Réponse au discours de réception de Louis Madelin

Le 23 mai 1929

Henry BORDEAUX

Réception de Louis Madelin

 

Monsieur,

Les destins favorables me permettent de vous rendre aujourd’hui, sous cette Coupole où vous avez, bravant la nouvelle mode, évoqué la guerre et glorifié votre prédécesseur, l’hospitalité que vous m’avez accordée certain soir dont vous n’avez pas dû perdre le souvenir. Nous portions alors un autre uniforme et, si notre bleu horizon se teintait de vert, ce ne pouvait être qu’usure et fatigue d’une étoffe soumise aux rigueurs des saisons. Je venais d’être détaché à l’armée de Verdun. Vous lui apparteniez déjà. Le petit village de Souilly, devenu le quartier général de la IIe Armée, était envahi par l’état-major. Vous occupiez, dans le voisinage, la moitié d’une baraque en planches et, comme j’étais embarrassé de mon logement, vous m’offrîtes de partager le vôtre. Oh ! le partage ne fut point égal. Ce n’est pas en vain que vous aviez précédemment, en des conférences célèbres et qui ont fait le tour du monde, montré les soldats de la Révolution et de l’Empire se débrouillant à merveille dans les pires difficultés. Vous aviez choisi la meilleure place et malgré mes galons, ou plutôt mes ficelles, je n’obtins que la partie attenant à la cloison extérieure. Double cloison de planches, il est vrai, mais le génie militaire, dans son culte de la symétrie, avait eu soin de faire coïncider les fentes, en sorte que le vent et la pluie étaient reçus, eux aussi, en camarades. C’était tout de même un abri que m’eussent envié tous ceux, officiers ou soldats, qui couchaient dans la boue, et puis, appelé à suivre de plus près la bataille, je n’y devais résider que par intervalles. Voici que vous occupez à votre tour le côté des intempéries. Ne serai-je pas tenté d’en abuser lâchement ?

Ce même soir mémorable, vous me fîtes sur ma prière l’énumération de tous les vôtres qui tenaient la campagne. Il y en avait beaucoup, de tous les âges, de tous les grades, de même granit. Je venais de loin, j’étais las : au cinquième ou au sixième, excusez-moi, je m’endormis. Mais je fus réveillé par le douzième qui se battait dans le nord et qui devait appartenir à l’arme retentissante de l’artillerie. Comme vous aviez raison de vous montrer impitoyable, Monsieur ! Ah ! Monsieur, que ce Monsieur me gêne, et qu’il est difficile d’appeler Monsieur un vieux compagnon de baraque et de guerre ! Et que j’avais donc tort de prétendre, d’ailleurs bien inutilement, me soustraire à votre éloquence familiale ! Mais je vous ferai du moins amende honorable. Vous appartenez en effet à l’une de ces familles qui font la force d’un pays. Tout à l’heure vous nous introduisiez dans la galerie des ancêtres de Robert de Flers, du marquis de Flers. Vous êtes, vous, de l’une de ces grandes souches paysannes et bourgeoises, venues de la terre à la ville, qui nous ont donné le nombre et la qualité. Leurs livres de raison nous expliquent pourquoi la vieille France a tant de puissances de durée. Vous eussiez écrit votre histoire privée qu’elle se fût reliée sans peine à vos ouvrages d’histoire nationale et qu’elle eût justifié vos plus belles pages sur les réveils français. Mais ne confère-t-elle pas à un historien une autorité particulière quand il rencontre les siens, parents ou alliés, jalonnant de leurs tombes nos frontières rapprochées ou lointaines : trois neveux, trois beaux jeunes gens de vingt ans, tués sur la Somme, à Montdidier, au Chemin des Dames ; ce jeune commandant Léon Madelin, votre frère, tombé devant Notre-Dame-de-Lorette, comme il venait d’enlever les premiers Ouvrages Blancs à la tête de ses chasseurs (frappé d’une balle au cou, il voulut traverser debout les rangs de ses hommes pour ne pas les ébranler) ; ce petit lieutenant Émile Madelin, votre espérance, votre fils, tombé du ciel de Syrie au bord de l’Euphrate ; et ce général Clavery, votre beau-frère, assassiné au Sud-Oranais et vengé sur place par le maréchal des logis qui l’accompagne et qui est son enfant ? Voilà sans doute pourquoi vos livres, sortis des archives, ont un frémissement si humain. Les morts, vos morts, y ont collaboré. Nous étions bien serrés dans notre baraque de Souilly, parce qu’il fallait y faire place à tous les vôtres que vous aviez raison de me rappeler. Permettez-moi d’ajouter, non sans quelque fierté, que si j’avais amené les miens, les cloisons, les doubles cloisons du génie militaire eussent peut-être fini par éclater.

Est-ce pour m’être agréable que vos ancêtres sont nés en Savoie, à Sallanches, en face du Mont-Blanc ? Pourquoi leurs descendants n’y sont-ils pas demeurés ? Mon pays natal s’enorgueillirait aujourd’hui de votre réception, tandis que cette Lorraine à qui vous appartenez depuis deux siècles semble faire de l’Académie française une succursale de l’Académie Stanislas de Nancy. Dans vos Croquis lorrains, publiés en 1905, vous comptiez six de vos compatriotes dans notre Compagnie. Vous y rejoignez aujourd’hui, et tout naturellement, le chef du gouvernement, M. Poincaré, un maréchal de France, Lyautey, et l’auteur de la Nouvelle éducation sentimentale, M. Louis Bertrand, peu tendre aux enfances lorraines. Que de Lorrains pour un Savoyard !

Au dix-huitième siècle, un Madelin est maire de Toul. Son fils émigre à Nancy où il fonde une maison de commerce. Votre grand-père qui le continue devient juge consulaire et, considérant l’exercice de la justice comme un sacerdoce, il y prépare son fils, votre père. Celui-ci, Amédée Madelin, fut l’honneur de la magistrature, puis du barreau quand un injuste sectarisme le contraignit à la démission pour l’éducation religieuse qu’il donnait à ses enfants. Ses enfants ? sa couronne : il en éleva dix ; avec votre mère qui est ici présente et pourrait compter jusqu’à cent et même au delà le nombre de ses descendants vivants, de quoi déborder le centre de notre Coupole, et dont je ne veux point gâter cette journée triomphale par le trouble jeté dans sa modestie. Il est des mots pour toutes les amours humaines : le cœur des mamans ne se contenterait d’aucun.

Votre famille maternelle appartenait au barreau. Elle y avait été illustrée par ce Bonnet qui défendit le général Moreau, au risque d’encourir les foudres de Bonaparte devenu l’Empereur Napoléon pendant le procès, et qui fut bâtonnier sous la Restauration, député et vice-président de la Chambre. Vous avez eu l’occasion, dans votre Fouché, de rencontrer cette gloire familiale et de lui rendre hommage.

Mais vous étiez prédestiné : dès votre naissance vous êtes entré dans l’histoire. Jamais vocation n’accusa telle précocité. C’était le 8 mai 1871 : les Versaillais attaquaient Paris insurgé, et le traité de Francfort achevait de se rédiger qui devait être signé deux jours plus tard, nous prendre l’Alsace et amputer la Lorraine, votre Lorraine, notre Lorraine. Quelques mois auparavant, votre père avait été arrêté comme otage : il venait d’être libéré. Or la musique d’un régiment prussien jouait devant la maison de Neufchâteau où vous naissiez. Ainsi provoqué, vous répondîtes aussitôt par des vociférations. Incontestablement, vous étiez doué. Et votre père de vous exciter encore : « Crie plus fort, mon petit, qu’on ne les entende plus ! » Aviez-vous besoin d’être encouragé ? Votre voix, depuis ce premier jour, a pris, sinon plus d’ampleur, du moins plus de sens. Elle s’est fait entendre en France et à l’étranger, et jusqu’aux Amériques, et toujours pour faire mieux connaître et, partant, mieux aimer notre pays. Votre père ne s’était point trompé : elle vaut à elle seule en effet toute une musique militaire.

Cependant, votre père avait été nommé procureur de la République à Bar-le-Duc. Il y resta au barreau après sa démission. Bar fut le théâtre de vos jeux d’enfant et de vos études. J’ai traversé dans la guerre cette pittoresque petite capitale couronnée par son ancien château et célèbre par ses confitures. Elle m’a paru mélancolique et un peu morte. À vous seul, vous deviez alors l’animer. Tandis que notre futur confrère Louis Bertrand gémissait, comme il sait gémir, au lycée, vous vous épanouissiez à l’École Fénelon que tenaient d’humbles prêtres suspendus aux disciplines classiques. Vous auriez pu déjà vous rencontrer. L’hostilité des collèges et des méthodes vous séparait. C’était pourtant l’élève du lycée qui, plus tard, devait écrire des vies de saints. Il est vrai qu’il a choisi des saints troublants, extraordinaires et magnifiques. Vous n’avez à opposer à son Saint Augustin et à sa Sainte Thérèse qu’un Danton et un Fouché. Tel est le résultat contradictoire de l’éducation.

Vous ne perdiez point de vue, comme il arrive, cette vocation d’historien et d’orateur, affirmée dès avant l’usage de la parole, sinon de la voix. Dix ans le premier prix d’histoire vous appartint, sans compter les autres, sans compter le prix de gymnastique. Vous excelliez à la lutte à mains plates. J’espère que vous n’aurez point chez nous l’occasion d’en administrer la preuve. Ainsi connûtes-vous et ce fut le seul revers de votre heureuse enfance, la gaie et rude enfance des familles nombreuses — le triste sort réservé aux bons élèves de qui l’on attend sans cesse de nouveaux lauriers, tandis que les cancres sont, merveilleusement abandonnés à leur ingénieuse paresse. La fantaisie est permise à ceux-ci quand les premiers ne sont autorisés qu’au travail. Bachelier à dix-sept ans, qu’alliez-vous entreprendre ? Vous aviez dévoré, pêle-mêle, dans votre passion de l’histoire, le dictionnaire en dix volumes de Moreri et les romans de Walter Scott. Déjà vous aimiez les reconstitutions des temps révolus, tandis qu’avec les œuvres d’Alphonse Daudet vous perceviez le frémissement inconnu de la vie contemporaine. Vous voici à la Faculté des Lettres de Nancy. Célébrons en passant ces universités de province où se forgent de vigoureuses individualités, car je découvre, parmi vos compagnons d’alors, un général de Vaulgrenant que nous rencontrâmes ensemble dans la guerre à l’état-major du général de Maud’huy, un Louis Marin et un Édouard de Warren que vous avez retrouvés à la Chambre, un Henry de Peyerimhoff, aujourd’hui l’un des chefs de notre industrie et de notre finance. Vos maîtres eux-mêmes se sont illustrés : c’étaient M. Christian Pfister, le recteur actuel de l’Université de Strasbourg, et Charles Diehl qui devait être l’historien de Théodora et entrer à l’Institut. Ils vous apprirent à vous méfier de l’imagination, comme si un historien n’y avait pas droit, et à recourir aux méthodes d’érudition les plus minutieuses. Plus tard, vous avez heureusement retrouvé cette imagination constructive qui vous a permis d’évoquer les événements avec les masses populaires et les visages des meneurs du jeu, et de nous y faire assister.

À vingt ans, vous êtes le plus jeune agrégé de France. M. Georges Goyau que vous avez suivi de près jusqu’ici est en tête de la liste, puis c’est M. André Lichtenberger, le futur romancier du Petit Trott. Paris, dès lors, vous attire. Il finit toujours par attirer la jeunesse en fermentation. Vous y entrez à l’École des Chartes, puis à l’École des Hautes Études, et passez de l’enseignement de Paul Meyer et de Léon Gautier à celui de Gabriel Monod et de l’abbé Duchesne. Votre curiosité s’est éveillée. Vous courez à la Chambre où un jeune et bouillant député du Béarn, M. Louis Barthou, bondit à la tribune pour interpeller le sage président du Conseil M. de Freycinet et provoquer les interventions de M. Millerand combatif et de M. Clemenceau agressif, tandis que sur les bancs de l’extrême-gauche vous cherchez des yeux celui qui vous intéresse le plus, parce qu’il est député de Nancy, et parce qu’il incarne la jeunesse d’alors, Maurice Barrès imberbe, énigmatique et ironique — Maurice Barrès dont plus tard vous saurez conquérir l’amitié. Vous vous procurez ici même une de ces places de tribune qui réclament une longue attente et, seules peut-être, révèlent par la faculté de souffrir le véritable culte de l’Académie et vous y recevez la douche d’un plaisir austère : M. Gréard accueillait, rigide et froid, M. de Freycinet, discret. La Chambre, l’Académie, d’avance vous y marquez votre place. Mais, chez nous, le siège est gagné une fois pour toutes.

Le théâtre aussi vous attirait. Vous nous avez rappelé tout à l’heure l’impression que vous laissa la représentation de Madame Sans-Gêne au Vaudeville. Le démon de l’histoire vous accompagnait en tout lieu. Ce soir-là, Victorien Sardou l’incarna et vous désigna impérieusement ce ténébreux personnage de Fouché dont la mauvaise compagnie allait s’imposer à vous. En vain le voulez-vous fuir en Italie : ne veniez-vous pas d’être nommé à l’École de Rome ? On ne dépiste pas aisément le ministre de la police. Il vous permettra quelques écarts pour étudier les divers Concordats, mais il vous retrouvera au retour. Rome, ville unique pour un futur historien : tous les siècles y sont assis et toutes les pierres y chantent. Votre directeur, l’abbé Duchesne, admirable érudit ecclésiastique à qui le masque de Voltaire et la verve de Beaumarchais avaient été dévolus par malice afin de donner le change sur la foi solide et la vertu du prêtre, vous reçoit au palais Farnèse. Vous lui exposez votre désir de compulser sans retard les archives du Vatican. Il vous considère avec étonnement et, littéralement, il vous envoie... promener. — Comment, s’écrie-t-il, vous voulez aller, et dès demain, aux Archives ? Croyez-vous par hasard que l’on vous expédie en Italie pour feuilleter de vieux papiers ? Mais, mon ami, vous n’avez pas compris. On vous envoie ici afin que vous vous promeniez deux ans, tout le temps que vous y passerez, et pour que vous sentiez la présence de tout le passé romain. Allez voir Numa Pompilius à la fontaine d’Égérie, Michel-Ange à la Sixtine, Raphaël aux Loges, allez voir les Catacombes, et le Forum, et le Palatin, allez voir la campagne, les montagnes, les tableaux, les statues, les ruines, les salons, les passants, tout ce qui se peut voir. Et si vous voulez pousser jusqu’à Naples, en Sicile, à Florence, dans les Abruzzes, ne vous gênez pas. Mais n’allez pas vous enterrer dans les archives... — Ah ! que voilà un précieux directeur d’École de Rome ! L’ivresse romaine s’offrait à vous et vous vous dérobiez ! Vous avez tourné la difficulté par un procédé astucieux : vous vous êtes dédoublé. On put voir un Louis Madelin déambulant à travers la Ville Éternelle, suivant la Voie Appienne et poussant jusqu’à Saint-Paul-hors-les-murs, tandis qu’un autre Louis Madelin s’incrustait aux Archives et préparait, non pas un livre, mais deux, la Rome de Napoléon et les Concordats conclus par la France avec le Saint-Siège. Le mystificateur Fouché vous avait donné la recette. L’un de ces deux Madelin guettait le passage du roi Humbert, s’inscrivait aux audiences de Léon XIII, assistait à la chute de Crispi, aspirait l’histoire vivante, tandis que l’autre, vêtu de poussière et les doigts tachés d’encre, maniait les dossiers et entassait les références. Vous êtes demeuré fidèle à cette méthode. On vous a vu à la guerre à la fois dans les bureaux d’état-major et sur le front. Je ne serais pas surpris qu’à cette heure même où vous semblez m’écouter, un autre Madelin ne s’entretienne avec l’Empereur dont vous achevez d’écrire l’histoire et qui, lui, mieux encore, était présent partout à la fois. Ce don ou cette méthode porte deux noms : ubiquité est le nom savant, activité le nom vulgaire.

Revenu en France, vous fûtes incontinent arrêté par la police, je veux dire par le ministre de la police, ce Fouché qui vous guettait et vous passa aussitôt les menottes. Quatre ou cinq ans vous fûtes son prisonnier. Mais sa prison valait un théâtre. Il y tenait tous les rôles, les comiques et les tragiques. Il y tenait surtout le rôle du traître. Aucun acteur n’y atteignit jamais sa perfection. Quel goût singulier vous poussa vers ce personnage cauteleux, venimeux, dangereux, formidable ? Il traversa la Révolution, l’Empire, la Restauration de son pas feutré de policier. Il fut au courant de tout, il sut, comprit, devina tout, il devança tous les événements en ne poursuivant jamais qu’un seul but : lui-même. Mais il fut, supérieurement intelligent. La vie de Fouché, c’est l’envers de la tourmente révolutionnaire et de l’épopée impériale. La Révolution et l’Empire, dès lors, vous attiraient : vous aviez l’occasion d’en connaître les dessous. Ce Fouché que vous écrivez si jeune sera pour vous ce premier livre où un écrivain se jette déjà tout entier et dépasse toute mesure. Ses onze ou douze cents pages, résidu des trois mille d’une première rédaction, contiennent en germe la plupart de vos livres futurs.

Avant vous, personne ne savait au juste ce qu’était Fouché. Napoléon, à Sainte-Hélène, regrettait de n’avoir pas fait pendre ce coquin, ajoutant qu’il en laissait le soin aux Bourbons. Cependant il l’avait toujours gardé ou rappelé. Quand il le remplaça au ministère de la police par Savary, ce lourdaud se fit arrêter dans son lit par la conspiration du général Malet, en sorte que le lendemain, dans Paris, on se rencontrait en riant : « Savez-vous ce qui se passe ? — Non. — Vous ne savez rien ? Vous êtes donc de la police... » Tout le monde a-t-il l’esprit de notre Robert de Flers ? Cela vaut presque son portrait du diplomate dans les Précieuses de Genève : « Un vrai diplomate doit comprendre après tout le monde. — …Mais alors, que faites-vous ? — Rien. Oh ! c’est dur, mais c’est notre grande loi au quai d’Orsay : forcer notre intelligence à ne jamais intervenir. — Et vous y arrivez ? — Souvent. — Mais c’est épouvantable ! Qu’est-ce qu’on doit devenir, au bout de vingt ans de ce métier-là ? — On devient ambassadeur. — Ah ! c’est admirable ! ... Ce portrait du diplomate, mais ça explique tout ! les malentendus, les révolutions, les conflits, les guerres, tout... »

Napoléon qui se connaissait en hommes et qui avait le culte des compétences avait parfaitement discerné les deux plus hautes valeurs politiques de son temps, Fouché et Talleyrand, l’un pour les affaires intérieures, l’autre pour les extérieures. Tous deux ne cherchèrent qu’à le jouer. Peut-être le génie du maître paraîtra-t-il plus grand si l’on se souvient qu’il ne put jamais compter sur son entourage, ni sur sa famille. Seule, la nation lui restera fidèle, non à cause de ses guerres — une guerre n’est jamais populaire — mais à cause de l’ordre et de la paix civile et religieuse qu’il rétablit, et pour le renverser, il faudra, deux fois, la présence des Alliés à Paris : la révolution ne fût point partie du dedans.

Fouché descendait de capitaines au long cours et fut élevé à l’Oratoire, où il faillit entrer et n’entra pas, sans doute afin de ne point donner dans l’avenir à Mgr Baudrillart attristé un si compromettant confrère. De ses ancêtres marins il apprit surtout à flairer le vent et à louvoyer. De son éducation cléricale, il garda une certaine souplesse ecclésiastique, une certaine onction qui trompait sur sa fourberie et sa résistance, une certaine dignité de vie. Car il fut bon époux, deux fois bon époux et excellent père. Sa première femme était réputée, non pour sa beauté, mais pour sa laideur que Barras, qui se connaissait en femmes comme Napoléon en hommes, qualifiait d’horrible. Je pense qu’il était déjà remarié avec la jolie Gabrielle de Castellane quand il donna ce conseil à l’un de ses chefs de bureau embarrassé de son travail : « Faites comme moi, dictez à votre femme ; il est si agréable de pouvoir embrasser son secrétaire. » Mais il aima néanmoins la première ; il s’est toujours complu à jouer la difficulté.

Petit professeur avant la Révolution, il ne rêvait que d’arriver, dans n’importe quel état. Les grands bouleversements sociaux exercent un attrait irrésistible sur les gens dénués de scrupules. À la fin de sa vie, Fouché pourra dire : « J’ai reçu des soufflets de tous les partis à tort et à travers ». C’est qu’il les avait tous roulés. À tort est de trop. « Le 10 août, dites-vous, le fait républicain. Le 21 janvier le sacrera jacobin. » Après avoir écrit, mais non prononcé, un discours pour sauver Louis XVI, il a voté sa mort. Il ne put jamais s’empêcher d’aller du côté du pouvoir, quel qu’il fût. Il fut toujours l’homme des volte-faces complètes et des profitables capitulations. Nous avons tous connu de petits Fouché. Vient la Terreur, il la dépasse. Il déchristianise Nevers ; il donne le signal du pillage des biens ecclésiastiques ; avec Collot d’Herbois à Lyon il assassine une ville entière, après avoir assassiné le roi, en substituant à la guillotine trop lente les mitraillades collectives. En vérité, Monsieur, vous choisissez bien vos héros.

Mais les évolutions de Fouché vont le conduire ailleurs. C’est lui qui tient le filet où Robespierre se prendra. « Dans les assemblées, avez-vous écrit, les faits pèsent peu et beaucoup, au contraire, les phrases retentissantes lancées par un grave personnage, drapé dans une impeccable dignité. » Pour ce motif, Fouché dédaigne les assemblées. Il n’est pas l’homme de la tribune, il est l’homme des coulisses où les faits se préparent, secs et sans éloquence.

Au début du Directoire, il disparaît, fait des affaires, est ministre à Milan, puis en Hollande et revient pour recevoir enfin un poste digne de lui : la police. Il y sera incomparable. Personne ne l’y remplacera jamais. Car ce poste lui permet de jouer sur tous les tableaux : ce régicide autorise les rentrées d’émigrés, ce jacobin proscrit ses-anciens collègues, cet apostat protège l’Oratoire, ce terroriste prépare Brumaire. « Du ministère du Directoire, a écrit Frédéric Masson, un seul compte, celui de la Police, Fouché, on l’a. » Mais vous ajoutez ce correctif : « On l’avait comme Napoléon l’eut à la veille du 20 mars, et Louis XVIII en 1815. On croyait l’avoir. Fouché était pour le succès ; or, le succès resta douteux jusqu’au bout, on le vit bien aux difficultés que l’entreprise rencontra jusqu’à la fin. Il assista, conseilla, encouragea, se croisa les bras, prêt à agir contre la bande en cas d’échec. »

Je ne suivrai point votre personnage dans ses multiples aventures. Brumaire a réussi, il servira donc Bonaparte, puis l’Empereur, ou plutôt il s’en servira. Le monde, pour lui, ne se compose que de scélérats et d’imbéciles. « Son mépris des hommes tient, disait Talleyrand, à ce que M. Fouché s’est beaucoup regardé. » Et vous ajoutez : « Les âmes sèches puisent d’infinies ressources dans la claire vue de leurs intérêts. » Cependant, avec le pouvoir, il a toujours recherché la faveur de l’opposition : sait-on jamais ? Il a tant vu de changements qu’il ne croit pas à la stabilité. Quand l’Empire commence de s’écrouler, il est en Italie où il pousse Murat à trahir. À Paris on ne l’a pas attendu. « On avait trahi sans lui, écrivez-vous, il ne devait pas s’en pendre. » Déjà il s’abouche avec le comte d’Artois. Cependant il énumère à Blacas les fautes commises et prédit le retour de l’Empereur avec les hirondelles et les violettes. L’Empereur revient et le reprend. Mais avant Waterloo il négocie déjà avec les Anglais. Il amène Napoléon à abdiquer, fait nommer une commission du gouvernement dont il prend la présidence, traite avec les envoyés du Roi et avec les Alliés. Il est l’homme nécessaire, et le régicide devient ministre du frère de Louis XVI. Chateaubriand l’a peint entrant avec Talleyrand dans l’antichambre du Roi, « le vice appuyé sur le crime ». C’est alors son apogée. Cependant, malgré tant de précautions, cet homme si habile tombera du pouvoir, et il en tombera par excès d’orgueil et de mépris, — de mépris pour les assemblées, et c’est la Chambre introuvable qui le renversera. Tombé, il n’est plus rien. N’avait-il pas toujours pensé qu’il lui fallait nager entre deux eaux s’il ne voulait pas être noyé ? Si longtemps il avait flotté. De là son inquiétude constante du gouvernement à venir.

Quel attrait peut malgré tout exercer un tel homme ? Vous l’avez su montrer ; c’est l’attrait de l’intelligence. Poussée à ce point, elle est pareille à la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle faisait. Son étonnante lucidité lui a fait mesurer d’avance la chute de Robespierre, celle de Napoléon, celle de la royauté avant les Cent-Jours, et même prévoir de très loin, avant sa mort, celle de la monarchie légitime par le danger des ultras. Mais il lui arriva de faire bénéficier de sa clairvoyance ses maîtres eux-mêmes. Le ministre de la police ne fut jamais en défaut sous Napoléon ; seul, il devina d’où partait le complot de la machine infernale. Le ministre de l’intérieur, en 1809, en l’absence de l’Empereur, prit l’initiative de couvrir Anvers contre les Anglais. Le président de la commission du gouvernement, en 1815, sut avec Davout sauver Paris du sac de Blücher. Ces services considérables, l’histoire ne doit pas oublier qu’il les a rendus. Cependant il n’était pas un jouisseur. Quelles satisfactions cherchait-il dans la vie ? Celle de manier les hommes. Ce fut son vice, son courage dans les pires traverses, et sa volupté. Il tint dans ses mains, le neuf Thermidor, la vie de Robespierre qui exigeait la sienne, et le 22 juin l’acte d’abdication de l’Empereur. Il domina les maîtres de l’heure. C’est le domestique qui prend les clés. Certes, il a créé l’opportunisme et il est le chef incontesté de tous les politiciens sans vergogne, ce qui lui compose une belle armée. Mais il fut aussi un homme d’État. C’est pourquoi vous lui avez beaucoup pardonné, mais peut-être eussiez-vous pu souligner davantage ce qui lui manqua : une doctrine et une foi.

Qu’alliez-vous faire de votre manuscrit dont les feuillets coulaient en avalanche ? Une thèse de doctorat et un gros livre en deux tomes. Frédéric Masson ne tenait pas essentiellement à ce qu’un nouveau venu chassât un si gros gibier sur ses terres, mais Albert Vandal vous conduisit lui-même avec vos malles de papiers : les 3 000 feuillets de la première version, les 1 100 de la seconde, et les notes, et les fiches, et les références — sans doute aviez-vous mobilisé les huit fiacres abandonnés par la noce du Chapeau de paille d’Italie — rue Garancière, à la maison Plon. Elle abrite des éditeurs perspicaces et courageux qui ne se laissèrent pas épouvanter par l’arrivée d’un tel déménagement. Ainsi fûtes-vous publié. Votre livre fit aussitôt grand tapage, dès la soutenance de thèse en Sorbonne. On vous reprocha l’immoralité de Fouché comme si elle était vôtre. C’est l’histoire qui est immorale, répliqua Henry Houssaye, et l’Académie vous décerna le prix Thiers. « Il est certain, deviez-vous écrire plus tard, que l’histoire serait une science un peu vaine si elle ne donnait que des renseignements. Peut-être peut-elle prétendre donner des enseignements. Elle en donne, mais on ne les écoute pas, ce qui ramène l’historien à la vraie sagesse, c’est-à-dire à la modestie. » L’histoire, dit-on, ne recommence jamais : ce sont les hommes qui recommencent toujours, mais leurs erreurs et leurs fautes sont si variées qu’elles réussissent à donner l’illusion de la mobilité de l’histoire.

Pourvu de tous les titres et nimbé de tous les diplômes, agrégation, doctorat, École des Chartes, École des Hautes Études, École de Rome, vous aviez, pour obtenir une chaire de professeur dans l’Université, tous les droits. Tous les droits ? elle vous fut refusée. Dans le Bois Sacré un sénateur influent réclame le classement de son château. « Quel style ? » lui demande l’administrateur des Beaux-Arts. Mieux avisé que vous, il n’invoque pas l’architecture et se contente de répondre : « Style radical-socialiste. » Ce seul mot de Beaux-Arts, ajoute le protagoniste de Robert de Flers, « a en lui je ne sais quoi de réactionnaire... L’esthétique, le goût, ça n’est pas démocratique et d’ailleurs, avouons-le, le fait pour un peintre de peindre mieux qu’un autre, c’est contraire à l’égalité et, par conséquent, à la fraternité qui doit être notre but, notre foi et notre idéal ». Je me demande cependant si le ministère de l’Instruction publique, en vous écartant, ne se montra pas plus soucieux que vous-même de vos intérêts. Il vous renvoya à l’histoire : qui s’en plaindrait aujourd’hui ? Vous voilà reparti pour Rome. « Il va faire canoniser Fouché », assurèrent vos critiques. Vous alliez vous documenter sur la Rome de Napoléon.

Rome appartenait aux papes depuis l’empereur Charlemagne. Un autre empereur devait la leur arracher. Napoléon voulait être César et détrôner Pierre. Le 10 juin 1809 le drapeau pontifical qui flottait sur le château Saint-Ange fut remplacé par le drapeau tricolore. La brutale annexion dura quatre ans. Pie VII ne la reconnut jamais. « Le temporel, ne cessa-t-il de déclarer, appartient à l’Église et nous n’en sommes que l’administrateur. » Rien n’est plus émouvant à lire, dans votre livre, que le récit de l’abominable enlèvement du pape au Quirinal. On y mesure la puissance du spirituel en face de la force. Pie VII rentra dans son palais en 1814. Napoléon, au bord de la chute, préféra rendre Rome au pape plutôt que de voir Murat s’en emparer.

Certes, l’administration des États pontificaux laissait fort à désirer. La justice n’y était pas rendue. Rien n’était plus semblable, assurait-on, à un bandit qu’un gendarme romain. On tuait impunément et les mœurs n’étaient pas fameuses. Une certaine anarchie paternelle régnait. Mais le peuple s’y complaisait. Le grand Empereur voulut changer tout cela. On allait voir enfin ce qu’était l’administration française. De fait, elle fut admirable. Elle mit de l’ordre partout, dans les finances, dans les rues, dans la magistrature, dans les musées. Elle entreprit des fouilles, refit des routes, consolida des monuments, commença le desséchement des Marais Pontins. En si peu de temps, ce fut merveilleux. Le résultat, c’est qu’elle se fit détester. Elle centralisait, centralisait, centralisait. Elle laïcisait, laïcisait, laïcisait. Rome ne réclamait que ses habitudes nonchalantes et ses prêtres. On ne rend pas les gens heureux malgré eux. C’est peut-être notre manie. Elle ne nous a pas réussi à Rome. Chateaubriand, pourtant prévenu contre Napoléon, quand il revint à Rome comme ambassadeur, ne put se tenir de déclarer : « Nous avons porté à Rome le germe d’une administration qui n’existait pas... Napoléon est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l’Italie. » Napoléon ne vit jamais Rome. Il l’aima de loin et ne la posséda pas. Il la voulut mater ; elle se déroba.

Dans un ouvrage, postérieur de quelques années, France et Rome, vous êtes remonté plus haut et vous avez étudié les relations de l’Église de France avec le pontificat romain, de la Pragmatique Sanction au Concordat de 1801. Vous y marquez les limites de ce gallicanisme qui fut toujours suspect à Rome bien que la nation française eût fait, pour le triomphe du christianisme à travers le monde, plus que toutes les nations chrétiennes réunies. L’Église de France avait contribué à la perfection de la monarchie. Elle la préserva toujours du schisme. Elle fit bloc contre la Réforme. Au concile de Trente, son intervention consolida la papauté. Elle amena Henri IV à l’abjuration, contre la Ligue et contre Rome, afin d’éviter un souverain étranger. D’autre part, la tradition pontificale fut toujours l’accord. Tradition qui dès le IXe siècle est symbolisée dans le diptyque de la célèbre mosaïque du Latran : le Christ donnant les clefs à Sylvestre et le labarum à Constantin, saint Pierre confiant l’étole à Léon et l’étendard à Charlemagne. « Les papes d’esprit concordataire, écriviez-vous alors, ont eu — du Pascal II du XIe siècle au Léon XIII du XIXe — les yeux fixés sur cette double image, et je comprends que le grand Pape dernier régnant ait voulu dormir son suprême sommeil presque à l’ombre de cette abside. » Ne pensez-vous pas qu’il se soit réveillé pour entendre lire au Latran un nouveau texte concordataire ?

Je ne quitterai pas ce petit livre si riche de faits et d’idées, France et Rome, sans citer le propos que vous tint un prélat romain, comme vous plaidiez devant lui la cause de la France, fille aînée de l’Église. « Oui, vous répondit-il, une fille qui ne quittera pas la maison : mais quel bruit elle y fait ! »

Plus libre, vous aviez quitté la maison pour aller faire du bruit en Amérique. Nul conférencier n’a contribué plus que vous, Monsieur, à répandre, avec notre histoire, notre bon renom dans le monde. Nul conférencier n’est plus goûté pour son information abondante et pour cette chaleur de parole qui colore l’érudition et lui communique l’émotion humaine. Au retour des États-Unis, vous avez enfin forcé la chance. Votre Révolution, dans cette collection de l’Histoire de France racontée à tous que dirige chez Hachette l’excellent historien de l’Ancien Régime et des Archives de la Bastille, M. Funck-Brentano, obtenait le grand prix Gobert. Livre qui est un tour de force et pour lequel votre supériorité de gymnaste n’a pas dû être inutile. Faire tenir en six cents pages ce drame formidable sans choir dans le manuel ni dans l’abrégé, cela tient du prodige. Vous aviez jusqu’alors pénétré dans les galeries souterraines des Archives pour en retirer Fouché avec toute sa police et la Rome de Napoléon avec tous ses conflits religieux et administratifs. De vos promenades de conférencier à travers le monde, les deux mondes, vous aviez rapporté cette conviction nouvelle : l’histoire, la grande histoire, la véritable histoire est ignorée ; elle est trop souvent déformée par le roman, le théâtre, aujourd’hui par le cinéma ; il faut qu’elle pénètre dans les générations nouvelles, toujours trop pressées, qui ne supporteraient pas la lecture de trop gros ouvrages. C’est une question primordiale si l’on veut que la leçon du passé ne soit pas perdue. Ainsi votre Histoire de la Révolution indique-t-elle un tournant dans votre art d’historien. Vous lui faites subir, à cet art, une sorte de compression. Négligeant les détails, vous maniez les masses, et sur ce fond grouillant se détachent en relief les figures les plus significatives. C’est une large fresque où grouille toute une humanité en mouvement. La fresque ne réclame pas la minutie de la peinture à l’huile. Elle exige une composition claire, une disposition nette de la foule et des personnages saillants sur le mur, un sens général. Cependant vous n’abandonnez ni les causes, ni les origines. Vous vous inspirez de la parole d’Albert Vandal, votre maître avec le grand Albert Sorel : « Loin d’être un bloc, la Révolution est peut-être le phénomène le plus complexe qui ait existé, c’est un phénomène essentiellement multiple dans ses causes, dans ses éléments, dans ses mouvements, dans ses conséquences. » Cette Révolution, vous la montrez déjà faite dans les cerveaux au XVIIIe siècle. C’est pourquoi elle sera idéologique et dogmatique. Elle sera réalisée par les disciples après avoir été pensée par les maîtres. Quelle illustration colossale de ce Disciple de l’un de nos maîtres actuels, notre maréchal des lettres, Paul Bourget qui, hier, dans la préface de son dernier livre —dont le titre, Au service de l’ordre, pourrait être le titre de toute son œuvre — nous rappelait la parole de Pascal : « Travaillons à bien penser : voilà le principe de la morale » et ajoutait simplement ces trois mots : « et de la politique ».

Des Hommes de la Révolution vous deviez nous donner plus tard toute une galerie de portraits. Mais il en est un qui a exercé sur vous un attrait comparable à celui de Fouché, et c’est Danton. Pourquoi Danton ? Il est l’auteur responsable du 10 août et de la chute de la royauté ; son discours sur l’audace est l’une des causes des massacres de septembre. Par quoi donc vous a-t-il retenu ? Parce que chez cet homme du peuple apparaît peu à peu le sens réaliste que vous avez toujours discerné chez nos grands rois et nos grands ministres. Il se lassera promptement d’une politique de destruction et de désunion, il recherchera ce qui peut unir les Français contre le plus grand danger, le danger extérieur. Danton vous a séduit par son patriotisme.

Après avoir publié ce Danton, vous preniez vos vacances dans votre maison de campagne, proche notre frontière des Vosges, lorsque la guerre nous fut déclarée. Elle vous atteignait dans ce bonheur délicat et rare qui suit les épreuves de la vie courageusement supportées. Mais celle à qui vous le devez n’est-elle pas une de ces femmes de France qui savent protéger la flamme du foyer contre toutes les tempêtes ? L’histoire venait à vous, dépassant toutes les proportions connues. Ah ! Monsieur, que j’ai honte encore de mon sommeil de Souilly ! Le cœur de votre mère fut alors deux fois sept fois percé. Elle vit partir ses quatre fils et ses trois gendres, et peu à peu sept de ses petits-enfants à mesure qu’ils pouvaient s’engager. Elle connut les deuils et les honneurs, quatre morts, et des rubans rouges et des croix de guerre sans nombre, et deux fois les étoiles. C’est avec des familles comme la vôtre qu’un pays se défend, se répare et dure. Vous-même, vous étiez mobilisé comme sergent au 44e régiment territorial, où donc ? devant Verdun.

Il est dans votre œuvre si chargée une page que j’ai relue bien des fois. Elle clôt la préface dont vous avez fait précéder ces conférences sur l’Expansion française de la Syrie au Rhin que vous aviez prononcées au Foyer. J’avais été directeur de ce groupement du Foyer dont l’objet était précisément une meilleure connaissance de la France, et à ce titre j’avais moi-même sollicité votre concours. Cette page est le songe d’une nuit d’été, d’une magnifique nuit d’été, mais au mois d’août 1914. Vous commandiez un petit poste non loin de cette terrasse d’Hattonchâtel dont vous avez écrit prophétiquement dans vos Croquis lorrains, avec une avance de dix ans, que là se livrerait une immense bataille où se déciderait peut-être le sort de notre pays. Comme nous tous alors, qui servions aux armées, vous cherchiez à percer le mystère angoissant des trop vagues nouvelles, et vous appeliez à vous, pour vous tenir compagnie, vos souvenirs d’historien. Vous évoquiez ce traité de Verdun de 843 qui inaugure les luttes entre la Gaule et la Germanie et fait mesurer les tragiques possibilités d’un traité manqué. « À quatre lieues en avant de Verdun, écriviez-vous, à dix en arrière de Metz, je me sentais sur une terre sacrée — celle où depuis huit siècles se débat le sort de ma Nation, de ma Race, de ma Culture. Et la nuit se peuplait pour moi d’ombres, de fantômes qui réveillaient l’énergie, non seulement l’énergie qui permet de défendre son bien, mais encore celle qui permet de le reprendre. La nuit ne me parut pas longue ; entre chaque relève de sentinelle, entre chaque départ et retour d’une patrouille, l’historien donnait congé au sergent chef de poste. »

Le sergent s’est bien comporté, ainsi qu’en témoigne la citation de votre Légion d’honneur. Mais, devenu lieutenant, il s’est confondu avec l’historien à cette section d’Information où vous fûtes appelé, où nous nous retrouvâmes, et qui vous conduisit tantôt à l’armée Pétain, puis Nivelle, tantôt au Grand Quartier général, et tantôt à l’armée Mangin. Chère section d’Information, souvent si mal comprise, indispensable dans une guerre nationale, dont on reconnaîtra les services et dont on devra prévoir la réorganisation. Là vous avez écrit tour à tour, avec la fièvre de l’improvisation, la Bataille de la Marne, la Mêlée des Flandres, Verdun, sans compter d’innombrables rapports, tous précieux, tous utilisés. La guerre finie, vous ne fûtes pas libéré comme vos camarades. Le Chef des Armées alliées vous demanda d’écrire la Bataille de France. À cette Société des Conférences qui acheva la gloire littéraire d’un Brunetière et d’un Lemaître, vous deviez encore retracer le Chemin de la Victoire, partition dont le livret devrait être dans les mains de tous nos écoliers. C’est que vous avez vu la guerre du haut commandement aux hommes de troupe, de cette troupe dont vous sortiez. Et, comme pour votre Histoire de la Révolution, vous avez procédé par grandes masses et par jets lumineux sur les figures principales. Vous avez rencontré Joffre au Grand Quartier, Pétain et Nivelle à Verdun, Mangin à Fismes à la veille du 16 avril, et à Villers-Cotterêts à la veille du 18 juillet, Foch enfin à Cassel, à Beauvais à Bombon, et nos soldats en tous lieux. Vais-je égrener avec vous nos souvenirs de ces temps douloureux et déjà légendaires ?

Vous rappelez-vous cette arrivée à Souilly, le soir du 25 février 1916, du général Pétain qu’avait précédé le général de Castelnau ? L’ennemi, maître d’une partie de la côte du Poivre et maître de Douaumont — nous venions de l’apprendre — tentait d’atteindre les dernières collines qui protégeaient la forteresse de Verdun. Une angoisse sans nom nous étreignait. Nous le vîmes descendre d’automobile et marcher d’un pas égal, sans hâte, le visage pâle sous le képi clair, les yeux à demi recouverts par les paupières. Il donnait une extraordinaire impression de calme. Le commandement s’exerce à l’avance, comme l’amour, par des influences mystérieuses. On se sentit commandé. Et dès le lendemain, on en eut la preuve, à l’ordre qui, de l’état-major, gagnait les routes, les convois, les arrières, l’avant. La présence d’un homme agissait. Le Chef était là.

Joffre vous reçut à Chantilly. Sans pose, sans éclat, sans apparat, sans effets. Cette simplicité a parfois dérouté le visiteur. Il a toujours paru à ceux qui l’approchaient qu’il prenait les décisions les plus graves avec lenteur, dans la plénitude d’un esprit tranquille, pour qui le temps ne compte pas et sur qui la menace n’a pas d’influence. Il faut l’avoir vu sortir de la poche de sa vareuse son stylographe, tout en lisant et pesant un ordre soumis à sa signature, le dévisser, en approcher du papier la pointe, puis le retirer et le revisser sans avoir signé, pour deviner quelle méditation intérieure précédait ses résolutions. L’ordre présenté n’était pas encore le bon : il convenait de le refaire ou de le parfaire. Mais le temps ? Avez-vous remarqué que les prêtres et les médecins, quand on les vient chercher, ne se montrent point agités et même vous surprennent par leur absence totale de précipitation ? Ils savent que la vie et la mort ne sont pas affaire de secondes, mais réclament des préparations. Mieux vaut patienter quelques instants et ne pas oublier l’essentiel. Joffre pensa toujours, au moment voulu, l’essentiel.

N’avons-nous pas eu ensemble la rare fortune d’entendre, à Beauvais où il avait alors son quartier général, le général Foch résumer, sous cette forme elliptique qui déconcertait les non-initiés, la bataille de l’Yser ? Il montrait les corps d’armée, les divisions, les régiments débarquant en hâte, sans rien connaître de la situation, et il les fallait assembler et précipiter en petits paquets où les voies d’eau s’ouvraient dans le grand vaisseau de la patrie. Dans ses cours de l’École de guerre, il ramenait l’art militaire à trois idées fondamentales : la préparation, la formation d’une masse, la possibilité de multiplier cette masse par l’impulsion. Ainsi nous apparaissait-il, achevant ses paroles par le geste du pouce qui modèle et sculpte, multipliant nos forces par l’impulsion. Et tandis que je l’écoutais et le regardais, une image hantait ma mémoire. Je revoyais, au plafond de la Chapelle Sixtine à Rome, la fresque de Michel-Ange où Dieu, pour animer le premier homme, le touche du doigt, et de ce signe naît la Vie. Foch l’ardent et le croyant devait avoir gardé la secousse divine. Il se dégageait de lui une sorte de puissance créatrice. La mort elle-même le sentit, qui s’arrêta deux mois sur son seuil, n’osant pas entrer. Elle le trouva, non couché, mais assis comme un chef mène les batailles d’aujourd’hui, devant ses ordres et ses cartes, à côté de ses téléphones, et son dernier mot fut : Allons-y. Il l’avait prononcé précédemment pour le repos de la France. Il le répétait pour le repos éternel.

Et cependant ce n’est point par l’hommage aux chefs que vous avez terminé vos ouvrages sur la guerre. Vous avez rendu les armes à celui qui repose sous l’Arc de Triomphe. Nation armée, peuple debout, vous savez par l’histoire que ce sont là des mots, de grands mots, vides. Une nation, un peuple ont ou n’ont pas dans le sang les vertus guerrières, le courage, l’endurance, l’élan, et ce sont bien là des vertus françaises, conquises depuis des siècles. Mais tout cela est pareil à un champ en friche, il le faut labourer. Notre corps d’officiers a labouré sans relâche pendant les années mêmes où l’on semblait avoir oublié toute possibilité, toute menace de guerre. Nous lui devons notre résistance immédiate. Les hécatombes d’officiers tombés en 1914 ont été le sacrifice sanglant qui continuait le sacrifice journalier. Sans relâche ils avaient formé des hommes. Des hommes ! Voilà, en dernière analyse, la force principale, l’essence même de la victoire. Le matériel est indispensable ; la coordination et l’unité des efforts par l’état-major sont indispensables ; le commandement met en branle tout ce formidable mécanisme, mais ce mécanisme n’est rien, si parfait soit-il, sans l’être de chair et de sang, tenu, dominé, discipliné, spiritualisé par la volonté, et par la volonté de sacrifice. Des hommes, nos hommes ont eu cette volonté

La critique de vos ouvrages de guerre était d’autant plus aisée que vous l’aviez appelée vous-même dans la préface du premier. Livres écrits trop tôt, livres hâtifs, incomplets, momentanés si l’on peut dire, mais vivants et dont les témoignages demeureront précieux. L’histoire n’est pas condamnée à la sécheresse des procès-verbaux et au froid de la mort.

Dans sa biographie de Turenne, le général Weygand déplorait que les enseignements et les écrits du grand maréchal n’eussent guère été recueillis que par ceux qu’il avait vaincus. Contrairement à une opinion accréditée, nous manquons d’études générales sur la dernière guerre et ce n’est point travailler pour la paix qu’abandonner de gaîté de cœur les leçons d’une si coûteuse et si dure expérience.

Enfin démobilisé, vous vous êtes immédiatement remis à votre travail. Il fallait reconstruire aussi dans le domaine historique. M. Hanotaux, dans cette Histoire de la Nation française qui offre un tableau complet de la France, vous réclama trois siècles, de François Ier à Napoléon. Une fois encore, vous avez renouvelé votre manière, et peut-être est-ce dans cet ouvrage de souffle plus large et plus libre que vous révélez le mieux vos idées politiques et votre sens national. À travers les actions et réactions du pouvoir, vous nous faites suivre l’évolution de la monarchie capétienne, patriarcale pendant les trois premiers siècles, puis, après Philippe le Bel, tendant à l’Empire à la romaine sous l’influence des légistes du Midi, tous latins de sang et nourris de droit romain. La Nation, qui a trop de frontières ouvertes ou menacées, sent le besoin de l’autorité. Elle est amenée par les Légistes à en investir les fils de Capet, la dynastie des Lys. Mais il se rencontre des oppositions, des dissidences, des résistances. Le Césarisme triomphe avec François Ier. Il est suivi d’une réaction qui emprunte le masque religieux. Henri IV rétablit l’autorité, et c’est ensuite le mouvement séditieux sous la Régence de Marie de Médicis. Le règne de Richelieu y est suivi de la Fronde. À celui de Louis XIV succède la Régence de Philippe d’Orléans. Mais au XVIe, au XVIIe, au XVIIIe siècles la révolte échoue parce que l’opinion patronale est constamment en faveur de l’autorité royale servie par des ministres bourgeois. Quand la Nation ne voit plus le Prince collaborer avec elle, elle le brise et à travers la Convention — Assemblée-César — tend à faire le vrai César avec Napoléon.

Napoléon, c’est aujourd’hui lui qui vous attire, qui vous envoûte. Il apparaît à la fin de votre France du Directoire, il domine votre France de l’Empire où vous vous montrez bien sévère pour la pauvre impératrice Joséphine en 1814, parce qu’elle reçut à la Malmaison l’empereur Alexandre de Russie. La Reine Hortense dans ses Mémoires et Mme Gérard d’Houville dans sa Vie amoureuse sont plus indulgentes. Quand deux femmes s’entendent pour dire du bien d’une troisième, on les peut croire assurément. L’Empereur n’apparaît encore qu’en profil perdu. Comme dans ce film célèbre où l’on ne voit que la main du Christ, on n’aperçoit que son ombre. Elle suffit pour qu’on le devine. Vous lui serez indulgent parce qu’il a mis de l’ordre dans cette nation française dont l’histoire avec ses vicissitudes, ses chutes et ses relèvements inattendus — celui de Jeanne d’Arc, celui de Henri IV, celui de la Marne — est la passion de votre vie.

Cependant les électeurs des Vosges où vous aviez rebâti votre maison à demi ruinée par la guerre vous envoyaient à la Chambre des députés. Alliez-vous donner à vos collègues des leçons d’histoire et receviez-vous sur le tard cette chaire de professeur que vous aviez en vain sollicitée ?

Il y avait autrefois, dans certain village du Soissonnais, une coutume assez bizarre. C’était un concours de grimaces. Chaque année, le jour de Noël, près de l’église, ce singulier tournoi avait lieu en présence de trois chanoines qui remettaient un beau pourpoint rouge « à celui qui faisait la plus belle ». Les portraits que la littérature contemporaine nous donne de l’homme politique me rappellent ce concours de grimaces. L’embarras serait de couronner la plus belle ; elles le sont toutes à combler d’aise les trois chanoines. Nulle catégorie de personnes n’est plus maltraitée par nos romanciers et nos auteurs dramatiques. Ni les hommes d’affaires, ni les femmes du monde, ni les magistrats, ni les marchands, ni même les médecins ne reçoivent d’une façon aussi désobligeante une telle quantité de quolibets, d’injures et de mauvais coups.

Robert de Flers a pris part deux fois au concours, la première escorté de Gaston de Caillavet et d’Emmanuel Arène avec le Roi, et la seconde avec les Nouveaux Messieurs en compagnie de M. Francis de Croisset. Si j’avais été l’un des trois chanoines, je crois bien que je lui aurais offert le beau pourpoint rouge. Le Roi a presque le rythme du Bourgeois gentilhomme et Bourdier, le socialiste millionnaire, est un descendant de M. Jourdain. Il menace le capital des autres et entend augmenter le sien par le moyen de ses opinions. Par surcroît, il veut être élégant. Comme le héros de Molière, le snobisme l’a envahi, le snobisme dont il est dit, dans les Précieuses de Genève, qu’il « fait faire aux gens du monde autant de vilaines actions que la misère aux malheureux ». Il brûle de recevoir des rois et de plaire aux femmes. Les femmes, ainsi que le regrette un personnage de Forain, il s’y est mis trop tard. Il s’y est mis deux ou trois siècles trop tard. Le Roi est une illustration de l’Étape. La politesse ne s’acquiert pas en une génération. Les Mérovingiens ont dû attendre de devenir Bourbons pour témoigner de quelque séduction, et le prestige impérial n’est parvenu que chez le duc de Morny à transformer son genre de conquêtes. Les hommes politiques qui défilent dans le Roi se vautrent dans le pouvoir comme dans une auge. Il leur manque l’habitude, l’ancienneté, la tradition.

Vous compariez tout à l’heure, Monsieur, au théâtre de Meilhac et Halévy le théâtre de Robert de Flers et de ses collaborateurs, dont il convient de ne jamais le séparer, et même ne conviendrait-il pas d’ajouter à leur liste celle de ses chers interprètes : un Huguenet, un Brasseur, un Max Dearly, un Victor Boucher, une Jeanne Granier, une Marie Leconte, une Jeanne Cheirel, une Gaby Morlay, et cette Ève Lavallière qui devait, comme l’autre, celle du Roi, ou plutôt du Grand Roi, rechercher non point les vignes, mais la paix du Seigneur. C’est un parallèle souvent repris et que je crois inexact, sauf que les deux théâtres oscillent, d’un balancement d’ailleurs inégal, entre l’opérette et la comédie de mœurs. Mais prenez garde que la Belle Hélène jette les dieux à terre et que la Grande Duchesse, par l’office du général Boum, est grosse d’Ubu-Roi. Robert de Flers avait « cette mesure parfaite qui est le propre du génie français ». La définition est de lui, mais il l’appliquait à Alfred Capus. Vous avez cité ce mot des Nouveaux Messieurs : « N’apprends jamais l’histoire de France, sans quoi tu deviendrais réactionnaire. » L’auteur du Roi savait admirablement l’histoire de France, il la savait de famille. Mais la réplique n’est-elle pas corrigée par cette autre du comte de Montoire-Grand-pré, dans la même pièce : « Quand on est très curieux, on ne peut pas être vraiment réactionnaire. Il y a beau temps que j’ai remplacé l’indignation par la curiosité. Ça me réussit assez bien. » Il était précisément très curieux. Ce mélange qui lui réussissait assez bien est l’explication de toutes ses pièces. Il aimait son temps parce qu’il aimait la vie, mais sa lucidité en découvrait toutes les erreurs. Ces erreurs, il les faisait remonter aux collectivités plus qu’aux individus qu’il tenait pour des pantins mûs par des ficelles. « Ah : soupirait Alfred Capus, s’il n’y avait pas de femmes, les hommes ne seraient pas drôles du tout ! » Il y a chez lui du Beaumarchais à rebours. Il ne démolit que les façades de carton. Dès qu’il rencontre la pierre, la belle pierre de taille qui assure la solidité de l’édifice, il s’arrête. Sa raillerie n’a jamais touché à la construction.

Certes, il y a quelque artifice dans sa manière, et même des feux d’artifice. Il me rappelle certain horticulteur original qui s’amusait, dans ses courses en montagne, à greffer des églantiers sauvages, en sorte que le promeneur, surpris, respirait sur un buisson la rose du maréchal Niel et sur un autre la rose de Mme Herriot. Robert de Flers greffait ainsi des espèces rares sur des plantes poussées à même la bonne terre. La greffe, c’était le théâtre et la convention, mais la sève était naturelle.

La sève était naturelle. Elle lui communiquait cette belle santé qui est la marque de tout ce théâtre sans perversion. Rappelons-nous dans le Bois sacré le couplet de Francine Margerie à son mari : « Je t’aime parce que tu as une bonne figure, ronde comme une pomme, propre comme un sou, simple comme bonjour, parce que tu es d’aplomb, que tu es un gars, un bon gars solide, sans détour, sans ombre, un type en plein soleil, que tu es réjoui, que tu as toujours l’air d’être à l’heure de la récréation. Si tu voulais être méchant, tu ne saurais pas. On peut taper partout, ça sonne clair... Quand je t’embrasse, tu as comme un goût de tartine, et pas de tartine en pain de la ville, non, en pain bis, un de ces bons pains qu’on coupe en l’appuyant sur son cœur... » Francine Margerie n’aura pas besoin de se donner tant de mal pour faire décorer ce type en plein soleil. Vienne la guerre, il saura bien gagner tout seul le ruban rouge.

Prenons garde aussi à l’optimisme de Robert de Flers. Lui-même encore l’a défini, et toujours à propos d’Alfred Capus : « L’on s’est plu à confondre chez lui, a-t-il d’avance répondu, l’optimisme avec le goût du bonheur. Le bonheur, il ne l’attendait point des circonstances, mais de l’acceptation courageuse et, s’il se peut, souriante de la vie. » Cet optimisme n’est-il pas aussi le vôtre, Monsieur ? C’était celui qui inspirait à Victor Hugo cette réflexion parmi les plus cruelles épreuves : « Un peu de gelée améliore la moisson. »

La guerre, où vous nous avez retracé avec émotion son rôle, modifia-t-elle le caractère de Robert de Flers ? Elle l’élargit sans le changer. Il avait retrouvé, ayant perdu Gaston de Caillavet qu’il aimait comme un autre lui-même un collaborateur brillant, l’auteur de l’Épervier et de le Cœur dispose, avec qui les répliques volaient comme les balles au tennis. Après quelques tâtonnements, après la réussite du Retour et des Vignes du Seigneur, ils avaient découvert le jeu de la satire contemporaine avec les Nouveaux Messieurs où l’on voit tous les abus et tous les vices reprochés aux grands seigneurs de l’ancien régime reparaître chez les partis extrêmes dès qu’ils arrivent au pouvoir. Dans les Précieuses de Genève, — hélas ! inachevées, et l’inachèvement d’une œuvre, plus triste que sa ruine, n’est-elle pas comparable à la perte d’un bel enfant dont on apercevait déjà toutes les possibilités d’avenir ? — les auteurs se défendent de s’attaquer à la Société des Nations, qui est tabou, comme Molière se défendait dans ses Précieuses de toucher au charme des femmes, qui est bien plus tabou encore par droit d’ancienneté. « Genève, dit un personnage a commencé par être un article de foi, et puis c’est devenu un article de mode ; on parlait d’abord de la session de Genève, puis la session est devenue la saison. Nous avons eu d’abord des enthousiastes, des apôtres, prêts au martyre. C’était le Temple de la Paix, c’en est aujourd’hui le Casino. — Alors, le Temple est détruit ? — Non, il y a une annexe. » Cette annexe, c’est l’hôtel des Bergues où s’agitent toutes les belles dames qui gravitent autour du nouveau culte. Celle-ci, la baronne Grégoire, déléguée aux œuvres sociales, a passé sa vie, au témoignage du baron, « à faire le bonheur des gens qu’elle ne connaît pas avec le bonheur des gens qu’elle connaît ». Y en a-t-il dans le monde, de ces baronnes Grégoire ! Cette autre, de mœurs aimables, dans son enthousiasme s’écrie : « Je me survole... J’ai renoncé aux hommes, je me donne aux peuples. » À quoi le philosophe de la pièce répond : « J’ai peur que les peuples ne vous donnent autant de déboires que les hommes. » Mais la réplique la plus audacieuse ne serait-elle pas celle-ci : « Il faut supprimer les mots avant de supprimer les choses. Ça, mon enfant, c’est tout Genève. » Ne parlons donc plus de la guerre, et du coup il n’y en aura plus.

L’esprit, chez Robert de Flers, n’avait donc pas changé de qualité, mais peut-être avait-il gagné en profondeur. « En France, a-t-il dit encore dans cet éloge d’Alfred Capus qui lui est si aisément applicable à lui-même, nous avons eu même temps le goût de la distraction et le respect de l’ennui ; nous croyons trop volontiers qu’il suffit de ne pas sourire pour être sérieux... » Il ne cessait pas de sourire, et quelle sûreté de jugement s’abritait derrière ce sourire ! N’avons-nous pas constaté, dans la guerre, que le bon sens était le premier degré du génie ? Il en est peut-être ainsi dans l’art. Au Figaro, Robert de Flers, tout en souriant, se montrait grand journaliste, au profit de ce qui, dans une nation, doit résister aux partis et aux nouveautés. Ici même, quels charmants et profonds discours il prononça, succédant au marquis de Ségur ou recevant M. Édouard Estaunié, ou faisant mentir, à propos de la vertu, le mot si spirituel qu’il avait mis dans la bouche de l’un de ses personnages : « Si vertueuse que soit une femme, c’est sur sa vertu qu’un compliment lui fait le moins de plaisir. » Il enrubanna si bien M. de Montyon qu’on le prit pour un séducteur.

Nous ne pouvions penser qu’il nous quitterait si vite. Une bonne femme de chez nous qui avait grande peur de la mort, avant lu dans son Histoire Sainte que le prophète Élie avait été enlevé sur un char de feu, se raccrochant à cette espérance, murmurait avec mélancolie : « Oui, nous mourrons tous... », mais elle se reprenait aussitôt : « ou presque tous. » Robert de Flers aurait dû profiter de cette atténuation à la rigueur du sort des hommes. Le char de Thespis l’a enlevé en plein midi, et l’on a pu croire que c’était un char de feu. Donnons-lui, afin de nous consoler, pour épitaphe celle du marquis de Boufflers : « Mes amis, et croyez que je dors. »

… Je vous ai laissé tout à l’heure, Monsieur, en pénitence, je veux dire à la Chambre des députés. Mais je ne prendrai pas la peine de vous délivrer ; vos électeurs l’ont déjà fait. Tant pis pour eux et pour la Chambre. Maurice Barrès, commentant vos Croquis lorrains, vous écrivait : « Nos enfants ignorent l’histoire de notre terre et de nos morts. Il faut la leur apprendre, en termes magnifiques. » Nous attendons de vous cette suite de l’histoire de France qui ne sera jamais achevée, car elle se compose encore chaque jour avec le meilleur de l’énergie et de l’intelligence françaises. Et puisque le sort a voulu que nous nous soyons tous deux retrouvés ici avec votre prédécesseur à travers les souvenirs de la guerre, comment ne donnerions-nous pas une pensée finale à ces jeunes gens fauchés dans leur fleur, sans avoir donné leur mesure et qui manqueront un jour à notre Compagnie où ils eussent représenté la poésie, le roman, l’histoire, tous nos trésors aujourd’hui tachés de leur sang rédempteur ? Je songe avec tristesse avec piété à l’écrivain-soldat inconnu...