Réponse au discours de réception de Édouard Le Roy

Le 18 octobre 1945

André CHAUMEIX

 

Réception de M. Édouard Le Roy

 

Monsieur,

 

Vous êtes un représentant de cette haute vie de l’esprit, sans laquelle il n’est pas de culture ni de civilisation. Vous avez l’érudition, la force intellectuelle, le zèle du cœur qui font le savant. Durant toute votre existence, vous avez médité sur les grands sujets qui sollicitent la pensée. Vous avez étudié le nombre et l’espace, le monde sensible et la raison, la matière et l’âme. Le lecteur désireux de connaître vos ouvrages et de suivre vos aventures parmi les idées n’est pas sans avoir quelque appréhension. Il éprouve même un peu de timidité quand il s’aperçoit que vous avez tant d’intimité avec l’infini.

Quelle compagnie, Monsieur ! Vous l’acceptez avec aisance. Vous avez l’art de vous mouvoir dans le monde de la spéculation. Vos égaux ce sont ces mathématiciens, ces physiciens, ces biologistes, ces théologiens et ces philosophes qui se sont consacrés à la recherche de la vérité. Différents les uns des autres par leurs origines, par leurs travaux, par leurs convictions, mais unis par le même désir de la lumière et par l’estime mutuelle qu’ils se portent, ils savent ce qui compte ici-bas et ce qui ne compte pas. Ils n’ignorent que ce qui est médiocre. D’autres renommées font plus de bruit et même sont plus éphémères. La leur est la plus pure. Le désintéressement est leur dignité, la joie de la recherche leur récompense, la découverte leur poésie. Ils forment une humanité étoilée que le respect universel environne. L’Académie française, à toutes les époques de son histoire et récemment encore, a eu le soin de leur faire une place dans ses rangs. Elle est heureuse aujourd’hui d’accueillir une fois de plus l’un d’entre eux en votre personne.

L’ensemble de votre œuvre est marquée par les traits qui sont les traits même de la philosophie française. Dans notre pays, la philosophie a toujours été étroitement liée à la science positive : elle ne s’abandonne pas à un jeu d’idées abstraites qui serait le thème de propos entre dialecticiens, elle reste en contact avec le sens commun et avec la vie. En outre elle se défie des systèmes, de ces pures constructions où se plaisait la pensée hellénique jeune et aventureuse en un temps où le monde mal connu avait des contours poétiques bien définis ; elle se contente de suivre de près les lignes de faits, heureuse si elle peut prendre sur certains points une vue peut-être provisoire, et en des cas privilégiés définitive. Enfin la philosophie française aime la clarté et la simplicité de la forme, et durant toute son histoire, à quelques courtes exceptions près, elle a évité les vocabulaires spéciaux réservés aux initiés : elle a le souci de faire tenir la pensée de quelques-uns dans le langage de tous ; elle est sévère à ce qui est artificiel ou rare ; elle croit que la langue française est assez souple pour traduire par un assemblage choisi de mots usuels les idées les plus fines. C’est la tradition depuis des siècles : elle va de Descartes à Henri Poincaré, de Pascal et de Malebranche à Claude Bernard, à Pasteur, à Painlevé. On la retrouve en Bergson comme en vous-même. Vous pensez bien que dans une Compagnie dont la mission essentielle est d’être gardienne de notre langage, vos qualités d’écrivain ont été parmi d’autres un titre à notre attention. Elles méritent d’autant plus d’être appréciées qu’elles ont une signification. Le goût de la clarté et de la précision n’est pas seulement une vertu littéraire, due à notre éducation classique : il indique une aspiration profonde de l’esprit français qui est sociable, humaniste, et qui, en s’adressant à tous, manifeste à la fois sa tendance pour ce qui est général et pour ce qui est généreux.

Nous savions bien ce que nous faisions en vous invitant à occuper le fauteuil de l’illustre philosophe qui nous a quittés. Peu d’écrivains étaient en mesure de parler de M. Bergson aussi bien que vous. Vous l’avez connu et vous l’avez aimé. Votre beau discours atteste que nous ne nous étions pas trompés en vous confiant la mission de rappeler ici la vie d’un confrère qui était un maître, et dont la pensée a rayonné dans toutes les contrées de l’univers. Ses ouvrages ont éveillé partout un intérêt passionné ; ils ont été traduits dans toutes les langues. Ils ont prouvé que la métaphysique, si elle est parfois traitée avec légèreté et ironie dans le siècle, garde, quand elle a la hauteur et la rigueur que lui a donné M. Bergson, un grand pouvoir d’attraction. C’est qu’elle entretient les hommes de leur destinée, elle les élève au-dessus des soucis quotidiens et des régions mornes de l’esprit, elle les ramène au soin de leur âme. Vous avez su marquer avec profondeur en quoi consiste la nouveauté des idées de M. Bergson, de quelles interprétations parfois inexactes elle ont été l’occasion, et comment elles apportent, quel que soit leur avenir, des éléments valables à cette grande œuvre jamais achevée de la connaissance.

M. Bergson aurait apprécié les termes mesurés et précis par où vous avez défini son œuvre. Ses succès personnels lui semblaient d’un intérêt secondaire. Son souci était d’être bien compris et de pénétrer les intelligences de son époque. Il était d’une extrême modestie, indulgent, toujours attentif à la pensée d’autrui, comme si dans la conversation la plus familière et la plus improvisée pouvait soudain paraître une paillette d’or qui fût un signe de vérité. Son autorité reposait sur cette constante probité. Tel il était à ses débuts, lorsqu’il enseignait dans les lycées. Les jeunes auditoires ont une ardeur toute prête à se dépenser en critiques intrépides ou en admirations enthousiastes. M. Bergson s’imposait à eux tout de suite. Il leur donnait l’impression de penser devant eux, de chercher avec eux. Il ne présentait pas la philosophie comme une science toute faite qu’il fallait apprendre pour passer des examens. Il faisait la philosophie chaque jour par la réflexion ; il la communiquait par la parole. Et quelle parole ! Tandis qu’il se promenait de long en large dans sa classe silencieuse et recueillie, il s’exprimait avec une chaleur contenue, parfois avec une fluidité platonicienne, toujours compréhensible, entraînant à sa suite toute une jeunesse qui sentait s’éveiller en elle, par le pouvoir d’un maître incomparable, les émotions de l’intelligence. Ces heures lumineuses laissaient après elles des traînées de clartés enchantées parmi lesquelles se prolongeait la rêverie. Les élèves de M. Bergson ont tous gardé de lui un souvenir inoubliable. C’est le propre d’un esprit exceptionnel que d’imprimer ainsi des traces durables chez ceux qui ont approché de son foyer. Partout où il a passé, dans le haut enseignement et dans les universités étrangères, M. Bergson a été le même : il a donné l’idée d’une supériorité dont la seule parure était la simplicité.

Dans les deux Académies dont il faisait partie, il n’y avait pas de confrère plus courtois, ayant plus de tact et de délicatesse. On ne faisait jamais appel en vain à sa compétence et à sa complaisance. Il exprimait son opinion sans recherches et il ne disait jamais rien que de valable. Il a beaucoup manqué à nos Compagnies quand son état de santé les a privées de lui. Parfois il advient que dans la dernière partie de leur carrière, certains de nos confrères fréquentent moins nos séances, retenus qu’ils sont par les effets de l’âge, ou par leurs fonctions, ou par le regret qu’ils éprouvent de ne plus retrouver à mesure que le temps passe et apporte des changements inévitables, leurs compagnons de jadis et l’air de leur époque. Leur absence est d’autant plus sensible que l’une des utilités des Académies est de former un lien entre les générations. Elles facilitent aux aînés la connaissance de leurs cadets. Elles permettent aux plus jeunes de fréquenter leurs prédécesseurs, quelquefois même de les apprécier, et en tous cas d’entretenir avec eux ces relations confraternelles où la courtoisie et la bonhomie qui s’ont de tradition servent à exprimer les sentiments quand ils existent et à les remplacer quand ils n’existent pas. Jamais n’a été plus vraie que pour M. Bergson, cette idée à laquelle il tenait, que penser une absence c’est en réalité penser une présence. Loin de nous, il était encore parmi nous. Il recevait nos visites dans cette demeure où, immobilisé par la maladie, il ne cessait de travailler et d’écrire de sa belle et fine écriture, où sa vie s’écoulait adoucie par deux admirables dévouements qui l’entouraient et qui lui étaient chers. On le trouvait toujours accueillant, l’intelligence active et en éveil, la parole sûre et douce. Son être matériel semblait de plus en plus menu. On ne voyait plus que son profond regard, ardent et perçant, on ne saisissait plus que sa pensée pure, et en vérité il paraissait déjà n’appartenir qu’à peine à la terre.

Votre vocation, Monsieur, vous a conduit, non sans quelque détour, dans la voie même où s’était engagé M. Bergson.  Rien cependant n’indiquait lors de vos débuts dans la vie que vous deviendriez philosophe. Vous appartenez à une famille qui est parisienne depuis le XVIIIe siècle. Votre enfance s’est passée par hasard en Normandie. Votre père, qui avait eu pendant plusieurs années des fonctions à la Compagnie transatlantique à Paris, où vous êtes né, était devenu armateur au Havre. Vos premières années vous ont laissé les impressions les plus agréables. Vous goûtiez la douceur et vous receviez les exemples d’une famille qui honorait le travail et qui tenait de ses croyances des règles morales excellentes. Vous aviez le bienfait d’une éducation qui était à la fois très stricte et très libre. Vous n’alliez pas en classe. Vous travailliez chez vous, avec un professeur, souvent seul. On pouvait vous faire confiance : vous étiez doué d’une curiosité d’esprit passionnée. Vous lisiez beaucoup, et vous vous plaisiez dans les œuvres littéraires. Vous étiez assez instruit pour lire les auteurs anciens dans le texte. Le poète Lucrèce vous enchantait. Les mathématiques vous séduisaient. Les carêmes que le Père Monsa­bré prêchait à Notre-Dame ne vous intéressaient pas moins et vous désiriez connaître l’état de l’esprit religieux de vos jeunes camarades. Cette culture variée où s’unissaient la littérature, les sciences et la scolastique faisait votre bonheur et vous aurait suffi s’il n’avait fallu, à dix-sept ans, choisir une carrière. Ce que vous aviez entendu au Havre, ce n’était pas l’appel strident des sirènes, l’invitation aux voyages ou aux affaires : c’était l’appel de l’esprit. Vous vouliez être un savant, et vous entriez en mathématiques spéciales, à Paris, dans l’établissement célèbre de la rue Lhomond.

Là une surprise attendait à la fois votre professeur et vous-même. Sur certains sujets vous dépassiez vos condisciples, sur d’autres vous leur étiez étrangement inférieur. Vous n’aviez pas fait de mathématiques élémentaires. Vous aviez l’air d’avoir commencé par la fin. Vous étiez comme un jeune poète, déjà remarquable par sa faculté d’images et son don du rythme, mais qui aurait ignoré la grammaire. Votre professeur prit le sage parti de vous dispenser des compositions, et de vous laisser le temps de vous reconnaître. Vous étiez un simple auditeur ; mais vous n’entendiez pas rester un amateur. Vous vous mettiez courageusement au travail et vous rattrapiez les années perdues. Durant une de ces compositions auxquelles vous ne participiez point, votre professeur vous vit griffonner : vous aviez sans peine résolu le problème proposé à la classe. Désormais vous deveniez un élève régulier et excellent ; vous étiez toujours dans les premiers ; vous étiez bientôt reçu à l’École polytechnique. Vous donniez votre démission à la réflexion, vous préfériez la Section des Sciences de l’École normale supérieure. Vous retourniez donc en mathématiques spéciales au lycée Janson-de-Sailly, où vous étiez fort brillant. Vous obteniez un prix au concours général et vous passiez avec succès le concours de l’École normale. Cette fois votre carrière scientifique paraissait se dessiner.

Pas encore, Monsieur, pas encore. Une étrange barrière menaçait soudain de vous séparer de votre rêve. L’Université qui a de l’ordre découvrait que si vous étiez bachelier ès-lettres, vous n’étiez pas bachelier ès-sciences, et que vous vous trouviez dans une situation imprévue, contraire à tous les règlements. Ah ! Monsieur, vous qui aviez résolu tant de problèmes, vous ne soupçonniez pas celui que vous posiez aux bureaux consciencieux de la rue de Grenelle. Quel drame administratif ! le dénouement était à la fois nécessaire et impossible. Il était indispensable que vous eussiez ce parchemin dont vous étiez innocemment dépourvu, mais il aurait été absurde de faire passer le baccalauréat à un lauréat déjà si chargé de titres. Et puis vous étiez si original que vous auriez été capable de vous faire refuser. L’administration sut concilier la lettre et l’esprit et trouva une solution ingénieuse. L’Université vous dispensa avec une austère, mansuétude de passer l’examen, mais le fisc exigea avec bonne grâce que vous acquittiez les droits universitaires. Ainsi la Troisième République, débonnaire et minutieuse, montra en votre faveur qu’elle était capable de concilier l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie.

Heureux présage, Monsieur, pour un jeune mathématicien de valeur en qui s’éveillait un métaphysicien naissant. Ces deux aspects de la spéculation vous inspiraient une égale passion. Sans que vous vous en doutiez ils étaient à la même époque l’objet de bien des méditations, et au moment même où vous étiez encore un étudiant tout un mouvement de pensées se produisait qui allait avoir un long retentissement.

La métaphysique commençait de se ranimer après un long évanouissement. Durant tout le milieu du XIXe siècle, elle avait paru bien chétive. La science régnait alors en maîtresse. Rajeunie par de merveilleuses découvertes, elle inspirait un culte exclusif. Non seulement elle était regardée comme déjà faite, mais d’elle devait sortir une politique, une économie, une morale, un renouvellement de toutes les notions. Désormais la matière et la nécessité étaient tout, dans le monde de l’esprit comme dans le monde de la physique. Les écrivains naturalistes accueillaient avec empressement ces idées. La philosophie n’avait plus d’autre rôle que de prendre acte des résultats. Les noms illustres de Taine et de Renan, de Littré et de Berthelot, des Goncourt, de Flaubert, de Leconte de Lisle ajoutaient au prestige de l’école triomphante. Aujourd’hui que le temps a passé, nous jugeons avec impartialité une époque animée d’un enthousiasme qui eut ses excès et qui a eu aussi ses grandeurs. Elle a fortement établi la loi scientifique de la soumission à l’objet et la valeur de la méthode expérimentale.

Mais la formule selon laquelle l’homme est un produit comme toute chose recelait une doctrine redoutable. En transportant les principes déterministes des sciences de la mature dans les sciences morales, en faisant de la psychologie, de l’histoire, de la critique, une anatomie ou une botanique des esprits, elle aboutissait à une conception très dure et très sombre de l’existence, où il n’y avait plus ni personnalité, ni liberté, ni responsabilité. Ces conséquences ne frappaient pas les savants qui étaient pour leur part de très honnêtes gens, absorbés par le souci de leur méthode et l’objet précis de leur recherche. Mais elles étaient bien troublantes. À la fin de sa vie, Taine partagé entre la rigueur de sa logique et le noble soin de la vie morale, laissait se développer en lui sans conclure un débat pathétique. M. Renan plus souple tirait beaucoup de révérences au divin et, à l’Académie, en recevant Cherbuliez, il prononçait sa phrase fameuse : « Nous vivons du parfum d’un vase vide. Après nous on vivra de l’ombre d’une ombre : je crains par moments que cela ne soit un peu léger ». C’est de cette légèreté que toute une génération n’a pas voulu, et le vase sacré, « ce Graal où nos pères puisaient la force et l’espérance », s’est de nouveau rempli.

Trois maîtres éminents, dont vous n’avez pas reçu l’enseignement, mais dont vous connaissez bien les écrits, ont travaillé, autour de 1870, à la renaissance de la philosophie. Le premier, Félix Ravaisson, auteur d’un petit nombre de livres, profondément pensés, a fait dans son Rapport de 1867 cette déclaration prophétique « À bien des signes, il est permis de prévoir comme peu éloignée une époque philosophique dont le caractère général serait la prédominance de ce qu’on pourrait appeler un réalisme ou positivisme spiritualiste, ayant pour principe générateur la conscience que l’esprit prend en lui-même d’une existence dont il reconnaît que toute autre existence dérive et dépend et qui n’est autre que son action. » Peu après, un homme d’une vigoureuse intelligence qui était pénétré des traditions philosophiques et religieuses, de notre pays, Jules Lachelier, dont le nom est resté si vivant dans les annales de l’Université donnait cette définition lumineuse : « Le monde est une pensée qui ne se pense pas suspendue à une pensée qui se pense ». À son tour son élève, Émile Boutroux, étudiant la contingence des lois de la nature, établissait qu’il existe des faits irréductibles les uns aux autres, et que si les faits physico-chimiques sont d’un ordre, les faits psychologiques et moraux sont d’une autre : il proclamait qu’il n’y a pas une science nous donnant l’illusion de l’unité, mais des sciences ayant chacune leur méthode et leur objet, et à côté des puissances du raisonnement qui saisit le mécanisme de la matière, il faisait une place aux puissances du sentiment et aux valeurs spirituelles.

Tout ce travail a eu pour suite le renouveau du spiritualisme qui s’est produit à la fin du XIXe siècle. Vous étiez alors un très jeune savant, absorbé par vos études, et sans doute vous n’aviez pas subi l’influence des livres qui se publiaient alors. Vous avez seulement respiré l’air de votre époque. Que de rencontres curieuses dans ces années qui vont de 1887 à 1894, et que de manifestations concordantes ! Au naturalisme qui donne des signes d’épuisement succède une littérature psychologique attentive au cœur humain. Le symbolisme surgit et veut remplacer le Parnasse. À cette même date dans la ville de Pascal, à Clermont-Ferrand, Paul Bourget s’agenouille dans la belle église romane de Notre-Dame-du-Port et médite son ouvrage capital, Le Disciple, après la publication duquel Taine lui écrit ces mots mélancoliques et dignes : « Ma génération est finie. » Dans cette même ville, et la même année, le jeune professeur du Lycée Blaise-Pascal, Henri Bergson, réfléchit sur les insuffisances de la doctrine de Spencer et sur l’idée du temps. Il se promenait souvent à cheval dans les bois de Durtol, proches de la ville, et un jour il eut un accident qui le fit beaucoup penser. Son cheval s’emballa dans une allée sous bois dont les branches basses lui faisaient courir un grand danger. Quand il fut devenu maître de la situation, il s’aperçut qu’il avait fait tout ce qu’il fallait sans avoir une conscience claire de ses démarches ; il avait pris à chaque instant les mesures utiles, adapté immédiatement ce qu’il savait théoriquement à des circonstances nouvelles, et créé de l’action sans en connaître la durée. Ce n’était là dans la vie d’un philosophe qu’un incident auquel il n’attachait pas plus d’importance qu’il ne convenait, mais qui était bien significatif pour un homme qui observait les procédés de l’intelligence et croyait à la spontanéité originale et à la liberté de l’esprit humain. Enfin, Monsieur, c’est bien peu après qu’un philosophe que nous avons connu l’un et l’autre, et dont tous ceux qui l’ont approché ont apprécié le savoir et le caractère, Xavier Léon, fondait cette Revue de métaphysique et de morale si largement ouverte, où tant de nos confrères ont publié de remarquables études et qui a été très utile au mouvement des idées. Vous arriviez, en vérité, dans un temps favorable. Quand vous avez lu plus tard les ouvrages parus dans les années où vous étiez encore étudiant, vous avez eu la joie non pas de découvrir des idées qui vous étaient étrangères, mais de retrouver élaborées et approfondies des idées qui habitaient déjà votre esprit. Vous avez été comme un voyageur qui a longtemps songé de loin à son pays et qui en goûte soudain jusqu’à l’ivresse le climat et les paysages. Vous avez jugé inutile de refaire ce qui avait été fait et bien fait avant vous. La métaphysique bergsonienne n’a pas été votre point de départ, elle a été votre point d’appui. Et vous avez voulu aller dans la même voie, mais plus loin.

Les titres seuls de vos ouvrages nous renseignent sur votre direction. Après avoir examiné le problème de la connaissance dans Science et Philosophie, vous étudiez les Origines humaines et l’évolution de l’intelligence, dans un livre qui atteste à la fois l’érudition la plus étendue et la vigueur de votre esprit, vous recherchez ensuite, par de fines analyses, ce qu’est la Pensée intuitive, vous abordez enfin Le Problème de Dieu et après dix ans de silence, vous publiez cette Introduction au Problème religieux où vous exposez, d’une manière générale, en les mettant au point, la plupart de vos idées.

 

Il serait bien frivole et bien vain de résumer en une demi-heure ce qui a demandé un demi-siècle de réflexion et de travail. L’histoire, d’une pensée est comme celle d’une nation. C’est une approximation, un raccourci, un équivalent un peu élémentaire dont le seul mérite est de respecter le mouvement, les proportions, les couleurs de l’ensemble. Une remarque essentielle de votre philosophie est que les découvertes extraordinaires des sciences modernes, en particulier de la physique, de l’astronomie et de la chimie, nous obligent à modifier notre conception de l’univers, à agrandir notre raisonnement à la mesure du monde nouveau, à le stimuler, à le dilater. Nous vivons habituellement dans une zone moyenne, nous découpons dans la réalité des morceaux que nous séparons du tout pour les mieux observer. Notre intelligence accoutumée à penser les choses matérielles matérialise les choses qu’elle pense. Elle nous semblait accomplie, intemporelle, universellement valable. Vous nous avertissez qu’elle n’a pas atteint son plein développement, que les principes, les cadres, les concepts que nous considérions comme définitifs n’ont qu’un domaine fini de validité. À la suite des physiciens, vous nous introduisez dans le monde du minuscule et de l’immense. Vous nous inquiétez et vous nous exaltez par, des chiffres. Vous nous dites que les savants par une douzaine de méthodes indépendantes et concordantes sont parvenus à compter les molécules et que dans deux grammes d’hydrogène, il y en a quelque six cents milliards de trillions. Vous nous apprenez que dans le monde de l’infime, en particulier dans le monde des radiations, les savants viennent de faire usage comme unité du cent milliardième de millimètre. Vous ajoutez que le rayon d’un atome d’hydrogène est d’un vingt millionième de millimètre, et que les éléments constitutifs sont moindres encore. Vous insistez et vous nous déclarez que la physique nucléaire nous fait entrer dans un monde très petit par rapport au monde déjà très petit de l’atome. Vous nous demandez alors si nous nous rendons bien compte de ce que c’est qu’un milliard : nous croyons que c’est encore beaucoup, bien que les financiers commencent de nous persuader que c’est peu. Mais vous voulez de la précision, et vous nous proposez de calculer quel intervalle de temps représente un milliard de minutes, et sans attendre notre réponse, vous nous révélez qu’un milliard de minutes c’est, compte tenu du calendrier grégorien, le temps écoulé depuis l’ère chrétienne jusqu’au 28 avril 1902 à dix heures quarante du matin. Voilà pour le nombre. Et voici pour l’espace et le temps. Nous parlons d’un instant de l’univers, comme si nous pouvions saisir la totalité des choses. Mais tandis que par une nuit d’été nous regardons le ciel et le monde endormi, nous oublions qu’à cause des distances et des temps inégaux de propagation lumineuse, ce que nous voyons sur la voûte étoilée, ce sont des points brillants dont chacun représente un monde saisi à une époque différente. Nous sommes incapables de concevoir un même présent pour les astres. L’astrophysique nous apprend par exemple qu’il faut à la lumière de la nébuleuse d’Andromède, neuf cent cinquante mille ans pour parvenir jusqu’à nous : elle nous apparaît donc sous une forme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est très ancienne, et nous ne pourrons pas savoir avant neuf cent cinquante mille ans au plus tôt sa figure actuelle.

Mais vous n’avez pas encore achevé ce que j’ose à peine appeler votre tour d’horizon. Vous nous dites que si l’on voulait, sur une place de Paris de quarante mètres de rayon, sensiblement plus petite que la place de la Concorde, tracer une image du système solaire, une bille au centre représenterait le soleil ; à un mètre, un grain de sable, ce serait la terre ; à trente mètres, Neptune, sur le pourtour Pluton, et où serait notre plus proche voisine, l’étoile Proxima du Centaure ? À la distance de Paris à Calais. Vous remarquez aussitôt que le système solaire, bien qu’immense par rapport aux objets terrestres, est dans l’univers une minuscule colonie très isolée : la lumière le traverse de part en part en une dizaine d’heures, après quoi il faut qu’elle voyage quatre ans et trois mois avant de rencontrer un autre monde. Vous avez soin de noter en outre qu’il y a des nébuleuses dont l’éloignement se mesure par plus de cent millions d’années-lumière. Nous voilà loin des images tranquilles et rassurantes par lesquelles nous évoquions la grandeur, nous voilà loin de l’océan des âges de Lamartine, et des immenses nuits des pôles étoilés de Victor Hugo. Vous nous bousculez avec une douceur pleine de mansuétude, vous établissez pour nous informer une liste émouvante des plus récentes découvertes : désintégration radio-active, généalogie des espèces chimiques, variation de la masse avec la vitesse, nature ondulatoire des grains électroniques, existence du photon inséparable de son mouvement au point que l’idée de repos n’a plus de sens, matière exprimée par des radiations absorbées ou émises et dissipées en énergie de rayonnement, partout le mouvement, jusque dans notre propre pensée qui est un écoulement perpétuel d’états de conscience qui croissent et s’épanouissent.

Toutes ces remarques, vous ne les faites point pour nous divertir, ni même pour nous rendre modestes, mais pour nous avertir qu’il s’est produit dans les sciences physiques une véritable révolution, qu’il faut réviser les notions qui nous servaient à comprendre, animer notre intelligence, nous faire une raison militante et en devenir. La mécanique de l’immense est une mécanique relativiste, la physique de l’infime constate que les échanges d’énergie ne se font plus sous la loi ordinaire de continuité, comme si la forme rigoureuse du déterminisme, comme si le principe de causalité lui-même perdait quelque chose de sa valeur. Vous nous invitez à modifier notre conception de la réalité. Vous nous présentez une figure du monde où il n’y a pas de choses, ni même de choses qui changent. Vous nous faites voir des changements posés sur des changements, des lenteurs soutenant des rapidités, toutes les qualités sensibles de nature vibratoire, des passages d’un niveau énergétiques à un autre, partout des fluctuations autour de moyennes purement idéales, une trépidation universelle et incessante. Et comme vous avez une tête solide de mathématicien, vous n’éprouvez, Monsieur, aucun vertige.

Vous avez quelque mérite. Les philosophies de la mobilité qui sont fort anciennes sont un breuvage magique et peu innocent. Elles ont souvent incliné à la tristesse et au scepticisme. Bien des siècles avant notre ère, dans cette Ionie qui fut à la fois, la mère de l’épopée et de la science, le vieil Héraclite avait proclamé l’écoulement continuel de toutes choses, et pour avoir dit mélancoliquement qu’on ne se baignait jamais deux fois dans les eaux d’un même fleuve, la légende veut qu’il ait pleuré toute sa vie. C’est un des caractères de l’homme que d’avoir en même temps la passion de ce qui change et l’amour de ce qui dure. Se trouvant ainsi en pleine contradiction, il se sent dans la pleine réalité de son cœur imparfait. « Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde », dit l’un. Mais un autre réplique « O temps, suspends ton vol ! » Et un autre encore s’écrie « Arrête-toi, instant, tu es si beau ! » Mais voici qu’il n’y a plus ni temps, ni instant, ni arrêts. Voici que la loi de l’effort régit l’infinité des mondes et qu’il y a pas plus de repos, dans les espaces célestes que sur la terre. Un univers aussi remuant et aussi incertain n’inspirait que des doutes et quelque mépris à un écrivain qui avait peu de goût pour la métaphysique comme Anatole France. Pour supporter ces conceptions, l’ironie et la pitié lui semblaient les deux meilleures conseillères, parce que l’une en souriant nous rend la vie plus légère et l’autre en pleurant nous la rend sacrée. Ce qui le consolait surtout c’est que les plus rares découvertes ne changent rien ni à la nature humaine ni au charme de l’art. Les figures de la faim, du désir et de la mort restent immortelles et les plus prodigieuses inventions n’ont pas modifié la vérité de Molière et la poésie de Racine. Ce culte de la beauté était sa douceur.

Un pareil apaisement ne vous suffit pas. Votre esprit et votre cœur sont exigeants. Mais en nous troublant par vos méditations, vous avez votre dessein. Vous vous préparez à un effort difficile et réconfortant. Vous ne voulez point laisser l’homme perdu dans l’univers et écrasé par le sentiment de sa petitesse. Vous ne l’abaissez pas. Bien au contraire : vous souhaitez lui démontrer ce qu’est la force de l’esprit et lui donner la plus haute idée de sa mission et de sa dignité d’être pensant. Les savants lui ont prouvé que l’intelligence pouvait aller toujours plus loin, hors de l’ordre connu même. Vous voulez que, la philosophie à son tour aide à saisir toute la puissance de l’âme. Vous distinguez plusieurs degrés dans la connaissance : le sens commun guide notre action corporelle et nos relations avec le monde restreint où nous vivons ; la Science reçoit du sens commun la matière qu’elle organise, construit par des symboles et des conventions, par l’hypothèse et par l’intuition mathématique et par l’invention un modèle de l’Univers dont nous ayons la libre disposition ; la philosophie prenant conscience des limites de la méthode rationaliste, nous conduit par l’intuition à connaître l’immédiat, le donné primitif et pur, le réel même en son essence. Ne saisissons-nous pas quelque chose d’analogue déjà dans la création esthétique ? Le buste de marbre ou de pierre qui sort de l’atelier de sculpture est une matière chargée de spiritualité. C’est d’abord une image que nous regardons pour notre plaisir. C’est ensuite le sujet d’études, par où nous cherchons les influences subies par l’artiste, les procédés techniques, les intentions qui nous font découvrir dans l’œuvre un rêve, une confidence, une prière. C’est pour le philosophe davantage encore : il y discerne toutes sortes d’éléments, idées et sentiments, tout un mouvement d’esprit qui a guidé le regard et la main, quelque chose d’insaisissable et même d’involontaire qui est l’inspiration où le réel, l’irréel, l’intelligible et le sensible se fondent et se combinent selon les lois, augustes de la pensée.

Cette pensée, vous la vénérez. Dans son sens large et humain, dans sa plénitude complète et vivante, elle est l’activité spontanée et entière, elle enveloppe tout ce que nous vivons plus ou moins consciemment, elle est l’étoffe de toute réalité, elle est énergie et spiritualité. Quand vous prononcez ce mot de pensée, vous n’indiquez pas chaque pensée individuelle, mais la Pensée, le grand courant qui passe par nous, nous précède et nous donne à nous-mêmes. Elle est notre source comme esprit. Nous sommes en elle plutôt qu’elle en nous. Nous en sentons l’existence aux heures d’intuition immédiate et aux heures où contre notre attente, parfois contre notre gré, surgit une vérité imprévue et irrésistible ; nous prélevons sur elle notre personnalité morale, nous ne sommes qu’une phase de son exercice, une participation limitée. C’est pourquoi cette pensée, est un élan qui nous ouvre d’admirables possibilités et réclame notre continuel effort. C’est pourquoi aussi il y a en nous plus que nous-mêmes. Vous nous dites que la Pensée dans la mesure où elle est observable est la face tournée vers la nature de l’impulsion par laquelle Dieu donne l’être à l’esprit humain, et en celui-ci aux multiples esprits individuels. Entre l’esprit et les esprits, la relation est la même qu’entre la vie, et les vivants, selon les perspectives d’une évolution créatrice. Émanant de Dieu, la Pensée est éternelle. Reçue par nous, vécue par nous, elle est une impulsion de genèse ; elle est le mouvement de Dieu en nous.

Votre philosophie du devenir cosmique s’achève ainsi par un hymne religieux à la force créatrice de la pensée. Vous assimilez la puissance de la vie à la puissance d’invention de l’esprit. Vous voyez dans l’humanité le prolongement de l’élan vital, et dans la connaissance scientifique et métaphysique le prolongement de l’esprit humain. L’invention est partout, l’invention qui est la communion des bonnes volontés de tous les siècles et qui accorde dans un rythme magnifique les traditions et les renouvellements. Vous nous montrez l’homme entrant dans un âge nouveau. Il a trouvé, au cours des siècles, les premières industries, l’agriculture, les outils, les machines. Il a tiré des éléments silencieux et confus de la nature l’harmonie et la beauté, il a construit la géométrie, la poésie, le temple. Il est parti désormais pour un avenir où il fera l’aménagement et la conquête de la planète dans sa totalité ; où il supprimera la distance, où il se rendra maître de la matière et des sources cachées de l’énergie, et où en captant l’atome et les radiations, il sera capable de franchir l’abîme sidéral. En même temps, d’ans l’ordre de la réalité intérieure, vous nous le montrez ouvrant par un retour au spirituel des voies suivant lesquelles viennent à lui d’autres vérités supérieures à tous les faits de la nature, des vérités surnaturelles, vous nous le montrez se dépassant par un effort que vous comparez à celui des grands mystiques et allant jusqu’à la contemplation du réel. Au sommet de la science et de l’art, vous apercevez les princes de l’invention, les génies. Au sommet de la vie spirituelle, vous apercevez le héros et le saint, et l’entrée dans un inonde qui est lumière, joie et amour.

Il est heureux, Monsieur, qu’il y ait des sages comme vous qui nous assurent qu’il faut faire généreusement confiance à la vie. Sans eux, il est des heures où nous serions peut-être tentés d’en douter. Nous sortons à peine d’années qui ont été terribles. Nous avons été angoissés par les épreuves de notre pays, qui étaient celles de notre continent, de tous les continents, celles mêmes de l’humanité. Nous avons mesuré l’affreuse servitude dont les doctrines totalitaires menaçaient le monde. Nous avons vu se manifester une organisation technique de la cruauté. Les annales de tous les peuples sont pleines de douleurs et de catastrophes, mais nous imaginions que la barbarie appartenait à des temps révolus et s’expliquait par la brutalité primitive. Au XXe siècle de l’ère chrétienne, la barbarie est plus affreuse parce qu’elle n’est pas seulement une régression, elle est un reniement. Elle va contre toutes les conquêtes de l’esprit humain, contre la conscience, contre le respect de la personne humaine, contre la liberté, la justice et la tolérance, contre tout ce qui a fait depuis deux mille ans notre civilisation. Pour votre part, vous n’avez jamais perdu, même dans les moments les plus tragiques, la foi dans l’avenir. Vous aviez déjà ces certitudes entre 1914 et 1918. Vous les avez gardées toujours. J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec vous en ces dernières années. Nous partagions avant la guerre les mêmes défiances et les mêmes craintes ; nous avions les mêmes aspirations et les mêmes tenaces espoirs dans les années de misère et de souffrance. Vous n’avez cessé de croire au triomphe de l’esprit, servi par la force de ceux qui le défendent et qui croient en lui. L’histoire a pour vous une signification, une suite. À travers les crises, les aventures, les manifestations du mal et de la bassesse, vous discernez toujours une pensée directrice qui nous invite au perfectionnement de nous-mêmes et promet un avenir meilleur à une humanité qui le méritera par ses efforts en prenant conscience d’elle. Les époques dures, où la terre est abreuvée de sang et de larmes sont aussi celles où se manifestent les supériorités exceptionnelles. Parmi tant de tristesses, c’est l’honneur de notre pays d’avoir été si riche en dévouements, en courages, en sacrifices, en héroïsmes où nous avons reconnu la permanence des plus hautes qualités françaises. À elle seule, l’existence des grandes âmes est dans les jours d’épreuve un message d’espérance.

Vos conclusions, Monsieur, sont d’une noblesse émouvante. Vous y arrivez par des voies un peu troublantes, et vous connaissez mieux que moi les objections qui vous ont été faites. Les unes viennent des savants ; les autres des théologiens. Les savants tiennent à la valeur des opérations intellectuelles, et il faut avouer que depuis quelques siècles elles ne leur ont pas mal réussi. Ils craignent que vous ne voyiez dans l’intelligence une faculté trop restreinte, et bien qu’ils sachent la valeur de l’hypothèse, ils se défient de l’intuition. Voue êtes des leurs et vous leur rendez cependant un constant hommage. Vous êtes fidèle aux règles de la soumission à l’objet et de l’expérience. Vous ne croyez pas que les sciences soient toujours de purs symboles commodes pour exprimer les rapports des choses. Vous admettez même que, sur certains points, les sciences peuvent atteindre la réalité. Mais vous ajoutez que lorsqu’il s’agit de l’esprit, vous faites appel aux puissances spirituelles et qu’une métaphysique expérimentale est possible. Les savants n’en sont pas tous aussi persuadés que vous, et c’est là entre eux et vous le sujet d’une discrète controverse. Henri Poincaré a dit dans une formule célèbre que la pensée était un éclair dans une longue nuit, mais que cet éclair était tout. Vous adopteriez volontiers cette maxime, à condition de ne voir dans la nuit que le prologue d’une lumière éternelle.

Les théologiens, pour leur part, attachés au conceptualisme objectif de saint Thomas et de ses disciples, font des réserves très explicables. Ils ne considèrent pas comme tout à fait conforme à la doctrine une philosophie pénétrée comme la vôtre d’idéalisme cartésien et d’évolutionnisme bergsonien. Ils demandent ce que deviennent dans vos exposés la personnalité de Dieu, le dogme de la création, la transcendance du surnaturel, le fondement rationnel de la foi. Ils ne trouvent rien touchant la faute originelle, ses conséquences et la nécessité d’une rédemption. Ils regrettent enfin tout ce qui peut diminuer la valeur de la raison. Vous êtes toujours prêt avec une entière sincérité à reconnaître une erreur, dès qu’elle vous est montrée avec précision. Vous êtes croyant, et d’une soumission filiale. Vos intentions, d’ailleurs, sont incontestées et elles sont estimées par ceux qui ont autorité et compétence pour les juger. Récemment la revue d’intérêt catholique général, les Études, a publié un article fort remarquable sur votre œuvre : la qualité de vos, préoccupations y est appréciée en des termes qui font penser au lecteur scrupuleux qu’il peut lire votre dernier ouvrage avec une conscience apaisée.

Par ce souci de la morale et de la croyance, qui domine votre œuvre, vous rejoignez M. Bergson dont les conclusions furent religieuses. Vous vous rappelez comme moi les dernières conversations que nous avons eues avec lui. Vous entendez encore avec émotion les paroles qu’il prononça d’une voix douce et grave. Nous parlions de la morale et il nous dit : « Pendant bien des années j’ai réfléchi sur ces questions. Je suis arrivé à cette conviction : tout est dans le Sermon sur la montagne, et hors de là, je ne vois rien ». C’était comme la suprême pensée d’un philosophe pour qui au soir de la vie a existé ce que le P. Sertillanges a nommé d’une expression délicatement précise « un baptême de désir ».

Là grande différence entre M. Bergson et vous, c’est que M. Bergson est à la fin arrivé à une foi par où vous avez commencé. Parti des sciences et d’une philosophie toute rationaliste, il a rencontré la religion chrétienne et en a senti la vérité. Vous, Monsieur, vous avez reçu dès votre enfance l’éducation scientifique et l’éducation religieuse. Vous avez été nourri par elle, vous avez approfondi et aimé l’une et l’autre culture. Et comme elles ont été unies en vous, vous avez eu le souci de les unir pour tous dans vos livres. C’est, je crois, en définitive, l’idée qui a inspiré foute votre œuvre.

Il y a quelques années, un peu avant la guerre, nous nous trouvions ensemble dans un amphithéâtre de la Sorbonne où, selon le vœu de M. Bergson, nous devions parler l’un et l’autre. Nous représentions nos Académies à la cérémonie par deux regrettés philosophes, Léon Brunschwicg et Désiré Roustan, pour commémorer Malebranche. À cette occasion vous avez prononcé une courte allocution, charmante et profonde, où vous avez loué Malebranche d’avoir concilié un souci tout intellectuel à une force de pensée intuitive allant jusqu’à la joie de la lumière céleste. Je me suis demandé ce jour-là, Monsieur, si le secret de votre effort n’était pas quelque chose d’analogue. À la considérer de l’extérieur, d’un point de vue tout humain, l’histoire de l’Église montre avec quelle patiente sûreté elle a reçu en elle et fondu en elle les grands mouvements de la pensée depuis sa fondation : en elle a passé le judaïsme, en elle a passé toute la culture hellénique, en elle a passé la cuture romaine avec ses notions de droit et de gouvernement. Depuis cinq siècles, quel est le grand mouvement de pensée qui s’est produit ? Le mouvement scientifique qui est d’une immense portée. Votre vœu parait être de resserrer le lien entre la foi et la science contemporaine, de ne pas laisser un intervalle redoutable entre une civilisation matérielle vertigineuse et une civilisation morale de plus en plus nécessaire au monde. Œuvre courageuse qui devait se heurter à toutes sortes d’obstacles et trouver dans les habitudes, acquises et dans la défiance des nouveautés des causes d’échecs. Œuvre grandiose aussi qui réclame le travail de générations et dont vous acceptez avec humilité d’être un simple artisan.

Vous apportez votre pierre à l’édifice, dont le plan même ne vous est pas connu et dont l’architecte est ailleurs. Mais vous l’apportez avec le zèle ardent, la confiance, le cœur charitable d’un ouvrier modeste qui a deux certitudes : l’une est que ce travail est bienfaisant et vous apercevez à l’horizon du savoir, au seuil du monument, toute une foule humaine meilleure et plus éclairée, connaissant plus de justice, plus de conscience, plus, de foi, plus d’amour ; l’autre est que l’édifice se termine, comme les cathédrales, par une flèche élancée vers les cieux. Toute votre philosophie savante, Monsieur, qu’on l’accepte dans son ensemble, ou qu’on en conteste des parties, mérite le respect parce qu’elle est essentiellement une élévation.