Réponse au discours de réception de Georges Duhamel

Le 25 juin 1936

Henry BORDEAUX

Réception de Georges Duhamel

 

Monsieur,

Vous avez beaucoup voyagé à la recherche des hommes, et surtout de vous-même et, par l’indiscrétion de vos biographes, je sais que vos préférences sont allées et vont encore à la marche à pied, sac au dos, à travers les paysages de France. Si vos pas errants vous conduisaient un jour en Savoie où j’ai gardé ma maison des champs, je vous proposerais un pèlerinage qui ne manquerait pas de vous plaire. C’est une petite habitation isolée, à flanc de coteau, où l’on accède par un chemin creux tout enfoui dans la verdure. Ses fenêtres dominent la pente des campagnes, la plaine arrondie qu’un cirque de montagnes entoure et le paisible Chambéry. Il n’est guère de lieu plus évocateur. Là se forma la sensibilité d’un adolescent ; là Jean-Jacques découvrit la nature et l’amour et, par surcroît, toutes les chimères sociales avec lesquelles il continue de nous agiter. De cette colline qui, l’hiver, s’endort sous la neige et, l’été, semble se fondre dans le ciel vaporeux, devaient descendre sur la vallée et de là sur le monde un sens nouveau de la nature, mais aussi une pensée nouvelle, la plus puissante en sortilèges et en sophismes qui se soit répandue depuis des siècles, fondant la société sur un pacte imaginaire et l’éducation sur la nature.

Jean-Jacques est toujours présent aux Charmettes. Deux et même trois poètes l’y ont rencontré. Francis Jammes lui a réclamé en vain la grande paix que l’homme cherche en soi, et Anna de Noailles s’est mise à la croisée pour lui faire signe au jardin :

Je me penche à votre fenêtre :
Le soir descend sur Chambéry...
C’est là que vous avez souri
À votre maîtresse champêtre.

Quant à Maurice Barrès, après avoir subi sa hantise, il l’a qualifié d’extravagant musicien.

Mais je me demande s’il n’est pas trop tard pour vous convier à ce pélerinage qui eût enchanté votre jeunesse. Jean-Jacques, alors, vous eût communiqué son goût de la nature sauvage, plus belle avant que l’homme l’ait asservie. Vous eussiez montré quelque indulgence à la complaisante Mme de Warrens qui avait quitté, ensemble, le pays de Vaud, une fabrique de bas de soie qu’elle avait fondée, la religion protestante et son mari, et qui partageait ses faveurs entre Jean-Jacques et le jardinier Claude Anet. Ignorant encore le sentiment paternel, vous eussiez peut-être même excusé l’homme qui déposa sa progéniture aux Enfants-Trouvés. Qui sait ? Vous eussiez pris votre flûte pour jouer quelque air du Devin de village. L’histoire de votre vie et de votre œuvre, qui se confondent étroitement, a passé par le stade Jean-Jacques des Charmettes : même goût du vagabondage, même école de l’adversité, — la seule où l’on soit sûr d’être admis sans recommandation — mais pour aboutir à une autre maison où vous m’avez conduit un jour, non sans la plus légitime et surtout la plus gentille fierté.

Cette maison est en Valmondois, au pays de Gérard de Nerval, au pied d’une colline boisée, proche la forêt de l’Isle-Adam qui, à travers l’Oise, continue de déployer ses arbres. Elle éclate comme une note blanche dans le vert des feuilles. Par quelques marches, on accède au jardin qui est plein de fleurs et de fruits, avec une pelouse réservée aux jeux. C’est la maison du bonheur. Mais qu’est-ce donc que le bonheur ? Shakespeare assure qu’il est dans la poursuite. Napoléon le voyait dans l’emploi normal de nos facultés. Il est, avant tout, en nous-mêmes. Tout est d’abord en nous, et il nous reste à le découvrir. Là est un premier sens de votre œuvre. Quand vous eûtes découvert cette vérité, vous n’eûtes pas la moindre peine à vous sentir heureux. N’aviez-vous pas amené dans cette maison, acquise par votre travail, la chère compagne de votre enquête à travers le vaste monde, celle qui avait été, au Vieux-Colombier, sous la direction de Jacques Copeau, la belle Olivia aimée d’Orsino, duc d’Illyrie, dans la Nuit des Rois, cette Blanche Albane qui devait interpréter vos drames avant de vivre vos œuvres avec vous ? N’avez-vous pas été initié, sur cette pelouse, aux Plaisirs et aux Jeux de vos trois fils. ? N’avez-vous pas compris, dans ce jardin, qu’un père est un dieu visible, selon la définition de Rétif de la Bretonne ? « Pour les entendre, pour les comprendre et les aimer — écrivez-vous de ces bambins de quelques années — il faut se pencher. Je me penche ; c’est mon plaisir et ma passion. » Il ne faut pas trop se pencher. Les enfants préfèrent relever leur petite tête que nous voir nous incliner vers eux. Il faut leur parler sérieusement. Ce sont peut-être les plus sérieuses personnes du monde. La frivolité ne vient qu’avec l’âge. Ils ont du génie, c’est certain, et ils font en profondeur la découverte de l’univers. Nous les y aidons de notre mieux, et ils se passent de nous si vite, trop vite. Il ne faut jamais leur jouer la comédie, car ils ont soif de vérité.

La tendresse des parents, dites-vous, n’est jamais satisfaite. Mais eux-mêmes sont-ils jamais comblés ? Moi aussi, j’ai promené dans la campagne de petites filles suspendues à mes mains. Un jour, l’une d’elles, ayant vu des fleurs dans un ravin, m’invita à y descendre. Pressé de remonter, j’en cueillis deux ou trois et demandai : « Combien en veux-tu ?... » Elle savait déjà compter sur ses doigts, pas bien haut. Elle me répondit : « Toutes, au moins... » Comment, dès lors, les satisfaire ? Et nous-mêmes, rien ne comblera notre désir qui cherche, qui cherche et qui va se heurter à Dieu.

Vous m’avez fait aussi les honneurs de votre jardin, ce jardin qui vous a inspiré des fables exquises. Que deviendrait, vous demandez-vous dans le prologue de ces fables, un jardin non gouverné ? Il serait bientôt le théâtre de la pire anarchie. Les barbares de la forêt voisine l’envahiraient. Et vous concluez : « L’art de gouverner un jardin démontre que la nature doit être dominée. La nature n’est pas la vie... » Que nous voilà donc loin de Jean-Jacques !

Est-ce de votre jardin seulement qu’il s’agit ? Il me semble que vous rétablissez le principe d’autorité. Vos fleurs, vos légumes et votre verger ressemblent assez aux sociétés humaines qui, elles aussi, ont besoin d’être gouvernées.

Il faut même se résigner à tuer pour nettoyer le jardin. Un jour que vous vous y promeniez, un de ces beaux jours d’où le bonheur coule comme d’une fontaine céleste, vous vous sentiez le cœur plein d’une bienveillance universelle. Vous tombâtes en arrêt devant un petit limaçon attendrissant. Néanmoins, vous le saviez condamné. Une loi inéluctable oblige tout jardinier qui se respecte à la destruction des limaces. Qu’alliez-vous faire, partagé entre votre pitié et la protection de votre petit domaine ? D’un geste libéral, vous envoyâtes le limaçon par-dessus la haie, dans le potager du voisin.

C’est un geste dont les nations se servent. Elles nous ont envoyé bien des limaçons. Serait-il dangereux d’être votre voisin ? Et si ce voisin était pareillement un humanitaire, quel échange par-dessus la haie !

Ce n’est là qu’un trouble passager. Votre jardin vous calme et vous apaise. Dans un chapitre qui est lui-même une musique, vous nous confiez comment, vous promenant dans l’allée verte et retenant votre souffle, vous y entendez, avec les soupirs du monde végétal, l’écoulement de cette parcelle d’éternité qui nous est accordée. La parcelle d’éternité d’un être éphémère, et vous voilà engagé dans la grande voie inconnue qui nous mène hors du Temps et de l’Espace. Mais le jardin vous retient à la terre : « Jardin vivant, murmurez-vous, présent de l’homme à l’homme ! Comme l’univers serait sombre, si nous ne possédions pas ce que nous avons gagné ! Comme l’univers serait morne, si nous ne possédions et n’aimions que ce que nous avons gagné ! » Et c’est peut-être la formule sociale à opposer au communisme.

Auprès du musicien extravagant des Charmettes, de l’auteur du Contrat social qui proclame le dogme dangereux de l’égalité inconnue de la nature, et de l’Émile qui confie à cette nature indifférente et anarchique l’éducation de l’enfant, l’homme niché au cœur de l’Ile-de-France, dans la maison et le domaine acquis par son travail, avec la femme de sa jeunesse et de son amour, et ses trois fils qui poussent comme les arbustes surveillés de son jardin, loin des limaces jetées chez le voisin, l’auteur des Fables, des Plaisirs et des Jeux peut faire figure de sage. Il ne l’a pas toujours été ; sans quoi, mon discours serait fini. J’espère que ce serait dommage. J’ai commencé par le dernier chapitre : coquetterie de romancier qui aime à renverser les situations. Mais reprenons l’histoire de votre vie, tout entière reflétée dans votre œuvre, maintenant que nous en connaissons l’aboutissement. Les romans qui finissent bien sont assez goûtés des lecteurs. Le vôtre aboutit à cette Coupole, momentanément. Il lui reste encore toute la saison d’automne, qui est celle de la cueillaison des fruits, et même l’hiver devenu à la mode avec les sports de la neige et qui jouit, dans notre Compagnie, de privilèges agréables.

Vous ne voulez pas savoir d’où vous êtes venu, et nous le savons très bien. « Je ne sais rien de mes ancêtres, avez-vous écrit. Au delà de mon arrière-grand-père paternel, qui était paysan, c’est la nuit... Faut-il tout avouer ? Je ne m’y intéresse pas... » Nous connaissons mieux que vous votre ascendance. Toute votre œuvre nous en donne la clé. S’il vous était donné d’évoquer les fantômes, vous verriez dans votre lignée apparaître — prenez-les dans les campagnes lorraines, champenoises ou normandes — ces paysans accablés par la guerre, mais croyant tout à coup à Jeanne d’Arc, se plaignant amèrement des récoltes et des redevances, se contentant pour eux-mêmes, sous la Révolution, des prêtres assermentés, mais allant chercher en cachette des prêtres rebelles au serment pour bénir de nuit leurs toits et leurs semailles, grognant contre l’Empereur et lui donnant ses meilleurs soldats, les donnant encore dans la Grande Guerre. Voilà vos ancêtres, et aussi les nôtres à une époque plus ou moins éloignée. Lenotre, votre prédécesseur, rapporte ce propos d’une Anglaise traversant les campagnes de France en 1789 : « Le caractère français est autrement gai que le caractère anglais. » Dans un petit hameau perdu de Bretagne, elle déjeune dans une ferme : omelette, canard rôti et fruits. Une fille du village devait se marier le lendemain : « Tout le voisinage est invité, lui explique la fermière ; on rôtira un bœuf, un veau et un mouton entiers, et on dansera sous les arbres jusqu’à minuit. — Ces gens-là sont donc bien riches ? observe l’étrangère, épouvantée d’un tel menu. — Non, répond la fermière, mais les noces se passent toujours ainsi. »

On n’est pas riche : quand il le faut, on met les petits plats dans les grands. Comme ils sont près de vous, vos ancêtres, goût paysans ! Vous tenez d’eux le goût de la propriété, celui de la bonne chère après la mauvaise, celui du vin des bonnes années. La simplicité est votre manière. Elle s’accommode de la gourmandise. N’ai-je pas éprouvé que vous collectionniez les crus comme les livres, les crus rares comme les livres sur beau papier ? Il y en a soixante dans votre cave, en petite quantité il est vrai, mais, on ne sait comment vous faites, cette petite quantité se renouvelle peur vos amis. Comme vos ancêtres encore, vous avez beaucoup travaillé : la récolte a été bonne, et vous vous en êtes réjoui.

Elle a été lentement bonne. Vous avez connu les gelées qui retardent la vigne et la tempête qui couche les blés. Mais vous avez hérité la patience et la ténacité, vertus paysannes. Vos parents avaient eu huit enfants. Les miens aussi. L’un de vos prédécesseurs, René Bazin, en a laissé huit. On ne dira pas que la famille est hostile à la littérature. Vous serez tout désigné pour vous occuper de nos prix des familles nombreuses. Ce qui devait compliquer pour vous les choses, c’étaient les déménagements. Votre père, qui ne tenait pas en place, est bien capable d’avoir tenu le propos que vous prêtez à un personnage des Hommes abandonnés : « J’ai déménagé trente et une fois. Ce n’est pas fini, je vous prie de le croire... Pour le mobilier, il suit toujours à distance : c’est ma femme qui s’en occupe. » Ainsi votre enfance fut-elle ballottée. Plus tard, vous pourrez dire que vous devez à l’inquiétude de la pauvreté le meilleur de vous-même, cette pitié et cette chaleur humaine qui débordent de votre œuvre. Comme Péguy, vous vous êtes rendu compte de bonne heure que l’anxiété du pain quotidien n’a pas diminué dans le monde avec le soi-disant progrès, et qu’il y a autant d’hommes aujourd’hui qu’autrefois qui tremblent pour le pain de leur femme et de leurs enfants. C’est une école douloureuse et sûre. Vous la fréquentiez en même temps que l’école primaire et ensuite le lycée, et bientôt vous entassiez les études pour aboutir plus vite à votre vie personnelle.

Ces déménagements vous ont donné du moins une connaissance assez rare des quartiers et des rues de Paris. Vous avez dû lire ainsi beaucoup d’enseignes et rencontrer beaucoup de petites gens de toutes sortes, à en juger par votre art incomparable de trouver des noms assortis à vos personnages et de les loger dans les immeubles désignés de toute évidence pour eux par un décret providentiel. Je ne sais guère que Balzac dont les rencontres soient aussi heureuses.

Vous n’emménagiez pas qu’à Paris. Un jour, vous avez découvert aux environs, avec des camarades de votre humeur vagabonde et comme vous en marge des habitudes sociales, cette fameuse abbaye de Créteil qui groupa tout un lot de poètes pendant quelques saisons et dont vous avez rappelé le décor dans Vue de la terre promise. Les murs en tombaient en ruines, mais un parc romantique l’entourait. On marchait sur les feuilles mortes qui n’avaient jamais été balayées et dont le crissement se mêlait au chant des oiseaux. Il y avait avec vous Vildrac, Arcos, Jules Romains, le peintre Albert Gleizes, le musicien Albert Doyen. Les ressources manquant, un atelier d’imprimerie fut installé pour en fournir. Il ne les fournit qu’insuffisamment. « Duhamel, raconte Arcos, avait taillé, dans le fond d’un « melon » à bout de service, une sorte de calotte qui lui donnait un air nettement rabelaisien, alors qu’une blouse chinoise d’un bleu profond mettait heureusement en valeur son visage, d’une rondeur et d’une plénitude presque bouddhiques. » Vous avez troqué la blouse chinoise contre l’habit vert, et la calotte contre le chapeau à plumes. Mais peut-être regrettez-vous votre folle jeunesse. Elle se croyait libre et affranchie de toutes obligations. Le dimanche, elle s’exaltait au concert. Déjà, vous étiez possédé de cette passion de la musique qui vous a mis en contact avec le domaine invisible et mystérieux de Bach, de Beethoven et de Mozart. Quand vous parlez d’elle, votre voix prend un accent de ferveur qui avoisine la prière. Vous lui avez donné cette Cécile qui, de sa grâce vibrante, illumine la fresque un peu monotone des Pasquier. Toute enfant, elle est déjà la servante des dieux, et de ses doigts fragiles partent de miraculeuses étincelles. La musique, par surcroît, vous a tenu le même langage que vous entendiez dans votre jardin. « Pour qui voudrait apprendre à vivre en société, avez-vous écrit dans Nuit d’orage, je ne connais pas meilleure école que la musique d’ensemble. Je m’étonne encore de voir que les citoyens qui prétendent à régler le concert des peuples, les diplomates, les hommes d’État, bref, tous les politiques, ne soient pas soumis, par la prévoyance des lois, à quelque enseignement musical et, partant, aux disciplines de l’orchestre. Cette aimable contrainte ne serait point abusive en des pays comme le nôtre où la carrière gouvernementale est la seule pour laquelle on n’ait à produire aucun brevet. L’orchestre ne souffre pas les séditieux ; il exclut les parasites et les oisifs ; il réclame, de celui qui prétend à le diriger, des vertus techniques peu discutables, car l’exercice les éprouve sévèrement. L’orchestre nous enseigne une obéissance éclairée, immédiate... »

Cette musique qui vous est si chère, vous avez tenté de l’introduire dans vos poèmes et de lui confier, à elle seule, votre prosodie. D’autres l’avaient tenté avant vous, Jean Moréas dans le Pèlerin passionné, notre cher Henri de Régnier dans les Jeux rustiques et divins où il nous invitait à méditer sur la fuite des jours insaisissables, en des strophes d’un art consommé qui, de la draperie flottante du vers libre, composait à sa Muse une robe légère où, marchant plus à l’aise, elle livrait mieux sa grâce. Ils sont revenus au rythme classique que ni grâce ni Valéry, n’avaient quitté. Et vous avez écrit ainsi des vers amoureux, si tendres que, même sans rimes, ils entrent en nous comme des notes musicales en effet :

Oh ! ne me cachez ni ce mouvement d’épaule
Que vous faites lorsqu’un chagrin nouveau vous vient,
Ni ce petit tremblement de votre menton
Qui trahit votre mal à retenir des larmes.
Laissez se délivrer, sous mes yeux fraternels,
Ce sourire meurtri, trop doux pour être amer,
Qui fait votre face si belle...

Vous reviendrez encore à la poésie, avec ces quatre ballades de la guerre, émouvantes comme les chansons d’autrefois que chantaient les petites filles de l’Ile-de-France rangées en rond avec Sylvie autour de la petite fée du château, et dont la plus émouvante est celle du soldat Florentin Prunier blessé que veille sa mère, et sa mère le retient à la vie de toute sa volonté ; mais, au bout de vingt nuits de garde, elle s’endort un tout petit moment, et Florentin est mort très vite pour ne pas la réveiller.

Cet accent nouveau, cette note humaine déchirante, la guerre vous l’a donnée. La guerre ne vous a pas consacré écrivain. Vous étiez auparavant le poète de Selon ma loi, le dramaturge de Lumière, le critique de Paul Claudel dont vous enviiez la manière d’aimer ce Dieu qui « vit près des hommes jusqu’à les traverser, les pénétrer et se mêler à leur substance. » Vous vous cherchiez encore. Il y a toujours à découvrir en nous. Seulement, la douleur et la mort allaient vous livrer leur cruelle vérité.

Vous aviez conquis presque seul, presque sans maîtres, au prix d’un labeur acharné que ni le phalanstère de Créteil, ni vos déménagements, ni vos premiers essais n’avaient ralenti, ce doctorat en médecine dont vous ne pensiez pas vous servir autrement que pour votre élargissement intellectuel, quand il exigea de vous un service de plus de quatre années, au bout desquelles il vous laissa brisé et tout recouvert de la détresse humaine, mais non désespéré.

Vous aviez trente ans. Vous n’aviez jamais revêtu l’uniforme. Ajouterai-je que vous pensiez bien ne jamais le revêtir ? Et voilà que, dès la mobilisation, vous demandez à être incorporé. Nommé médecin aide-major de deuxième classe, vous partez pour le front où vous deviez demeurer cinquante mois, où vous vous êtes perfectionné dans la chirurgie. Vous avez terminé la guerre comme chef d’équipe chirurgicale dans une de ces Auto-Chir qui ont rendu tant de services par leurs opérations immédiates. Ce n’est pas vous que j’interrogerai sur ce que vous fîtes alors. Mais je me suis trouvé, un jour, dans un congrès médical où le docteur Barbarie, qui fut président de la Société des chirurgiens de France, rappela ses souvenirs de la bataille de la Somme. Le nombre des blessés submergeait le service médical. Des organisations de fortune permettaient à peine de faire face à cette invasion douloureuse. Un aide-major vint alors se présenter. Il avait demandé la faveur d’assister ses camarades. Le directeur, méfiant, voulut le charger du soin des parterres cultivés autour des tentes pour relever le moral des blessés. « Soigner des fleurs au milieu de tant de misères, ah ! non ! », protesta le nouveau venu... Et il demanda qu’on lui confiât la tente d’isolement pour les gangrènes gazeuses. On ne le revit plus ; il s’enferma avec les moribonds pendant des semaines, s’efforçant de rendre la souffrance moins vive et la mort plus douce...

Ce camarade, Monsieur, c’était vous. Il manque ce chapitre à la Vie des Martyrs et à Civilisation, ces deux beaux livres, inégaux, que la guerre vous a inspirés. La guerre, non ; les effets tragiques de la guerre.

Vous rappelez-vous ce tambour Legrand, dans les Reisebilder d’Henri Heine, qui, rien qu’avec des roulements tantôt lents et tantôt pressés, évoquait toute l’épopée impériale ? Ces cadences entraînantes, c’était Austerlitz ; cette marche rapide, Iéna ; mais la mélopée grave pour laquelle les baguettes trop souvent levées ne s’abaissaient qu’avec une lourde tristesse évoquait le défilé poignant de la retraite de Russie. Quel clairon aurait ainsi évoqué la Grande Guerre ? Il eût suffi d’un refrain monotone — un couplet pour la douleur, un autre pour la victoire mais d’une ampleur telle qu’il eût rempli le monde. Vous n’avez entendu, vous n’avez pu entendre que le couplet de la douleur. Oui, nos soldats furent des martyrs, mais la France leur doit sa durée. Le martyre, c’est la douleur acceptée, c’est l’offrande. L’honneur, le pays, la foi peuvent être des biens supérieurs à la vie. Un pays dure par le sacrifice. Ce sacrifice, il arrive que la jeunesse coure au-devant, la jeunesse des Guynemer et des Bournazel, ou s’y abandonne humblement et sans récompense, comme le soldat anonyme qui dort sous l’Arc de Triomphe.

Pauvre Vie des Martyrs qui est aussi une leçon de courage, de stoïcisme, de patience, de vertu ! Au milieu de ces blessés, de ces mourants, vous fûtes l’avocat de la vie. Les pages les plus poignantes de votre beau livre sont celles consacrées au soldat Léglise qui, du côté de Reims, fut mitraillé dans les jambes. Il était caporal : il avait un petit commandement. Il se savait responsable de ses hommes. Il faut lui couper la cuisse droite. En vain supplie-t-il de la lui laisser. Le temps passe, la gangrène menace. Et puis, c’est le tour de l’autre. « J’aime mieux mourir », supplie-t-il. Vous fûtes chargé d’obtenir son adhésion. « Je consulte, écrivez-vous, la nuit chaude, parée d’étoiles ; je suis bien sûr, maintenant, qu’il a tort ; mais je ne sais comment le lui dire. Qu’ai-je à lui offrir en échange de ce que je vais lui demander ? Où trouver les mots qui décident à vivre ? O vous, toutes les choses, dites-moi, répétez-moi qu’il est encore doux de vivre avec un corps si douloureusement mutilé !... » Vous avez fini par le convaincre. Il donne l’autre jambe. Et puis il revient à la vie. Avec un étonnement attendri, vous l’entendez dire : « C’est toujours une bonne chose que de manger, de boire, de respirer, de voir la lumière. » Un peu plus tard, il murmure, voyant les camarades souffrir : « Je ne peux pas me plaindre. » Un jour encore, et il plaisante. La vie a triomphé.

Je ne retrouve pas tout-à-fait le même accent dans Civilisation, qui est pareillement inspiré par les ambulances du front. L’art de l’écrivain s’y affirme davantage pourtant, mais vous avez commencé de voir le revers de la médaille. Vous y recevez moins de consolations des choses indifférentes ou toujours pareilles, la fraîcheur du matin et la paix du soir, comme si vous découvriez l’hostilité de la nature. Vous apercevez avec des yeux plus lucides l’horreur du tableau qui vous est offert et, si vous vous attendrissez encore sur la pauvre et émouvante nudité de l’homme devant la mort, vous sentez davantage le poids de toutes ces agonies, et voici que vous surprenez, non avec l’ironie cruelle et quasi triomphante d’un Maupassant, mais avec une sorte d’humour macabre et de curiosité amusée, les oppositions pittoresques et cocasses de la mort qui s’acharne et de la vie qui continue sans comprendre. Ce monde confus, machinal et méchant, est-il possible que ce soit l’aboutissement de tant de siècles de civilisation, ou la vraie civilisation n’est-elle que dans le cœur de l’homme ?

Au retour de la tragique aventure, ou pendant qu’elle se déroulait encore, vous avez écrit cet autre livre, Possession du monde, qui est un hymne à la joie. N’est-ce pas à l’exemple de Beethoven qui, du fond de sa détresse, de sa surdité, de ses amours impossibles, tira la Neuvième Symphonie toute gonflée d’allégresse ? Il n’y a pas beaucoup de nouveauté dans votre enseignement du bonheur, dont vous faites une richesse intérieure, à l’abri des événements du dehors. Mais, cette richesse intérieure, elle ne nous vient que de la chaleur humaine que nous avons ressentie, et il nous appartient ensuite de la distribuer. Il est, dans ce livre, un passage surtout qui m’émeut : « Une joie, écrivez-vous, m’est échue pendant la guerre, une joie qui est sans doute la plus grande de ma vie : celle d’avoir un enfant. Et ma raison ne s’est pas révoltée, et elle n’a pas osé me dire qu’il était téméraire de souhaiter un enfant alors que le monde humain est livré sans défense à l’incohérence, au désarroi, au crime. Oui, je me suis réjoui de me voir naître un petit homme alors que l’avenir des hommes semble corrompu pour de longues années. J’ai même salué cet enfant comme un sauveur. Vous voyez bien que les voies de la joie nous sont inconnues, comme celles de la grâce. »

Là se révèle votre amour de la vie, votre confiance dans la vie, votre foi. Vous enviez ceux qui peuvent prier. Mais c’est déjà la prière, ce sentiment de la grâce mystérieuse mêlée à nos jours saccagés.

Cependant, la guerre vous avait inspiré une telle répulsion que, dans un article intitulé Anniversaire, publié par Europe le 15 juillet 1924, vous n’avez pas craint d’écrire : « Je suis tout à fait certain qu’il y aura de nouvelles guerres, et prochaines et inexpiables. Je ne suis plus à l’âge où l’on espère de réformer le monde, mais j’entends me réformer moi-même, refouler mes impulsions pures et simples, fonder raisonnablement mon désaveu de la guerre, de toute guerre, sans distinction, sans pieux sophismes... Je refuse à toute guerre, en toute circonstance, mon assentiment et ma collaboration... » Ce n’est qu’une phrase désolée dans tout un manifeste découragé de la haine et de l’imbécillité des hommes capables de provoquer de pareilles tueries. Elle a suffi, comme vous fîtes partie — pas longtemps — du groupe Clarté qui proposait ingénument l’accord moral de tous les peuples, pour vous faire comparer au curé d’Ars qui fut, pendant la guerre d’Espagne, un réfractaire. Ce n’est point pour cela qu’on l’a canonisé. Et même cela a retardé sa canonisation. Votre manifeste n’a guère retardé celle que nous pouvons donner. Peut-être l’avions-nous mis au point avant vous-même. Nous avons, avant vous, accueilli Lamartine qui évita la conscription au bord du lac Léman, et même nous avons reçu un condamné à mort, mon compatriote Michaud, l’historien des Croisades.

Je m’étonne que Lenotre ne se soit pas arrêté à son aventure. Journaliste royaliste pendant la Terreur, il ne craignait pas d’attaquer Robespierre dans la Quotidienne. Arrêté, écroué aux Quatre-Nations, qui était ce palais même de l’Institut où nous sommes et où il devait revenir en meilleure posture, il est conduit au Théâtre-Français où siégeait le conseil militaire. En traversant le Carrousel, il propose à ses deux gendarmes un déjeuner chez le traiteur. Il les grise, se sauve et n’est condamné à mort que par contumace. Nous savons très bien que, si le malheur d’une nouvelle guerre survenait, vous seriez capable de réclamer votre blouse de chirurgien. Dans Nuit d’orage, vous nous peignez avec une gentille ironie un professeur au Muséum : Anatole Pellegrin, père de huit enfants, dont il porte courageusement le faix, « tels ces pommiers fragiles que l’automne somptueux comble, mais accable. » C’est le meilleur des hommes. Presque aveugle, il continue de travailler, pour les siens, seize heures par jour. Et sur ce portrait, vous ajoutez : « Toujours prêt à signer quelque manifeste hardi, quelque protestation généreuse. Qu’un Bulgare ait souffert des excès de la justice, qu’un Polonais gémît injustement dans les prisons politiques et, tout aussitôt, Anatole Pellegrin élevait, comme au temps de l’Affaire, une voix frémissante d’indignation. » C’est la voix du cœur, vous le savez bien, et non celle de la raison. Pascal et Claude Bernard nous ont mis en garde contre la raison, qui n’est pas la maîtresse du monde, et qui même ne parvient pas toute seule à l’expliquer, mais le monde, s’il veut durer, ne saurait s’en passer. Et le même Pascal nous a laissé cet avertissement : « Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il faut. » Le meilleur de vos biographes assure que vous êtes matelassé de bon sens. Heureusement, sans quoi votre règne du cœur pourrait bien devenir déraisonnable.

L’heure était venue, pour vous, d’entreprendre ces grandes œuvres de la maturité, qui consacrent la renommée d’un écrivain. Tour à tour, vous avez publié les cinq volumes de Salavin et les quatre des Pasquier. Vous voilà engagé parmi les romanciers du roman-fleuve. C’est une cohorte dont le recrutement est fort ancien. La Calprenède, au XVIIe siècle, battit le record avec les vingt-trois volumes de sa Cléopâtre. Balzac mêle tout un monde dans la Comédie humaine, mais chacun de ses ouvrages est un tout par lui-même. Une œuvre gagne, me semble-t-il, à être offerte intégralement, et non par morceaux, mais notre temps léger hésiterait devant l’entassement. Et par contraste, voici la Princesse de Clèves, Adolphe, Carmen, qui ne dépassent guère une centaine de pages.

J’ai cru, tout d’abord, à la lecture de Confession de minuit, que votre Salavin était un simple malade de l’obsession, et que le médecin que vous êtes s’était spécialement intéressé à son cas de débilité mentale ou, pour employer des termes techniques, de psychasténie ou même de schizophrénie. Mais, bientôt, vous avez mis dans Salavin un peu de vous-même, une part de tout homme. Salavin vous a soulagé. Vous l’avez contraint à porter le poids mort de l’infortune cérébrale, celle qui ajoute à notre vie vivante, dont l’acceptation nous devrait suffire, tout un lot chaotique d’existences souhaitées, de velléités intellectuelles et sentimentales, et de désirs confus, malsains ou stériles. Salavin est devenu le don Quichotte de l’intellectuel pauvre qui, dans la vie ordinaire petit employé subalterne, se taille en imagination un sort héroïque, afin de compenser la banalité quotidienne. Ce sort héroïque même lui échappe, s’il le réalise, parce qu’il n’en aperçoit que l’envers.

La mort délivrera Salavin de son angoisse de vivre, car vous avez fini par vous débarrasser de lui, après vous être trop attaché à lui. Comme Flaubert s’est débarrassé du romantisme par Mme Bovary, vous vous êtes débarrassé, avec Salavin, de toutes ces chimères qui obstruent notre cerveau, de toute cette détresse intellectuelle qui pousse, comme une plante parasite, sur notre arbre de vie. Cependant, vous avez pris sa défense. L’histoire de cet homme médiocre et de ses échecs vous a paru se rattacher, non sans raison, à cette lignée d’œuvres qui, à travers notre littérature, composent un portrait de l’homme éternel hors des catégories et des professions. « Le romancier, écrivez-vous, ne s’intéresse, fussent-ils médiocres, qu’aux êtres susceptibles de nous révéler, malgré eux, du nouveau sur l’homme, c’est-à-dire sur nous-mêmes. » Seulement, ce quelque chose de nouveau sur l’homme, nous le pouvons rencontrer dans les grandes âmes. Il n’y a pas, en littérature, de bons ou de mauvais sentiments, et c’est une grande sottise de dire que les bons sentiments ne sont pas matière littéraire. Il n’y a, en littérature, que la vérité transcrite par l’art. Mais la beauté et la grandeur morale en peuvent contenir tout autant que la laideur et le crime, et peut-être ont-elles une force d’exaltation qui, même dans nos temps médiocres, ne bat pas à vide.

Je préfère peut-être à Salavin la Chronique des Pasquier, car je préfère les êtres qui sont dans la vie à ceux qui essaient de vivre. La Chronique des Pasquier est un livre de raison rédigé avec un art si humain que la famille, ou plutôt qu’une famille d’aujourd’hui nous convie à vivre avec elle, non pas dans sa maison, mais dans la série de locatis parisiens où le mauvais sort la poursuit. Car elle connaît la question d’argent, cette question d’argent que si peu de romanciers osent aborder : elle se débat contre les créanciers et même contre les huissiers. Elle flotte, comme elle peut, d’une rue à l’autre, sans jamais connaître la sécurité. Et comment la connaîtrait-elle, quand le chef de famille est un illusionniste et, par surcroît, un incorrigible coureur de jupons sur qui l’âge même n’agit pas ? Joie de la rue, douleur de maison, disait Alphonse Daudet dans Numa Roumestan. Ces hommes de plaisir sont les pires fléaux. Ils ne sont amusants que hors de chez eux. Le rédacteur de votre chronique, ce Laurent Pasquier qui vous ressemble et dont nous suivons passionnément l’éveil de la sensibilité, écrit de son père : « Il produit naturellement des drames, comme un arbre produit des fruits. Et il ne les sent même pas, il ne les comprend même pas. C’est nous seuls qui souffrons... » Comment avez-vous fait, néanmoins, pour le rendre presque sympathique ? Il y en lui une vitalité rayonnante. Il jouit de la vie, mais il travaille. Il passe sur le tard ses examens médicaux, et il réussit. Il se découvre sur le tard une terrible vocation d’inventeur qui achève de le ruiner. Il a une supériorité incontestable ; il n’est pas ennuyeux. Qui nous contera les drames de famille causés rien que par l’ennui ?

Et voyez : il aura communiqué à chacun de ses enfants une étincelle de son faux génie. Il est pour quelque chose dans l’activité affairée de Joseph, dans l’élan de Cécile vers la musique, dans celui de Laurent vers la science et vers la vérité. Il a coopéré à la beauté de Suzanne. Le seul Ferdinand, qui n’a rien de lui, est terne et falot. Même ce germe corrompu a levé. Cependant, ce n’est pas par le père que la famille a duré. Il a failli complètement à sa tâche paternelle. Vous avez tracé de la mère, dans les Pasquier, un portrait que je retrouve ailleurs, un peu partout, dans votre œuvre, le portrait de la femme toute simple, toute droite, qui accepte la vie jusque dans ses pires épreuves et ne la discute jamais, et qui, à force de patience, de courage, de ténacité, force le destin. Elle ne sait même pas qu’elle y laisse une trace de lumière. Sainte des petites choses, dites-vous, mais la vie est faite de petites choses, et leur accumulation finit par composer un grand trésor. À ces femmes d’autrefois, aux vertus modestes qu’elles ont pratiquées, à l’héritage moral qu’elles ont laissé, notre pays doit peut-être d’avoir résisté aux durs assauts qu’il a traversés et dont les plus redoutables ne nous sont pas venus de l’extérieur. Olivier de Serres, au XVIe siècle, soumettait l’avenir d’une race à ces trois conditions : savoir commander, se bien marier (car l’homme produit et la femme épargne), enfin maintenir la paix et la concorde. Et il ajoute : « De pauvres personnes ont fait de bonnes maisons. » Madame Pasquier toute seule a fait la maison Pasquier.

Les Pasquier vous fixaient à Paris. Pour Salavin, vous aviez fait le voyage de Tunisie. D’autres pays vous ont attiré, pour vous-même et non pour vos personnages Moscou et New-York. Vous êtes parti pour le pays des Soviets avec votre ami Luc Durtain, sur l’invitation de l’Académie des sciences artistiques. Voyage officiel et par là même incomplet, où vous fûtes reçu par le monde intellectuel russe. On a voulu vous représenter comme un admirateur des Soviets. Comment le seriez-vous sous la protection de votre individualisme ? Vous avez simplement désiré de vous rendre compte et vous vous êtes efforcé d’être équitable. Déjà, le lavabo commun, pour votre toilette dit matin et du soir, a commencé de vous dégoûter. Le communisme vous choque et vous froisse. « Je ne crois pas, écrivez-vous, que l’on puisse jamais détruire au cœur des hommes l’antique et puissant besoin de posséder quelque chose en propre. » Seulement, si le bolchévisme peut être détesté, vous avez cru reconnaître qu’il avait mis de l’ordre partout en Russie. Il y a ses fanatiques, ses mystiques. Il rencontrait une société pourrie, et c’est pourquoi elle a craqué à la première poussée. Vous déclarez ses violences inacceptables, mais, puisqu’elles sont accomplies, vous acceptez cette révolution.

Croyez-vous vraiment l’accepter ? Pensez-vous vraiment que, la coalition de l’Europe n’ayant pas abattu la Révolution française, il est vain de vouloir supprimer le Bolchevisme ? La Révolution française ne s’est-elle pas abattue elle-même au pied de Bonaparte ? Et ce communisme, que vous acceptez pour la Russie, vous avez soin de dire que Lénine lui-même l’a limité à son pays, les puissances d’Occident l’ayant conjuré sur leurs territoires. Mais sommes-nous si assurés de la cessation de toute propagande à l’extérieur ? Vous qui faites ironiquement et gentiment la leçon à votre guide, Maria Pavlona, sur la contradiction du communisme avec les sociétés humaines et sur l’impossibilité de l’égalité parmi les hommes, vous qui vous attendrissez sur les enfants abandonnés, sur les pauvres et jusque sur les voleurs, vous qui estimez que les empiètements éventuels d’un régime social — que vous déclarez d’ailleurs n’avoir pas vus par vous-même en Russie — sur la famille et l’individu, ne sauraient léser les plus saines et les plus antiques traditions humaines, non plus que contrarier le jeu des passions sans appeler un échec immédiat, vous qui, dans la tendre chaleur de votre beau foyer, ne pouvez admettre la main-mise de l’État sur les enfants, vous qui savez comprendre la pitié qui se cache sous les propos marxistes des jeunes femmes rencontrées pendant votre voyage, vous qui constatez l’échec du communisme général, comment a-t-on pu vous prendre pour son partisan ? Vous êtes trop matelassé de bon sens pour vous être laissé égarer. Seulement vous êtes curieux de toutes les expériences humaines.

Aucune terreur n’aura votre adhésion. « Je proteste, écrivez-vous, que le sang d’un seul innocent crie en moi bien trop fort pour que nulle autre voix puisse jamais étouffer cette plainte. Je n’oublie pas, je n’excuse pas les crimes de la Terreur, et rien ne m’arrachera jamais un mot d’assentiment pour de telles iniquités. Mais puisque la tempête a passé, puisque la révolution, plus forte que tout, s’est abattue sur ce peuple, sachons du moins reconnaître loyalement ce qu’elle apporte de grand, de durable et de sain... » Et vous mettez en regard les hécatombes des sociétés occidentales et le dépouillement de leurs populations ruinées. Souffrez pourtant que je n’accepte pas la comparaison. Les fautes indéniables de nos gouvernements, plutôt que de nos peuples, ne sont pas du même ordre. Elles n’ont pas atteint ou pas encore atteint la structure même de la société. Elles lui ont laissé ses bases fondamentales, tandis que le bolchévisme les sape dans l’individu, la famille, la propriété, la religion, sinon la patrie, au nom desquels des excès ont pu être commis, ont même toujours été commis, et qui, néanmoins, seuls s’accordent avec la dignité de la personne humaine et avec le développement de la civilisation. Etes-vous donc si sûr de ce qu’il apporte de grand, de durable et de sain, ou n’est-ce là qu’une impression de voyageur intéressé par le spectacle d’un ordre nouveau inattendu ?

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Dans tous les cas, votre protestation contre la Terreur eût réjoui votre prédécesseur immédiat, ce Lenotre que la maladie nous a privés de recevoir sous la Coupole et que vous appelez le Plutarque des monstres. Encore si c’étaient des monstres, mais ils le sont devenus. Ils étaient, et là est le pire, des hommes de petite instruction, de petite condition, de petite intelligence la plupart du temps et, projetés sur la scène publique, ils sont devenus, non des héros, mais des fanatiques et des bourreaux. C’est la triste aventure de ces conventionnels exaltés par Michelet et par Lamartine, déboulonnés en tas par Taine, et fouillés un à un par ce Lenotre dont l’immense érudition s’est acharnée sur les hommes de la Révolution. Son premier ouvrage est Paris révolutionnaire ; le dernier, qui vient de paraître et qu’il a laissé inachevé, est la Vie à Paris pendant la Révolution. Tous deux manient les masses populaires, ajoutant des chapitres à cette Psychologie des foules esquissée par Gustave Lebon. Entre eux tient la multitude des monographies où sont pesés, évalués, mesurés, dévêtus les révolutionnaires de marque, où leur sont opposés les aventureux conspirateurs, un de Batz, un Charette, un Cadoudal. Et, sur eux plane l’ombre sanglante de Marie-Antoinette qui devait connaître toutes les horreurs et toutes les ignominies de la bête humaine déchaînée.

La Bruyère s’est moqué d’un original qui savait toute l’histoire par le détail, et par exemple que Nemrod était gaucher et Sesostris ambidextre, et que l’escalier de la Tour de Babel comptait tant de marches. Lenotre accumule ainsi les détails. Il connaît les appartements, les ameublements, les toilettes, les habitudes, les tics. Mais, avec tout ce bric-à-brac, il recrée la vie disparue.

L’histoire, vous l’avez montré, Monsieur, est un mélange, presque un chaos, Elle ne s’embarrasse ni de logique ni de vraisemblance. Par là, elle semble plus à l’aise que le roman. Celui-ci a pourtant sa revanche, parce que les faits extérieurs ne lui suffisent pas, et nous savons trop bien que les témoignages se contredisent ou sont insuffisants. Mais, quand l’histoire est écrite par un écrivain qui connaît les hommes, alors elle peut devenir une reconstitution. Elle ne va pas du passé au présent ; elle ne descend pas, elle remonte. La guerre d’hier m’a expliqué les guerres d’autrefois. Les hommes d’État d’aujourd’hui font admirer ceux de jadis, et le traité de Versailles la supériorité des traités de Richelieu. C’est pourquoi un historien ne doit pas être exclusivement un homme d’archives. Les papiers ne lui révèlent rien s’il n’a mis la main sur le cœur des hommes et, ce qui est plus agréable, sur celui des femmes.

Dans son livre posthume, un de ses meilleurs, car l’âge n’avait pas ralenti son élan, cette Vie à Paris pendant la Révolution, Lenotre nous montre la passivité de la foule parisienne sous le coup des pires événements. Foule inerte qui laisse faire, mais qui s’apitoie, qui n’empêche rien et qui proteste, qui acclame la famille royale et assiste à la curée des Suisses, qui ne bronche pas aux massacres de septembre, mais qui recouvre la fuite de l’un ou l’autre prisonnier, qui suit avec curiosité les audiences scandaleuses du Tribunal révolutionnaire et réprouvera les condamnations sans jamais intervenir. De cette foule, pour l’honneur de l’humanité, se détachent brusquement d’humbles héros ou plutôt d’humbles héroïnes, car ce sont surtout des femmes, qui ne peuvent plus supporter l’injustice et l’iniquité. Lenotre n’a pas dédaigné ces petites gens, une blanchisseuse, une coiffeuse, une faiseuse de modes condamnées à mort parce qu’elles ont crié leur dégoût, et la femme du lieutenant-colonel Lavergne qui, entendant condamner son mari, se précipita pour être condamnée avec lui, obtint cette faveur et s’en fut à l’échafaud en lui parlant d’amour. Elle avait vingt-six ans. Il y a donc, sur terre, des biens supérieurs à la vie.

Et pourtant, cette histoire chaotique n’est pas un chaos. Elle montre que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Trop ignorée des hommes politiques, elle leur révélerait comment on évite les guerres et les révolutions. Faut-il croire que, pour les maîtres du jour comme pour les enfants, l’expérience est un habit fait sur mesure ?

 

Je vous ai laissé à Moscou, Monsieur, plus longtemps peut-être que vous ne l’eussiez souhaité. Et vous voici déjà être Amérique. Etes-vous bien sûr d’y être allé ? Ce n’est pas l’Amérique que vous êtes allé découvrir, mais une application plus pressée qu’ailleurs de la civilisation mécanique qui prétend aujourd’hui se substituer à la civilisation morale obtenue par tant de siècles hérités de la Grèce, de la Rome païenne, de la chevalerie et de l’ordre chrétien. On s’est trompé quand on a voulu voir dans vos Scènes de la vie future, malgré la précaution du titre, une âpre critique des États-Unis. Vous en avez négligé les puissances d’énergie et, même l’effort social, pour ne voir en eux que le peuple qui a poussé le plus loin l’organisation industrielle. C’est le spectacle plus significatif de cette mise en état que vous êtes allé chercher outre-mer. Car, dans vos sévérités à l’égard de cette musique en boîte de conserve, comme vous appelez les disques, de ce cinéma que vous définissez une « machine d’abêtissement et de dissolution », de ces obligations collectives, de ces sports collectifs qui font de l’homme un nouvel esclave, de cette manie de la vitesse, de cette continuité du bruit, de cet excès de la lumière qui ont fini par proscrire le luxe suprême : la solitude, de cette effroyable publicité, de ce régime des assurances qui ne peuvent tout de même payer ni la douleur ni la mort, de ces lois innombrables sur les accidents du travail qui ont développé le mépris du travail et la fraude, de cette création de l’homme-outil qui a remplacé l’individu fier de son œuvre et maître de sa personne, de cette vie en série qui arrivera à supprimer le génie et l’invention, de cette société, enfin, où l’air devient irrespirable et d’où le bonheur se retire, est-ce donc à l’Amérique seule que vous pensez ? Là-bas, sans doute, les résultats sont plus visibles, plus éclatants. Un Lindbergh est obligé d’aller cacher sa gloire, et la plus grande ville du monde est livrée à une grève de garçons « ces aviateurs en chambre » comme les appelle M. Paul Morand, qui suffit à la rendre inhabitable. Le docteur Alexis Carrel, dans un beau livre, L’homme, cet inconnu, dénonce avec vous le danger des sciences mécaniques qui, depuis un demi-siècle, ne sont orientées que vers le confort, ont produit le chômage et ont détraqué le système nerveux. « Il semble, écrit-il, qu’en l’absence d’armature morale, l’intelligence elle-même s’affaisse. »

Ainsi donc, vous vous êtes détourné des fausses expériences humaines, la russe et l’américaine. Elles ne sont pas à l’échelle de l’homme. Elles ne tiennent pas un compte suffisant de la dignité de la personne. Toute votre œuvre, si avide de bonheur humain, est tournée, si l’on y regarde de près, vers cette vie morale, cette civilisation morale qui fortifie et élève l’individu. Vous êtes entré dans la vie, les yeux candides, prêt à tout accepter de bonne foi. À vous seul, vous avez franchi toutes les étapes de l’histoire de France, et c’est pourquoi votre œuvre est si originale. Il ne vous manque guère que l’étape religieuse. René Bazin, que vous appelez le chevalier de la tradition et dont vous enviez la tranquille certitude, vous y eût volontiers servi de guide.

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René Bazin : la dernière fois que je le vis, il s’occupait à bien mourir. « Je ne crois pas que je guérirai, me disait-il en souriant ; d’ailleurs, je fais comme si je ne devais pas guérir. » Je le regardais sur ce petit lit de fer amené dans le calme du cabinet de travail tapissé de livres ; je le regardais, avec ces yeux dévorants que l’on n’a que pour l’amour ou pour la mort, Le visage était aussi blanc que les draps du lit. Les traits amaigris avaient une pureté de médaille. Il parlait de toutes choses avec détachement. Il avait renoncé à vivre, et même à écrire. Je l’aurais senti loin de nous, et déjà sur le seuil d’une autre demeure, si, de sa main trop blanche, il n’eût cherché, sur la table voisine, une cigarette et une allumette. Il y avait donc, sur terre, un tout petit agrément qui le retenait encore. Il goûtait encore un plaisir. J’avoue que j’en fus content. Un excès de perfection nous décourage. Ne faut-il pas que notre humanité demeure accessible ? Et je suivais du regard cette fumée qui montait du lit de mort, non comme une prière d’agonie, mais comme une frêle spirale à peine matérielle, déjà désagrégée et spiritualisée, et suspendue entre notre ombre et cette lumière inconnue qui, pour lui, était éclatante.

« Je trouve des âmes plus droites que des lignes, écrivait Mme de Sévigné, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent… » Il y avait donc des René Bazin au dix-septième siècle. Il n’a pas cherché le bruit avec son premier livre. Il demeura en province professeur de droit, très longtemps, tout le temps nécessaire pour laisser sa réputation d’écrivain grandir. Cette province, d’ailleurs, il l’aimait et, loin d’y sentir l’ennui, il y découvrait des types exquis, amusants et pittoresques qui, par surcroît, étaient de braves gens. Ainsi son œuvre s’est-elle développée dans l’harmonie et le naturel. Je la comparerais à quelque bel arbre de ces forêts dont il connaissait, en chasseur, tous les secrets : il monte lentement, et l’on commence par douter s’il s’élèvera bien haut. Mais, si l’on revient après quelques années, il verse déjà un doux ombrage et les oiseaux y chantent au printemps.

Cette heureuse harmonie lui est venue de sa complaisance à la tâche. Il a aimé le travail fignolé, achevé, et même parachevé. Qu’il parle des dentellières des Flandres ou des soyeux de Lyon, comme il s’attendrit sur cette soie ou cette dentelle dont la finesse est due à des mains expertes ! Mais ces mains expertes suffisent-elles ? Jamais elles n’ont suffi, si le cœur n’y est pas. Et c’est la condamnation de la vie mécanique. Il faut à l’ouvrage manuel comme à l’ouvrage intellectuel, pour qu’il soit parfait, la chaleur humaine.

Il a chanté nos villages, mais, ces villages, qui donc veillera sur eux ? Renan, dans une ébauche de roman, Patrice, disait : « Il y a une foule de paysages qui n’ont leur charme que par le clocher qui les domine... Il faut conserver l’église, ne fût-ce que comme effet de paysage, et parce que, sans cela, l’aspect de la vie serait trop simple et trop vulgaire. » Barrès, dans sa Grande Pitié des Églises de France, dépassait de beaucoup ce souci esthétique : « Une église dans le paysage, écrivait-il, améliore la qualité de l’air que je respire. Ce qu’il y a de plus vivant et de plus noble chez les gens de France et chez moi s’accroit dans l’atmosphère catholique. Chacun de nous trouve dans l’église son maximum de rendement d’âme. Je défends les églises au nom de la vie intérieure de chacun... » Renan en était sorti, Barrès y était entré, mais debout. René Bazin s’est agenouillé dans la maison du Seigneur. Il y a trouvé ce qu’il y cherchait.

Son œuvre prend volontiers un rythme qui la rapproche de la poésie, une sorte de cadence, non seulement dans la phrase qui, par le choix des mots et le balancement, est habituellement musicale, mais dans l’agencement des scènes et l’expression des sentiments. Or, ce don poétique, il le met à l’usage des humbles vies, des pauvres gens, des menus détails de l’existence quotidienne. Saint François de Sales appelait le fuseau et la quenouille les petits devoirs domestiques. Il les symbolisait dans cette image. René Bazin nous fait entendre le bruit des fuseaux. On dirait une eau qui coule. Il n’est pas le romancier des complications sentimentales, ni des gens du monde ; il est le romancier des cœurs profonds, de la vie populaire, qu’elle se passe aux champs ou dans les fabriques. L’histoire d’un paysan dont la femme va se placer à Paris, comme nourrice, et ne revient pas, c’est Donatienne, et cela est infiniment douloureux et grave. La souffrance, la détresse humaine y sont encloses. Mais avec l’espérance. Car il y a, chez René Bazin, la foi qui console et vivifie.

Je veux rapprocher de son œuvre un livre qui lui fut cher et qui n’est pas de lui, s’il est de sa lignée et de son sang. Elisabeth Sainte-Marie Perrin, sa fille, décédée prématurément, dans sa biographie de cette Pauline Jaricot qui inventa l’œuvre de la Propagation de la foi, nous montre la pauvre femme, à la fin de sa vie, endettée et désespérée — car elle sent le voisinage de la mort et ne pourra pas s’acquitter, — rendant visite, en hiver, par un froid rigoureux, au curé d’Ars qui la connaît bien et l’estime son prix. Dans le presbytère, il n’y a pas de feu. Le vieux curé va chercher des bûches, afin de les allumer : elles résistent, elles sont humides. Lui-même ne se chauffe jamais. « Laissez votre feu, lui dit Pauline. Moi aussi, j’ai l’habitude d’avoir froid. C’est un autre feu que je suis venue chercher ici. » Cet autre feu, le curé d’Ars le lui donne. Il la rassure dans son inquiétude.

Cet autre feu, René Bazin le savait distribuer, ou plutôt il montrait où l’on est sûr de le trouver. Voyez, dans le Roi des archers, cette sœur Léocadie qui est chargée de veiller un forcené, lequel, près de la mort, tient sous son traversin un revolver, car il veut se venger de sa femme qui l’a abandonné. Elle rentre à la communauté et confie sa peur à la Supérieure. Elle ne peut pas être obligée de retourner dans une pareille caverne. « Je n’obligerai pas, lui répond la Mère Supérieure ; une autre ira, si vous n’y allez pas. Entendez la messe ; vous me direz ensuite votre réponse. Puis, vous vous reposerez. » Après la messe, la petite sœur revient : « Ma Mère, je retournerai ce soir, et demain, et tant qu’il faudra. » Tel est le secours divin qui, dans les circonstances cruelles, soutient les personnages de René Bazin. Et peut-être l’écrivain lui doit-il cette poésie qui, chez lui, donne des ailes à l’expression des vies les plus humbles.

Ce feu, vous aussi, Monsieur, vous en réchauffez toutes vos œuvres comme la poésie : pareillement, baigne, de son halo de légende, leur vérité. Vous croyez qu’il ne vient que de l’amour des hommes. Le Christ avait pris une figure humaine. Ceux qui le rencontraient ne pouvaient pas toujours savoir qu’il était Dieu, et cependant ils le suivaient, parce que les souffrances physiques et morales ont besoin d’être soulagées et ne le sont que par la foi. Feu divin, feu humain, l’essentiel est que la flamme ne s’éteigne jamais…