dupuy, qui a manifesté une amitié vigilante à tant de générations normaliennes et qui a le premier prédit votre avenir littéraire. Il me dit un jour : « Vous avez un jeune camarade que j’estime tout particulièrement et qui a un caractère très élevé, il achève un beau livre. Vous devriez le voir. » J’ai suivi ce conseil, je vous ai vu, j’avais lu votre premier ouvrage sur la guerre, je savais que vous aviez du talent. Et vous m’avez apporté, pour que je le donne à une publication dont je m’occupais alors, un de vos plus beaux romans, Rémy des Rauches. Dans le métier souvent malaisé qui consiste à faire connaître les écrits de ses contemporains, une des difficultés est de ménager les habitudes des lecteurs et de leur faire accepter les nouveautés qui comptent. Je venais de publier Suzanne et le Pacifique de Jean Giraudoux, et cette œuvre poétique avait soulevé bien des critiques. J’en prenais mon parti parce que la fantaisie de ce livre me paraissait ravissante. Je fus tout à fait récompensé par la visite d’un de nos anciens camarades, savant helléniste, qui me dit : « Je viens vous remercier. Depuis l’imagination d’Homère, aucune ne m’a plus amusé que l’imagination de Giraudoux. » Votre Rémy des Rauches était aussi, d’une façon très différente, une œuvre poétique. Elle ne m’a valu lorsqu’elle a paru que des compliments qui vous appartiennent et que je vous rends aujourd’hui avec grande satisfaction. Vous avez su peindre avec puissance, la Loire capricieuse, déchaînée et parfois terrible, ses inondations, ses pêcheurs, ses bateliers, tout un monde de riverains et vous avez conquis tout de suite les lecteurs de l’Orléanais et de la Touraine par la force de vos descriptions.

Désormais, votre parti est pris. Vous vous installez à la campagne, dans votre pays. Vous avez songé sans doute à deux lectures que vous avez faites dans votre jeunesse. Votre père vous avait acheté un Balzac qui vous initiait à la comédie humaine et un Buffon dont les planches coloriées faisaient vos délices. Aidé par ces deux guides illustres, vous avez jeté les yeux autour de vous. Observer est un bon emploi du temps pour tous les hommes, qu’ils se destinent à agir ou à méditer, un emploi du temps spécialement recommandable aux poètes et aux romanciers. Vous vous rappelez le propos que nous a rapporté François-Victor Hugo, alors qu’il était seul avec son père sur le rivage de Guernesey ? Qu’allaient-ils faire ? Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare. – Moi, dit magnifiquement Victor Hugo, je regarderai l’Océan. – Vous avez regardé le fleuve et la forêt.

Vous avez vécu d’abord un peu en sauvage, fréquentant peu de monde, et devenant le familier de la nature. Vous y avez fait des relations charmantes et de tout repos Depuis l’écureuil jusqu’à la morne et noire taupe, vous avez connu les habitants de vos champs et de vos bois. Vous avez été l’ami du chat et du lapin ; vous avez vu vivre le lièvre et la biche, le pivert et le rossignol. Vous avez même eu, ce qui est fort rare, des rapports cordiaux avec un vieux saumon, un Beccard, qui descendait le fleuve pour la dernière fois. Tout ce peuple animal vous enchantait par ses couleurs et par ses mouvements, sa pétulance et son espièglerie, par la variété des caractères sensible dans les individus d’une même famille, par les sautes d’humeur coïncidant avec l’alternance des saisons. Il vous est bien arrivé, comme à tous les auteurs de mythes et de fables, de prêter aux animaux un et des sentiments. Dans l’Hirondelle qui fit le printemps, vous nous montrez des oiseaux formant une petite société protectrice des humains et prolongeant le printemps, afin de hâter la guérison de la fille d’un bûcheron qui est leur amie. C’est une fantaisie gracieuse, exceptionnelle dans votre œuvre. En général, vous considérez les animaux en eux mêmes et pour eux-mêmes. Et vous avez bien raison.

La psychologie animale est encore dans l’enfance. Dans la mesure où elle existe, elle est faite d’emprunts à la psychologie humaine. C’est assurément une grande politesse de la part des écrivains. Mais si d’aventure il y avait des philosophes parmi les animaux, il serait bien intéressant, de savoir comment ils apprécient ce cadeau. L’étude des animaux serait beaucoup plus si elle était fondée sur une lente observation directe et elle nous apprendrait sans doute quelque chose sur les parties instinctives de la nature humaine. Vous avez eu ce sentiment ; vous avez regardé sans idée préconçue. Vous avez constaté que, dans toutes les espèces, il y a des forts qui exercent l’autorité, des faibles qui l’acceptent ou la subissent, et des solitaires qui vivent hors de la communauté sans la gêner. Vous avez noté que l’ordre est de temps en temps troublé par les batailles, la jalousie et la fureur. mais que finalement le clan revient à ses disciplines accoutumées parce que la nature reprend toujours ses droits, et que, selon le mot de Kipling, elle règle ses comptes au crayon rouge quand on va contre ses lois. De là, dans cette prodigieuse vitalité du monde animal, une sorte de nécessité qui la préserve à la fois de l’ennui, du désœuvrement et de la confusion. Le dernier en date de ceux qui ont étudié le sujet, M. Henry Thétard, à qui le maréchal Lyautey avait confié l’organisation de ce Jardin Zoologique qui fut un des grands succès de l’Exposition Coloniale, a résumé son expérience en une phrase qui semble bien exprimer aussi votre opinion : « L’observation et l’amour de la nature et des êtres animés sont les sources de la vraie sagesse. »

Cette nature et ces êtres animés, vous avez voulu les contempler sous tous les aspects. Vous aviez commencé par ce qui entourait votre maison, et si je puis dire, par vos voisins de campagne. Vous avez observé ensuite tout le Loiret, toute votre province, puis toutes les provinces. Vous avez souhaité enfin d’étendre votre expérience. Vous êtes allé au Canada admirer les Montagnes Rocheuses. Vous avez fait un voyage en Afrique, dont vous parlerez dans votre prochain livre. Vous n’avez cessé de vous renseigner, d’accroître votre science, de recevoir des sensations fortes et nouvelles. C’est le monde extérieur pris dans son ensemble, ce sont les formes, les couleurs, les sons et les odeurs que vous saisissez avec une curiosité passionnée. C’est la vie de la planète entière qui retentit en vous.

De là dans vos livres une profusion d’images éblouissantes. Il en est de paisibles : il en est de splendides, il en est de tragiques. Vous les acceptez toutes. Ici la tiédeur dans l’espace, les mousses spongieuses et les dures écorces devenant nourriture et sang, la joie de vivre faisant briller, matin après matin, les beaux yeux d’un daguet, la tranquillité solide de l’homme marchant sous les arbres d’une forêt solitaire. Là les champs largement étalés, le vert doré du blé qui lève, le scintillement du fleuve qui glisse vers la mer, les coteaux modérés, les saules, les peupliers, les ruisseaux de votre province, ses coins intimes, sa grâce accueillante et son sourire qui est le sourire de la terre de France.

Mais ailleurs, voici la splendeur d’une aurore boréale. Voici une nature minérale, une immense dalle immaculée où les arbres et leur faix de neige ne sont plus qu’un feutrage blanc, où les jeux de la lumière, la vibration des étoiles nocturnes et le lent voyage de la lune tombent sur le sol canadien subissant une étreinte impitoyable. Ou bien voici le chaos illimité de dômes puissants, de pics aigus, de chaînes dentelées culminant, entre dix et douze mille pieds ; au-dessous le roc et les failles sans fond, au-dessous encore, les rivières bondissantes aux eaux céruléennes, pures ou écumeuses, des lacs, d’admirables lacs, miroirs d’uni incandescent où se renverse au fond d’un abîme lumineux le reflet de la forêt, de la roche et des cimes neigeuses.

Partout, le monde vit sa vie de soleil, de froidure ou de nuages selon les saisons, sa vie de bêtes dormantes de bêtes en amour, de crocs et de becs affamés, sa vie de combat, de danger et de courage, son jeu terrible contre la mort. Vous avez rapporté avec une sobriété dramatique et puissante le récit qui vous a été fait des exploits du tigre rouge. du couguar, bête qui aime le sang et sait le faire couler, forban hardi et musclé, redoutable par ses griffes, sa mâchoire, et ses détentes brusques, qui brise d’un coup de patte et d’une secousse brutale les vertèbres du cou, s’attaque à la jugulaire ou à la carotide, et laisse l’ours, le cheval ou le chevreau en bouillie rouge sous un églantier fleuri.

Voir et faire voir ! tel est votre don. Votre regard distingue tout de suite et vous retenez avec précision les proportions, les transparences ou les brumes de l’air, les mouvements, les attitudes, les démarches lentes, les nonchalances et les foudroyants, le ton local, le caractère singulier. Et quand vous avez bien vu, quand vous avez la connaissance complète et lucide du sujet, alors il vous faut montrer, montrer avec des mots, et c’est ici que se révèle le talent de l’écrivain. Exprimer, c’est se servir de toutes les ressources du langage, user du vocabulaire courant et du vocabulaire des métiers, des termes spéciaux et un peu oubliés parfois des paysans de chez nous ou du vieux français canadien ; c’est mesurer leur pouvoir visuel, le sens mystérieux de leurs relations, c’est tantôt rassembler les détails qui donnent de l’authenticité au récit et vous mènent jusqu’au point qui domine, tantôt au contraire trouver du premier coup le trait représentatif, dense, acéré, chargé de signification et enveloppant tous les autres traits qui lui font cortège dans l’inconscient ; c’est faire toucher l’impalpable ; c’est trouver des couleurs pour peindre l’ombre, et des images pour figurer ce que l’œil devine à peine. Vous êtes maître dans cet art... Vous pouvez nous intéresser pendant des pages (dans Rroû) aux mouvements d’un chat, ou (dans La Dernière Harde) à la vie de la forêt et des cerfs ou (dans La Framboise et Belle Humeur) à l’irrésistible attrait de solitudes, des bois et des grands espaces. Si vive est votre sensibilité, si fort est le jaillissement des mots évocateurs que lorsqu’on vous lit on oublie votre présence. Les poètes et les écrivains, nous donnent presque toujours l’impression qu’ils parlent d’eux-mêmes qu’ils transposent selon leur état d’esprit le monde physique et le monde moral, et qu’ils s’intéressent surtout à leur réaction personnelle au spectacle des choses. Vous nous présentez les choses en elles-mêmes. Vous nous donnez le sentiment que la beauté, la dure grandeur et la poésie sont dans les choses, non en vous ni en nous. Devant l’univers, vous êtes comme un miroir. Le lecteur qui est absorbé par votre livre n’a plus l’impression de lire : il est devant la réalité. Cette magie toute littéraire a cet effet inattendu : elle n’a pas les apparences de la littérature ; elle va même plus loin que la peinture, elle nous offre un monde d’images en mouvement.

Ainsi surgit dans vos ouvrages une idée de la nature qui est à vous et qui est bien d’un homme de notre temps. En quelques siècles, les écrivains ont beaucoup changé d’opinion sur la nature : ils l’ont considérée tantôt comme un décor, tantôt comme une bienfaitrice, tantôt comme un refuge. Il y a dans Molière une petite phrase que je ne lis jamais sans admirer la franchise simple d’un génie qui ne s’intéressait qu’au cœur humain. En tête du prologue d’une de ses comédies, Molière écrit : « La scène représente un lieu champêtre et néanmoins fort agréable. » Et néanmoins fort agréable ! Qu’auraient dit Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre s’ils avaient remarqué ces mots. Eux, ils représentent l’époque de la nature vénérée comme la source attendrissante de toutes les beautés et de toutes les bontés, de la nature harmonieuse et prévenante, où les volcans sont placés au bord de la mer pour purifier les eaux, et où les insectes ont des couleurs pour être aperçus des personnes qu’ils attaquent. Plus mesurés en cette occasion que leurs prédécesseurs, les romantiques se sont contentés de trouver dans la nature une consolation à leur mélancolie et un apaisement aux orages de la passion. « Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime », proclame Lamartine. Et Hugo la salue par ces mots : « Nature au front serein ! »

Ce n’est pas précisément ainsi que vous la voyez. Chez vous, elle n’a pas de sérénité ; elle n’a pas d’intentions ; elle a ses lois inéluctables et elle est implacable. Vos livres ne font penser ni à un parc dessiné à la façon de Versailles, ni à un jardin anglais. Ils évoquent plutôt la Savane et la forêt vierge. Dans l’histoire de notre littérature, je ne trouve guère que Vigny et Leconte de Lisle surtout, qui aient conçu la nature comme roulant avec dédain, sans voir et sans entendre, ainsi que des fourmis, les populations dont elle ignore le nom, les accablant de ses excès et de son indifférence. Mais ils étaient des désenchantés, révoltés contre le monde mauvais et l’inconnu inaccessible. Vous n’avez pas une idée aussi sombre. Telle que vous l’avez décrite, la nature est une force exubérante et irréductible, c’est une création continue, prodigieuse et tumultueuse, une puissance à la fois magnifique et cruelle, un spectacle merveilleux et effrayant. C’est la manifestation de la vie mystérieuse, frémissante, bouillonnante et bruissante, tantôt charmante et tantôt féroce, où le témoin que vous êtes reconnaît les figures éternelles de la Faim, du Désir et de la Mort.

En vous appelant dans notre Compagnie, Monsieur, nous avons bien eu un scrupule. Nous vous éloignons de vos vastes horizons. Nous n’avons à vous faire, pour tous les jeudis, que des offres modestes : comme végétation, les arbres du bord de la Seine, dont les branches s’inclinent vers les eaux, comme espace libre, les deux cours illustres mais dénudées de l’Institut, comme êtres animés, vos confrères et tous les travailleurs du Palais Mazarin, comme représentation du monde sensible, le dictionnaire, qui garde en secret le trésor de toutes les images et qui en apparence n’est que du noir et du blanc. Nous espérons que vous n’aurez pas trop de déceptions. Vous allez d’ailleurs posséder selon le règlement un logis parisien ; vous donnerez, en des jours de crise, une solution, au problème du logement. Et que votre foyer heureusement reconstitué sur la rive d’un fleuve ou d’un autre, importe peu : vous êtes assuré d’y trouver la douceur et la grâce puisqu’il est dirigé par la compagne de votre choix. Vous êtes entouré d’enfants qui feront de leurs parents d’excellentes études. Et puis, vous retournerez de temps en temps dans votre province qui tient à vous comme vous tenez à elle. Je ne crois pas que malgré les invitations flatteuses dont vous avez déjà souvent été l’objet, vous acceptiez bientôt un mandat municipal ou autre. Vous ne prétendez pas qu’un écrivain soit nécessairement un législateur, ni un penseur, ni même un prophète. Vous ne tenez pas à être mêlé aux agitations du siècle. Il vous suffit de savoir que vos livres ont de la qualité et que votre éditeur est votre ami. Vous êtes un artiste, et vous entendez bien rester un artiste.

Quand on a achevé de vous lire, on ne peut se retenir de poser une question. On se demande : comment l’auteur juge-t-il ce qu’il peint si bien ? Quelles émotions soulèvent en lui ces passagers de la vie terrestre, jetés comme des grains de poussière dans l’espace ? Les trouve-t-il comiques ? Les plaint-il ? Il les comprend, et comprendre c’est déjà aimer : les aime-t-il ? ou les considère-t-il comme de simples sujets proposés à la curiosité d’un conteur insensible ? Ce serait une assez bonne philosophie pour un romancier, une philosophie en vérité un peu courte. Ce n’est pas la vôtre. Par discrétion, par pudeur, vous vous effacez. Mais un écrivain n’est jamais tout à fait absent de ses livres. On finit toujours par le retrouver, parce que nous ne pouvons pas sortir complètement de nous-mêmes. Vous nous livrez des impressions voilées comme des confidences, vous nous les livrez tout de même.

Dans cet univers où les savants ont distingué la structure des espèces, vous ne connaissez que des individus différents par le caractère, les moyens, la qualité de l’ardeur. Beaucoup sont dominés par l’égoïsme, la sottise, l’envie, la haine. D’autres sont de braves gens, un peu mous, en qui se mêlent le bien et le mal. Il en est de supérieurs par la force, la clairvoyance, l’équilibre. Il en est même de généreux. Quand vous rencontrez le bon Samaritain sur votre route, vous le reconnaissez tout de suite, Ce n’est pas votre faute si vous ne le rencontrez pas plus souvent. La littérature ne vit que de nos misères, de nos péchés et de nos maux. Les uns en font des fabliaux, des comédies ou des chansons. Les autres en font des drames. Votre emportement vous conduit assez naturellement à la tragédie ainsi que le prouve votre farouche Sanglar. Mais dès que se présente à vos yeux une jeune vivante, courageuse et loyale comme Eva Charlebois, vous avez pour décrire en elle de l’amour des nuances d’une délicatesse ravissante. De même, vous peignez près d’elle cet émouvant Randolphe, silencieux et bourru, qui a eu bien des infortunes, qui n’est plus jeune et qui sent au déclin de sa vie que la bonté désintéressée pour cette jeune femme, désemparée et douloureuse, est son seul agrément et sa seule raison d’être. Vous donnez à ces personnages modestes, obscurs et simples un charme exquis, où l’on respire comme un parfum doux, et, qui fait penser à ce mot d’un sage qui préférait les vies discrètes et cachées aux vies illustres : « Les âmes ont une fleur que la gloire efface. »

Vous laissez paraître une autre impression. Vous vous intéressez au travail, aux métiers, surtout à l’activité libre. Vous ne racontez jamais une aventure mondaine. Vous ne connaissez que les aventures humaines. Vos préférences vont aux êtres énergiques, où la force d’attaque et de défense est intacte, où l’ardeur de combattre verse une sorte d’ivresse, où la volonté est tendue parmi les fatalités menaçantes. Vos bûcherons, vos paysans, vos chasseurs, vos trappeurs surtout, ne se plaisent pas dans la vie abritée ; ils aiment le risque, ils goûtent le jeu qui met à l’épreuve la finesse de leur savoir, la rapidité de leurs réflexes et leur résistance d’hommes forts. Rude vie, mais belle vie, dit un de vos héros.

C’est cette inclination profonde qui les unit. Les autres sentiments sont peu sûrs : la camaraderie, l’amour, l’amitié même les sépare autant qu’ils les rapprochent, Mais le souvenir des efforts accomplis, et des périls courus en commun, la connaissance des mêmes métiers, des mêmes forêts, est bien leur véritable parenté humaine. Sans elle, leur vie serrait un exil côte à côte, une solitude en commun. Leur terre, leur montagne, leur peine même est leur lien. Dès qu’ils parlent des paysages de leur enfance, de leurs bois, de leurs expéditions aventureuses, de leurs fatigues, de leurs épreuves, de leur maison, ils ont le sentiment de leurs destins rapprochés.

Dans l’univers chaotique, ces hommes sont les fils de Marthe. Vous les admirez : ils ont tracé le sillon, et la route, construit le pont, régularisé le cours des eaux gravi les montagnes et fait pousser la moisson. Et comment, si désarmés et si faibles parmi les puissances naturelles qui les dépassent, ont-ils pu se faire un sort dans là création ? C’est que l’homme a le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès. Homo Faber : c’est son éminente dignité. C’est aussi son péril. Il invente et il devient l’esclave de son invention. Il invente et ce qu’il créé sert autant à détruire qu’à construire, autant à faire le mal que le bien. La vaste civilisation matérielle qui s’étend comme une immense machinerie sur le monde est le grand fait moderne et elle n’échappe pas à notre observation. Par sa rapidité vertigineuse, elle risque d’ouvrir un abîme entre elle et la civilisation morale qui va moins vite et  qui est nécessaire à l’humanité. Ainsi l’ouvrage ici-bas n’est jamais fini et la mission des hommes exige leur vigilance continue. On songe à la parole du poète anglais : « Que nulle étoile ne nous trompe. L’aube est loin. A nos postes. Si nous avons franchi l’écueil, que nul ne songe à son repos. La nuit nous cache la forme d’un autre péril à passer. »

Telle est la forte émotion virile et saine qui nous vient de notre œuvre. Je crois que votre voyage au Canada à été pour vous d’une grande portée. On parle volontiers de l’influence française sur le Canada. Il faut aussi parler de l’influence du Canada sur ceux de vos compatriotes qui le visitent. Ce grand pays que nous aimons, qui a gardé à notre langage une fidélité précieuse et qui a pour nous comme un reflet de l’ancienne France, ne présente pas seulement à nos regards la splendeur de ses paysages. Il a fait un effort pour accorder les techniques récentes et les coutumes ancestrales, les libertés avec l’autorité gardienne de l’ordre, la science de ses brillantes universités, avec la foi. Cette harmonie entre l’activité moderne et la vie morale vous a paru être d’une haute signification. Vos derniers livres sur le Canada ont à la fois une ampleur et un apaisement qui frappe, comme si ce pays avait élevé à leur plus haut degré d’intensité, les deux tendances qui sont en vous, le goût de la grandeur sauvage, et le goût de la pureté.

Vous les avez manifestées toutes deux dans une nouvelle que j’ai fort appréciée et qui a pour titre le Nid du Condor. Vous descendiez des Montagnes Rocheuses et vous êtes arrivé en Alberta, dans un parc réservé, rempli d’oiseaux éclatants. Le garde vous en fit les honneurs. C’était presque un colosse, large d’épaules, un gaillard splendide, aux prunelles couleur de lin, aux cheveux blonds serrés en boucles drues. Il était familier avec tous les hôtes ailés de la Savane, et quand il leur offrait dans sa main quelques grains de mil, c’était autour de lui une farandole aérienne éblouissante. Vous avez eu l’impression que vous aviez déjà vu cette main dure, puissante, musculeuse. Vous l’aviez remarqué dans un film qui représentait la capture d’un grand condor sur un pic de la Sierra Californienne ? Vous lui rappelez ce souvenir, et vous le voyez soudain s’assombrir : c’était bien le héros du film. Il était alors un trappeur athlétique, adroit, hardi et vigoureux, qu’une société cinématographique avait souhaité prendre tandis qu’il procédait sur un sommet difficile à l’enlèvement d’un condor encore au nid et de sa mère aux ailes puissantes. Invité à voir projeter cette bande dans le studio privé de la firme, il était venu plein d’enthousiasme. Et soudain il est bouleversé. Il se voit. Le drame qu’il a devant les yeux, c’est la lutte entre la bête et l’homme, entre la bête libre dans un ciel libre, frémissante et anxieuse, soulevée par son amour pour ses petits et par son courage au-dessus de la peur, et l’homme inexorable, rusé, abusant de sa force, accomplissant son attentat calculé contre la création, son forfait inexcusable puisqu’il ne combat pas pour se défendre. Cette heure change sa vie. Ce trappeur agissait instinctivement et innocemment ; mais quand il se voit sans agir, il pense son action. Elle lui fait horreur. Un monde nouveau s’ouvre à lui, un monde d’idées et de sentiments qu’il ignorait. Et ce que vous avez montré ainsi, n’est-ce pas l’éveil de la conscience, l’affirmation spontanée du bien et du mal qui fait la supériorité de l’homme et lui donne dans l’univers une place qui n’appartient qu’à lui ?

Comment en serait-il autrement ? Vous êtes par votre âge l’héritier de cette génération littéraire qui a rempli le demi-siècle entre les deux guerres, de 1870 à 1914. Cette époque encore proche de nous a sa figure bien définie ; elle est déjà du passé. Elle la commencé par le naturalisme à prétention scientifique. Puis elle s’est aperçue que le naturalisme avait beaucoup moins de rapports avec la science qu’elle n’avait cru. Elle a gardé du XIXe siècle la grande règle chère à Taine, à Renan, à Claude Bernard de la soumission à l’objet. Mais elle a eu la notion d’une réalité plus complexe et plus complète que les apparences, d’une réalité où la matière n’est pas tout, où le cœur a ses droits, où la pensée est un accord délicat entre la sensibilité et l’intelligence. A cette évolution, philosophes, savants, critiques, romanciers, poètes surtout, ont contribué. Autour de l’année 1889, ont surgi, presque en même temps, des œuvres bien différentes qui ont toutes eu une grande importance. Le Disciple de Paul Bourget, le premier ouvrage de Bergson, les premiers vers d’Henri de Régnier et les manifestes du symbolisme dont nous mesurons aujourd’hui tous les retentissements. Cette génération a passé de Zola à Bourget, à Barrès et à Claudel. Elle a laissé un riche héritage. Elle a proclamé que le silence de l’esprit serait plus effrayant que le silence des espaces infinis. Dans le réalisme nouveau, c’est l’âne qui domine tout. Et comment, vous qui avez contemplé l’univers, n’auriez-vous pas senti qu’il était traversé par un souffle divin ?

Vers quel avenir s’avance lentement cet univers, parmi les douleurs et les magnifiques élans de sacrifices, environné de nos inquiétudes et de nos espérances ? Il a le temps. Et le temps est l’étoffe de la vie. Mais pour les hommes enveloppés de tant de choses inconnues et de mystères, il est au moins deux sujets de fierté qui leur restent. Nous voyons, votre œuvre et votre vie nous font voir avec force, que dans cette nature prodigieuse et plus puissante qu’elle, la petite créature qu’est l’homme a donné le témoignage de deux noblesses qui sont sa parure : elle a reçu l’inspiration qui lui a permis de créer ici-bas l’héroïsme et la poésie.