Réponse au discours de réception de Henri Bremond

Le 22 mai 1924

Henry BORDEAUX

Réponse de M Henry Bordeaux
au discours de M. Henri Bremond

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 mai 1924

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Chamfort, jetant les yeux sur une collection de discours de réception de l’Académie française, les comparait, non sans irrévérence, à des carcasses de feux d’artifice après la Saint-Jean. Bien qu’ils fussent édifiés sur les vanités de ce monde, les illustres prélats qui vous précédèrent sur ce fauteuil consacré par une longue tradition ecclésiastique n’avaient pas tous renoncé, en l’honneur de leur entrée sous la Coupole, à tirer des fusées, allumer des flammes de Bengale, tourner des soleils et précipiter des cascades lumineuses.

Vous, Monsieur, vous avez refusé d’illuminer. Non que vous ne soyez expert au maniement des fusées, ni même, dans la controverse, à celui des grenades, mais vous vous êtes méfié des carcasses. Et vous vous présentez à nous une simple baguette à la main, non pas une baguette de magicien, mais une baguette de sourcier.

Je me suis naguère promené, sur mes champs de Savoie, avec un de ces hommes prodigieux qui, d’une branche flexible de coudrier, ont le pouvoir de désigner les nappes souterraines dont s’alimente la terre. Celui-ci fit merveille et sa baguette se plia dans tous les sens. Je n’avais qu’à creuser pour mettre à jour des fleuves. Néanmoins, je préférai m’en tenir à cette conviction rafraîchissante. Au pays de saint François de Sales, qui est aussi votre saint, on a quelque habitude de la prudence. Ses héritiers, s’ils n’ont pas son génie, ont en partage un peu de ce bon sens qui en est peut-être l’indispensable premier degré. N’est-ce pas Mgr d’Arenthon qui écrivait à Fénelon, quand Mme Guyon vint s’installer chez nous pour y répandre ses torrents spirituels : « J’estime infiniment cette dame, mais je ne peux approuver qu’elle… veuille introduire son esprit en tous nos monastères, au préjudice de celui de leurs instituts. Je n’ai que ce grief contre elle. À cela près, je l’estime et l’honore au-delà de l’imaginable. » Il la couvrait de fleurs et la priait de s’en aller. Il croyait plus sûr de ne point creuser pour découvrir tous les torrents spirituels que montrait sa baguette enchantée. Mais avec un sourcier tel que vous, je suis prêt à entreprendre les fouilles. Ou plutôt vous les avez déjà faites, dans les bibliothèques et surtout dans les âmes. Et l’eau vive a partout jailli.

Elle a jailli, tout à l’heure, des yeux de Mgr Duchesne que l’on croyait secs. Étienne Lamy l’avait appelé « le moins crédule des croyants » et dénoncé en lui « la collaboration d’une âme religieuse et d’une intelligence sceptique ». Vous avez retrouvé dans l’auteur de l’Histoire ancienne l’instinct et la ferveur catholiques et révélé que son scepticisme n’était, comme il arrive, qu’un amour pudique de la vérité. Qu’ajouterai-je à votre portrait ? J’ai rencontré Mgr Duchesne dans cette Rome dont le sol, tout perforé par les sourciers d’autrefois, laisse couler tant de fontaines que le passé y refleurit au murmure des eaux. Au palais Farnèse dont les pierres, dressées par Michel-Ange, viennent du Colisée et du théâtre de Marcellus, dans le voisinage de cet ambassadeur qui, ressemblant lui-même à quelque personnage de la Renaissance, rêvait, avant de la réaliser, l’alliance italienne, vingt ans il se laissa pénétrer par l’atmosphère romaine. Aucune ville au monde ne donne, comme celle-ci, le sens de la durée. Les âges s’y unissent, s’y enchevêtrent par une chaîne ininterrompue. Les temples païens s’épanouissent en églises chrétiennes. La voie Appienne conduit aux Catacombes. Sur l’arène du Colisée, on cherche la trace des martyrs dont le sang fleurit là comme ces roses rouges qui bordent le bassin du temple des Vestales. Et voici que, dans la crypte de Saint-Pierre, cette impression d’une continuité qui ne renonce à rien de précieux ni de solide, se symbolise dans la statue du premier pontife qui est celle même d’un consul romain à qui l’on a changé le chef, tant le geste de détruire est ici inusité quand il est possible d’utiliser, de reconstruire ou de maintenir. Cette Rome éternelle, dans l’Histoire ancienne de Mgr Duchesne, devient un personnage vivant qui recueille et qui garde l’héritage du Christ.

Cependant, on ne descend pas en vain de toute une lignée de marins ou de corsaires de Saint-Malo. L’aventure de mer tenta un jour Mgr Duchesne. Ainsi le voyons-nous guettant sur la Méditerranée un frêle esquif qui, de l’Orient, vient sans rames et sans voiles pour tenter d’aborder aux côtes de Provence. Avec l’infaillible sûreté de ses ancêtres il le coula. De quel butin l’embarcation était-elle chargée ? Elle portait, comme ces barques d’oranges qui laissent un sillage de parfums, des légendes tissées d’or. Le naufrage était d’importance. Mais, pendant l’opération, la flottille de Saint-Pierre avait passé. Car, somme toute, il faut bien que les disciples de Jésus aient traversé la mer pour évangéliser votre pays natal. Que n’étiez-vous là, Monsieur, pour assister à leur débarquement ? Vous n’eussiez pas résisté au plaisir de dénombrer Marthe et Marie-Madeleine, et Lazare le Ressuscité, et Sara, la brune patronne des bohémiens. Vous les eussiez vous-même conduits à la Sainte-Baume et comment résisterai-je à vous emprunter le tableau que, guide improvisé, vous leur eussiez tracé de votre Provence : « Austère et recueillie, la vraie Provence relègue à l’extrémité de ses frontières, comme une parure douteuse, les vains palmiers et les champs de roses, fragile moisson de plaisirs qu’elle abandonne aux convoitises des hommes du Nord et dont le parfum lointain lui suffit. Le ferme dessin de ses collines, le vent glacé qui la tourmente et la ranime sans trêve, ses champs rouges et brûlés qu’il faut constamment disputer à la pierre vive, ne lui prêchent ni l’étourderie ni la volupté… »

Joie de la rue, douleur de maison, dit Alphonse Daudet dans Numa Roumestan, pour traduire le contraste méridional entre les grelots du dehors et le silence du dedans, et peut-être le proverbe se peut-il interpréter ainsi : vivacité, parfois bruyante, des gestes apparents et là-dessous calme, sérieux, méditation. Comme vous ressemblez déjà à votre Provence ! Vos ardentes polémiques donnent le change sur votre goût de pénétrer âmes les plus différentes et, quand on vous croit prêt à étrangler vos ennemis, vous sympathisez avec eux, parce que vous les comprenez mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes. Ou bien l’on vous imagine entraîné par le flot des mystiques et, d’un bras vigoureux, vous remontez leur courant.

Ces contradictions de votre nature, ne les découvrez-vous pas déjà dans vos souvenirs d’enfance ? Vous savez que j’ai la passion de la Maison. J’ai voulu connaître la vôtre et je puis vous en donner des nouvelles. Elle est toujours place des Prêcheurs à Aix : elle y est depuis des siècles. Le Chinois de bronze qui, sur l’horloge de la façade voisine, frappe les heures, continue la besogne fastidieuse et mensongère qui consiste à mesurer le temps, mais il a vieilli et se décolore. L’étude de notaire, au rez-de-chaussée, où pendant plus de cent cinquante ans vos ancêtres et votre père même ont occupé le même fauteuil et compulsé les mêmes dossiers, a toujours ses jolies toiles peintes ornées de bouquets, ses dessins de Constantin, ses bibliothèques avec les œuvres de Mézeray, de Voltaire et d’innombrables tomes d’histoire ecclésiastique. En vérité, il faut renverser ce Chinois détrempé qui, seul, ose rappeler la fuite des jours : ici le temps s’abolit et la vie s’immobilise.

Les Bremond, de père en fils, confondaient dans le même culte le pape et le roi. Quand Bossuet est partagé entre Rome et Louis XIV, vous écrivez : « Il faut avoir été élevé dans une des dernières familles légitimistes, avoir grandi sous les images inséparables de Pie IX et du comte de Chambord, pour réaliser l’état d’esprit catholique et monarchiste d’un Bossuet. » Car je découvre sans cesse dans votre œuvre ce que vous appelez, au sujet de Newman, « le rayon des confidences involontaires ». Pie IX et le comte de Chambord furent pour vos yeux nouveaux des portraits de famille qui se faisaient pendant. Les lys devaient fleurir et les miracles s’accompliraient annoncés par des prophéties que nul méticuleux Duchesne n’avait contrôlées. Foi traditionnelle et touchante, pareille à celle des héros de Walter Scott dans le retour des Stuart et qui suffisait à illuminer des âmes fières, rigides et solennelles. Il n’était pas jusqu’au personnel qui, par un privilège spécial, ne fût admis à participer à ces nobles espoirs. Personnel dont vous chercherez vainement l’équivalent dans tous nos dossiers de vieilles bonnes et de servantes modèles qu’un prix Montyon de cent écus doit généreusement récompenser d’u demi-siècle de dévouement. On m’a cité, chez vous, certaine Apollonie entrée au service à neuf ans, pour un prix modique de cinq francs par année, qui demeura soixante-dix ans attachée à l’étude Bremond et à qui ses économies — je suppose que ses gages avaient été augmentés — eussent permis d’acheter une petite bastide, mais qui ne voulut jamais s’en aller et que vos parents durent loger et rester. Décidément, sans le Chinois voisin on n’aurait jamais su l’heure chez les Bremond, ni l’année, ni le siècle.

Mais, dans cette maison loyale et rigide où les sentiments s’habillaient en redingote et cravate blanche, un rayon de soleil entra et ce fut votre mère. D’une main légère elle ouvrit les fenêtres et les laissa ouvertes. Son grand-père, Zénon Pons, helléniste aimable, avait reçu à Toulon, quand elle débarqua avec Dumont d’Urville, la Vénus de Milo et déchiffré, le premier, ses inscriptions. On ne reçoit pas en vain les déesses, même si elles n’ont pas de bras pour vous garder. Sa grand’mère maternelle, Mme Tassy, avait donné au jeune Thiers — au jeune M. Thiers — alors étudiant à Aix « le minimum d’élégance dont il avait besoin » pour avancer dans la vie publique. Ces Tassy, race extrêmement distinguée — l’un traça, le premier, la voie ferrée des Alpes, l’autre régénéra pour un temps les forêts turques — étaient, par surcroît, ô horreur ! des libéraux. Ils jouaient aux boules avec Thiers et Mignet et, dans l’atelier de serrurerie où le père de Mignet fabriquait à la forge ces belles rampes de fer qui ornent les hôtels d’Aix, il leur arriva d’écouter M. Thiers. Un jour, celui-ci parla si bien que tous les ouvriers suspendirent leur travail : « Les marteaux, a raconté l’un d’eux, restèrent en l’air tant qu’il parla. »

Des libéraux chez les Bremond, aux yeux de qui M. Thiers représentait la Révolution et dont les narines flairaient, au seul nom du P. Lacordaire, une odeur de roussi ! Les rencontres familiales, on le devine, n’allaient pas sans heurts. Un enfant, déjà, recueillait leurs contradictions qui demeuraient cordiales et, dans les bas-fonds de l’inconscient, partagé entre l’immobile magnanimité des uns et le bouillonnement agité des autres, donnait raison à tout le monde, se préparait à devenir l’écrivain mystérieux et déconcertant qui excite ces ardeurs ou ces réprobations dont s’accompagne l’intérêt passionné du lecteur. Votre curiosité vient de là, comme votre ferveur continue et quasi féminine vous vient de celle qui vous donna à sucer le lait des humaines tendresses. Elle devait enfanter trois prêtres et de son unique fille naîtraient trois religieuses bénédictines. Je l’imagine sous les traits de cette Vierge à la soupe au lait de Gérard David qui paraît aussi claire et fraîche que le divin enfant.

Dans un petit livre charmant l’Enfant et la Vie. Vous vous déclarez partisan de l’éducation en musique, in hymnis et canticis, etvousestimez avec Doudan que les meilleurs examens à faire subir aux enfants seraient des examens d’ignorance. Car vous savez bien qu’il est une autre instruction qui se fait sur les genoux maternels, celle-là même qui apprenait comme une chanson les vers de Racine à Joseph de Maistre. Ne devez-vous pas à votre mère ce rayonnement qui, pour certaines œuvres privilégiées, semble se détacher des mots, comme un fluide inconnu, pour atteindre le cœur et le cerveau de ceux qui lisent ? Sur la jolie place des Prêcheurs où je cherchais votre passé, un vieil ami de votre famille m’a conté qu’un soir, dans un salon d’hôtel, à Royat, où Mme Bremond se trouvait pour sa santé, une grande cantatrice, invitée à chanter par la nombreuse et bruyante compagnie qui se rassemblait après le dîner, s’y refusa obstinément. Le salon peu à peu se vide ; elle vient alors à votre mère et lui dit : « Maintenant qu’ils sont partis, je vais chanter pour vous. » Ils, les indifférents, ceux qui n’ont jamais reçu, comme dit Newman, la visite des anges. Ainsi, Monsieur, l’on a beaucoup chanté pour vous. Les morts ont retrouvé la voix qu’ils avaient perdue dans les bibliothèques, et les vivants se sont confessés, même sans contrition et sans pénitence. Ils répondaient à l’appel intérieur qu’adressent certaines âmes tourmentées, avides d’étancher à des fontaines de vie leur soif de certitude ou d’amour. Cet appel, vous le déposez sans le savoir — ou peut-être en le sachant, car vous êtes très savant de vous-même — dans ces formes de style sur quoi les critiques les plus avertis ne nous apprennent pas grand chose, parce qu’elles gardent une part inexplicable. Pourquoi certains auteurs qui, somme toute, n’écrivent pas mieux que tant d’autres, exercent-ils une secrète et irrésistible attraction ? Ne faut-il pas admettre de mystérieux prolongements, une vibration musicale qui échappent à l’analyse et n’ont pas de technique ?

Celle qui, pour vous, cueillait la fleur de la vie afin de vous la donner à respirer vous quitta dans votre adolescence. Mais vos maîtres, au Collège catholique d’Aix, étaient bien incapables d’assombrir vos études. Ils n’eussent pas eu besoin d’imiter ce Joachim de Flore qui prêchait un jour de pluie dans une église d’Italie et qui, recevant sur la chaire un pâle rayon, entraîna aussitôt son auditoire hors des murs pour lui faire « admirer la caresse du soleil sur les prés mouillés » : vous cherchiez déjà vous-même ce qui brille à travers les larmes. J’ai visité cet ancien Collège catholique au sommet de la ville d’Aix, entouré de couvents dont les cloches vous appelaient : il sent la campagne voisine et la vue se heurte au bout de l’horizon à l’héroïque Sainte Victoire chantée par votre, par notre Mistral, dont les cigales de Provence auraient bien tort de nous reprocher l’oubli, car le sage de Maillane a préféré aux froids jardins d’Académus les prairies ensoleillées où leur chant aigu est comme une transposition de l’éclat du jour. Son petit cloître de simili-gothique a vu passer toute une pléiade de jeunes gens dont les noms sont aujourd’hui célèbres : Lionel des Rieux, Xavier de Magallon, Joachim Gasquet et le premier d’eux tous, Charles Maurras. Vos professeurs eux-mêmes ont obtenu de l’avancement : l’abbé Guillibert est devenu Mgr de Fréjus et l’abbé’ Penon Mgr de Moulins. Ne vous êtes-vous pas souvenu d’eux quand vous nous montrez, dans l’Enfant et la Vie, que la candeur même du prêtre, sa fraîcheur d’imagination, sa noblesse intacte le rapprochent de là jeunesse, le prédisposent à un enseignement tout chaud et tout vivant. « J’entends encore, dites-vous, mon professeur, de rhétorique, merveilleusement jeune après trente années de classes, relisant Bossuet d’une belle voix vibrante, avec une admiration toute neuve qui retenait, les plus espiègles et secouait les plus endormis. Non, jamais personne n’a aimé, n’aimera les livres comme ces hommes qui, dégagés des vulgarités de ce monde, ont pu garder, dans leurs sentiments littéraires, la sève, la fraîcheur et les illusions du printemps. » Depuis lors, vous vous êtes rattrapé sur Bossuet, mais si vous êtes demeuré extrêmement sensible à la cadence des mots, au rythme des phrases, au point de poursuivre ce rythme et cette cadence jusque dans la poésie classique, et jusque dans la poésie étrangère, dans Virgile, dans Goethe, dans Milton, vos dons de musicien n’ont-ils pas été cultivés dans cepetit cloître cernant un carré de buis d’où montait, comme un chant, un jet d’eau s’égouttant dans un bassin ?

Cette musique intérieure accompagna votre double vocation religieuse et littéraire. À peine bachelier, vous partiez pour l’Angleterre où vous entriez au noviciat des Jésuites. Et ce même noviciat des Jésuites attirait après vous vos deux frères, Jean et André. Comment ne pas les associer aujourd’hui aux honneurs qui vous sont rendus ? L’un, helléniste, plus savant encore peut-être que le chevalier de la Déesse sans bras, a composé un livre exquis sur la Piété grecque où Socrate et Platon, si la prière est une élévation de l’âme vers Dieu, font leur prière au Dieu inconnu. Vingt ans il fut en Égypte l’un des meilleurs artisans de la propagande française. L’autre : mais l’autre, nous le retrouverons... Trois Bremond d’un coup : les Jésuites avaient fait cette pêche miraculeuse. S’ils ne vous ont qu’à moitié gardé, c’est qu’il est dans votre nature de passer à travers toutes les mailles. Mais vous leur êtes à demi resté et l’on s’en aperçoit à la part — légitime — que vous leur réservez dans votre Histoire du sentiment religieux. Vous retrouverez ici — on ne les évite nulle part — les ombres de nombreux humanistes de leur Compagnie, Méziriac, Gédoyn estimé de Sainte-Beuve, Fraguier et le fameux d’Olivet. Un jour, un de vos ennemis — vous en avez, et de vifs ! — pensant vous accabler, vous définit : ce prêtre qui a tous les vices des Jésuites, sans en avoir les vertus... Mais les vices des Jésuites suffisent à faire d’honnêtes gens.

Vos années d’apprentissage outre-manche se prolongèrent comme une sorte de longue nuit agitée d’éclairs. Les livres vous absorbaient trop. Il vous manquait un contact plus direct avec la vie. Un merveilleux sourcier, votre vrai maître, allait vous ouvrir les fontaines. Vous avez élevé un monument à sa mémoire : je n’ai qu’à feuilleter les volumes que vous lui avez consacrés pour mesurer son influence sur votre esprit, j’aurais dit sur votre cœur si l’esprit n’était cœur chez vous. Certes, nous connaissions par le savant ouvrage de l’un de nos plus éminents confrères, Thureau-Dangin, l’histoire de la Renaissance catholique en Angleterre. Nous savions que ce mouvement prit naissance à Oxford. Le puritanisme, la nudité des temples, la froideur des cérémonies avaient pu suffire à des Sydney Smith qui gardaient intact « l’héritage de vertus faciles, de vie confortable et d’insouciance théologique » légué par leurs prédécesseurs. Les âmes plus ardentes d’un Pusey, d’un Froude et surtout d’un Newman ne s’en contentaient plus. Cette sécheresse du culte symbolisait pour eux la décadence de l’esprit religieux dans leur pays. Soulevés par leur parole, les étudiants d’Oxford, haletants, vivaient dans l’espérance d’un monde nouveau. Vous nous avez rendu sensible cette espérance. Empruntant à votre Newman même vos aventureuses méthodes de composition, vous nous avez restitué l’atmosphère d’un passé qui nous est devenu présent, car il correspond au tourment éternel de l’homme.

Un soir d’avril 1833, à Rome, un tout jeune prêtre de vingt-quatre ans en qui l’Église voyait déjà une de ses lumières, Mgr Wiseman, le futur auteur de Fabiola et le futur cardinal archevêque de Westminster, alors recteur du collège anglais, reçut la visite de deux de ses compatriotes, tous deux professeurs à Oxford. C’était Froude qui devait mourir peu après, et c’était Newman. Ils venaient confier leurs doutes au prêtre catholique, lui proposer un accord avec l’Église romaine à des conditions qui n’étaient pas recevables. Mgr Wiseman les éclaira sur le point exact de leur marche en avant. Mais, longtemps après qu’ils furent partis, il demeura à rêver. Tous ses désirs le retenaient à Rome, et la paix et la douceur de son avenir. Cependant il résolut ce soir-là de retourner dans son pays dont ses deux visiteurs lui avaient apporté à distance l’immense frémissement religieux.

Qui donc était ce Newman qui, partout où il apparaissait, avait le pouvoir d’emporter avec lui les âmes ? Vous avez cent fois essayé de fixer la mobilité de cet homme insaisissable, mélange de races et produit d’une culture et d’une civilisation raffinées, d’une personnalité si débordante qu’il s’assimilait ses auditeurs, atteint de cet abus romantique du moi qui lui faisait dire : « Il n’y a pour moi que deux êtres qui comptent : Dieu et moi. » Mais dans l’extrême solitude venue de l’épreuve de l’esprit ou du cœur, de l’inquiétude philosophique ou de l’angoisse de l’amour, dans l’extrême solitude que trace la mort comme un cercle autour de chacun de nous, peut-il en vérité y avoir autre chose ? Dans son isolement, son prestige lui amenait une foule. Il aimait être aimé et demeurait distant. Le poète Aubry de Vere, rivalisant dans ce portrait avec le pinceau des préraphaélites anglais, Dante-Gabriel Rossetti ou Burnes Jones, nous le montre, au temps d’Oxford, entrant dans un salon : « Devant cette légèreté et cette grâce, écrit-il, vous auriez cru voir un jeune moine du Moyen-âge ou une très grande dame d’aujourd’hui. Pâle, maigre, presque émacié, quand il marche il semble courir. Au repos, il a une sorte de tranquillité intense. » Susceptible et irritable toutefois, d’une ironie amère et méprisante dans la polémique, il séduit et paraît détaché. Il nous semble étranger et lointain, et subitement il se rapproche. Comme vous savez le rapprocher de nous, quand vous nous le montrez embrassant les saules d’Oxford, ou s’attachant à un vieux manteau qui lui a tenu compagnie à Corfou et à Littlemore ! Les objets ont pour lui, comme pour Lamartine, une âme. Dès lors, comment neserait-il pas le plus passionné des directeurs d’âmes, celui pour qui ces âmes humaines ont un prix infini ? Il est « un de ces hommes rares et prédestinés qui imposent à quiconque les approche la pensée de Dieu ». Il peuple notre désert de cette présence.

Ah ! que vous avez eu raison, Monsieur, de nous montrer dans cet émouvant drame d’Oxford, sous les discussions théologiques, la qualité des désirs et des âmes !Newman et ses amis Froude, Kubly, Pusey ont tenté la réforme de l’Église anglicane. Leur élan bientôt est brisé, car ils sont condamnés par leurs évêques qui ont distingué nettement, au bout de leur chemin, la Ville Éternelle où tous les chemins, dit-on, conduisent. Seul, Newman reprend le mouvement en avant, comme un vaisseau de plus fort tonnage, séparé de son escadre, gagne dans la tempête la haute mer. Il fait ses adieux à ses paroissiens qui le pleurent dans la petite église de Littlemore, par exception toute fleurie, et il se retire dans une cellule où il attendra plusieurs années dans la méditation la certitude, devenue nécessaire à son esprit, du lien direct qui joint à la divine parole de Jésus la hiérarchie romaine. Et puis, un soir, brusquement, il priera un pauvre prêtre italien de passage de recevoir son abjuration

Cependant toute une bataille s’est livrée auparavant autour de l’ermite sans cesse visité de Littlemore. Anglicans et catholiques le répudient, lui et ses disciples. Mais, revenu de Rome, Mgr Wiseman se jette entre les deux camps. Il ne permettra pas l’avortement de l’œuvre de Dieu. Sa vertu fera ce que ne peut pas le génie. Parce que la supériorité de Newman contribue à l’isoler en suscitant l’envie, il s’inclinera humblement devant cette supériorité : – Venez à nous, le supplie-t-il nous vous donnerons ce qui vous manque : la vérité ; vous nous apporterez ce que nous n’avons pas : l’éclat du talent et de la vertu, et tous ensemble nous étendrons le règne de Dieu...

Voilà comment l’Église ouvre les bras. Quand Newman se convertit; plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la rencontre de Rome. Le vainqueur et le vaincu de cette lutte pacifique étaient devenus frères. Mais, quand ils se retrouvèrent pour la première fois après cette conversion, faute de s’être jetés d’un premier mouvement dans les bras l’un de l’autre, ils demeurèrent gênés et contraints, avec toute la raideur britannique et l’impuissance des mots.

Ce Newman pour qui le surnaturel, – et même le surnaturel chétif de la vie quotidienne, – est une réalité, a été pour vous la grande lumière. Il vous a communiqué son éloignement pour l’abstrait, sa défiance de la raison pure, son sentiment intime de la foi toute incorporée dans l’être, comme si elle avait elle-même un cœur, du sang, des nerfs, ou plutôt il vous a révélé à vous-même. Car nos maîtres ne nous servent qu’à nous découvrir. Dans le même temps, vous vous étiez imprégné de la sympathie humaine de Georges Eliot. Tendresse de l’une, pénétration de l’autre, vous étiez prêt à suivre le travail intime de Dieu dans les âmes chrétiennes, non pas en historien impartial, mais en apologiste de cette vie intérieure que vous regardez vivre. Dès lors vous portez votre œuvre, mais il faudra la collaboration des années pour son enfantement.

Revenu en France, professeur, puis critique littéraire aux Études, collaborateur du Correspondant, de la Revue des Deux Mondes, ouvert à tous les courants contemporains, cherchant les premières clartés de ces aubes de conversions qui annoncent les lentes promesses d’un Huysmans ou d’un Brunetière, vous commencez bientôt d’écrire sous forme de monographies les premiers chapitres de votre vaste Histoire du sentiment religieux en France. La Provence mystique, Sainte Chantal dont vous remanierez un jour l’histoire, l’Apologie pour Fénelon, Bossuet ne sont que des chapitres qui s’y intercaleraient aisément. Les mélodies chantent en vous, quand vous n’avez pas encore achevé l’orchestration. Votre vie se perd dans votre travail quand elle ne le tire pas à elle, tantôt l’inspire et tantôt s’y soumet. Vos fièvres l’agitent et il vous calme. Vous sortez de lui comme d’une place assiégée, mais il vous reçoit et vous défend. En sorte que, si j’étudie cette Histoire du sentiment religieux, soit dans la suite de ses gros volumes, soit dans les parties que vous en avez détachées, c’est encore vous et vous toujours que je suis bien assuré d’y rencontrer. Vous, l’infatigable bénédictin qui, dans un village perdu des Pyrénées, ou dans une petite chambre du quartier de l’Observatoire, pareille à une cellule et desservie par un couvent voisin, amoncelez les tomes de votre immense enquête sur la spiritualité.

Un jour de printemps, l’an dernier, une colombe vous apparut dans cette cellule, sous la forme d’une sœur de Saint-Joseph de Cluny. Elle sortait du monastère voisin où, remplaçant les cloches d’autrefois, la sonnerie du téléphone l’avait avertie. Son vol avait été si rapide que, posée, elle tremblait encore et, comme elle avait oublié le rameau d’olivier, vous ne compreniez pas son émotion. « Monsieur l’abbé, roucoula-t-elle enfin, vous êtes élu. » Et bien que vous soyez fort éloigné de ces théologiens moroses qui tiennent pour le petit nombre des élus, vous ne fûtes pas fâché de faire désormais partie d’une minorité restreinte, que nous accroissons comme nous pouvons, sans hâte et sans plaisir. Ce fut là, sans doute, votre premier mouvement. Un conte de Jules Lemaître nous avertit que d’habitude ce premier mouvement est le mauvais. Votre second fut de rendre grâces, bien plutôt qu’à nous, vos confrères de la terre, à ces prêtres, à ces moines, à ces religieuses qui, à leur descente du Thabor, vous ont montré sur leur visage le reflet divin, afin que vous nous en transmettiez le rayonnement. Telle fut, un après-midi d’avril, la rencontre entre la colombe et – l’aigle appartient à Meaux, le cygne à Cambrai, – mettons l’oiseau de paradis.

L’oiseau de paradis ne s’acclimate pas volontiers. Pour lustrer son plumage il a besoin de soleil. Un commentateur de Newman disait de son grand patron et du vôtre : « Vous ne trouverez pas un auteur plus stimulant, mais ce maître n’avait pas reçu le don de construire. » Newman, décidément, vous a marqué de son empreinte. Car on pourrait vous adresser la même louange et le même reproche. Vous n’êtes pas de cette lointaine époque où l’art de composer et celui d’écrire se confondaient. Votre grande fresque mystique est une suite de morceaux juxtaposés. Une critique exigeante souhaiterait un plan mieux défini et des proportions plus exactes. Mais, quand on voit passer un brillant cortège, on ne compte pas les boutons de guêtres.

Laissant à d’autres auteurs sacrés, comme Mgr Baudrillart, ou dignes de l’être, comme M. Pierre de la Gorce et M. Georges Goyau, l’histoire de l’Église à travers les temps, de ses vicissitudes temporelles et spirituelles, de ses luttes théologiques, vous avez entrepris de nous montrer la vie intérieure du catholicisme, du commencement du XVIIe siècle à nos jours. Cette vie intérieure, vous en mesurez l’intensité à l’influence des écrivains mystiques et des saints. Mais votre méthode hagiographique rompt délibérément avec ces apologies d’autrefois où le saint n’avait pas de pays, pas d’ancêtres, pas de famille, pas de langue maternelle. Le saint est avant tout un homme, et vous avez raison de rappeler aux profanes qu’il ne leur convient pas de se désintéresser de la vie des saints. Le saint, bien que très humain, est un être privilégié, à qui Dieu se communique d’une façon particulière. Or ces communications, rappelle Malebranche, peuvent être contagieuses. Les six premiers volumes de votre Histoire du sentiment religieux en France n’ont pas réussi à épuiser le grand siècle ; déjà ils l’ont expliqué. Au début du XVIIe siècle, la France n’est pas encore convertie au solennel et au grandiose : « On avait appris à lire dans l’Astrée, à prier dans les jardins de la bouquetière Glycera, à chanter sur le Pont Neuf... » Même plus tard, le temps de Louis XIV n’est point compassé, rangé, étiqueté et classé comme une fausse tradition le représente. Aussi grouillant et violent que le XVIe siècle, mais dompté et dirigé, aussi prompt aux effervescences religieuses, il se passionnera pour ou contre le pur amour ou le mystère de la prédestination, pour le jansénisme ou le quiétisme, et le grand fleuve majestueux, dont le cours aura été canalisé, continuera de s’alimenter aux abondantes sources intérieures qu’un sourcier tel que vous, Monsieur, ne devait pas manquer de découvrir.

Ainsi avez-vous restitué à ce XVIIe siècle mal connu encore des domaines abandonnés, des territoires oubliés, des provinces entières, a pu dire M. Strowski qui, dans cette voie, vous avait précédé sans oser s’aventurer sur les pas des mystiques. La littérature religieuse, avant vous, se limitait, pour toute cette période, aux François de Sales et aux Pascal, aux Bossuet et aux Fénelon, aux Bourdaloue, aux Massillon, aux Fléchier. Vous l’avez enrichie d’une foule : un Louis Richeome, jésuite – encore un ! – qui peut-être a cessé d’être lu parce qu’il ne s’adresse jamais aux femmes (« Philothée, dites-vous, aime fort qu’on lui parle d’elle ») ; un Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, en qui je salue un collègue, car il écrivit force romans ; un Yves de Paris, avocat et magicien comme notre brillant confrère Me Henri-Robert, qui mena bonne guerre contre les moralistes gémissants, soutint que l’homme n’était point fait pour les larmes, et plus galant que le P. Richeome, s’inclina devant la beauté des femmes, destinée à servir de contrepoids au pouvoir des hommes, seulement il ajoutait que cette beauté ne devait pas être cueillie et que le cœur ne trouve la paix que dans l’amour de Dieu ; un cardinal de Bérulle, fondateur de cet Oratoire qui devait mettre le sacerdoce catholique en pleine lumière et que vous appelez « une académie où l’on enseigne la politesse surnaturelle », ce qui la met évidement bien au-dessus de la nôtre ; Bérulle sublime mais ennuyeux avant que Mme Acarie eût adouci ses angles ; Bérulle d’une dévotion toute vivante dans le cœur du Christ et qui serait l’un des plus grands docteurs de mysticité s’il n’eût été atteint, sinon surpassé, par le P. Charles de Condren, dont la vie fut toute consumée dans le sacrifice du Calvaire et qui aurait pu tenir, au départ de ses ravissements, le propos de cette religieuse mourante : « Je me sépare de l’être présent et me retire dans l’être inconnu de Dieu », mais n’a-t-il pas écrit plus magnifiquement encore : « Les âmes consacrées à Dieu sont des temples que sa seule Majesté doit remplir ; et les cœurs qui lui sont voués... sont des autels qui doivent brûler de son seul amour... » Après Bérulle, après Condren, c’est Jean-Jacques Olier, le fondateur de Saint-Sulpice, magnifique poète lyrique de la Journée chrétienne dont vous avez pu dire qu’en le lisant « on a l’impression de voir se dessiner les rivages de cette mystérieuse région que les mystiques nomment le centre de l’âme. » C’est encore le Père Eudes, fondateur des Eudistes et prédécesseur de la Visitandine de Paray-le-Monial dans le culte liturgique du Sacré-Cœur ; et c’est, en attendant la succession ininterrompue des analystes de la vie spirituelle, ce P. Lallemant qui, en subordonnant l’action à la vie intérieure, savait bien que celle-ci communiquerait à celle-là son ardeur dévorante, et que les plus grands mystiques eurent à leur disposition, par surcroît, d’incomparables puissances d’agir. Pour le P. Lallemant, il n’y a plus de Marthe, il n’y a que des Marie. Marie fait en se jouant la besogne de Marthe et pour autant ne cesse de prier. « Un homme intérieur, dit-il, fera plus d’impression sur les cœurs par un seul mot animé de l’esprit de Dieu qu’un autre par un discours entier qui lui aura coûté beaucoup de travail et où il aura épuisé toute la force de son raisonnement. » Rien de plus exact. L’homme vaut surtout par la flamme qu’il porte en lui. Resplendit-elle ? aussitôt elle se propage. Qu’elle soit éteinte ou vacillante, il n’exerce plus aucune influence. Il cesse de brûler les étapes et ne les fait brûler à personne. Le rayonnement d’un être est en fonction de cette vie intérieure qui, chez la plupart des hommes et des femmes, est réduite à une part misérable quand elle n’est pas abolie. Qui donc aujourd’hui médite ou, comme on disait jadis, qui fait oraison ?

La singularité de ce XVIIe siècle dont vous nous restituez les profondeurs, c’est l’union étroite du monde et du cloître. Ils se connaissent, ils se touchent, ils se pénètrent. Un pont est jeté de l’une à l’autre rive. Les grandes abbesses, les grandes moniales – une sainte Chantal, fondatrice de la Visitation, une Mme Acarie à qui nous devons la venue des Carmélites en France, une Marie de l’Incarnation qui évangélisa le Canada – ont longtemps vécu de la vie du monde avant d’être cloîtrées. Ce mélange n’allait pas sans un pittoresque et des aventures dont vous tirez, non sans quelque humour, toute une légende dorée. Car, si les unes avaient été libérées de leurs obligations mondaines par le décès d’un mari délicat, les autres se trouvaient prises entre les exigences conjugales et maternelles et celles, plus impérieuses encore, de la vocation. Quand M. Acarie rentre d’exil après ses incartades de la Fronde, il trouve son hôtel rempli de jeunes novices que sa femme prépare au Carmel. « C’est une chose incommode, confie-t-il à un ami, d’avoir une femme vertueuse. » Cependant, la petite communauté le berne gentiment, le promène, et même une des novices, de visage agréable, croit devoir jouer et danser avec lui pour ne pas le désobliger. Du coup, vous le déclarez insupportable et l’accusez de fatiguer la maison tour à tour par ses violences et ses entrechats. Vous en parlez à votre aise, en homme que la piété des dames ne saurait incommoder. La sainteté, certes, a tous les droits, mais il faut le temps de la reconnaître. Et voyez dans quel embarras une sainte comme cette charmante Marguerite Romanet, ma compatriote de Savoie, peut mettre le meilleur des maris : « Elle marchait sur les eaux de ce monde, dit son biographe, comme si elle marchait sur les cieux. » Mais sa fraîcheur d’aurore jetait sur le mal la brume légère des beaux matins de printemps ; ainsi ramenait-elle à domicile, pour les convertir, toutes les femmes débauchées qu’elle rencontrait. Elle en installa jusqu’à six dans la maison conjugale. Laissez-moi préférer les novices de Mme Acarie.

« Ce que le mari d’une sainte, dites-vous, peut après tout faire de mieux, c’est de l’imiter. » Sans doute, mais si vous croyez la chose facile ! Voyez plutôt le ménage Hélyot. Mme Hélyot, dont un délicieux portrait, gravé par son mari, nous montre un petit ovale puéril perdu dans un capuchon, avait tant de douceur peinte sur le visage qu’il n’y avait qu’à la regarder pour calmer ses passions. À dix-huit ans, elle s’était mariée à un conseiller de la Cour des aides qui en avait trente-quatre. Elle aimait assez la toilette, et les traités de dévotion lui donnaient mal au cœur. Mais elle perd un fils, un beau petit enfant de quatre ans, et la douleur la jette à Dieu sans partage. Elle se défait de ses bijoux, elle se coupe les cheveux – ce n’est déjà plus la mode, – elle renonce à goûter – ce sera toujours la mode, – elle renvoie sa voiture, elle met des lunettes pour « déshonorer son visage ». Son élan divin est tel qu’elle est comme suspendue entre le ciel et la terre. Elle mourut, couronnée de fleurs. Son mari se convertit, accepta d’elle tout ce qu’elle exigea, et même le mariage mystique, distribua sa fortune aux pauvres qu’il fréquentait et dont il accompagnait, souvent seul, le convoi, fit métier de retirer de prison les détenus pour dettes, même quand le fisc était leur créancier. Lorsqu’il eut perdu sa femme, il se rapprocha encore de Dieu dans la solitude du pur amour. Vous citez de lui ce billet : « Dans mon oraison du matin, j’ai vu l’amour écrit sur toutes les créatures ; les hommes le portaient sur le front, les arbres sur leurs feuilles, les maisons sur leurs murailles ; de quelque côté que je me tournasse, je ne voyais qu’amour, amour, amour. Voyant l’amour dans toutes les créatures, je les aimais toutes dans l’amour. » Toutes, ajoutez-vous, mais l’une d’elles davantage. Il prit du mal en gravant le charmant ovale au capuchon dans un grenier exposé à l’air et l’annonce de sa mort lui fit grand plaisir. N’allait-il pas la rejoindre ? Son visage était beau, dit son biographe, et c’était un homme bien fait. Voilà, évidemment, ce que peut le mari d’une sainte. Mais ne marchez-vous pas sur nos plates-bandes et n’est-ce pas là un roman d’amour ?

Vous qui prenez si maigre part aux tribulations des maris, vous montrez un cœur paternel aux enfants abandonnés. Il faut bien que Mme de Chantal soit canonisée pour que vous acceptiez qu’elle franchisse le corps de son fils en travers de sa porte afin de s’en aller à la Visitation, et pourtant les mères n’élevaient pas alors elles-mêmes de grands garçons de quatorze ans et Mme de Chantal n’a pas cessé de remplir ses devoirs de famille. Vous comprenez mieux, bien que la vie mystique dépasse nos facultés intellectuelles, les contemplations, les extases, les ravissements de notre admirable sainte Thérèse française, cette Mme Martin devenue sœur Marie de l’Incarnation, que sa conduite singulière à l’égard de son fils unique. Veuve à vingt ans, elle entre dix ans plus tard aux Ursulines de Tours. Elle s’y rend accompagnée d’une procession où le petit Claude tient sa place. Elle le confiait, il est vrai, à une sœur et à un beau-frère, et ne quittait pas la ville. Mais elle avoue l’avoir préparé à cette séparation en le mortifiant de caresses. Les camarades du petit Claude prirent son parti, et les voilà faisant le siège du monastère, les uns armés de cailloux et les autres de bâtons. Le cœur maternel était bien autrement assiégé. Ce cœur était si tendre et déchiré que, près de quarante ans plus tard, du fond du Canada, elle écrira à dom Claude, son fils entré dans les ordres : « Sachez donc, une fois encore, qu’en me séparant de vous je me suis fait mourir toute vive. » Et comme elle reçoit, sur ces terres lointaines, la visite d’un homme qui retourne en France et doit voir dom Claude, elle lève devant lui son voile, afin qu’il porte son visage à son enfant.

Je m’excuse d’avoir découvert dans vos livres mystiques tant de traits humains. Peut-être n’était-il pas inutile de nous relier d’abord à vos prodigieux héros, car, leur demeurant si attachés, nous essaierons mieux de les suivre dans leur ascension et saurons bien ne pas voir en eux des illuminés atteints d’une démence sacrée. Nombre de vos clients – abbesses, religieuses ou moines – ont été béatifiés ou canonisés après de minutieuses enquêtes, sans avoir eu besoin de la recommandation d’Anne d’Autriche qui, invoquant la mère d’Arbouze ensevelie au Val-de-Grâce, promettait à la défunte : « Si elle m’obtient un enfant, je la ferai canoniser. » Elle eut Louis XIV, pour la gloire de la France et sans doute aussi pour la satisfaction de M. Louis Bertrand.

Cependant je diminuerais singulièrement votre œuvre si je m’en tenais à ce côté anecdotique ou même psychologique. Je souhaiterais d’en faire respirer l’atmosphère de ferveur religieuse. Vous ne vous attachez pas outre mesure à ces phénomènes apparents de la vie mystique ravissements, extases, stigmates mêmes et partageriez volontiers l’avis du P. de Condren qui attribuait cette part physiologique à une infirmité de notre nature, recevant charnellement les communications saintes et insuffisamment libérée de sa faiblesse pour supporter sans ébranlement le privilège royal de la présence divine. Au plus intime de notre âme, à son centre comme disent les analystes de spiritualité, s’opère la rencontre entre Dieu et nous. Il nous appelle, nous conquiert, et, nous nous perdons en Lui sans cesser, d’y puiser un accroissement de nos puissances de sentir et de vouloir. De ces émouvantes rencontres, où l’esprit humain est terrassé, puis dilaté, vous êtes l’historien passionné qui multiplie les témoignages. Ces témoignages contrarient-ils la raison ? Mais quand donc la raison nous a-t-elle expliqué l’univers, et la vie, et la mort, et l’amour et nous-mêmes ? Elle remonte de cause en cause et sa poursuite aboutit fatalement au mystère, dans une nuit que n’éclaire aucune lumière électrique. Non pas qu’elle ne nous soit indispensable. Et peut-être exagérez-vous son insuffisance. Elle se heurte au monde invisible et le surnaturel nous baigne. Mais sans elle nous trébucherions à chaque pas. Les mystiques vont plus vite et plus haut que nous; ils n’ont pas désappris de marcher. Commentant cette parole de Brunetière : « Il ne s’est peut-être accompli rien de grand ou de véritablement fécond dans l’histoire de l’humanité qui ne contienne, à son origine, dans son principe ou dans son germe, quelque chose d’irrationnel », vous ajoutez qu’irrationnel ne signifie point déraisonnable, mais hors de la raison. Il faut, dites-vous, l’union étroite, indissoluble, essentielle, du cœur et de l’intelligence dans la recherche de la vérité. La grâce dépasse le raisonnement. Mais vous savez bien aussi jusqu’où nous risquerions, sans la raison, de nous égarer. « Réserver aux seuls mystiques, dites-vous, le jugement des mystiques, c’est fonder l’illuminisme et nier l’Église ». Et quand l’autorité divine du prêtre se heurte à l’inspiration, divine elle aussi, du mystique, l’ordre exige que la seconde cède le pas à la première. Ainsi votre histoire du sentiment religieux est-elle remplie de tous ces beaux conflits entre l’élan et l’ordre: l’un qui supprime la distance, l’autre qui la mesure ; l’un qui découvre, l’autre qui bâtit ; l’un qui fait jaillir les sources, l’autre qui les canalise et les capte en fontaines. Vous préférez l’élan, mais vous vous soumettez à l’ordre.

Maurice Barrès, qui vous eût accueilli à cette place avec son admirable réalisme lyrique, voyageant en Orient, y cherchait « l’étincelle mystique par qui apparaît tout ce qu’il y a de religieux, de poétique et d’essentiel dans le monde ». En Asie, elle jaillit partout; mais la flamme devient incendie. Dans cette France du XVIIe siècle que vous étudiez, elle allume de grands brasiers qui éclairent et qui réchauffent. Le jansénisme a failli l’éteindre. Son Christ avare et lointain, rigide et effrayant, glace les âmes au lieu de les attirer. Et peut-être, plus que des doctrines êtes-vous curieux des tempéraments et des façons de sentir et de comprendre. Il y a bien Pascal qui vous gêne, Pascal qui brûle comme une torche vivante, mais vous l’annexez aux mystiques, et c’est la revanche des Jésuites sur l’auteur des Provinciales. Quant aux autres, Saint-Cyran, le grand Arnauld, Nicole, comme à ces chouettes que les paysans clouent sur leurs portes, vous leur faites subir un traitement cruel et pourtant vous éprouvez quelque amitié secrète, venue de votre art incomparable de la dissection intime, pour l’inquiétant et fascinant Saint-Cyran, pour le grand docteur Arnauld si ingénument orgueilleux, pour le rationaliste Nicole, janséniste malgré lui, magnifiques oiseaux de nuit aux yeux ronds, jaunes et hagards, qui luisent dans les ténèbres.

Cette querelle, de tempéraments plus encore que de doctrines, où s’opposent le tendre Christ aux bras grands ouverts, qui appelle, qui pardonne, qui aime, et le Christ plus étroit qui mesure l’appel, le pardon et l’amour et ne se laisse pas amollir, n’est-ce pas elle, au fond, que vous poursuivez dans la bataille du quiétisme entre Bossuet et Fénelon ? Ce Bossuet à qui vous prêtez toutes nos faiblesses, sauf les deux qui nous sont chères, la curiosité et l’amour humain ; ce Bossuet que vous nous montrez, dans son préceptorat du dauphin, abusant de sa gravité et de son érudition pour abrutir un enfant ; ce Bossuet à qui vous reprochez de n’avoir été à la Cour qu’un simple comparse, comme si la supériorité du génie ne suffisait pas à le désarmer parmi les brigues et les intrigues ; ce Bossuet que vous accusez de médiocrité et de faiblesse de caractère, quand Mlle de la Vallière a bien su trouver son appui contre Mme de Montespan et contre le Roi ligués ; ce Bossuet dont vous faites un magnifique dompteur ou un énorme rhéteur qui sonne de la trompette et contre qui vous multipliez les charges brillantes après avoir dispersé ses troupes de première ligne commandées par les Brunetière et les Crouslé : votre plus grand grief contre lui ne serait-ce pas de tenir même de loin au jansénisme ? Avouez qu’il a résisté à vos assauts. Et même sa personnalité que vous niez – car vous ne lui attribuez aucune vie intérieure, parce qu’il est de ceux qui n’en livrent rien et s’objectivent dans leurs ouvrages – est si débordante qu’elle envahit votre Apologie pour Fénelon. On ne voit plus que lui, un peu trop rouge et apoplectique, un peu trop environné des tonnerres et des éclairs du Sinaï, et pareil à quelque toile rutilante d’un nouveau Rubens, tandis qu’on cherche en vain l’insaisissable fantôme de Fénelon caché dans un brouillard comme si quelque Eugène Carrière l’avait peint. Et ne vous contraint-il pas à rendre hommage aux Élévations sur les mystères, au Traité de la concupiscence et aux Méditations sur les Évangiles ? — car c’est encore vous qui, par un de ces contrastes où vous excellez, tracez le plus beau portrait du Bossuet méditatif pour qui la vie n’est qu’une ombre en face de ces vérités éternelles auxquelles il a donné son cœur, sa raison et son génie et qui, tout de même, avouez-le, ont une autre importance, dès qu’elles sont en cause, que toutes les questions de dignité, de bienséance et d’honneur même invoquées par Fénelon.

Réconcilions-nous, s’il en est besoin, Monsieur, dans notre admiration commune pour saint François de Sales. Aussi bien, les deux courants qui emportent les âmes ne se joignent-ils pas en lui qui, dans son œuvre et son action, réconcilie le cœur et la raison, l’intelligence et la charité, l’ordre et l’élan. Quand elle apprit sa mort, sainte Chantal pleura, mais, nous dit-elle, continua de faire ce qu’elle avait à faire. Elle lui obéissait dans la mort et n’interrompait en rien sa vie. Cependant nous recueillons pieusement ses larmes.

Hâtez-vous de nous donner la suite de cette Histoire du sentiment religieux en France. Les fragments que nous connaissons de votre XIXe siècle sur Lamennais, le grand chêne justement foudroyé de la Chesnaie, sur le Sainte-Beuve de Volupté etde Port-Royal, révélateur d’âmes qu’attirait la ferveur catholique, sur Maurice Barrès qui, après nous avoir conviés, au cours de toute son œuvre, à chercher en nous le divin, écrivait dans son Enquête aux pays du Levant : « J’ai soif d’éternité », nous font passionnément désirer que vous nous disiez la vie intérieure de notre passé le plus proche. Quel chapitre, un jour, n’écrirez-vous pas sur les profondeurs intimes de la Grande Guerre où toutes les familles spirituelles de France ont versé leurs douleurs et leurs sacrifices, où vous rencontrerez de ces âmes qui avaient complètement triomphé d’elles-mêmes, comme un témoin, dans l’Angoisse de Verdun, a pu le dire d’un père Jésuite aumônier au 2e zouaves que vous connaissez bien, le P. Jean Bremond, votre frère.

« Que l’humanité est belle », disait Shakespeare. Et vous ajoutez : « Belle, parce que le surnaturel l’enveloppe, la dore de toutes parts, parce que le plus chétif des rayons qui l’éclairent, émane du Verbe, splendeur du Père, lumière vivante du monde. » Ce surnaturel, dont vous êtes l’historien ardent et prudent ensemble, il arrive que l’art nous en impose l’obsession. Dans votre volume sur Port-Royal, vous nous racontez que vous rendez visite au Louvre au tableau de Philippe de Champaigne où le peintre a représenté sa fille, la sœur de Sainte-Suzanne, demandant à Dieu la guérison avec l’assistance de la mère Agnès : « Qu’il s’apprête ou non à accorder le miracle, dites-vous, Dieu est là. D’une même certitude, la sœur de Sainte-Suzanne et la mère Agnès le sentent présent. »

Cette présence, au Louvre, je la cherche ailleurs, et sur la toile où Titien, plus accoutumé pourtant à peindre les fêtes de Venise, nous montre les deux pèlerins d’Emmaüs à table, encadrant le Christ qui a rompu et béni le pain et s’est fait reconnaître à ce geste. Les différents états de l’esprit humain en face du mystère nous sont rendus sensibles. Le serviteur et le page qui font passer les plats ne se doutent de rien et représentent la multitude des indifférents. L’un des disciples, celui de droite, renverse le corps en arrière et lève les mains dans une expression de ravissement et presque d’effroi. Il a besoin de preuves, il a besoin de voir pour croire. C’est lui sans doute qui dira : – Seigneur, il se fait tard, restez avec nous. – Mais l’autre, celui qui se tient à la gauche du Maître, n’a plus de regards pour l’extérieur et pas même pour le visage de Jésus. Il baisse les yeux et joint les doigts dans une telle attitude de concentration qu’on devine ce qu’il pense et ce qu’il entend. Ce qu’il entend, c’est la parole que votre cher Newman traduit ainsi : « Noli me tangere, car il faut que je me hâte de la terre au ciel, de la chair et du sang à la gloire, pressé de quitter un corps « naturel » pour revêtir une forme spirituelle... Alors je vous serai présent quoique invisible, plus réellement présent qu’aujourd’hui. Alors vous pourrez me saisir dans une étreinte invisible, mais plus réelle... » Ce disciple-là sent bien que le Christ ne s’en ira pas.

Ces étreintes invisibles, ces images ineffaçables, c’est la part du divin en nous. « Une âme qui monte à Dieu comme une flamme, dit Mistral dans Nerte, rien n’est plus beau, je crois. »

Venez, Monsieur, nous aider à comprendre ces âmes et à maintenir en nous et autour de nous le sens de la vie intérieure.