Discours de réception de Georges Lecomte

Le 4 mars 1926

Georges LECOMTE

Réception de Georges Lecomte

 

M. Georges LECOMTE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Frédéric MASSON, y est venu prendre séance le jeudi 4 mars 1926 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Les pouvoirs que l’amicale confiance des écrivains me renouvelle depuis si longtemps, m’ont contraint à bien des discours. J’en ai prononcé quelques-uns avec émotion, deux ou trois avec plaisir. Je n’étonnerai personne si je dis qu’aucun ne m’a donné, autant que celui-ci, d’émotion et de plaisir.

Même dans la griserie des plus libres irrévérences juvéniles il m’a toujours semblé que, unissant son élégance à la majesté de Notre-Dame, aux toits et aux façades du Louvre, à la grâce aérienne de la Sainte-Chapelle, à l’altière sévérité de la Conciergerie, la coupole du palais Mazarin complète à merveille cette noble vision de Paris, où tout n’est que mesure, équilibre, goût, raison, poésie.

Dans ce palais, vous m’avez permis de prendre place au milieu de vous, Messieurs, qui avez mission de sauvegarder notre langue, familière à tous les esprits cultivés du monde. Vous m’avez fait un magnifique honneur que, seule, ma gratitude dépasse. Aussi bien n’est-il point, décerné qu’à moi. Gardiens vigilants et respectés de la langue française, vous avez voulu donner, en ma personne, un témoignage de confraternelle estime à tous ceux qui la servent. Souffrez que je vous en remercie en leur nom, parce qu’un commerce constant et une collaboration étroite m’ont permis de les bien connaître.

Ah ! quelle rude et décevante carrière que celle des Lettres, et jamais davantage qu’au temps plus décevant et plus rude encore que nous vivons ! Combien faut-il de talent, de courage, de patience, d’efforts soutenus et répétés et, trop souvent, sans récompense ! Que de tristesses j’ai surprises ! Que de confessions douloureuses j’ai reçues ! Et — je veux, je dois le dire — que de vertus j’ai admirées !

Ce labeur, ces talents, ces mérites, nul ne les connaissait mieux que M. Frédéric Masson, ce grand laborieux. Un demi-siècle durant, il a vécu la plume à la main, militant passionné et infatigable des Lettres. Historien ; critique d’art, journaliste, conférencier, appuyé sur soixante volumes signés de son nom ou de pseudonymes divers, il a été mêlé à deux générations d’écrivains. Attentif à leurs efforts, il trouvait, à travers son œuvre immense, le temps de lire leurs livres ; mieux encore, le temps de leur écrire pour en discuter avec eux. À les voir à la tâche, il avait conçu du respect pour la fierté de leur vie. Aussi, lorsque votre choix lui confia le soin de louer la Vertu, son discours fut-il le plus chaleureux, le plus pressant appel qu’on eût entendu, à la libéralité des donateurs pour les écrivains de France et les Lettres françaises.

C’est en 1908 que j’eus le privilège d’entrer en relations avec votre confrère. Je venais d’être élu, pour la première fois, président de la Société des Gens de Lettres. Et, en cette qualité, je devais rendre hommage à Barbey d’Aurevilly — ce vieil aigle invaincu dans la perpétuelle tourmente de sa vie héroïque — dont Saint-Sauveur-le-Vicomte, sa ville natale, inaugurait le buste. Je savais que j’y rencontrerais M. Frédéric Masson, qui devait saluer, ce fier écrivain, l’un des maîtres du roman français. Je n’avais qu’entrevu jusqu’alors l’historien de Napoléon, chez Alphonse Daudet, à ses réceptions du jeudi qui resteront l’un des plus savoureux souvenirs de la vie littéraire à la fin du siècle dernier. Sa stature, l’acuité de son noir regard, sa verve fougueuse et bourrue, tout en m’attirant, m’intimidaient. Et, à la veille de cette rencontre, j’avoue que je n’étais pas sans la craindre un peu.

Je m’en ouvris à votre confrère toujours regretté, Paul Hervieu, qui, dès ma jeunesse, me fut le plus bienveillant et le plus délicat des amis. Il me rassura : « Vous verrez, me dit-il, que vous vous entendrez fort bien ! ... » À Saint-Sauveur-le-Vicomte, deux jours plus tard, j’aperçus M. Frédéric Masson sur la place de l’église. Enfoncé dans son automobile, il lisait je ne sais plus quels papiers. Sous une large cape qui découvrait un peu de l’habit brodé, sous le bicorne aux plumes noires qu’il portait à la mode de 1807 il évoquait nécessairement l’image de quelque maréchal de l’Empire, étudiant une carte dans sa berline de campagne.

Dès l’abord, il se montra fort aimable, comme l’avait prévu Paul Hervieu, et d’ailleurs, pendant ces deux jours de vie commune, son humeur fut invariablement charmante, et non sans mérite. En effet, ne voilà-t-il pas qu’à la fin du déjeuner, un poète local eut l’étourdissante idée de lire un poème virulent contre le 2 décembre et son auteur ?... Je regardai M. Frédéric Masson avec quelque inquiétude. O bonheur ! Il ne faisait qu’en rire, et c’est tout juste s’il ne félicita pas le pamphlétaire et de ses strophes... et de son à-propos ! Voilà comment, dès le premier contact, je sus tout ce qui, sous ce hérissement, se cachait de franchise refrognée, de loyauté bougonne, d’indépendance farouche et de rébarbative bonté.

Né à Paris en 1847, et descendant d’une double lignée de magistrats et d’avocats éloquents, fils d’un jeune avoué parisien tué sur les barricades de juin 1848 pour la défense de l’ordre et de la liberté, Frédéric Masson m’est toujours apparu comme l’un des représentants caractéristiques de la grande, de l’ancienne, de la vraie bourgeoisie française. Il en avait gardé les traditions séculaires : le goût et l’amour du travail, l’esprit de discipline, de méthode, de clarté, — qui se concilie à merveille, au reste, avec l’esprit de critique et de fronde, — une probité, une dignité, une fierté simples et à toute épreuve, un sens droit, un attachement invincible à. certaines règles sociales, des connaissances aussi fermes qu’étendues, une vaste culture, le goût éclairé du bon, du juste, du beau, l’amour passionné, vivant, cocardier si l’on veut, de la Patrie...

Ces traits distinctifs, Frédéric Masson les déclarait « héréditaires » chez les bourgeois français, dans une brochure anonyme, mais clairement signée par sa véhémence et dont, au surplus, je possède un exemplaire dédicacé de sa main.

Lorsqu’il l’écrivit, en 1872, il appartenait depuis six ans au ministère des Affaires étrangères. Il aurait pu, aussi bien que tels de ses contemporains, devenir ministre plénipotentiaire, ambassadeur, encore qu’on lui ait refusé, jusqu’au bout, les qualités professionnelles du diplomate. Son amour des livrés et des documents lui fit préférer les archives.

À cette date, ce fonctionnaire zélé du régime impérial était un fougueux républicain. Il apportait au quai d’Orsay le dernier numéro de la Lanterne d’Henri Rochefort, ou un exemplaire des Châtiments, peut-être arrivés de Bruxelles au creux d’un buste de Napoléon III. Nul ne l’ignorait de ses collègues ni, sans doute, de ses chefs. Le ministère des Affaires étrangères est une maison discrète où l’on ne s’étonne de rien et où l’on garde la tradition du sourire. Le futur historien de Napoléon ne s’y vit point molesté. Il put, bien à son aise, tout en classant les pièces diplomatiques du second Empire, lire chaque semaine le fameux pamphlet rouge qui accélérait l’impopularité de ce régime.

Républicain sous l’Empire, M. Frédéric Masson cessa de l’être le jour même où la République fut proclamée, Peut-on concevoir une plus bouillonnante hérédité d’opposition ? Du camp de Saint-Maur, où il servait comme garde mobile au 8e bataillon de la Seine, il était accouru, anxieux et hésitant, pour assister à la tourmente que le désastre militaire laissait prévoir dans la grande ville exaspérée.

Et, dès la fin de l’après-midi, m’assure l’un des plus chers compagnons de toute sa vie, il était si furieux que, avec les camarades dont il était entouré, il esquissa — en paroles du moins un semblant de conjuration pour renverser le Gouvernement provisoire, porté par la foule à l’Hôtel de Ville. Comme le nouveau régime n’était vieux que de deux heures, il n’avait certes pas encore eu le temps de beaucoup décevoir, par ses actes, M. Frédéric Masson ! Mais votre confrère fut attristé — c’est lui-même qui nous l’a dit — de l’allégresse avec laquelle on oubliait un peu trop Sedan et les armées prussiennes en marche vers Paris, pour s’abandonner à la satisfaction de voir crouler un trône impopulaire. Patriote inquiet, parce qu’il connaissait l’Histoire et en avait le sens, — il aurait voulu, expliqua-t-il, la concentration de toutes les forces françaises dans une seule main, farouchement énergique, pour le salut du Pays.

La guerre finie, où il avait rempli tout son devoir, s’il revint au quai d’Orsay et à sa chère Bibliothèque, on peut bien dire que le cœur ni l’esprit n’y étaient plus. De ce jour tragique, il gardait une secousse si violente et une si poignante douleur qu’il lui fallait la bercer, ou la leurrer, aux phrases qui brûlent en s’épanchant, mais qui purifient et cautérisent. J’ai lu ces brochures, et ce que j’en puis dire de plus juste, c’est qu’auprès du Frédéric Masson qui les signa, le Frédéric Masson que vous avez connu était toute aménité, toute douceur, tout miel et tout sucre...

Mais on ne peut constamment rugir. Les lions mêmes ont leurs heures de repos. Entre deux attaques impétueuses, Frédéric Masson se détendait, avec une nonchalance toujours armée de griffes. Il donnait de vifs et alertes articles à la Vie parisienne. Passe-temps certes inattendu. Mais quoi ? Cette feuille assez spirituelle pour ne rien redouter, même les plus graves sujets, ne publiait-elle pas les notes de Thomas Graindorge ?

Badinages juvéniles — il n’avait pas trente ans — qui ne l’empêchaient point, d’ailleurs, de jeter les fondements de son œuvre. Les premières assises, solides déjà et imposantes, en furent le Journal inédit du marquis de Torcy, les Mémoires et Lettres du cardinal de Bernis. En 1877 le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, un peu plus tard le Marquis de Grignan et le Cardinal de Bernis.

Le XVIIIe siècle n’a pas plus de secrets pour lui que la Révolution et l’Empire. Il a peint, d’après Torcy, Bernis, leurs entours et leur temps, des portraits qui, pour la couleur et le relief, ne le cèdent en rien à ceux de Joséphine, de Marie-Louise et de Napoléon lui-même. Il excelle à saisir et à fixer leurs traits caractéristiques. Grignan et sa splendeur besogneuse, l’existence magnifique et misérable à la fois de la noblesse provinciale du XVIIe siècle, ses expédients pour faire figure ou illusion, pour se maintenir, coûte que coûte, dans la présence et la faveur du Roi, ses tours de force pour reculer l’inévitable ruine de ces grands seigneurs aux abois que Mme de Grignan, la fille chérie de Mme de Sévigné, caractérise par la fameuse phrase, non exempte de mélancolique vergogne : « Il faut bien quelquefois fumer ses terres. »

Frédéric Masson nous montre en Bernis un de ces joueurs de flûte qui se prennent pour de grands artistes, une de ces utilités qui ont le tort d’aspirer au premier rôle et le malheur d’y être poussés. Il ne parut jamais plus digne du ministère qu’après qu’il l’eût quitté, sut atténuer ses fautes par la bonne grâce qu’il mit à s’en accuser et enfin, de médiocre ministre, devint excellent ambassadeur.

Sans doute, ce ne sont encore que des figures. Mais plus tard, dans le Département des Affaires étrangères de 1787 à 1804, c’est une vaste toile, toujours fidèle et vivante. Elle s’impose à tous les historiens. Et certes, Frédéric Masson l’a peuplée de portraits encore : ceux de ces grands commis, laborieux et réfléchis, pleins de lumières et d’expérience, à l’esprit nourri et délié, qui défendent et maintiennent, contre certains ministres de passage, non seulement les traditions de « la Carrière », mais les grandes lignes et les vastes desseins de la séculaire politique française d’autres encore un peu rétrécis quelquefois par les préjugés et la routine, tel, par exemple, celui qui se lamentait à chaque victoire de Bonaparte, puis de Napoléon, parce qu’elle l’obligeait à modifier sa carte d’Europe !...

M. Frédéric Masson venait de publier cet important ouvrage qui honorait son auteur et le ministère des Affaires étrangères et il allait être décoré pour ses quatorze ans de bons services à la Bibliothèque du quai d’Orsay lorsque, brusquement, sa vie administrative fut brisée.

Définitivement victorieuse, et toute émue encore de l’âpre lutte qu’elle avait dû soutenir contre les anciens radis, la République s’installait. Elle crut devoir prendre l’une de ces précautions illusoires qui rassurent tous les régimes et demander à ses fonctionnaires des gages. D’ordre du gouvernement M. de Freycinet, devenu ministre des Affaires étrangères, dut faire signer par son personnel une déclaration de loyalisme.

« On ne nous déférait pas le serment, m’a dit en souriant le plus vieil ami de M. Frédéric Masson, qui fut l’un des grands serviteurs de l’État... La formule n’engageait guère. Comme nous tous, Frédéric Masson aurait très bien pu la signer... »

Mais son intransigeance ne s’accommodait d’aucune réserve mentale. Il estima que les foudroyants réquisitoires de ses brochures et ses opinions violentes ne lui permettaient pas ce semblant d’adhésion.

Son mariage aussi et les amitiés nouvelles qui en résultèrent la lui rendaient plus impossible encore. Élevé dans une famille orléaniste où il devint républicain, brouillé avec la République le jour même de son avènement, certes M. Frédéric Masson était déjà bonapartiste lorsque, en il épousa Mlle Marguerite Cottin, fille de M. Auguste Cottin, ancien Conseiller d’État de l’Empire après avoir été le chef du cabinet de M. Rouher. C’est même à cause de ses opinions et de ses brochures qu’il fut agréé. Mais, par cette union, il entra de plain-pied dans le monde bonapartiste et vécut dès lors dans son intimité.

Avec l’autorité et le prestige d’un inflexible dévouement au malheur, M. Auguste Cottin présenta son gendre à l’Impératrice Eugénie, au Prince Impérial, à la Princesse Mathilde dont il devint l’un des familiers. Aussitôt toutes les précieuses archives napoléoniennes furent ouvertes au jeune historien dont ce mariage orientait et favorisait la carrière. D’immenses richesses inexplorées s’offrirent dès lors à sa recherche. L’entrée de M. Frédéric Masson dans une telle famille étendit et changea l’horizon de ses travaux. En 1879, lorsque le drame du Zoulouland eut privé de son héritier direct la dynastie en exil, M. Frédéric Masson se lia plus étroitement encore avec le Prince Jérôme et, plus tard, avec ses fils.

C’est pourquoi, si correct que l’archiviste-bibliothécaire du quai d’Orsay se montrât dans l’exercice de sa fonction, l’on ne s’étonne pas, et l’on préfère pour lui, qu’il ait fortement senti l’impérieuse dignité de la retraite.

Et il partit. Non sans avoir pris très aimablement congé de son ministre auquel, de la manière la plus franche, il donna ses raisons. M. de Freycinet prisait fort les mérites de ce bon écrivain qui conservait à merveille les archives du quai d’Orsay. N’arrivant pas à le trouver subversif dans l’accomplissement de sa tâche, il essaya de le convaincre que sa conscience pouvait s’accommoder de cette circulaire bénigne. Tous ceux qui ont eu le plaisir de connaître l’intelligence pénétrante, le caractère amène, l’esprit si fin, si modéré, si séduisant de M. de Freycinet savent qu’il n’avait rien d’un tyran ou d’un sectaire et se représentent ce que fut un tel entretien. Malgré sa subtilité persuasive M. de Freycinet ne put retenir son scrupuleux bibliothécaire. Du moins se quittèrent-ils avec bonne grâce. Sur le seuil, le ministre lui dit : « Si jamais je puis vous être agréable, j’en aurai du plaisir. » Il fut fidèle à ce souvenir. Vingt ans après, lorsque M. Frédéric Masson brigua vos suffrages, M. de Freycinet, devenu votre confrère, s’employa diligemment au succès de sa candidature.

Dans cette Bibliothèque du quai d’Orsay, M. Frédéric Masson était entré pamphlétaire. Il en sortait historien. Peut-être se sentait-il impatient de toute attache, de out retard, de tout ce qui pouvait le distraire de l’œuvre magistrale à laquelle il allait consacrer le reste de sa vie.

Messieurs, jamais il ne fut aussi magnifiquement parlé de Napoléon qu’ici même, le 3 juin 1841, le jour où Victor Hugo, dans son discours de réception, évoqua lyriquement son génie et sa gloire. Écoutons cette voix éternelle :

« Au commencement de ce siècle, la France était pour les Nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu’elle remplissait l’Europe... Il était prince par le génie, par la destinée et par les actions... Des rois et des généraux, marqués eux-mêmes par la fatalité, avaient reconnu en lui, avec l’instinct que leur donnait leur sombre et mystérieux avenir, l’élu du destin. Il était l’homme auquel Desaix, tombé à Marengo, avait dit : « Je suis le soldat, vous êtes le général ». Sa renommée était immense, ses conquêtes étaient colossales. Chaque année, il reculait les frontières de son empire au delà même des limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à la France... Tout était, dans cet homme, démesuré et splendide... Il était compris, grondé et adoré par ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur Empereur et la Mort... Il entrait dans sa puissance, comme dans sa majesté, quelque chose de simple, de brusque, de formidable... »

Quel regret de ne pouvoir plus longtemps nous éblouir des fulgurations qui déjà ont illuminé cette coupole !

Éloquent et vigoureux écrivain, M. Frédéric Masson ne se targuait pas d’être un poète. D’ailleurs, le fût-il, qu’il n’aurait pu soutenir ce lyrisme tout au long des quarante-cinq volumes consacrés par lui à Napoléon. Du moins s’efforça-t-il, par une étude minutieuse, de justifier l’exaltation de Napoléon par Victor Hugo et la rayonnante image synthétique qu’il traça de l’Empereur.

Frédéric Masson tint pour acquis que les atteintes brutales à la volonté populaire, que les coups de force alternés du Gouvernement contre les Assemblées, puis des Assemblées contre le Gouvernement, habituent les esprits à un coup d’État militaire et lui créent une atmosphère favorable. Il jugea superflu d’établir à nouveau la misère et la ruine des campagnes, l’effondrement de la fiduciaire, la détresse du Trésor, les défaites annulant les victoires, la perte soudaine de territoires si chèrement conquis, le scandale des mœurs, la fastueuse arrogance des mercantis, le cynisme et la lâcheté des gouvernants aussi la démoralisation de l’esprit public qui en résulte. Misères et hontes enchevêtrées qui ont pour inévitable conséquence l’appel à l’insurrection, mirage de revanche et de liberté, ou l’appel au sabre, mirage d’ordre et de sécurité !

À son tour et mieux que tant d’autres, Frédéric Masson pu étudier les aspects divers du génie éminemment latin, c’est-à-dire constructeur, de Napoléon, qui les rassemble tous en sa personne. Trouve-t-on rien qui fût étranger à ce prodigieux cerveau, qui lassât cette invincible puissance de travail, laquelle, de son propre aveu, « ne connaissait pas ses limites » ? Les plus grands hommes, jusqu’à lui, s’étaient enfermés dans un domaine propre, et d’y avoir été maître suffirait leur gloire. Lui, il occupe tous les domaines à la fois, il les remplit, il en il domaines recule les bornes. Sa spécialité est universelle.

Qu’admirer le plus ? Ce génie militaire qui ne se contente pas de bousculer les méthodes routinières, de renouveler la tactique, de refaire la stratégie, mais qui enfante, au moment voulu, l’idée et le moyen nécessaires ? N’est-ce pas là le signe spécifique du génie ? Génie toujours vivant, toujours jeune et fécond, malgré tant de découvertes, et les incroyables progrès, si l’on peut dire ! dans l’art de tuer et de détruire. N’en retrouve-t-on pas les leçons : manœuvres par lignes intérieures ou par masses de rupture, dans la dernière coalition contre la France, celle de 1914-1918, avec l’élan irrésistible des Volontaires de 1791 et l’inébranlable ténacité des grognards de 1814 ? Et notre victoire d’hier n’est-elle pas due à ses méthodes et à son exemple, appliqués par des chefs dignes d’être ses lieutenants, capables de gagner sans lui des victoires, et qu’il eût, lui aussi, créés Maréchaux de France ?...

Préfère-t-on son génie de gouvernement ? Cette reconstruction d’une autre société et d’un monde nouveau ? Cet art de découvrir et d’employer tous les talents, de mettre partout le « meilleur homme » en sa place ? De s’assurer tous les concours, d’apaiser tous les différends, d’assoupir toutes les rivalités, de faire travailler chacun à l’œuvre entière et au bien commun ?

N’a-t-il pas dit : On a tout détruit en France. Il s’agit de recréer. Jetons sur le sol de France quelques masses de granit ? Et partout il relève, et partout il bâtit. Le Concordat donne à la France la paix religieuse, assure la liberté de la foi et des cultes, rend inviolable le domaine sacré de la conscience.

Sans doute, dans la rédaction du Code civil, Malleville, Bigot, Pastoret, Portalis utilisèrent les lois  de l’ancien régime et les immenses travaux préparatoires de la Convention. Mais à qui donc appartient ce génie juridique qui les stimule, les enflamme et, souvent, les devance et les dirige tous ? À qui donc ce relèvement soudain des finances tombées au-dessous de rien ? À celui qui rétablit la confiance et, maîtrisant la cynique audace de convoitises et de spéculations meurtrières pour la France en ruine, dominant les égoïstes querelles des partis, ne s’attache qu’au salut de la Patrie. De qui, cette œuvre d’organisation administrative, non pas grandiose mais vraiment unique, qui certes ne laisse pas d’être oppressive, mais si solide, et si harmonieuse tout ensemble, qu’elle a défié le temps et les hommes, qu’elle sert encore aujourd’hui d’assise — demain peut-être de refuge — à une société vacillante qui semble prendre un plaisir furieux à se déchirer de ses propres mains, à jeter toutes les armes, à renverser toutes les défenses, à ouvrir la porte aux barbares ?

Tout cela, M. Frédéric Masson le savait à merveille. Mais, au lieu des événements, il a préféré étudier l’homme. Est-il besoin de rappeler la ferveur, l’admiration, le culte de latrie qu’il lui avait voués, et qui n’allaient pas sans lui valoir quelques épigrammes dont il n’était pas très éloigné de s’enorgueillir ? Oui, Napoléon est Napoléon, et Frédéric Masson est son prophète, et son capitaine des gardes, son maître des cérémonies et son grand pontife. Mais l’admiration ne l’empêche aucunement d’être perspicace, sincère et véridique. Amiens Cæsar, sed magis amica veritas. La gloire ne lui voile pas les revers ; le génie ne lui fait pas oublier les erreurs et les fautes.

Cette âme haute, ce caractère droit, cet esprit indépendant jusqu’à paraître ombrageux, ne se sont jamais inclinés que devant la vérité, mais toujours devant elle. Voilà pourquoi l’œuvre de cet admirateur passionné de Napoléon est le plus nourri, le plus serré, le plus puissant et le plus redoutable réquisitoire contre la politique napoléonienne.

D’abord l’historien de Napoléon nous montre le petit Corse rongé d’ambition et de gueuserie, mais hardi à l’intrigue, habile à se pousser, infatigable à quémander, impatient d’obtenir, en digne fils de son père. Le don de séduction, de fascination véritable, que ses pires ennemis lui reconnaissent, il en use, trop souvent, comme d’un appât, pour éblouir et duper. Superstitieux, il est joueur. Chacune de ses entreprises est un enjeu. Il double et triple la mise et, non satisfait de gagner, fait à tout coup paroli. Le retour d’Égypte, coup de chance, a pour seconde manche le 18 brumaire, coup de partie. Austerlitz, Iéna, Friedland, Essling, Wagram, c’est toujours quitte ou double. Mais le sort se lasse d’être harcelé et défié sans relâche, et la belle de l’île d’Elbe, c’est Waterloo et Sainte-Hélène.

Il a confisqué le pouvoir parce qu’il avait le sentiment d’en ‘être digne pour les grandes choses qu’il méditait et qu’il a accomplies en effet. Mais il l’a renforcé sans cesse parce que son orgueil ne souffrait nul partage. L’orgueil qui égare les individus et les nations L’orgueil qui lés pousse à la ruine et qui consommé leur perte. L’orgueil qui souffle l’esprit de domination et d’erreur. L’orgueil des hommes « providentiels » et des peuples « élus ».

Par habitude de voir grand, il voit énorme et démesuré du plutôt, il ne voit plus, hélas ! Son œil se trouble, ainsi que son cerveau. A peine se contente-t-il du colossal et du gigantesque. Il sort du réel et du possible pour se forger des mirages et se repaître de chimères, hors du temps et de l’espace.

Avant courbé les têtes, ayant pétri les âmes, ayant disposé à sa guise des terres et des peuples, il se flatte de dominer les éléments et de maîtriser la matière. Il entre dans l’Avenir comme dans une capitale ennemie. Il dicte des ordres à la nature par sénatus-consulte. Avant même que le mariage autrichien ne soit conclu, il distribue officiellement des couronnés et des titres au fils, et aux fils devant naître de ce fils, dont la mère n’est pas encore son épouse !

À l’enfant de trois mois, qui lui semble un gage du pacte signé avec la divinité, il voue un palais féerique qui, des hauteurs de Chaillot, s’étendra jusqu’au Bois de Boulogne et aux Champs-Élysées. Le Petit Caporal, si grand dans sa simplicité, grand devient un despote oriental, féru d’étiquette sourcilleuse. Le soldat d’Arcole, le héros d’Aboukir, le vainqueur de Marengo, idole de ses grognards qui le tutoient parce qu’il partage leur tente et leur botte de paille, hésite à se commettre aux revues et aux parades. Ce lumineux, ce prodigieux, cet infaillible bon sens s’est dissous dans un rêve. Mais, que dis-je, Messieurs ? Même en ne traçant cette esquisse qu’à travers les livres de Frédéric Masson et en les résumant, j’ai failli juger Napoléon et, par bonheur pour lui, ce n’est pas à Napoléon que je succède !

Pour connaître un homme, et surtout un grand homme, il ne suffit pas de l’étudier lui-même. Il faut encore étudier son entourage, sa femme, ses frères, ses parents, ses amis. Il faut l’étudier chez lui, dans sa famille, dans son intimité. Des chefs d’État, des conducteurs de peuples, de ceux qui paraissent réfractaires à toute influence et n’obéir qu’à leur volonté propre ou à leur caprice, ont subi l’ascendant de leurs proches, ont été agis, en vérité, par ceux qu’ils paraissaient mener, par leurs confidents, par leurs créatures. L’exemple de Napoléon suffit à prouver que l’esprit de famille ou de clan l’emporte trop souvent sur la politique et l’inspire.

Cette vérité, si c’eut été nécessaire. Frédéric Masson l’aurait faite évidente par ses ouvrages sur Joséphine et sur Marie-Louise et les treize volumes de Napoléon et sa famille.

Comme beaucoup de grands hommes — et beaucoup même qui ne le sont pas — Napoléon ne fut pas heureux en amour. Ne croyons pas, cependant, que Napoléon n’ait jamais aimé. Tout au contraire. Si telle cantatrice, telle tragédienne, ne sont pour lui qu’une passade, parce qu’elles ont une voix émouvante ou de nobles attitudes, parce qu’il lui faut du sublime dans les bras, si la douce Marie Walewska, amie très modeste, très tendre, très dévouée, lui prouve qu’il pouvait être père, si Marie-Louise lui donna un fils qui scellait l’avenir de la dynastie, et s’il la traita moins en amante, en compagne, qu’en Impératrice et mère de l’héritier du trône, il a aimé cependant : il a aimé ardemment, passionnément, furieusement, comme l’on n’aime quand l’on n’aime qu’une fois.

Pour le jeune Corse, gauche, pauvre, farouche et solitaire, passé des Écoles à l’Armée, Joséphine n’était pas seulement la jolie femme experte et raffinée, au zézaiement câlin, qui lui révélait le plaisir.

Elle était aussi la « grande dame », dont l’origine, le nom, la situation mondaine, l’élégance subtile, la galante nonchalance, les attitudes harmonieuses, tout ce qui n’appartenait alors qu’à la naissance, flattaient l’amour-propre chatouilleux de ce jacobin botté, demeuré — jusqu’au bout et l’on n’y pense pas assez — un homme de l’ancien régime.

Elle le traite comme l’on fait d’un sous-lieutenant naïf, fougueux et maladroit, qui jette éperdument sa gourme. Mais, après l’avoir étonnée et flattée, il ne tarda pas à l’importuner. « Il est drôle, ce Bonaparte ! »... disait-elle d’abord, non sans condescendance satisfaite, puis avec humeur, n’ayant que faire d’un amour tumultueux.

C’est sans regrets qu’elle vit partir pour son commandement de l’Armée d’Italie cet ombrageux héros, depuis trois jours son époux. Et elle ne tarda pas à le remplacer par un amuseur qui enchante sa frivolité. Mais Bonaparte n’oublie pas. Bien mieux : le temps et la distance avivent et exaspèrent le souvenir des joies inassouvies.

Suivons-le sur le Var, les Apennins, le Tessin, l’Adige à travers cette prodigieuse entrée en scène, ces manœuvres inconnues, cette tactique inédite, ces succès foudroyants, qui bien vite forcent l’admiration des généraux jusqu’alors jaloux et des soldats tout d’abord dédaigneux. Suivons-le sous la tente, un soir de bataille, c’est-à-dire de triomphe.

Il veille, seul de l’armée, recru de glorieuse fatigue. Il écrit d’une main fiévreuse... un plan de campagne, une proclamation sans doute ?... Oui !

« ... Soldats ! vous avez en 15 jours remporté 6 victoires, pris 21 drapeaux et plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont. Vous avez fait 5 000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10.000 hommes... Mais, soldats, vous n’avez rien fait puisqu’il vous reste encore à faire... »

Puis il s’arrête, se saisit d’une autre feuille et, d’une écriture encore plus haletante et plus... illisible, y jette ces phrases :

« Toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie !... Mon bonheur est que tu sois heureuse, ma joie que tu sois gaie... Adieu ! Adieu ! Je me couche sans toi ! Je t’en prie, laisse‑moi dormir. Voilà plusieurs nuits où je te serre dans mes as. Songe heureux ! Mais ! ... Mais ce n’est pas toi »

Défaillant, il reprend Soldats ! vous vous êtes précipités du haut de l’Apennin. La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vous donne des titres éternels à la reconnaissance de la Patrie... Peuples d’Italie ! L’armée française vient pour rompre vos chaînes. Le peuple française est l’ami de tous les peuples ! »

Mais c’est trop longtemps se contraindre, et il éclate « Mon Dieu ! que je serais heureux de pouvoir assister à l’aimable toilette !... Petite épaule... un petit sein blanc, élastique, bien ferme... par-dessus cela une petite raine à croquer, avec le mouchoir à la créole... Joséphine, prenez garde ! Une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà !... »

Et, dans la nuit de Lodi, la veille d’Arcole, ou l’aurore de Rivoli, il balança les strophes alternées de ce double cantique de gloire et d’amour, dont Joséphine, après que M. Charles les lui avait lues, faisait des papillotes...

Joséphine fut volage, légère et ingrate. Elle ne fut jamais qu’un oiseau des îles, au ramage caressant. Elle n’avait pas compris Bonaparte, et l’on doute qu’elle ait compris Napoléon. Elle mérite une assez grande part des sévérités de M. Frédéric Masson.

Mais, ou je me trompe fort, ou, dans cette sévérité, je crois démêler une sympathie secrète, un faible inavoué, et, comme l’on dit, un sentiment — tandis que, sauf sentiment nouvelle erreur, son indulgence pour Marie-Louise a quelque peine à dissimuler du mépris, beaucoup mieux fondé et justifié d’ailleurs, que sa sévérité.

M. Frédéric Masson s’emploie à lui forger des excuses. Il a raison d’inscrire à la décharge de Marie-Louise qu’elle ignorait tout de la France, sauf les terreurs, les humiliations, les défaites, que la France, quinze années durant, avait infligées à l’Autriche. Trois fois elle avait dû fuir de Vienne en hâte à l’approche de nos armées. Napoléon à occupé sa capitale et son propre palais. Il a foulé, dépecé, avili sa Patrie. Devenu son époux, il n’a rien à lui dire, et mieux vaut qu’il ne lui dise rien, puisqu’il né lui dirait rien qui ne fût une blessure nouvelle ou un nouvel affront pour l’Autriche.

Autour d’elle, dans cette brillante cour des Tuileries ou de Saint-Cloud, pas un nom — pas ceux même de ses dames d’honneur — pas un titre militaire ou civil, qui ne lui rappelle quelque désastre autrichien, quelque lambeau de territoire arraché à sa famille. Si elle veut dire un mot aimable ou vanter quelque prouesse, c’est à la honte de son père, de ses oncles, de ses frères, ministres ou amis.

Oui, cela est douloureux, cela explique son embarras, où l’on voit de la sottise, et son silence que l’on prend pour de l’orgueil. Mais, au juge impartial, cette grasse Allemande, langoureuse et fade, gourmande, molle et sensuelle, apparaît incapable, je ne dis pas d’un noble sentiment, mais d’un sentiment sincère. Une poupée, de ramage insipide, sans cœur ni cervelle, qui, des quatre années qu’elle vécut en France, ne rapporta que le goût et le regret des modes de Paris !

Huit jours après avoir dépeint Napoléon comme l’Ogre ou l’Antéchrist, elle l’épouse. Huit jours après s’être enfuie de Paris sur les instances de Joseph, elle obéit à Metternich qui lui enjoint de regagner sa « patrie ».

Elle n’attend même pas d’avoir passé la frontière pour trahir, dans  les bras de Neipperg, ses serments, son souverain, son époux. Elle supplie qu’on la délivre de ce fâcheux et ne veut plus de titre que celui d’archiduchesse. Elle traite « le fils de l’Homme » en bâtard et lui pardonne sa longue agonie parce que le deuil sied à sa maturité blonde.

Les treize volumes de Napoléon et sa famille forment la partie la plus originale et substantielle de l’œuvre de Frédéric Masson.

Œuvre de la plus fière, courageuse et clairvoyante indépendance, qui ne sacrifie rien de la vérité, parfois cruelle, à l’admiration de l’auteur pour le héros dont il avait le-culte et à son invariable ferveur pour un régime dont il souhaitait la résurrection.

 Bien entendu, Frédéric Masson laisse à l’ignorance et à la mauvaise foi le triste privilège de condamner en bloc la politique de Napoléon. Certes, nul n’oserait contester qu’il ait aimé la guerre et la conquête pour elles-mêmes — ou pour lui-même. Mais, après les magnifiques travaux de votre célèbre confrère, Albert Sorel, seuls l’aveuglement volontaire et le dénigrement préconçu osent prétendre que l’initiative de ces guerres, et par conséquent la responsabilité, incombent tout entières au Premier Consul et à l’Empereur.

Dès l’année 1804, l’Angleterre et la Russie signaient « une alliance perpétuelle ». Quel en était le principe ? Pour le bien de l’Europe et de la France, anéantir Bonaparte et ramener la France à ses anciennes limites. Et quelles en furent les stipulations ? Enlever à la France toutes les conquêtes de la Révolution, c’est-à-dire ses frontières naturelles, puis l’entourer d’une barrière d’États chargés de la surveiller et de la contenir. En somme, et dix années à l’avance, les conditions des traités de 1815. Au surplus, n’est-ce pas l’Angleterre qui, dénonçant la paix qu’elle venait de conclure à Amiens, ouvrit les hostilités ?

On pourrait donc, sans recourir au paradoxe, démontrer que Napoléon n’a fait que se défendre... en attaquant. Frédéric Masson ne se risque point pourtant à adopter une thèse si séduisante.

La passion de la vérité le possède et le dirige si fort qu’il a choisi une tout autre voie. Il prouve que, pour son malheur comme pour celui de la France, la politique de Napoléon s’inspire trop souvent de l’esprit, de l’intérêt et des préjugés de famille ou de clan.

Non content d’aimer ses frères — d’ailleurs à sa façon — Napoléon vante leur esprit et loue leur caractère, et l’on ne peut dire que ces éloges soient de commande. Il admire l’indolent et égoïste Joseph, et n’hésite pas à lui donner du génie. Il ne fait guère moins grand cas de Lucien, et trouve aux autres mêmes talents et qualités. Il leur vient en aide par tout moyen, paye la pension de celui-ci, cherche un emploi pour celui-là, multiplie les conseils et les démarches, même les intrigues. Ah ! quel bon frère, Messieurs, et quel fils excellent ! Jamais affection plus vigilante et plus active, jamais plus mal placée et récompensée !

Joseph, léger, paresseux, récalcitrant, vaniteux, tortueux et cupide, protecteur — et jusqu’au bout des pires ennemis de Napoléon, toujours enclin à se dérober, à cabaler, à pousser la prudence jusqu’à la lâcheté, à invoquer la stricte obéissance pour colorer ses velléités de trahison.

Lucien, dont on ne peut méconnaître ni les qualités ni, à certains moments décisifs, les services, mais brouillon, fanfaron, sec, ingrat, prodigieusement infatué de lui-même, convaincu que son génie le désigne pour le plus haut rang, ne connaissant ni règles, ni lois, ni devoirs, si ce n’est à l’égard des mères de ses enfants.

Louis, si longtemps le préféré de Napoléon, et qu’il aima comme un fils, rêveur taciturne, atrabilaire, inquiet et soupçonneux, égoïstement et douloureusement replié sur lui-même, changeant sans cesse d’idée fixe ; un malade, au moral comme au physique, à la fois grotesque et touchant, proie anxieuse et crédule de tous les inventeurs de remèdes, mais, à travers toutes ses fugues et fantaisies thérapeutiques, invariablement et sournoisement rétif à la politique de l’Empereur.

Jérôme, présomptueux, irascible, effronté, pusillanime, prodigue et libertin, qui ne racheta que sur le champ de bataille de Waterloo, l’exaspérante série de ses incartades, de ses désobéissances et de ses fautes.

Chacun garde sa physionomie propre ; mais ils ont un trait commun et le plus accusé : l’envie, la jalousie, l’ingratitude. Et envers qui ? Envers leur bienfaiteur. Pas plus que du viatique prélevé sur sa maigre solde de sous-lieutenant, ils ne lui savent gré des ambassades et des ministères, des duchés et des royaumes. Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous... avoue Napoléon dans, une heure de lassitude, et il recommence à faire davantage. Il s’irrite parfois de cette outrecuidance : À vous entendre, on croirait que je vous ai volé l’héritage du feu roi notre père !

Et, pour achever ce portrait, ils s’empressent, Pauline et Lucien exceptés, de l’abandonner dans la disgrâce qu’ils ne supportent pas mieux que la fortune, de le désavouer, de le trahir, de supplier l’Europe qu’on leur pardonné la honte et le crime d’être ses frères...

 

Tandis qu’avec une foi sereine et une ardeur invincible M. Frédéric Masson élevait cette œuvre robuste, sa figure grandissait dans l’admiration des lecteurs et se détachait en relief dans le monde des Lettres, qui n’en offrait pas de plus vivante et de plus pittoresque. Il restait impétueux comme au temps de sa jeunesse, mais l’autorité que lui donnaient ses livres, son âge, son caractère, son labeur et sa droiture, lui permettaient de s’abandonner allègrement aux foucades de son humeur, de gronder et de bougonner à plaisir.

Sous l’épaisse d’une crinière argentée, son vif regard noir s’allumait souvent d’une tueur malicieuse. Il savait la réputation de « grognard » qui lui était faite, et, loin de la répudier et de s’en offusquer, il prenait plaisir, en vérité, t la justifier, à y ajouter même, sait par des propos enflammés jetés avec une impassibilité violente, soit par des traits calculés et inattendus, destinés à accréditer la légende...

Depuis trente ans, les écrivains qu’attiraient chez lui le culte de Napoléon... et de l’Académie française, l’allaient visiter dans son hôtel de la rue de la Baume, si parfaitement accommodé à ses travaux, à ses goûts, à son image. L’Empereur et l’Empire y régnaient souverainement.

C’est là que beaucoup de nos contemporains ont affronté M. Frédéric Masson. Je crois que bien peu l’ont fait sans émoi, voire sans une ce daine inquiétude. Ceux qui le connaissaient bien se gardaient cependant de le prendre au tragique.

Un poète délicat le vint voir un jour pour l’intéresser au rêve, presque inavoué encore, de siéger sous cette coupole. La femme d’un de vos plus brillants confrères lui avait à la fois conseillé cette démarche et permis de s’y autoriser de son nom. À peine accoutumé aux traits refrognés, au silence sévère, au regard aigu de l’historien de Napoléon, notre timide candidat se hâte d’évoquer le bienveillant patronage :

— Allez, m’a dit, pour m’encourager, notre commune amie, allez voir de ma part M. Frédéric Masson !... Mais, au lieu d’éclairer d’un sourire amène le morose visage, ce prélude insidieux ne fit qu’en renforcer l’apparente rudesse. Et ce fut d’un ton douloureusement surpris, et tremblant d’indignation feinte, que M. Frédéric Masson détacha, comme entrée de jeu, cette riposte :

— Seriez-vous, Monsieur, seriez-vous... par hasard... un menteur ?

Blême ou cramoisi, je ne sais pas au juste, le malheureux candidat s’efforçait à mettre d’accord sa fierté et la déférence nécessaire. Mais avant qu’il eût recouvré la parole, M. Frédéric Masson reprenait, avec la bonne humeur que lui donnaient un coup si bien réussi et un visible désarroi

— Non, Monsieur. Avec l’affectueuse familiarité qui est de règle entre nous, notre excellente amie n’a pas pu vous dire : « Allez trouver de ma part. M. Frédéric Masson. » Non, Non ! ... Elle vous a dit certainement : « Allez trouver le père Masson !... »

Cette même jovialité fantaisiste et agressive, il l’apportait dans les dîners d’amis : Bixio, la Sabretache, etc., dont il était le boute-en-train. Il la déployait, la redoublait chez lui où, — gracieusement aidé par la femme de haute distinction qui, durant un demi-siècle, fut la dévouée compagne de sa vie, — ce grand bourgeois, fidèle à toutes les traditions bourgeoises, y compris les traditions culinaires, se souvenant d’ailleurs que l’on ne mange nulle part aussi bien qu’en France, aimait à donner des dîners d’un apparat noble et discret, d’une chère somptueuse et fine, selon les lois de la vieille hospitalité française.

Déjà vive et pittoresque à table, la discussion devenait éclatante et fougueuse dans la longue galerie dont M. Frédéric Masson avait fait un musée des gloires napoléoniennes. Il y avait réuni d’innombrables souvenirs, qu’il accroissait sans cesse.

Tout y rappelait le Dieu : les meubles, les sièges, du plus pur style, les étoffes vertes semées d’abeilles ou d’étoiles, des milliers de statuettes, de gravures, de bibelots précieux ou naïfs, qui attestaient la piété populaire ; et le Dieu lui-même, enfin, une saisissante « étude » de David pour son tableau du Sacre, page magnifique de construction et de caractère. Devant la majesté de ce front, la puissance de cette bouche, l’éclair profond et pénétrant de ce regard, on a l’impression qu’on se, trouve en face de Napoléon vivant.

Le printemps venu, c’était à Asnières-sur-Oise que M. Frédéric Masson transportait ses fiches, ses dossiers, sono écritoire... et sa fougue. Il y retrouvait d’autres dossiers, et d’autres fiches, en plus grand nombre ; en si grand nombre qu’ils occupaient plusieurs pièces, et si pressés dans leurs casiers, et ces casiers si rapprochés par de hauts rayons, qu’on aurait cru les galeries d’une mine. A côté de ces archives, M. Frédéric Masson s’était fait aménager un cabinet de travail, clair et paisible, dont la fenêtre s’ouvrait, par delà les pelouses et une allée de châtaigniers séculaires, sur les horizons bleutés et la nappe moirée de l’Oise, sur la grâce harmonieuse de l’Ile-de-France. C’est là qu’il écrivit presque tous ses ouvrages. Il y goûtait toute la sérénité que son tempérament pouvait connaître.

Aussi bien, ne se contentait-il pas de penser, d’évoquer, d’écrire. Cet homme, qui sondait et ressuscitait le passé, avait le sens le plus net et le plus pratique du présent. Des hauteurs de l’épopée, il redescendait non seulement sans, peine, mais avec joie, au terre-à-terre des affaires communes. Respecté de tous, conseiller municipal d’Asnières dès l’âge légal il en fut maire trente-quatre années durant, et ne résigna son mandat qu’en 1908, lorsque les électeurs, qui lui demeuraient fidèles personnellement, Peur ont entouré de collègues qui ne pouvaient lui agréer.

Ge fut un regret, comme, la mairie lui avait été une joie. Il aimait, à gouverner. Il aimait l’autorité, il aimait le pouvoir. Il eût été un ministre excellent, mais à la condition de tout décider à lui seul et à sa guise ; ce qui ne se concilie point avec le régime parlementaire et ce qui est cause, sans doute, que M. Frédéric Masson l’exécrait !...

Ce portrait serait incomplet si l’on n’y ajoutait quelques touches encore. Ce grand laborieux, ce grondeur, ce croquemitaine, aimait la société des femmes, des jolies femmes, élégantes et parées, voire coquettes. Il aimait tes enfants. Il aimait le mouvement et le bruit. Il récréait le silence et le recueillement de son travail par la pétulance et les gambades d’un chien. L’un de ses compagnons préférés fut un simple chien perdu qui, le trouvant à son goût, s’était obstinément attaché à lui. Et votre confrère ne se montra pas moins fidèle à ce vagabond qu’il nomma : Bistoquet.

Pendant douze années, Bistoquet ne quitta jamais le maître qu’il s’était donné. Couché en boule sur quelque fauteuil du cabinet, il assistait de sa présence l’historien de Napoléon. Et savez-vous, Messieurs, de quelle manière M. Frédéric Masson se délassait de sa tâche ? Par une de ces farces d’écolier où il se complut toujours. Il juchait le placide Bistoquet sur le plateau supérieur d’une bibliothèque tournante, le faisait volter à toute vitesse, et se divertissait à pleine gorge de la mine ahurie et inquiète de ce derviche involontaire !

Cela n’empêchait point M. Frédéric Masson d’avoir le sentiment très vif de sa dignité, de priser par-dessus tout la courtoisie — encore une vertu de l’ancienne bourgeoisie française.

S’il ne manquait à personne, il ne tolérait pas la moindre incivilité. Et de quelle façon il la faisait payer !... « Je lui ai dit son fait, je suis content ! ... », déclarait-il avec satisfaction quand il avait donné une bonne leçon à quelque impertinent.

Un jour, pour la sauvegarde d’intérêts familiaux, il avait pris rendez-vous avec un jeune et fringant officier ministériel, qui subordonnait un peu trop les devoirs de sa charge aux exercices physiques, et qui s’était malencontreusement avisé de choisir ce matin-là pour essayer, au bois, un nouveau cheval. Une demi-heure, une heure et plus, s’écoulent. Vous imaginez l’humeur de votre confrère ! Il patientait toutefois, — si un tel mot convient à un tel homme, — il patientait, pestant et piaffant. Il attendait, à la grande surprise de ses parents, qui se demandaient avec inquiétude ce que présageait cette longanimité insolite !... Enfin, botté et cravache à la main, paraît notre Centaure du papier timbré. Aussitôt, l’œil brillant et la lèvre gourmande, M. Frédéric Masson lui décoche : « Monsieur, vous n’êtes pas assez chic comme homme de sport ; et comme homme d’affaires vous n’êtes pas assez sérieux... Bonsoir, Monsieur !... »

Mais le froncement, les boutades lancées comme un boulet, les taquineries, les sarcasmes, le goût — disons mieux — la manie de bougonner sans cesse, tout cela ne constitue qu’une apparence. Le fond, c’était l’indépendance, et la plus inflexible droiture. Ah ! il le connaissait et le jugeait bien, l’ayant pratiqué depuis plus d’un demi-siècle, M. Nisard, qui fut notre ambassadeur auprès du Vatican. Un jour, je demandai à ce diplomate fin et lettré, confident de sa vie et de ses pensées : « Quel était le trait essentiel de son caractère ? » Après s’être recueilli pour rassembler tous ses souvenirs, dont les premiers datent de si loin, M. Nisard revint de ce long voyage à travers le passé et, avec un accent de certitude, me répondit : C’était avant tout un grand honnête homme.

Messieurs, il m’a semblé que ce cri du cœur vous serait agréable, à vous qui, appelant M. Frédéric Masson sous la Coupole, et lui renouvelant vingt années plus tard la preuve de votre estime, lui avez donné l’une de ses plus vives joies et certainement l’une de ses plus hautes fiertés.

Il aimait l’Académie française à cause de son prestige et de sa gloire séculaires ; à cause des vertus et des traditions qu’elle maintient malgré tout et contre tous ; à cause de la vigueur que son perpétuel rajeunissement assure à sa longévité. Elle est assez forte pour avoir le calme fécond, la justice sereine, la patience des vastes desseins fermement poursuivis. Frédéric Masson a raconté la vie de l’Académie. A travers tant de péripéties, de révolutions et de ruines, il lui savait gré d’avoir duré et, dans le désordre d’un monde désorbité, de conserver intacte la majesté de ces temples antiques qui, assurés du temps, se rient des menaces et des blasphèmes.

Lorsque, à la mort du fin et généreux Étienne Lamy, vous lui fîtes l’honneur de le choisir, à l’unanimité, pour votre Secrétaire perpétuel, il se consacra tout entier, avec ferveur, à une charge qui comblait son besoin d’action et son amour du gouvernement. Peut-être sa forte personnalité ne réussit-elle pas toujours à s’effacer complètement devant vos préférences, qu’il lui arriva de commenter selon les siennes ? Sans doute, son irrésistible penchant à l’opposition se résignait-il mal à taire ses opinions propres, même lorsqu’il ne portait la parole que pour exprimer les vôtres ? Mais qui n’aurait  rendu hommage à l’activité, au zèle, au dévouement, à l’énergie prodigués, dans ces difficiles et éminentes fonctions ? Servi par une mémoire, qui n’omettait jamais rien de ce qui lui avait été confié, M. Frédéric Masson, quand il s’agissait des intérêts de l’Académie, ne supportait pas d’obstacle, ne tolérait pas de délai. A la défense de vos biens, c’est-à-dire de l’art et de la vertu, il montrait une âpreté infatigable. Il grognait, mais lui aussi il marchait toujours... et faisait marcher les autres, à son pas, devenu un peu pesant mais resté ferme et résolu.

Il n’était pas encore Secrétaire perpétuel lorsque, brutalement arrachée à son rêve de paix, assaillie. violentée, le fer sur la gorge, la France dut se  pour défendre avec la terre des tire la liberté des ancêtres qu’ils ont si chèrement conquise, des conquise, la terre et la liberté des peuples ; avec son droit, le droit ; avec sa juste cause, la justice ; avec sa vie et son âme, l’âme et la vie du monde et des générations futures.

Nos clochers retentissaient encore du tocsin de le Patrie en danger que M. Frédéric Hassan mettait tout ce qu’il avait, de forces au service du pays. Il fut au premier rang de ceux qui, chaque jour, ranimaient l’espoir, hésitant parfois, de la nation.

Aussi bien ne se contentait pas d’écrire. Il savait agir pour la Patrie. Avec, votre aide et sous votre tutelle, il créa, dès la fin d’août 1914,  de l’Hôtel Thiers et il en resta l’âme et la tête. Cinq années durant, il y passa ses journées et combien de veilles douloureuses !... Neuf cent quatre-vingt-dix-huit grands blessés y furent apportés. D’illustrés chirurgiens, des femmes d’élite, y soignaient les corps et, plus encore que la science, leur dévouement y faisait des prodiges. Aux âmes, non moins meurtries parfois, votre confrère Mgr Baudrillart, lorsqu’il ne pélerinait pas sur les routes du globe pour faire éclater la sainteté de, notre cause, apportait la grâce du Dieu de miséricorde. Et M. Frédéric Masson interrogeait, visitait, contrôlait, veillant à chaque détail, parcourant sans trêve la maison, y prodiguant l’œil du chef et le cœur du père, égayant les convalescents de sa verve et rapprenant aux blessés le sourire...

Mais si la science et le dévouement demeuraient trop souvent, hélas ! — désarmés et impuissants, M. Frédéric Masson ne jugeait pas son rôle terminé. Quarante-trois fois, de l’Hôtel Thiers sortit le cercueil tricolore et, par derrière, quarante-trois fois — le visage ravagé, les yeux gonflés, les lèvres tremblantes, comme s’il s’agissait d’un être chéri — le grand vieillard français menait le deuil du stoïque combattant français. En n’importe quelle saison, sous la pluie, sous la neige, sous la menace des obus dont le lourd fracas ponctuait notre angoisse, il accompagna jusqu’au morne cimetière de banlieue l’humble bière plus émouvante en sa nudité que sous l’orgueilleux apparât des couronnes et dés panaches. Quarante-trois fois, en présence des parents, lorsqu’il avait eu le moyen de les retrouver et le temps de les réunir, il salua ces héros dont toute la vie tenait dans leur sacrifice. L’historien du plus illustre capitaine se faisait le biographe du plus humble soldat...

La dernière fois que je vis M. Frédéric Masson, ce fut en 1921, lors du centenaire de la mort de Napoléon Ier, et à la cérémonie des Invalides, où il représentait l’Académie française. Si quelqu’un devait y avoir place, et au premier rang, c’était bien lui. Il n’aurait eu qu’à se montrer, pour que la grille fût aussitôt ouverte. Mais, jusqu’en ce jour de parfait contentement pour lui-même, il ne lui déplaisait pas de grogner quelque peu, pour n’en point perdre l’habitude. Il s’était donc modestement mêlé à la foule. Me trouvant tout près de lui, je m’effaçai, selon la courtoisie et la justice, lorsqu’on eut accès aux portes.

— Ici, lui dis-je, et en un tel jour, vous devez passer devant tout le monde.

Il me remercia, avec la cordiale brusquerie dont il m’avait donné l’habitude, mais d’une voix brève et étranglée.

Tandis que le maréchal Foch parlait au nom de l’Armée française, que les grands chefs vainqueurs se passaient, d’une main pieuse, l’épée d’Austerlitz, que l’archevêque de Paris auréolait le tombeau de sa pourpre cardinalice, je n’avais cessé de regarder votre confrère. Certes, il se tenait « en boule », ainsi qu’à l’ordinaire ; certes, ses sourcils se fronçaient et sa moustache se hérissait. Mais je voyais bien qu’il ne songeait plus du tout à se défendre contre l’émotion et la joie. En vérité, et pour la première fois peut-être, il était radieux.

Il se rappelait, ce fils de la Révolution, resté bleu dans l’âme, que la Révolution, poursuivant, sur cet unique point, les traditions et l’œuvre de la Royauté qu’elle venait de détruire, lançant ses armées à l’affranchissement des peuples, avait fait briller sur le Rhin la flamme ardente et neuve des trois couleurs. Il se rappelait enfin... Non, cette idée-là, il la vivait — et, à ce moment-là, nous tous comme lui — que, sans aucune arrière-pensée d’annexion, en laissant aux peuples la pleine liberté de leur gouvernement et de leur administration, la France venait d’assurer sa frontière militaire du Rhin, condition absolue de la paix européenne, et que cette frontière ne lui serait plus contestée désormais, puisque le fleuve aux eaux d’argent était doublé d’un autre fleuve aux rouges ondes, le flot irréparable et sacré du sang de 1.500.000 Français, nos frères et nos fils...

Et, redressé comme à la parade, la tète haute, l’œil flamboyant, le sourcil froncé et la moustache hérissée, mais une larme roulant de ce sourcil à cette moustache, le grognard Frédéric Masson rendait les honneurs suprêmes à son Empereur...