Discours de réception de Joseph Bédier

Le 3 novembre 1921

Joseph BÉDIER

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Joseph Bédier, avant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Edmond Rostand, y est venu prendre séance le jeudi 3 novembre 1921, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Ce remerciement, que je vous adresse de toute mon âme, ne saurait rien vous offrir que de prévu. Vos archives près de trois fois séculaires montrent que les cinq cents exordes de vos cinq cents élus ne font qu’un seul exorde, et que la similitude même en est émouvante et la monotonie, parce que tous les récipiendaires développent le thème de leur gratitude avec la même sincérité et la même humilité. C’est qu’il n’en est pas un, si fier soit-il de sa propre gloire, qui ne considère avec émoi combien de grands serviteurs de la nation l’ont précédé dans votre Compagnie, ceux qu’il voit de ses yeux, ceux de naguère, ceux de jadis. Et c’est encore qu’au seuil de ce grave hémicycle, tout nouvel arrivant, quel qu’il soit, voit à plein une vérité, celle-ci : en son œuvre, que vous récompensez, vous honorez quelque chose qui vaut mieux que lui, qui n’est pas de lui, qui est de la patrie. C’est la patrie qui lui a donné ses soutiens et ses guides, les inspirateurs de son effort, les compagnons de ses travaux, ses modèles. À cet instant, il les revoit tous. Il comprend que vous remercier, c’est aussi les remercier. C’est devant eux d’abord qu’il se fait humble, et il a bien sujet de se faire humble devant eux. En ce sens, il n’est pas vrai qu’il vienne trop tard et que tout soit dit : tout lui reste à dire. Et c’est pourquoi les exordes des discours académiques peuvent bien reprendre sans fin un thème invariable, jamais ils ne l’épuisent ni ne l’épuiseront, et qu’ils sont beaux souvent, quand un Lamartine, par exemple, rend grâces à qui de droit de ses inspirations, un Pasteur de ses découvertes, un Joffre ou un Foch de ses victoires !

Si peu de chose que je sois, n’est-il pas juste et bon que je le reprenne, moi aussi, le thème ressassé, le thème vénérable ? Oui, je me remémore, de Georges Perrot à Louis Liard, tous mes maîtres, et tant de mes élèves, de qui j’ai reçu, aussi bien que de mes maîtres, la leçon de l’exemple. Je crois encore sentir, comme jadis, la secourable présence de Ferdinand Brunetière, qui m’a comblé de ses bienfaits, de Gaston Paris, qui fut « mon plus que père ». Et j’entends aussi de chères voix lointaines : elles me viennent de mon pays, noble entre les nobles terres de douce France, ma petite île Bourbon, sans cesse tendue vers la mère-patrie, et si éprise de l’amour d’elle qu’elle enivre tous ses enfants de cet amour... Ah ! cette pudeur de parler de soi, qui entrava à cette place tant d’autres avant moi, je la sens bien qui m’entrave à mon tour ! Pourtant, puisque c’est le labeur d’un universitaire qu’il vous a plu, Messieurs, de récompenser, et de quelle récompense ! il faut que je m’enhardisse jusqu’à révérer à haute voix les maisons lumineuses qui m’ont abrité, l’Université de Fribourg-en-Suisse, où jadis j’ai servi, et l’Université de Caen, et mon École Normale et mon Collège de France. À cette heure où il conviendrait que l’œuvre de M. Edmond Rostand fût dignement louée, puisse leur esprit, l’esprit de notre Université, m’assister dans ma tâche !

Ma tâche, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? m’aura longtemps inquiété ! Certes, je m’y suis préparé de mon mieux, et je ne vous surprendrai guère si je dis qu’ayant de l’érudit tous les scrupules peut-être, assurément toutes les manies, j’ai multiplié sur l’œuvre de M. Edmond Rostand les recherches, les enquêtes, et que, non content d’avoir recueilli à Paris tous les documents que j’ai pu, j’ai fouillé par surcroît, là-bas, à Marseille, l’admirable bibliothèque d’histoire du théâtre que M. Auguste Rondel a su former avec autant de goût que de science. Mais quoi ! Nul écrivain n’a été plus loué déjà que M. Edmond Rostand, plus célébré, plus exalté. À son égard, quelle louange désormais ne semblerait pas languissante ? Et qu’importeraient d’ailleurs les redites d’un critique dont la compétence, en fait de théâtre, peut bien s’étendre sur nos vieux Mystères et sur nos vieilles Moralités, mais ne dépasse guère le quinzième siècle ? Pourtant, peu à peu, mon inquiétude s’est dissipée. C’est que, pour avoir lu sur M. Rostand, d’affilée et la plume à la main, et plus systématiquement peut-être que personne avant moi, et dans tous les journaux du inonde, des articles sans nombre, et tant de panégyriques, et tant de dithyrambes, j’ai mesuré sa gloire, mais aussi les périls qu’elle lui a fait courir. J’ai connu que son œuvre, charmante par elle-même, se termine à elle-même, et que le faste d’une renommée trop tumultueuse n’en fait point partie. Par contraste à tout ce fracas, dont lui-même a souffert, j’ai mieux ressenti la séduction de celle œuvre toute pénétrée de grâce, et, au vieux sens du mot, de gentillesse. Alors il m’est apparu qu’elle ne requiert plus rien de qui veut parler d’elle, sinon qu’il parle d’elle avec simplicité. C’est un grand hommage que celui de la simplicité : il n’est dû qu’aux simples et aux sincères. Or, il m’est facile de montrer, et d’entrée de jeu, que ce poète y a droit.

Sans doute, comme il arrive, il aima la gloire. Mais il la redouta plus encore, et pas un écrivain de notre temps peut-être n’aura moins agi pour la solliciter. Alors que tant d’autres se hâtent d’exploiter leur vogue et précipitent par des procédés de forcerie le foisonnement de leurs ouvrages, a-t-il jamais commis, lui, ce péché contre l’esprit ? N’a-t-il pas, au contraire, maintes fois, par scrupule, résisté à l’appel et à l’impatience du public, lui qui, durant des années, a remanié son Chantecler et différé sans fin de faire représenter sa seconde version de la Princesse lointaine et sa Dernière nuit de Don Juan, lui qui, en vingt-cinq ans, n’aura porte à la scène, tout compte fait, que six comédies ? S’est-il, comme tant d’autres, répandu en apologies personnelles ? Où sont, pour faire cortège à ses pièces, les commentaires captieux, les ambitieux manifestes ? Vous y chercheriez en vain même un bout de préface. Au temps de sa jeunesse et de son obscurité, de quel cénacle s’est-il jamais réclamé ? Devenu célèbre, s’est-il posé jamais en chef d’école, protecteur et protégé d’une clientèle de disciples ? D’autres ont pu disperser en cabales le meilleur de leurs forces vives ; lui, selon un précepte d’Emerson qu’il aimait à citer, il s’appliqua sans cesse à « garder dans le inonde, avec une parfaite douceur, l’indépendance de la solitude » ; ou, plus volontiers encore, fuyant le monde, il se réfugiait dans l’isolement de sa retraite pyrénéenne ; et, sans doute, quelques amitiés, dont il fut fier, l’amitié de Gaston Paris ou de Paul Hervieu, le suivaient jusque là-bas, attentives et tendres ; mais, même à leur égard, il s’enveloppait craintivement de mystère, et il est un rares écrivains qui semblent n’avoir littérairement subi l’influence d’aucun de leurs contemporains. Non pas orgueilleux, mais secret, mais lointain, ce solitaire concentra sur son œuvre toutes ses forces physiques, dont les réserves, il le savait, s’épuisaient vite, et toutes ses forces spirituelles ; et parce qu’une seule chose est nécessaire, ayant une fois choisi la part de Marie, il aura vécu presque hors de son temps, rien que pour sa vocation, rien que de sa vie intérieure. Dès lors, sa vie intérieure importe seule, et, pour en marquer les époques, il suffit presque de rappeler, en style de dictionnaire biographique, qu’il naquit à Marseille le 1er avril 1868, qu’il fit ses études au lycée de celte ville et les acheva au collège Stanislas, qu’il débuta dans les lettres par un recueil de vers lyriques, les Musardises, en 1890, que ses Romanesques furent représentés pour la première fois à la Comédie-Française le 21 mai 1894, et ainsi de suite. Et qu’importe le fatras des vaines anecdotes ? Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas de l’âme ?

Pourtant, c’est déjà toucher aux choses de l’âme que d’indiquer fugitivement de quelles pures influences familiales son enfance et son adolescence furent enveloppées. Lui-même nous y invite en quelques pièces, limpides et tendres, de ses Musardises. Tous les ans, fuyant Marseille aux jours de l’été, il s’en allait avec les siens vers les Pyrénées, aux abords de Luchon. Là, sous un ciel clément, aux pays des eaux vives, il prit, nous dit-il, « son goût des choses transparentes» ; aussi, sa voix gardera toujours « des intonations de source » et, jusqu’au terme de sa carrière, parce que son éducation fut à la fois très ingénue et très raffinée, chacune de ses inspirations associera à l’extrême raffinement une extrême ingénuité. Et puisqu’il a su décrire, à sa manière subtile et pudique, rien que par le rappel des odeurs salubres l’imprégnaient, la maison où il a grandi, la maison « sonore et chantante » qui sentait « la mousse comme la montagne, la cire comme une ruche, le coutil comme une tente et la pomme comme un cellier », ce n’est pas un rite convenu que l’on observe si l’on rappelle la mémoire du père admirable qui l’éleva. Ce père, avant de se donner tout entier à son œuvre d’économiste, avait longtemps cultivé l’art des vers : avec quel émoi d’espérance dut-il pressentir en son fils le poète que lui-même avait rêvé d’être, avec quelle inquiétude aussi ! Aujourd’hui que sous les cyprès ils reposent tous deux, leurs tâches achevées, au même tombeau, on comprend’ que l’inscription qui le pare, Egerunt et cecinerunt, leur convient à tous deux. Mais alors, au temps des Musardises, des trop bien nommées Musardises, quelles lumières du cœur ne fallut-il pas pour le deviner, pour favoriser chez ce débutant la vocation redoutable, encore si incertaine !

Du moins, le public ne sut guère la reconnaître : le premier recueil de vers d’Edmond Rostand passa presque tout à fait inaperçu, et l’un des plus illustres poètes du temps, appelé à conseil, lui laissa entendre que c’était justice. Il voulut bien louer en lui un virtuose, habile déjà à « frapper sur les cuivres du verbe » et à sonner le carillon des rimes, mais qui l’inquiétait plus encore qu’il ne le séduisait par l’adresse complexe, voire composite, de ses prouesses parnassiennes. Dans les Musardises, c’est un poète qu’il avait cherché, sans le découvrir. Pourtant, on naît poète, les Anciens nous en ont averti, on ne le devient pas. Il y a donc indice que le verdict de cet augure offensa les Muses, et ceux-là, en effet, devraient craindre aujourd’hui de les offenser qui prendraient pour les jeux d’un virtuose, ou d’un précieux, certaines de ces pièces, écrites entre 1888 et 1803 : je veux dire les pièces étranges où l’auteur ne se lasse pas de raffiner son raffinement, de trier les plus frêles de ses impressions et les plus immatérielles, et décrit, par exemple, les ombres, les fumées, et « l’ombre la plus ombre, la plus philosophique », l’ombre d’une fumée bleuissante sur un mur blanc :

Oui, je vous aime, ombre des choses,
Plus que les choses, bien souvent.

Je vous aime, parce que, vaines,
Vous me convenez, à moi, vain,
Et parce que, les incertaines,
Vous me charmez, moi l’incertain...

C’est là le thème le plus expressif des Musardises, le plus mystérieux : et cette défiance du réel est déjà poésie. Un rêveur, que froissent non seulement « les contacts blessants du vulgaire », mais la nature elle-même et sa brutalité, et qui, plus volontiers, écoute, comme Saint-Amant, « le bruit des ailes du silence » ; un délicat, qui redoute ce qu’il appelle « la vie debout » ; un voluptueux, qui se plaît à son nonchaloir, content s’il jouit d’« une chimère caressée », d’un poème que jamais il n’achève, d’un songe qu’il ébauche et puis qu’il délaisse ; un tendre, « qui joue du triste et du gai tout ensemble » et se défend contre son propre émoi, comme on voit à cette pièce des Parenthèses où, dans chaque quatrain, un vers ironique raille en sourdine les trois autres, ardents et confiants ; un lyrique qui évite les grands thèmes du lyrisme, les thèmes anxieux de l’Amour, de la Mort, de la Destinée : à tous ces signes, à ces réticences et à cette inquiétude, on reconnaît le frémissement -d’une sensibilité concentrée et fine qui voudrait s’épancher et qui n’ose, qui fuit vers les saules, qui s’offre à la fois et se dérobe, trop épicurienne peut-être ou peut-être trop hautaine, pour se répandre à la libre et large manière romantique, et qui se cherchera « loin du réel et de sa rumeur importune, quelque part, hors du monde », un alibi et un refuge.

Où les trouver ? Par une disposition rare et paradoxale, mais chez lui foncière, et que favorisait son goût inné des images concrètes et plastiques, c’est vers le théâtre, c’est-à-dire vers la forme d’art la moins propice au lyrisme personnel, que se réfugiera ce lyrique inquiet. Le théâtre pour lui, ce n’est point la peinture, fondée sur l’observation et l’expérience, des passions humaines et de leurs conflits ; et surtout, le théâtre, ce n’est pas les planches : « Je ne connais pas les planches, dira-t-il, je connais le gazon que foulent Roméo et Juliette... et je n’ai jamais vu se poser le pied de Titania. » Le théâtre, pour lui, c’est le pays de Féerie, la terre des enchantements ; là seulement la vie se fait diverse, abondante, fertile en joies, « conforme à l’âme » ; car on la construit au gré de l’Illusion, qui seule est vérité, au gré du Rêve, qui seul est réalité :

Peut-on pleurer, voyons, quand la saison charmante
Permet de s’attarder aux terrasses sans mante,
Quand l’ombre est violette et rose, quand le soir
Sur les ors du couchant passe son brunissoir ?
Vois : pendant qu’un côté du firmament rutile,
L’autre verdit, piqué d’un astre vibratile ;
Le golfe, où tremble une eau gris-perle et fleur de lin,
A l’air d’être une vasque en marbre cipolin.
Vois les pins s’empourprer légèrement. Écoute
Monter les voix de ceux qui passent sur la route
Et rentrent à la ville en portant du lilas...

Au bruit de ces voix que la distance épure et qui semblent « une dentelle de son dans l’air », ainsi, « dans une Italie exagérée », rêve la première des héroïnes d’Edmond Rostand, la Colombine des Deux Pierrots, « toute blanche et pareille à un grand bouquet de noces ».

Le décor change. Voici le vieux parc des Romanesques, enguirlandé de lianes odorantes, de triolets et de romances. Là,

… copiant les attitudes lentes,
Des pèlerins d’amour dans les Fêtes galantes,

Sylvette et Percinet, les deux petits amoureux qui se revêtiront de poésie à l’instant précis où tombera leur affublement romanesque, savourent leur songe d’une matinée de printemps :

Un peu de musique, un peu de Watteau...
Des costumes clairs, des rimes légères,
L’Amour dans un parc jouant du flûteau...

Le décor change encore. C’est s. Au pays de Sichem, le soleil matinal argenté cette fois des oliviers et des térébinthes, mais la même lumière innocente, florianesque, baigne le paysage oriental. À peine plus complexe que Sylvette, la Samaritaine Photine cueille la bonne nouvelle, et son âme est « légère autant qu’une corbeille », et sa familiarité avec les mystères terribles, soit exégèse idyllique ne sauraient guère offusquer : Vincent et Mireille y prendraient un plaisir extrême.

Ainsi le poète, comme un prince enchanté, erre dans les jardins d’Armide : il y berce son hédonisme au bruit des rimes ingénieuses. Seule, en celte période d’essais heureux et d’aimables succès, qui se prolonge jusqu’en 1897, sa Princesse lointaine, représentée le 5 avril 1895, témoigne d’une aspiration, mais qui longtemps restera incomprise, vers de plus hauts desseins, encore mystérieux. Cette Mélissinde hiératique, « circéenne », dérouta, déçut les contemporains. Ils ne virent guère en cette pièce qu’une réplique de Gismonda ; c’était, croyaient-ils, un conte bleu comme les autres, plus capricieux seulement et plus obscur.

Je risque, je le sais, Messieurs, de sembler un instant méconnaître, sinon le charme, du moins la portée de ces premières comédies. Mais ce que j’ai à décrire, c’est la démarche, d’abord indécise, d’une âme qui s’oriente, et parce que je sais vers quelle lumière elle cheminera bientôt, je ne crains pas d’insister sur la lenteur de ses tâtonnements. Ce qui caractérise les débuts d’Edmond Rostand, c’est bien cette lenteur et cette indécision, c’est bien la modestie initiale de ses ambitions. Qui donc d’ailleurs, dans le Paris d’alors, l’eût encouragé à élargir le champ de ses visées ? Qui trouva-t-il, en ces temps incertains, pour lui verser la griserie de ces paroles de foi dont les poètes ont besoin, alors même qu’ils n’en accueillent guère les promesses ? Celle-là, assurément, que tout jeune, à vingt-deux ans, il avait épousée, et qui crut à son génie bien avant que l’aube en fût levée. Mais lui-même — on le voit assez aux sujets qu’il traite — il se sera longtemps refusé aux longs espoirs et aux vastes pensers. Non, il n’est pas entré dans la carrière en conquérant, en victorieux.

Il n’était venu, semblait-il, que pour renouveler et transposer au mode parnassien l’art d’un Dancourt, ou d’un Florian, ou d’un Sedaine, ou encore pour maintenir ce qu’il y avait de plus gracieux et de plus fantasque dans la tradition du romantisme. Mais en ce temps-là le romantisme n’avait encore presque rien perdu de sa vigueur, du moins au théâtre, et, à tout prendre, il aurait pu se passer de ce renfort. De la Florise de Banville au Conte d’avril de M. Dorchain, du Tragaldabas de Vacquerie au Don Juan de Mañara de M. Haraucourt, du Passant de Coppée au Polyphème d’Albert Samain, pour ne nommer que quelques-uns des aînés d’Edmond Rostand, tant d’heureux coups de maître prouvent qu’en regard et à l’encontre du théâtre d’observation, la Fantaisie et le Rêve, la Fable et la Légende défendaient aisément leurs droits sur la scène française. Entre maintes raisons qui l’expliquent, peut-être convient-il de rappeler avec quelle maîtrise plusieurs comédiens et comédiennes illustres interprétaient alors, sur divers théâtres, le répertoire des grands romantiques : le prestige de ces admirables acteurs aura contribué à susciter maintes pièces de semblable inspiration. Qui saura jamais mesurer l’action, inintelligible à la postérité, obscure pour les contemporains eux-mêmes, l’influence, souvent créatrice, d’une Champmeslé, d’une Adrienne Lecouvreur, d’une Sarah Bernhardt ? Particulièrement, tant que régnerait sur la scène celle qu’Edmond Rostand a célébrée sous tant de noms divers, « Reine de l’Attitude et Princesse du Geste », ou encore « Dame d’Énergie », non, le théâtre des Poètes n’était pas en péril. Dans leur troupe brillante, assurément Edmond Rostand ne doublait personne. Mais enfin, au lendemain de la Samaritaine, aux alentours du 14 avril 1897, il était surtout réputé pour son adresse d’homme de théâtre ; et quel jugement d’ensemble auraient porté sur lui les plus bienveillants de ses émules, s’ils avaient cherché, pour l’en parer, l’éloge le plus flatteur ? Ils l’auraient loué comme un fils de Théodore de Banville, très bienvenu, mais non très imprévu :

Des costumes clairs, des rimes légères,
L’Amour dans un parc jouant du linteau...

Il semblait se confirmer qu’il ne saurait jamais séduire qu’une élite, raffinée et même un peu blasée, de délicats.

Or, Messieurs, pour démentir l’horoscope, Un soir, soudainement, le 28 décembre 1897, au soir de Cyrano de Bergerac, dans un transport d’allégresse, avec une véhémence presque forcenée, la gloire le saisit. Celte fois, c’est la foule aussi bien que l’élite qu’il a touchée au cœur ; bientôt il apparaîtra que c’est la nation tout entière. « Heureux, s’écrie, comme excédé de joie, un critique, au lendemain de cette soirée, heureux serons-nous, quand nous serons bien vieux, de pouvoir dire : J’y étais ! » Et cet autre s’écrie : « Un poète nous est né ! » Et cet autre : « Le soleil est levé, disparaissez, étoiles ! » Et cet autre, Émile Faguet : « Serait-ce vrai ? ce n’est pas fini ! il y aura encore en France une grande littérature poétique, digne de 1550, digne de 1630, digne de 1660, digne de 1830. Elle est là, elle se lève ! J’aurai assez vécu pour la voir, je vais commencer à appréhender de mourir avant de l’avoir vue se dévoiler tout entière ! Ah ! quelle espérance et quelle crainte plus délicieuses ? » De ce jour, le disciple frénétique de Victor Hugo, Catulle Mendès, affectera d’appeler ce tout jeune homme « mon père », comme Rotrou faisait de son cadet Corneille, et ce fut le succès du Cid, mais sans la querelle du Cid, le succès d’Hernani, mais sans la bataille d’Hernani. L’auteur de Cyrano n’a que vingt-neuf ans : de quelle trempe faut-il que son âme soit trempée, si le choc de ces louanges unanimes et massives ne l’accable et ne la fausse ?

Seul un critique, celui qui, tout au long de la carrière d’Edmond Rostand, sut, au jour le jour, juger chacune de ses pièces, en des chroniques presque instantanées, avec une sûreté de touche et une finesse dignes de Sainte-Beuve, seul Jules Lemaître essaya de nuancer l’éloge. Il s’interdit de pindariser. Mais encore, que disait-il ? Que « l’événement, pour n’être pas surnaturel, n’en restait pas moins merveilleux » ; que « Cyrano est le drame le plus élégant de psychologie héroïque, un drame dont Rotrou, et Tristan, et les deux Corneille eussent bien voulu rencontrer l’idée et qui vaut, à coup sûr, leurs inventions les plus délicates et les plus galantes, et qui eût réjoui l’idéalisme de l’Hôtel de Rambouillet dans ce qu’il eut de plus noble, de plus pur, de plus tendre ». Il disait encore qu’« on ne trouverait pas une fable égale à celle-là dans tout le théâtre antérieur à Racine » ; que « ni l’Alidor de la Place Royale, ni Pertharite, ni Pulchérie, ni l’Attale de Nicomède, ni l’Eurydice de Suréna, ni Timocrate ne surpassent Cyrano ou Christian soit en subtilité, soit en délicatesse, soit en héroïsme sentimental ; qu’en un mot, « la littérature précieuse semblait nous donner, au bout de deux cent cinquante ans, sa vraie comédie » et qu’« on n’y peut comparer, pour son adorable idéalisme, que la Carmosine d’Alfred de Musset ».

Louanges magnifiques, mais à double tranchant et qui aisément tourneront au grief ! Car, à la faveur d’un si riche dénombrement d’antécédents et de modèles, elles visent à montrer que la comédie de Cyrano « prolonge en elle et fond en elle trois siècles de fantaisie comique et de grâce morale », donc à la replacer dans le courant d’une très longue tradition littéraire. Par là on rattache l’art d’Edmond Rostand à l’art du passé, et c’est d’abord et surtout en retrouver les titres de noblesse ; mais aussi et du même coup on pose un problème : en quelle mesure cet art traditionnel est-il un art original ?

Or, ce problème a été depuis vingt-cinq ans résolu par maints critiques au détriment d’Edmond Rostand. À les en croire, son apport personnel serait minime. Il se ressouvient, disent-ils, il hérite de toute l’École précieuse et de tout le Romantisme et de tout le Parnasse. « Il recommence et continue. » Il renouvelle, il n’innove pas. Il exploite, il ne crée pas. « Ce n’est qu’aux inventeurs que la vie est promise » : où donc, dans son œuvre, la part de l’invention ?
 

J’aurais pu, Messieurs, taire ce reproche, si dur. J’ai préféré le produire, et c’est à bon escient. Je l’ai produit en toute sa brutalité : je saurai y répondre.

À ces fins, il suffira peut-être de comparer à Cyrano de Bergerac la Princesse lointaine, plus ancienne de trois ans, et cette autre pièce, de trois ans plus récente, l’Aiglon.

L’idée d’un tel parallèle peut surprendre d’abord. Voici, sur sa nef, le héros de la Princesse lointaine, Joffroy Rudel, le prince moribond qui « cingle vers un sourire » : il chante des vers d’amour d’une voix qui se brise, et les cordes de son luth frémissent pour la dernière fois. Quoi de commun, dira-t-on, entre ce personnage et le bruyant Cyrano, bretteur, philosophe, physicien, grand riposteur du tac au tac, qui ferraille contre les préjugés, les compromis, les mensonges, jusqu’à l’heure où, emporté vers la lune opaline, il balaiera le seuil bleu de son triple panache ? et qu’ont-ils de commun, l’un et l’autre, avec le duc de Reichstadt, « si hautain, si triste et si charmant », blanc comme une hostie, tout grelottant de lièvre dans les brouillards de Wagram ? Je l’avoue : de forts contrastes opposent ces trois héros ; pourtant, leurs âmes, si dissemblables en apparence, sont jumelles.

Comme Joffroy Rudel, le duc de Reichstadt cingle vers une dame lointaine, la France, qui est sa Mélissinde, et, si le pauvre Cyrano semble n’avoir pas de Mélissinde (Roxane ne lui est que trop prochaine), pourtant il ne vit que pour le jour où son âme de voyageur aérien, « au plus haut ciel guidée », y pourra reconnaître l’idée de la Beauté, qu’en ce monde il adora. Tous trois sont des poursuivants de la même aventure, la quête d’une amour lointaine, les pèlerins d’un même pèlerinage. Tous trois sont des purs, qui sans cesse s’efforcent de se purifier. Tous trois sont des faibles, « des chétifs », au sens propre de ce mot, puisqu’ils sont prisonniers, Joffroy Rudel de la maladie qui le presse, Cyrano de sa laideur, l’Aiglon de sa fatale hérédité autrichienne ; et, puisqu’ils connaissent chacun ses entraves et qu’ils se savent d’avance vaincus, tous trois sont des chimériques, mais qui aiment leur chimère et qui en jouissent voluptueusement. « C’est bien plus beau, puisque c’est inutile », dit l’un d’eux, lequel des trois ? Mais, le disant, tous trois savent que ce n’est pas inutile, « qu’en croyant à des fleurs, souvent on les fait naître », et leur philosophie commune est que :

… l’illusion crée
Et qu’il tombe du vrai de cette erreur sacrée.

De fait, leur force enthousiaste d’illusion est contagieuse et féconde. C’est elle qui pare de sa beauté, exalte, accomplit Roxane ou Petite Source aussi bien que Mélissinde, c’est elle qui élève Christian jusqu’à l’idée de son holocauste silencieux, elle qui enseigne aux conjurés de Schoenbrünn l’art de s’offrir au danger, elle qui réconforte les cadets de Gascogne dans la tranchée devant Arras, elle qui affine sur la nef périlleuse les durs mariniers et leur apprend qu’« on finit par aimer tout ce vers quoi l’on rame ». De Cyrano et de l’Aiglon aussi bien que de Joffroy Rudel on peut dire :

Ce qu’il voulut, c’est arracher tous ceux
Qui vivaient engourdis, orgueilleux, paresseux,
À l’égoïsme obscur, aux mornes nonchalances,
Pour les jeter, chantants et fiers, parmi les lances,
Ivres de dévouement, épris de mourir loin,
Dans cet oubli de soi dont tous avaient besoin.

Ainsi leur rêve à tous trois, enthousiaste, illusoire, s’élève, puis se brise, retombe autour d’eux en bienfaits, comme une rosée, puis se recompose, s’élève à nouveau, s’élance au-dessus de toute l’humaine misère. Et tous trois, confesseurs d’une même doctrine d’élégante immolation, « ayant protesté par la splendeur de leur rêve contre une destinée injurieuse », meurent de ce rêve, non pas déçus, mais ravis, car ils ont répandu sur la terre plus de noblesse, et, à l’instant où ils la quittent, ils atteignent le terme de leur quête nostalgique, le but suprême — quoi donc ? la perfection de l’âme.

Or, c’est ici le point mystérieux. Sous les noms de ces personnages, qui donc rêve, qui donc souffre, jouit, s’immole ? Ne serait-ce pas le poète lui-même ? Pour qu’il les ait construits tous trois sur un même type, ne faut-il pas qu’il les ait pétris de sa propre substance morale, façonnés a son image et à sa ressemblance ? À peine a-t-on formé cette hypothèse, des vers de jeunesse d’Edmond Rostand reviennent à la mémoire en essaim, des pièces singulières des Musardises s’éclairent d’une lumière neuve : le mythe du Mendiant fleuri, par exemple, ébauche du mythe de Cyrano, ou le mythe du Contrebandier : là, le poète, parlant cette fois en son propre nom, faisait serment qu’il coifferait l’armet risible et magnifique, qu’il dévouerait sa vie, à l’exemple du Chevalier de la Manche, « le moins fou des mortels », à remplir sa tâche de « colporteur d’idéal », de champion des « héroïsmes superflus ». Ses héros futurs, Joffroy Rudel, Cyrano, l’Aiglon, que feront-ils autre chose qu’accomplir pour lui son serment, que tenir son rôle ? Colporteurs d’idéal, champions des héroïsmes superflus : cette formule leur convient à tous les quatre, elle définit merveilleusement le personnage quadruple et un.

Oui, longtemps incertain de lui-même, le poète, à travers les méandres et les prestiges de la Fable, avait erré aux vagues jardins de la Fantaisie, jusqu’au jour où il avait reconnu sa voie et sa loi. Et ce fut très précisément, je crois, quand le hasard lui fit rencontrer, dans le Choix des poésies des troubadours de Raynouard, au tome V et à la page 165, les vingt lignes où le vieux biographe provençal narre la légende de ce prince, Joffroy Rudel, qui, selon l’expression de Pétrarque, avait « employé la voile et la rame à chercher sa mort », le beau conte de l’amour lointaine. De ce jour s’est assuré son mouvement, son essor du précieux vers l’héroïque, de l’ingénieux vers le grand. Alors s’est précisée sa philosophie, ou, ce qui est la même chose, sa poétique. Alors s’est révélé en lui, au sens cartésien et cornélien du mot, un généreux : il inventera ces personnages de théâtre, colporteurs de son idéal, qui ne sont en dernière analyse que ses truchements, ses porte-parole, ses « doubles ».

Si cela est vrai, ne voit-on pas, Messieurs, fléchir le reproche, si souvent adressé à Edmond Rostand, qu’il hériterait de ces devanciers, sans innover ? S’il est vrai que ses personnages ne sont à l’ordinaire que des incarnations de lui-même, aimons en son théâtre, « aimons ce que jamais on ne verra deux fois ». Où trouver une seconde fois, dans le théâtre de quel temps, de quel pays, un dramaturge qui obéisse à la même poétique ? Schiller, peut-être, en quelque mesure, ou Musset assurément, mais avec moins de constance. À part ces exceptions très rares, en tout temps, en tout pays, et même chez les romantiques, le dramaturge est l’interprète des passions d’autrui ; et, s’il peut bien, par un effet de ce dédoublement de soi-même que crée la sensibilité artistique, participer aux sentiments de ses personnages et souffrir de leurs souffrances, pourtant il ne se perd pas en eux, il s’oppose à eux, au contraire : il est, par essence, un observateur, un contemplateur. Mais le poète de Cyrano et de l’Aiglon regardait peu, n’observait guère : de lui, comme de Lamartine, on peut dire qu’il fut « l’ignorant qui ne sait que son âme », et c’est son âme surtout que, sous des pseudonymes et des travestissements divers, il éploya dans ses drames. Lui qui semble s’être si peu soucié de raisonner sur son art, et qui, dans un discours prononcé à l’Opéra, l’une des très rares fois qu’il en ait parlé, ne fit que louer pêle-mêle tous ses émules, tous ses rivaux, et ceux-là mêmes dont l’œuvre formait avec la sienne les plus violents contrastes, Tolstoï et Ibsen, et Hauptmann et Strindberg, aura-t-il connu pleinement son propre secret ? Il se distinguait d’eux tous, il innovait en ce que, presque à son insu, il aura employé à exprimer le tréfonds de ses propres sentiments le genre littéraire le plus rebelle à de telles fins : il fut le plus lyrique des dramaturges.

N’était-ce pas risquer, chaque fois qu’il portait à la scène une pièce nouvelle, une sorte de gageure contre les lois mêmes de l’art dramatique ! Il se peut ; mais qu’importe, si cette gageure, il l’a presque chaque fois gagnée ? Les deux personnages de théâtre longtemps réputés pour tenir les deux plus longs rôles connus dans l’histoire de toutes les littératures, Hamlet et Ruy Blas, déclamaient chacun environ huit cents vers. Vint Cyrano, qui en déclama douze cents ; puis, vint l’Aiglon, qui en déclama plus de quatorze cents. Et sans doute les acteurs qui débitent de tels rôles doivent, à leur fatigue physique, en mesurer l’énormité. Mais, parmi les spectateurs, qui donc souffre de cette démesure, ou s’en aperçoit seulement ? Qui donc s’aperçoit que ces pièces sont chacune moins un drame qu’une immense élégie, un thrène, un monologue, et que les quarante personnages qui, dans Cyrano, dans l’Aiglon, s’agitent autour du personnage principal, ne sont que ses reflets ou ses repoussoirs, des comparses ? Ces comparses pourtant semblent vivre, par la vertu d’un sortilège qui est ce triomphe de l’habileté technique. Cette simple remarque parait mieux faite que toute autre pour manifester à quel degré Edmond Rostand fut homme de théâtre. Il savait son métier. Par disposition de nature et par virtuosité acquise, toute idée chez lui se muait en image ; toute image, il la voyait « en scène », toute scène en mouvement ; et ce mouvement ressemble dans ses drames au torrent palpitant de la vie.

Maître de toutes les ressources du métier, usant de tous les procédés et de toutes les recettes du théâtre romantique, et sans prétendre y rien changer, ce que ce poète a tenté surtout de communiquer à la foule, ce fut l’accent et le timbre de son âme. Il y a réussi. Parce que son âme était belle. Parce qu’on avait besoin d’entendre le doux appel spiritualiste qu’elle lançait. Parce que, en cette fin du dix-neuvième siècle, le public se sentait rassasié des vulgaires « tranches de vie » de nos naturalistes et des lugubres pièces importées de l’étranger. Parce que cette œuvre respire l’amour et le sens des choses de chez nous. On se plut entre Français à retrouver au spectacle ces chères antiquailles, la dialectique sentimentale des troubadours, la hâblerie à la d’Artagnan des cadets de Gascogne, la gouaillerie à la Coignet des grognards impériaux, à saluer ces vieux témoins de la splendeur française d’un sourire familier, souvent trempé de larmes. Le théâtre est un de ces lieux où les âmes accordées peuvent reconnaître leur accord et communier dans un même culte, pourvu que les rites en soient simples et les symboles clairs. L’art d’Edmond Rostand satisfait d’ordinaire à cette condition d’universelle et immédiate intelligibilité. Harmonieux fracas de l’Hôtel de Bourgogne ou de la rôtisserie indulgente aux rimeurs, voix du fifre de Bertrandou, et vous, petits combattants de sapin que Flambeau peinturlure, voltigeurs à l’épaulette verte, vélites, chasseurs de la Garde, éclaireurs culottés d’amarante, et vous, chansons vieilles et merveilleuses, enfantines de France, qui bercez l’Aiglon à son heure suprême et doucement l’endormez dans l’âme populaire... on songe à ce beau hêtre d’un paysage français qu’Edmond Rostand a loué dans ses vers d’avoir « trouvé le moyen d’être à la fois de l’Épinal et du Corot ». Ainsi de ces symboles : tout y est naïf et grand.

C’est le 15 mars 1900 que M. Edmond Rostand avait fait représenter l’Aiglon. L’an d’après, vous l’appeliez, Messieurs, dans votre Compagnie. Ses pièces commençaient à travers le monde leurs prestigieuses randonnées. Il semblait, alors que les lettrés et la foule l’eussent revêtu d’une sorte de redoutable investiture. Son honneur est de l’avoir acceptée avec tremblement. Désormais, quand une inspiration le tente, il s’inquiète : est-elle assez haute? Il se demande : « Ai-je le droit ? » Et tandis que des hommes sans nombre le célèbrent ou l’envient comme un favori de la fortune, tandis que les critiques le louent à contre-sens pour ses dons d’heureuse facilité, lui s’alarme, au contraire, de cette renommée exigeante, qui maintenant le devance et semble lui imposer des devoirs trop lourds. Quelle route parcourue depuis les jours de « paresseuse délectation » des Musardises ! Quelle distance de l’allègre poète, du page des Romanesques au solitaire d’Arnaga ! Et que de touchants témoignages j’aurai à cet égard recueillis de ses amis, de Mme de Noailles particulièrement ! « Dans son splendide Arnaga, m’a-t-elle dit, ce charmant être, d’une formation d’esprit humainement pieuse, ne songeait qu’à sa mission... Amoureux de tous les trésors de la France, il goûtait ce qu’elle a de délicat comme ce qu’elle a de robuste. Les jardins à la française, dont il voulut chez lui un exemple, le ravissaient. Il restait ébloui et comme plein de gratitude envers cet art de son pays, — devant les allées régulières, les ifs bien taillés, les ornements de pierre, et un gracieux et grêle cadran solaire qui scintillait dans un parterre de rosiers ; mais combien vite son esprit retournait à la nature même, aux montagnes qui entourent Arnaga, aux ravins d’une teinte d’écaillé jaspée, à l’eau charmante de la Nive calme et longue, aux belles roules heurtées qui montent, descendent, et où sonnent dans le silence le pas et le grelot de la mule ! Beauté du ciel, chants des courtilières, le soir, dans les lueurs, lumineux crépitement des astres dans la nuit, suavité d’une atmosphère de cristal,— et dans cette clarté paisible une sage intelligence soumise à la destinée, mais torturée par un cœur où brûle le scrupule de sa mission, voilà le site émouvant et le promeneur illustre, qui, par sa sainteté de poète, ne connut devant son œuvre, qui s’épanouissait sur le monde, ni repos, ni contentement. »

De cette inquiétude, de ce trouble intérieur, Chantecler est un aveu limpide. Le poète traversait alors cette crise — Alexandre Dumas a décrit la pareille dans la Préface de l’Étrangère — où l’artiste, conscient de sa maîtrise technique, l’exploite à la fois et la dédaigne, où l’orateur se moque de la rhétorique, le dramaturge de la dramaturgie. Edmond Rostand employa toute sa virtuosité acquise, son entente du dialogue, du costume, du décor, de la mise en scène, toute son expérience, à dépasser son expérience : il coula dans le moule dramatique, au risque de le briser, une complexe épopée animale, où la bucolique se mêle à la satire, une allégorie à la fois champêtre et parisienne, qui surprit. Cette audacieuse tentative n’en répond pas moins à sa poétique coutumière : on retrouve dans Chantecler ce lyrisme, parfois autobiographique, qui semble bien être sa maîtresse forme et la loi de son art. Oui, cette pièce aux mille gosiers, qui claironne, qui siffle, piaille, roucoule, est encore, est surtout « l’histoire murmurée d’une âme douloureuse, scrupuleuse et défiante », l’âme du rêveur d’Arnaga. Ce Chantecler qui, pour trouver son cri, se met « en contact avec la bonne terre » et se plante dans « le tuf noir et doux », cet animateur « dont le chant rythme, active, guerroie », cet éveilleur d’aurore remplit le rôle, la mission que le poète lui-même s’était assignés. Il est son double. Or, qui ne voit en même temps la ressemblance de Chantecler à ces trois autres personnages, Joffroy Rudel, Cyrano, l’Aiglon ? Ne furent-ils pas, avant lui, des « éveilleurs d’aurore »? N’est-il pas comme eux un « colporteur d’idéal » ? Dès lors, du fait de cette ressemblance, ce qui ne pouvait ne sembler tout à l’heure qu’une hypothèse plus ou moins spécieuse, notre effort pour identifier le poète à Joffroy Rudel, à Cyrano, à l’Aiglon, devient désormais plus digne d’attention, puisque l’identité du poète et de Chantecler est chose manifeste, évidente. Et si nous pouvons aujourd’hui, plus nettement que les critiques de naguère, reconnaître le principe de ce théâtre et en faire jouer le ressort, la chose est toute simple : nous avons la clef, grâce à Chantecler. Mais dans Chantecler, la confidence lyrique, la confession presque, va plus loin que dans les pièces antérieures, ou plutôt le poète a cette fois quelque chose d’autre à confesser, des vérités que naguère il soupçonnait à peine. « Chantecler, a-t-il dit lui-même, symbolise l’effort créateur aux prises avec le mal de créer, avec tout ce que ce mal enferme de douleurs, de déceptions, de voluptés. » Une angoisse travaille ce personnage, que les héros des pièces antérieures n’avaient guère connue : le doute de soi. Les autres colporteurs d’idéal ont pu douter du succès matériel de leurs entreprises, ils n’ont jamais douté d’eux-mêmes, de la réalité de leur mission, et tous trois sont morts en pleine euphorie, dans l’extase. Chantecler, au contraire, apprend peu à peu, par les railleries des sceptiques et des envieux, puis par « la tendresse infiniment hostile » de la faisane, qu’il s’en est fait accroire sur lui-même, sur le sens et la portée de sa vocation. Il découvre toute son erreur. Désabusé, il survivra pourtant : il se fera le porteur d’une nouvelle doctrine, plus haute, la doctrine de l’acceptation. C’est la vie telle qu’elle est qu’il faut accepter, aimer et embellir qui peut, par la sainteté de la tache quotidienne, si humble soit-elle, courageusement remplie, il faut imiter l’abeille, « dont le travail fait le bruit d’un psaume » ;

... il faut chanter, même en sachant
Qu’il existe des chants qu’on préfère à son chant...
Il faut un rossignol toujours dans la forêt,
Et dans l’Âme une foi si bien habituée
Qu’elle y revienne encore après qu’on l’a tuée.

Chantecler ne fut porté à la scène que le 7 février 1910 : divers obstacles, la maladie, mais aussi les scrupules de l’auteur, ses doutes, en avaient longuement retardé l’achèvement.

Comment reprend-on du courage,
Quand on douta de l’œuvre ? — On se met à l’ouvrage.

Edmond Rostand s’y était remis. Son Don Juan, ses Douze travaux d’Hercule témoignent des tendances de plus en plus allégoriques et mythiques de sa pensée. Un drame des Douze pairs le préoccupait. La guerre vint. Pendent opera interrupta... Jusqu’au jour où il mourut, le 2 décembre 1918, au lendemain de notre victoire, il avait fait, pour soutenir les cœurs, ce qu’il avait pu : peu de chose, à son gré. Dans le recueil posthume de ses vers écrits durant la guerre, le Vol de la Marseillaise, l’un de ses thèmes favoris, le plus poignant, est celui de l’humilité : à contempler humblement les plus jeunes, nos enfants, ceux qui se sont offerts, il lui semble voir pour la première fois la France, la découvrir. Pour rendre l’émotion de cette découverte, pour dire comment la guerre a élargi dans son cœur, dans tous les cœurs, l’idée de la France, il a trouvé, entre autres beaux symboles, celui du Faucheur basque. Au pays basque, un soldat, un paysan, est revenu pour quelques jours, en permission. Bientôt, il s’en retournera vers la bataille. Pour l’instant, il a repris sa faulx, il fauche, taciturne, et très longtemps le poète le regarde faire, sans oser lui rien dire. Enfin, il se hasarde : « Eh bien, cette guerre ? » Et l’homme s’arrête et répond ce mot :

« Oh ! je ne savais pas
Que la France... c’était tant de choses ! » Puis, grave,
Le faucheur se remit à cadencer son pas
Dans l’emblave.
 

Voilà ce que, du gouffre, il rapporte aux sommets,
Ce mot ! — Ah ! donne-moi la main, le ciel s’enflamme ! —
Toi-même, comprends-tu tout ce mot, que je mets
Dans mon âme ?

L’as-tu bien tout compris, faucheur ? La faulx ne peut
Savoir combien de grains contient l’épi qui tombe.
— Ah ! donne-moi la main, la montagne est d’un bleu
De palombe ! —

« Tant de choses ! » Ce mot que tu dis à mi-voix,
Basque mystérieux qui parles sans sourire,
Il veut dire les champs, les rivières, les bois ;
Il veut dire

 

— Ah ! donne-moi la main, le ciel devient profond !
— Les cités, les vaisseaux, les chariots, les hommes...
Mais il veut dire aussi d’autres choses qui font
Que nous sommes,

Tant de hauts sentiments, ô montagnard, par quoi
Les âmes sont encor dans nos plaines guidées,
Et le monde, entr’ouvert maintenant devant toi,
Des idées !

Non, tu ne savais pas, captif de ton hameau
Comme d’autres l’étaient d’une ville ou d’un songe,
N’ayant rien mesuré qu’à l’aune d’un rameau
Qui s’allonge,

N’y voyant pas plus loin que l’auvent de ton toit,
Content si ton coq chante ou si la cloche sonne,
Non, tu ne savais pas que la France... ni toi
Ni personne

Ne savait que la France... et même ceux — j’en fus —
Qui, croyant le savoir, étaient pleins d’espérance,
Même ceux-là ne savaient pas, ne savaient plus
Que la France...

Et l’univers entier, puisque d’elle il doutait,
— Ah ! donne-moi la main, les bruyères sont roses ! —
Ne savait pas, faucheur, que la France, c’était
Tant de choses !

Tant de choses, en vérité ! Et plus de choses encore, beaucoup plus que n’en soupçonnait, Cyrano, votre philosophie! Et c’est pourquoi maints Français, et des plus généreux, résistent aujourd’hui à l’œuvre d’Edmond Rostand, se dérobent à l’élégant mysticisme idéaliste qu’on y respire, s’y opposent au nom de leur foi réaliste, ou de leur goût de l’action réfléchie et précise, ou de leur souci de l’ordre classique, qui sont bien choses de France. Mais à tous il doit suffire, semble-t-il, que la philosophie de Cyrano soit, elle aussi, l’une de ces choses nombreuses; à tous il doit suffire que tout l’œuvre d’Edmond Rostand exprime à sa manière l’un au moins des multiples sentiments de cette France, qui est tant de choses. Lequel ? Son antique goût de chevalerie. Non, ce n’est pas seulement des Romantiques d’hier, ni même des Précieux du dix-septième siècle, que procède, comme on le dit d’ordinaire, la poésie d’Edmond Rostand : elle plonge par ses racines dans un passé plus lointain. Cette exaltation sentimentale, celte recherche de l’enthousiasme, fût-elle chimérique, ce culte de la prouesse pour la prouesse, n’est-ce pas, pour une part essentielle, l’esprit de notre plus vieille poésie courtoise, romans du cycle de Bretagne, poèmes des chansonniers provençaux ? Ah ! comme il serait facile d’évoquer les vrais ancêtres des héros d’Edmond Rostand ! Du palais d’Arthur ou de la forêt de Brocéliande, ils sortiraient en bel arroi, parés de leurs armes vermeilles, les chevaliers aventureux, les poursuivants de l’amour lointaine, les Gauvain et les Palamède, ceux qui s’évertuent, comme l’Aiglon, vers la Cité Périlleuse, ceux qui s’escriment, comme Cyrano, contre les mauvaises coutumes; ils s’en viendraient en foule, lance sur feutre, les champions des héroïsmes superflus, les éveilleurs d’aurore, et ce seraient tous les quêteurs du Saint Graal, Perceval, le chevalier pur, et Galaad, et le plus pathétique de tous, ce Lancelot, qui sait par une prédiction que la vue du Saint Graal lui est interdite et qu’il n’achèvera jamais sa quête ; il le sait, et va quand même : « C’est bien plus beau, puisque c’est inutile ! » Dieu qu’il n’eût guère pratiqué, je crois, ces vieux romans de chevalerie, Edmond Rostand a su en retrouver l’esprit, le ranimer. Voilà surtout, Messieurs, ce qu’ont senti, plus ou moins obscurément, tant d’âmes françaises, et c’est pour avoir reconnu au fond d’elles-mêmes la persistance de ces lointaines tendances héréditaires qu’elles ont fait fête à ce poète et ne cessent de lui faire fête. Et d’autres Français peuvent bien —car la France, c’est tant de choses ! — concevoir autrement que lui la vérité, la beauté, le devoir : ils se rappellent pourtant qu’il y a plus d’une demeure dans la maison de notre mère commune, et que toutes sont belles, et ils savent gré a Edmond Rostand d’avoir versé dans l’une d’elles un rayon nouveau de cette lumière, la poésie, « sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont. »