Réponse au discours de réception de René Boylesve

Le 20 mars 1919

Henri de RÉGNIER

Réception de René Boylesve

 

Monsieur,

Vous vous étonneriez à bon droit si, en vous souhaitant ici la bienvenue, je ne m’associais pas à l’hommage que vous avez rendu à une illustre amitié dont il me fut donné, comme à vous, d’éprouver l’active et généreuse bienveillance. Nul, en effet, autant que notre regretté confrère Paul Hervieu, n’a laissé à ceux qui l’ont bien connu le souvenir du plus vigilant, du plus dévoué, du plus parfait des amis, et du plus réfléchi, car le choix qu’il apportait à ses affections le montrait toujours soucieux de mettre d’accord, vis-à-vis d’elles, son cœur et sa conscience. Si Paul Hervieu eut le culte des hautes lettres, il eut aussi, comme vous l’avez dit, la passion de la justice et il réalisa, avec une admirable probité d’esprit, la tâche difficile d’être juste, à son point de vue, aussi bien dans ses éloignements et ses antipathies que dans ses préférences et ses admirations. Noble soin qui donnait à ses sentiments une valeur particulière ! Vous l’avez senti, Monsieur, et vous avez eu raison d’être fier de l’amical patronage dont il vous honora et auquel vous attribuez, avec une modestie qui, je le sais, n’a rien de feint, l’accueil que vous reçûtes, quand vous vous décidâtes à souhaiter les suffrages de vos confrères d’aujourd’hui, parmi lesquels manque, hélas ! celui qui eût été si heureux de vous voir prendre place à ses côtés.

Si, de ce patronage, vous avez tiré de quoi rassurer l’estime trop modeste que vous avez de vous-même, permettez-moi, tout en reconnaissant l’appoint d’un pareil appui, de vous exposer maintenant quelques appuis propres à vous enlever toute incertitude sur la légitimité de votre présence parmi nous. Ces raisons, je les emprunterai aux traditions mêmes de l’Académie, et c’est elle ainsi qui, par ma bouche, vous déliera de tous les doutes que vous pourrait encore suggérer une trop scrupuleuse inquiétude.

L’Académie, en effet, tient à honneur de rechercher, parmi les élites du pays, leurs représentants les plus notables pour se les associer et les admettre en sa compagnie. Par eux, elle s’efforce de s’incorporer les plus solides et les plus brillantes renommées françaises. Au cours de sa longue durée, elle a été fidèle à cet usage et, pour lui donner tout son sens, elle n’a cessé d’élargir ses choix. Elle a pour les fixer les indications de la gloire. Ainsi, elle obéit à une juste ambition qui, en la faisant ce qu’elle est, l’a faite ce qu’elle doit être. Gardienne du langage et hôtesse de la pensée, que cette pensée s’exerce par la lettre ou par le chiffre, par la parole ou par l’action, l’Académie se doit à elle-même d’ouvrir ses portes à ceux qui, dans les divers domaines de l’intelligence, sont l’expression vivante du génie éternel de la France. C’est ainsi qu’on l’a vue appeler à elle des hommes d’État et des hommes d’Église, des hommes de plume et des hommes d’épée des savants illustres et d’éminentes personnalités sociales, puisant, dans la diversité même de ses choix, une part du crédit dont elle jouit et sa vitalité sans cesse renaissante.

C’est au même sentiment qu’elle s’est conformée —interprète, cette fois, de la reconnaissance nationale — quand elle a élu le citoyen illustre dont l’étonnante et magnifique vieillesse a vu, avec le triomphe du Droit et de la Justice, la grandeur restituée de la Patrie, et qui, tout vibrant encore de l’immense tâche accomplie par son énergie infatigable et son implacable vigilance, lorsqu’il viendra s’asseoir parmi vous, Messieurs, y retrouvera les deux hommes dont les noms glorieux évoquent un éclat de victoire et en qui s’incarne, dans la plus haute dignité militaire, l’âme héroïque des armées françaises à qui nous devons la grande œuvre de la France sauvée, de la France reconquise, de la France délivrée, de la France vivante malgré ses deuils et debout, en face de l’avenir, de toute sa hauteur, plus haute que le plus haut laurier.

Ces grands voisinages, Monsieur, si je vous les cite, c’est aussi bien pour en parer l’Académie que pour reconnaître ce qu’ils ont, chez elle, de conforme à des traditions auxquelles votre présence n’est nullement contraire. Bien plus, elle satisfait à un souci cher à notre Compagnie et qu’elle sera toujours jalouse de conserver, car la qualité d’écrivain sera toujours le titre principal auquel elle restera fidèlement sensible. Par sa constitution même, par son but, l’Académie s’ouvre, de droit naturel, à ceux qui, par la plume, ont acquis une juste renommée et qui honorent les lettres par leur talent et par la pratique et l’amour exclusifs de leur art, à ceux qui ont ajouté au patrimoine littéraire de la France. Vous êtes de ceux-là, aussi est-il convenable et naturel que vous soyez ici aujourd’hui. L’accueil qu’on vous y a fait en est la preuve par la spontanéité que vous y avez trouvée. Ne vous étonnez donc pas de cette conjoncture, sinon je serai obligé d’avoir à m’étonner également que, vous ayant précédé à cette place, j’aie l’agréable devoir de répondre à votre remerciment. Épargnez-vous donc, Monsieur, afin de ne m’y point contraindre, un étonnement que je pourrais peut-être partager, mais qui ne serait pas dans nos usages.

 

Le goût des hautes lettres et le sens du ferme et clair langage français qui a fait de vous l’écrivain délicat et sobre que vous êtes, votre regretté prédécesseur, Alfred Mézières, en témoigna du début à la fin de sa longue carrière. Vous l’avez retracée en termes excellents, avec la plus clairvoyante sympathie et le respect le plus courtois et vous avez dit d’Alfred Mézières ce qu’il en fallait dire. Vous nous l’avez montré, dès sa jeunesse, après de brillantes études universitaires, soucieux de penser nettement et d’écrire avec élégance. Vous avez noté la curiosité de son esprit, l’indépendance de son jugement, la liberté de sa critique, le bon aloi de son érudition, la variété toujours précise de son talent, qu’il l’appliquât à l’histoire, à la morale ou à la politique. Vous avez indiqué avec quelle conscience, dans sa vie de journaliste, il demeura toujours attentif à ne pas se laisser absorber par elle. Pendant un demi-siècle, Alfred Mézières publia dans les quotidiens de nombreux articles toujours pleins de justesse et de bon sens, tout en trouvant le temps, malgré ce labeur continuel, de mener à bien, avec une patiente activité, de grands ouvrages de haute critique : ses Prédécesseurs de Shakespeare, ses Études sur Pétrarque et sur Gœthe qui forment son principal titre au souvenir de la postérité.

En évoquant ainsi en Alfred Mézières l’écrivain égal et mesuré, vous n’avez pas oublié non plus le citoyen si noblement dévoué aux intérêts et à la grandeur de la Patrie et vous avez défini la part prise par ce bon Français dans la politique de son pays. Vous avez rappelé le Sénateur de Meurthe-et-Moselle, le membre écouté de la Commission de l’armée qui mêlait à son incontestable compétence tant de souriante courtoisie. Alfred Mézières, pour avoir beaucoup vécu parmi les livres, n’en savait pas moins manier les hommes. Il voilait l’autorité qu’il prenait aisément sur eux, d’une charmante bonhomie. De combien d’associations Alfred Mézières n’était-il pas président ! Et quel liant, quelle familiarité aimable, quelle assiduité ponctuelle n’apportait-il pas à ces fonctions ! Je l’ai vu quelquefois en des comités littéraires. Il y était admirable, rectifiant les projets, réfutant les objections, résumant les questions avec une gracieuse sagesse, parlant à chacun avec une amitié si paternelle qu’elle substituait vite le prénom au nom. Pour Alfred Mézières, on était Jacques, Louis, Jules, Edmond, Paul, Ernest... Vous avez dû être René, Monsieur. Au premier abord, on était quelque peu surpris, mais on s’habituait avec plaisir à ces façons patriarcales qui groupaient autour de l’éminent et amène vieillard toute la famille des lettres.

Une telle vie, si pleine de devoirs et de travaux vaillamment et brillamment accomplis, eût dû se terminer dans les douceurs apaisées d’un long soir, mais la destinée en a voulu autrement. La foudre, qui grondait sourdement au ciel orageux de l’Europe de 1914, le sillonna d’un brusque et formidable éclair. Vous nous avez montré Alfred Mézières surpris par la tourmente, en sa maison de Rehon, à deux pas de la frontière et sous le canon de Longwy bombardé. Figure shakespearienne que celle de cet octogénaire malade, isolé des siens, soumis à la surveillance brutale et tracassière d’un ennemi sans générosité, mais qui, malgré tout, ne désespéra jamais du salut de la Patrie. Mézières à Rehon, en plein flot de l’invasion, c’est une image qui nous émeut, et qu’il soit mort avant d’avoir vu la victoire de nos armées. Avec quelle joie, il fût rentré avec elles dans ce Metz où il était né et que n’avait jamais cessé de chérir son cœur de patriote et de Français !

Lorrain de naissance, Alfred Mézières, vous l’avez noté, était, par sa famille paternelle, originaire du Maine. Du Maine à l’Anjou, il n’y a qu’un pas, aussi constatez-vous en lui des influences angevines. Vous les reconnaissez dans « cette aménité aussi complaisante qu’avertie » dans « ce sourire sous la gravité » qui caractérisaient notre confrère, et les qualités que vous trouvez en lui ramènent votre pensée vers ces provinces aux paysages modérés, aux lignes en apparence assoupies, qui sont une des grâces de notre France. Ces paysages vous les avez évoqués avec une émotion contenue et une prédilection marquée ; et nul, mieux que vous, ne les a peints en leur harmonieuse et sobre beauté, en leurs couleurs si nuancées, en leur pittoresque intime, en leur souriante mélancolie. N’est-ce pas sur eux que se sont ouverts vos yeux d’enfant et n’ont-ils pas laissé dans votre esprit et dans votre cœur des images dont a longuement vécu votre souvenir et qui sont, pour ainsi dire, comme le cadre de votre figure littéraire.

C’est dans une de ces petites villes de Touraine doucement posées au milieu des douces campagnes tourangelles que vous êtes né et que vous avez grandi. Vous vîntes au monde le 14 avril 1867 à la Haye-Descartes. Le grand philosophe qui vous y avait précédé lui-même au berceau et dont le nom s’est ajouté à celui de sa cité natale n’a eu, je dois l’avouer, aucune influence sur votre esprit, car les spéculations métaphysiques ne vous ont jamais attiré, et cependant je sais que, de la fenêtre de votre logis, on pouvait apercevoir, en se penchant beaucoup, la maison à pignon gothique et à meneaux où naquit l’auteur du Discours de la Méthode. Ce voisinage, c’est tout ce que je sais de la Haye-Descartes, mais je gage que, si le hasard m’y conduisait, je ne m’y trouverais pas tout à fait étranger et que les petites villes que vous avez décrites dans vos livres ressemblent singulièrement à celle-là. J’y reconnaîtrais aisément cette maison Collivaut qui, avec sa terrasse et son cadran solaire, joue un si grand rôle dans votre beau roman : L’Enfant à la Balustrade. La demeure des Plancoulaine ne s’y dresse-t-elle pas aussi en son opulence bourgeoise, non loin du presbytère du bon curé de Beaumont avec son jardin charmant et désordonné, bien que vous ayez dû faire subir à ces lieux les déformations inévitables que le temps et la distance imposent à nos souvenirs d’enfance pour les soumettre à l’art du roman qui n’emprunte à la réalité que ce qu’il lui faut pour être plus vrai qu’elle-même.

Cet art, que vous avez poussé jusqu’à une perfection personnelle, rien autour de vous, durant vos années d’enfance, sinon le spectacle de la vie, pour vous y incliner. De famille notariale, vous vîtes, m’avez-vous dit un jour, griffonner beaucoup de papier dans la maison paternelle, mais ce n’est pas cet exemple qui fit de vous un écrivain et de l’écrivain un romancier. Néanmoins, dans ces années lointaines, vous deviez avoir déjà un penchant à l’observation. J’en ai pour preuve certains de vos livres où l’on sent, sous la fiction, la présence de souvenirs réels et où vous confiez à un enfant le récit d’événements dont il fut le témoin déjà attentif.

Ils datent, ces livres, sinon en leur forme achevée, du moins en leurs substructions profondes, de vos observations et de vos émotions de première jeunesse. Ils sont faits d’un peu de vous-même et interprètent des spectacles qui vous avaient frappé. Vous ne vous y êtes pas raconté, car un talent de la nature du vôtre répugne à la littérature directement confidentielle et n’aime pas à utiliser la vie à l’état purement documentaire ; il la transpose en sa vérité et c’est dans cette transposition que l’art intervient ; mais cet art de faire du vrai avec de la réalité, d’où vous est venue l’idée de le pratiquer ?

Cette curiosité que l’on éprouve en face d’un écrivain, de savoir à quel moment, à la suite de quelles circonstances et par suite de quelles influences il a été déterminé à écrire, cette curiosité je l’ai ressentie vis-à-vis de vous. Rien n’est mystérieux comme cet appel profond des vocations, ses instances détournées ou son ordre brusque, comme cet attrait obscur qui pousse un être à donner à sa vie ce but singulier qui consiste à se créer pour y vivre un monde imaginaire qui, même s’il reproduit fidèlement le réel, nous contente mieux que lui. Rien n’est attirant comme ce secret que nous gardons au fond de nous-mêmes et dont à nous-mêmes les origines parfois nous échappent !

L’aveu des circonstances, souvent inexplicables, de leur vocation, certains écrivains nous l’ont fait et c’est encouragé par leurs exemples que j’ai eu l’indiscrétion de vous le demander. Vous avez mis tant de bonne grâce à me répondre que vous ne m’en voudrez pas de profiter de votre confidence. D’ailleurs, ce sera vous ramener, un instant encore, à vos jeunes années, dans une de ces vieilles maisons tourangelles où il doit être si doux d’être enfant, dans celle-là même où nous introduit votre admirable roman : la Becquée. Mais souffrez que je vous cède un moment la parole : « Le goût d’écrire m’est venu assez bizarrement par une soirée d’hiver, à la campagne, dans la maison que j’ai décrite dans la Becquée où l’on jouait au loto devant une grande cheminée flamboyante. J’avais sept ans : je n’aimais pas plus les jeux à cette époque qu’aujourd’hui et je lisais tout seul, en un coin, le Magasin Pittoresque. C’est là que je lus un petit récit de la mort de Lamartine et jamais rien au monde, je ne me l’explique pas, ne me fit tant d’effet que cette évocation d’un grand poète dont je n’avais jamais entendu parler, qui vivait dans un chalet de Passy, entouré de lévriers, et qui prisait ! Je restai hypnotisé par cette demi-colonne du Magasin Pittoresque ; j’y repensai longtemps et je demandai à mes parents, pour mes étrennes, de me faire cadeau de cahiers de papier blanc. Quand je les eus obtenus, je n’écrivis rien dessus, mais je me promenais dans le jardin, durant des heures, en imaginant des histoires à écrire plus tard sur mes cahiers dont j’avais soin. Voilà, ajoutez-vous, ma première rencontre avec la littérature. Il me fallut attendre jusqu’à quinze ans pour avoir un livre de Lamartine. Je louai chez un bouquiniste de Tours, avec mon premier argent de poche, un Jocelyn à couverture dégoûtante et lus toute une nuit à la lueur d’une bougie. Je n’eus plus de goût véritable quà écrire moi-même des vers, en cachette. »

Telle fut, Monsieur, la façon dont vous fîtes vos premiers pas sur la route qui vous a mené ici, mais, avant d’en arriver à l’époque où vous avez pu satisfaire librement et publiquement votre inclination à être auteur, laissez-moi vous rappeler brièvement les études qui contribuèrent à former en vous l’écrivain que vous êtes devenu. Successivement élève des Jésuites et des Picpuciens, d’un prêtre libre, vous achevâtes vos classes au lycée de Tours où vous fûtes un sujet remarquable, au point que l’on songea pour vous à l’École Normale. À Paris vous vous inscrivîtes à la Faculté des Lettres, vous passâtes votre licence en Droit. On vous vit fréquenter l’École des Sciences politiques et l’École du Louvre, mais ces divers travaux ne firent de vous ni un professeur, ni un juriste, ni un diplomate, ni un archéologue. Les fonctions ne vous tentaient pas ; la vie et les livres vous intéressaient seuls, la vie par les spectacles qu’elle présente, les livres par les idées qu’ils expriment. En un mot et pour tout dire, au lieu de choisir une carrière vous « cultivâtes la littérature », mais vous n’étiez pas de ceux qui s’improvisent auteur et se croient capables, avec une naïve outrecuidance, de tout tirer de leur fond, comme si toute la littérature commençait à eux et devait finir en eux.

La finesse de votre esprit, sa mesure naturelle, vous écartèrent de cette illusion juvénile. Vous aviez compris dès lors que le désir d’être un littérateur n’exclut point le souci d’être un lettré et que tout talent et même tout génie, si originaux qu’ils soient, ont besoin de points d’appui et relèvent de parentés originelles et d’influences formatrices. Vous aviez compris qu’il y a en littérature une tradition et qu’il importe de découvrir par où l’on en dépend. Aussi cherchâtes-vous dans quel terrain littéraire plongeaient vos racines secrètes. Vous vous enquîtes des esprits de votre lignée, non pour les imiter, mais pour vous fortifier de leur fréquentation éducatrice.

Si votre première admiration fut Lamartine (remarquons que vous l’abordâtes par Jocelyn où un roman est inclus dans le poème) vous ne vous en tintes pas au grand lyrique. À son culte, vous en ajoutâtes d’autres qui auraient de quoi déconcerter, si l’on ne discernait en vous une complexité qui les explique. Si Lamartine flattait votre goût pour la belle harmonie du langage et plaisait à votre sensibilité juvénile, vous aimiez aussi l’observation et l’ironie. Vous prisiez le style net et clair, bien ajusté à la pensée et qui fait étroitement corps avec elle une certaine façon d’en dire plus qu’on n’en a l’air. Vous le trouviez, ce style, dans les Lettres Persanes de Montesquieu et dans les romans de Voltaire, et c’est lui que vous avez retrouvé chez Ernest Renan et chez Anatole France. Renan et France furent parmi les éducateurs de votre esprit. Les Goncourt aussi. Ne vous en défendez pas, car je ne vous le reprocherai point. Avec leurs défauts, leurs tics même, ces subtils et curieux artistes méritent d’être considérés. Dans la grosse vague naturaliste qui déferla lourdement sur notre jeunesse, les Goncourt dessinaient une volute élégamment et bizarrement contournée en rocaille. Leur réalisme minutieux, à la fois maniéré, sincère et voulu, naïf et alambiqué nous attirait. Leur Journal vous retint par ses notations aiguës et précises. Ce procédé méticuleux, peignant par petites touches justes, vous séduisait d’autant qu’il n’est pas sans rapport avec celui de Sainte-Beuve, de Sainte-Beuve que vous admirez et à qui vous avez tenu à rendre hommage en passant, avouant ainsi, pour les ouvrages de critique, un goût ancien et persistant, qui, maintenant encore, aux heures indécises, vous fait ouvrir un tome des Lundis ou reprendre une page de Taine.

Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille interpréter cet aveu de fidélité à une habitude comme une marque d’indécision littéraire. Je sais très bien que ce n’est ni un secours, ni une direction que vous cherchez dans les écrits des critiques. Votre seul amour des lettres vous porte à leur conversation. Vous aimez tout ce qui concerne la littérature et vous vous plaisez aux discussions, dont elle est le sujet. Que la critique commente les grandes œuvres du passé ou s’applique à situer à leur place les ouvrages contemporains, vous l’écoutez volontiers.

Et puis vous aimez l’ordre et la justice, et la critique a, dans ses attributions, la police des Lettres, ce que Balzac appelait « la magistrature des idées ». Certes, ses arrêts sont révocables et ses erreurs ne sont pas rares, mais elles ne nous irritent pas quand elles sont commises de bonne foi. Nous respectons la critique quand ses jugements sont rendus avec impartialité, mais nous la dédaignons quand, indigne d’elle-même, elle ne sert qu’à affirmer des partis pris et à satisfaire des rancunes.

 

Ce fut ainsi que, conduit par un instinct profond, affermi par une éducation solide, appuyé de lectures nombreuses, étayé d’admirations raisonnées, pourvu déjà d’observations réfléchies, vous arrivâtes au moment de produire, à ce que l’on nomme l’époque des « débuts ». Monsieur, je dois le dire, furent assez singuliers Il semble en effet, que vous y ayez apporté grand soin à éviter autant que possible les moyens de vous faire connaître. Pour parvenir à ce but vous adoptâtes une conduite appropriée. Tandis que les jeunes gens que tourmente le démon de la littérature éprouvent le besoin de se grouper — peut-être un peu pour devancer la véritable notoriété future par des renommées de Cénacles qui leur en tiennent lieu provisoirement — vous, vous restiez soigneusement à l’écart de leurs réunions. Vous ne montriez aucune disposition aux camaraderies littéraires. Vous leur étiez même un peu trop sévère et vous aviez contre elles des préventions un peu exagérées, car il serait injuste de n’attribuer qu’à l’effet de petites vanités cet instinct de groupement dont témoigne la jeunesse. Au temps de la nôtre, du moins, il n’en était pas ainsi. Nous nous assemblions pour mettre en commun nos aspirations réciproques et pour les contrôler les unes par les autres. Tel fut bien, n’est-ce pas le caractère des écoles littéraires dans la curieuse période qui va de 1887 à 1900 et qui s’appellera dans l’histoire des Lettres la période du Symbolisme. On y était, dans les divers groupements qui se succédèrent, peu préoccupé du succès et de trouver accès auprès du grand public. On s’y contentait d’adhésions amicales et la meilleure récompense de nos efforts était l’assentiment des maîtres que nous nous étions choisis.

J’en appelle à vous, mes compagnons de jeunesse, dont beaucoup ont déjà disparu ! Souvenez-vous de nos rêves et de nos idées d’alors, de notre dédain de l’opinion, de notre indifférence au succès, de notre amour de l’art, pour l’art lui-même. Amis du temps lointain du Symbolisme, rappelez-vous nos ambitions en ces années où la presse se gaussait de nos théories et où le public ne se souciait guère de nos tentatives ! Quels âpres conquérants de la gloire nous faisions vraiment en ces temps où nous allions écouter dans les tavernes les soliloques nocturnes de Villiers de l’Isle-Adam, où nous allions visiter Verlaine à l’hôpital et Stéphane Mallarmé en son modeste logis de la rue de Rome ! Qu’ils nous accordassent un mot d’encouragement ou d’approbation, nous étions heureux et fiers ! Que nous importait le reste ?

Vous avez connu, Monsieur, d’un peu loin peut-être, mais vous avez connu ces milieux littéraires de l’époque du Symbolisme. Sans vous être mêlé directement à eux, vous avez vécu dans leur voisinage intellectuel et je suis certain que vous ne contrediriez pas au souvenir que j’en ai gardé. Vous fûtes témoin du parfait désintéressement qui y régnait, du noble idéalisme des jeunes écrivains qui les composaient, de leur dévouement à l’art et à la beauté. Si certains, à qui la vie fut peu clémente, n’ont pas donné leur mesure, si d’autres sont morts prématurément, il n’en est pas un qui n’ait rêvé de belles et grandes choses. Leurs noms méritent de ne point périr et plus d’un en sont déjà assurés. Saluons les Rémy de Gourmont et les Albert Samain, les Jean Moréas, les Jules Laforgue, les Stuart Merrill, les Pierre Quillard et les Ephraïm Mikhaël, les Hugues Rebell et les Marcel Schwob et vous, Jean de Tinan, et vous, Charles Guérin, pour ne pas parler des survivants. Associons-les aux hautes et glorieuses mémoires d’un Villiers de l’Isle Adam, d’un Stéphane Mallarmé, d’un Paul Verlaine.

À ce mouvement littéraire si actif, si curieux, si fécond en quelques unes de ses directions, vous n’avez pas, comme je viens de le dire, pris part personnellement. La raison eu fut ce goût pour l’isolement que j’ai constaté chez vous. Vous eussiez cependant été accueilli avec sympathie, bien que l’état d’esprit, dans ces milieux, fût assez différent du vôtre. Mais vous n’avez pas tenté l’aventure et vous êtes resté à l’écart. Vous êtes demeuré un isolé, un solitaire. En effet, durant ces années, on ne vous vit nulle part, ni dans la cave des Hydropathes, ni chez les Hirsutes, ni chez les Rose-Croix, ni aux banquets de la Plume, ni aux dîners des Têtes de Pipe, ni aux soirées du Chat noir. On ne vous rencontrait ni au chevet de Verlaine, ni aux mardis de Mallarmé, ni aux samedis de Heredia. Pas plus à Médan chez Zola, qu’au grenier, chez Goncourt. Vous ne fûtes daucune école, d’aucune chapelle, d’aucun cénacle. Vous ne fûtes ni Décadent ni Symboliste. Votre indépendance ne s’accommodait d’aucune étiquette et ne souffrait aucun embrigadement. Et pourtant, une fois, à cette époque, je crois bien vous avoir rencontré à une réunion de l’Ermitage. L’Ermitage était une revue dont le nom avait sans doute apprivoisé votre sauvagerie. Vous vous y laissâtes conduire par un ami, mais on y était volontiers mystique, théosophique, hermétique, aussi ne fîtes-vous qu’y passer. Votre instinct de solitude vous ramenait toujours à vous-même.

Cet instinct, je vous l’ai entendu qualifier d’instinct de troglodyte et en attribuer la présence en vous à votre pays d’origine. On trouve sur les bords de la Loire des caves creusées dans le rocher et qui servent d’habitations aux riverains. Ah ! que l’on y serait bien, n’est-ce pas, pour écrire ! Mais il n’est pas facile d’être troglodyte à Paris, quelque horreur que l’on ait à sortir de chez soi. Ne m’avez-vous pas confié qu’Alphonse Daudet ayant remarqué votre premier livre dut vous violenter pour vous faire aller jusqu’à lui ? Il vous écrivit par trois fois et vous menaça de vous envoyer chercher en voiture, si vous ne vouliez pas venir à Champrosay lui montrer comment vous étiez fait. Votre troglodytisme dut se résigner et ne le regretta pas. Mais vous faisiez, convenez-en, un singulier arriviste.

Vous aviez aussi trouvé un étrange moyen de placer votre copie. José Maria de Heredia ne m’a-t-il pas conté qu’un jour, à la suite d’un concours littéraire qu’il présidait, il vous vit arriver chez lui pour revendiquer la paternité de la nouvelle récompensée. Vous aviez concouru sous un pseudonyme et vous aviez remporté le prix. Et le plus beau c’est que vous lui avouâtes que vous n’en étiez pas à votre coup d’essai ! Depuis longtemps déjà, vous mettiez sous enveloppe des contes de votre façon, signés de noms divers, et vous les adressiez aux journaux. Puis, cela fait, vous dépensiez vos économies de jeune homme à acheter les numéros du journal afin de voir si votre conte n’était pas inséré en belle page. Ce procédé, d’ailleurs, vous avait déjà réussi plusieurs fois. Vous aviez été inséré et même payé. Mais ce jeu n’était pas très propre à mettre eu vue votre talent.

 

Ces curieuses pratiques n’avaient pas été heureusement votre occupation exclusive et vous aviez mis à profit votre existence volontairement retirée pour vous livrer à cette passion d’écrire qui vous venait de votre jeunesse et que le temps avait rendue de plus en plus déterminée et de plus en plus consciente. La publication de votre premier livre attira sur vous promptement l’attention des lettrés. On vous reconnut les qualités d’un talent d’avenir, et le succès vous vint, sans que vous l’eussiez cherché. Une discrète rumeur de sympathie et d’admiration entoura votre nom, qui, peu à peu, s’étendit et s’affirma. On s’aperçut que nous avions en vous un romancier de la plus saine et de la plus délicate tradition française et un écrivain de valeur dont la maîtrise s’accusait à chaque ouvrage nouveau, parce que chacun de ces ouvrages attestait, avec une exécution toujours ingénieuse, une conception toujours sincère. Et ce fut ainsi qu’après votre Médecin des Dames de Néans et votre Sainte Marie des Fleurs, nous aimâmes tour à tour le Parfum des Iles Borromées et Mlle Cloque ;ce fut ainsi que nous nous divertîmes aux galants tableaux de La leçon d’amour dans un parc, que nous avons admiré l’émouvante et sérieuse beauté de la Becquée et de l’Enfant à la Balustrade, que nous avons souri au Bel Avenir, que nous avons pleuré aux pages douloureuses du Meilleur ami et de Mon amour, que nous avons retrouvé dans votre Madeleine jeune femme, votre Jeune fille bien élevée, qu’après votre grave et âpre Tu n’es plus rien, nous attendons encore de vous d’autres livres émus, ironiques, observés, pittoresques, passionnés et vrais qui continueront à vous assurer dans le roman de mœurs et de sentiment, dans le roman français, la belle place que vous y occupez si légitimement.

Cette énumération rapide et incomplète me met, Monsieur, en présence de votre œuvre. Quelque vive que soit, comme je le disais tout à l’heure, votre estime pour la critique, ne comptez pas que je me hasarde à porter sur vos écrits un jugement critiquement motivé. Ce n’en est point le lieu et je n’ai point qualité pour aborder à vos dépens un genre littéraire qui n’est pas le mien. Vos beaux romans perdraient trop à mon analyse et à mon examen. D’ailleurs les personnages et les sujets en sont dans toutes les mémoires. Vous les avez peuplés de trop gracieuses, de trop amusantes, de trop émouvantes figures pour qu’il soit besoin de les rappeler ici. D’autre part, cependant, à défaut de l’incursion dans le domaine de la critique, que je m’interdis, votre biographie n’offre pas grande matière à discourir et je suis à court d’anecdotes sur votre compte. Votre vie comporte peu d’événements, comme celle des hommes dont le travail est la principale affaire. Il semble que le Destin hésite à les détourner de leur labeur et le respecte. Vous avez vécu pour votre œuvre et vous ne vous êtes mêlé à la vie que dans la mesure où vous en pouviez tirer des éléments de sensibilité et d’observation. Pour composer vos livres vous avez senti et regardé, vous avez fait appel à votre esprit et à votre cœur, vous avez laissé venir à vous vos souvenirs. Votre œuvre s’est faite de vous-même et c’est pour cela qu’elle vit par sa scrupuleuse sincérité. Chacun de vos livres vous représente tout entier et, s’ils sont divers, la raison en est dans la diversité qui est en vous.

Cette diversité, comme je l’ai déjà, je crois, constaté, unit en vous une certaine sensibilité poétique à une vive faculté d’observation. Vous sentez en poète, mais cette façon de sentir se corrige en vous par un discernement exact et souvent ironique de la réalité. Ce double caractère se retrouve en toute votre œuvre. Le poète et l’observateur se la partagent et le plus souvent s’y mêlent. Certains de vos livres sont presque des satires, certains presque des poèmes, mais à tous cependant je note un point commun. J’y relève presque partout la marque de ce que vous avez nommé vous-même un « idéalisme blessé » qui tantôt se désespère de sa déception, et en souffre, tantôt s’en venge par de la raillerie. Cette attitude d’esprit, il semble que vous l’ayez voulu résumer dans la saisissante image de l’enfant qui, de la balustrade de la maison paternelle, voit s’agiter à ses pieds la petite ville, — à elle seule toute la comédie humaine, — qui voudrait suivre ses rêves, comme l’a fait sans doute le Poète dont il aperçoit la statue sur la place publique, et qui lui demande, si l’on ne peut pas voir de plus haut et vivre au-dessus de la vie.

Ce désir « de voir de plus haut » vous en avez fait une des caractéristiques de votre œuvre. J’entends par là que vous y maintenez avec soin l’équilibre et l’égalité de points de vue différents et opposés. Par là vous obéissez à l’impartialité exigée du romancier, historien des mœurs, et c’est ce même souci qui vous a conduit à éviter dans vos romans tout a priori. Vous voulez qu’ils ne soient que des exemples pris dans la vie commune et qui ne poussent à aucune interprétation qui ne vienne d’eux-mêmes. Rien n’y est préconçu et vous vous abstenez de tout commentaire personnel, de même que vous en bannissez le plus possible l’élément dramatique et que vous y réduisez l’intrigue à n’y être plus que de l’intérêt. Donc ni thèse, ni péripéties. Quand vous avez mis en évidence un trait psychologique, un trait de mœurs ou de caractère vous êtes content. Vous renoncez aux avantages de l’intrigue dramatique ou romanesque où vous ne verriez volontiers qu’un artifice à ne pas employer et une concession populaire dont il ne sied pas de se servir.

Cette simplicité de moyens, d’ailleurs, n’est pas chez vous une théorie, mais une conviction profonde et raisonnée. Vous êtes en effet, le moins systématique des auteurs. Vous êtes bien plutôt un émotif qui obéit à ses impressions. Pour vous, la perfection réside dans l’extrême simplicité réalisée par l’extrême sincérité. Cette simplicité de la composition doit naturellement correspondre à une simplicité de style équivalente. De livre en livre, vous vous conformez plus strictement à ce double souci. Vous êtes l’héritier de ces vieux dessinateurs de l’École française du XVIe siècle qui visent à la justesse du trait et à la qualité du regard. Ce trait toujours juste et toujours expressif, c’est une des sobres et fermes grâces de votre style.

De ce procédé vous êtes devenu maître à mesure qu’après quelques hésitations vous vous orientiez dans votre voie, mais, presque dès votre début dans les lettres, vous avez- trouvé la direction générale de votre effort. Considérons un instant vos deux premiers ouvrages : Le Médecin des Dames de Néans et les Bains de Bade. Dans le premier, on distingue déjà l’observateur ironique, le romancier de mœurs qui écrira bientôt Mlle Cloque ; dans le second on entrevoit le conteur fantaisiste et narquois qui composera un jour la Leçon d’amour dans un Parc. Déjà se manifestent en vous les qualités solides et brillantes qui, dans la plénitude de votre talent, feront de vous l’auteur de la Becquée, mais avant d’en venir là, permettez-moi de signaler, dans le développement de votre pensée, une déviation qui nous vaut deux œuvres charmantes, vos deux romans d’Italie : Sainte Marie des fleurs et le Parfum des Iles Borromées.

En effet, j’y vois la trace de votre goût pour la poésie et le souvenir de vos juvéniles lectures lamartiniennes. Ne sont-ce pas elles qui sont la cause de l’attrait qu’exerça un moment sur vous le décor italien ? Vous deviez au chantre de Graziella de visiter après lui le pays des poètes. D’ailleurs, en vous italianisant ainsi, n’obéissiez-vous pas également à une tradition angevine et tourangelle ? Comme l’Angevin Joachim du Bellay, le Tourangeau René Boylesve a voulu faire le pèlerinage d’outre-monts, afin de pouvoir lui aussi répéter au retour les vers fameux :

 

Plus que le marbre dur, me plait l’ardoise fine,

Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

 

Peut-être saviez-vous d’avance ce qu’il en serait. Néanmoins, avant de demander votre inspiration à votre pays natal, vous avez voulu connaître les joies de la couleur et les ivresses de la lumière pour en épuiser, en une fois, les sollicitations. Vous aviez beaucoup lu et vos lectures, malgré l’indépendance et la fermeté de votre jugement, n’étaient pas peut-être sans avoir déposé en vous quelques ferments de romantisme. Vous voulûtes aller voir si le soleil d’Italie les épanouirait ou les dessècherait. Vous voulûtes tenter l’aventure toscane et milanaise, et cette excursion nous a valu deux livres charmants où vous prîtes le plaisir de faire respirer à vos personnages le doux air des bords de l’Arno et des rives du Lac Majeur, les odeurs des collines florentines et les parfums de l’Isola Bella. L’expérience fut pour ainsi dire négative. L’Italie ne vous rendit pas romantique. Vous vous aperçûtes que le décor d’une terre étrangère n’était pas nécessaire à votre talent. Vous revîntes de là déromantisé à jamais et c’est à partir de ce moment que vous trouvâtes définitivement votre voie. Elle vous ramenait à votre terroir d’origine, et, peu à peu, les ardents visages d’Italie s’effacèrent dans votre mémoire pour faire place à l’humble, grave et pathétique figure tourangelle de Mlle Cloque.

Mlle Cloque, Monsieur, marque une date dans votre œuvre et se rattache à ce que vous sentez le plus profondément. En elle s’incarne cet « idéalisme blessé » dont je parlais tout à l’heure. Mlle Cloque n’admet pas, étant une âme simple et passionnée, les timidités, les réserves, les réticences des âmes pratiques et médiocres. Elle en souffre et sa souffrance la pousse à résister aux tiédeurs et aux prudences environnantes. Elle entre en conflit avec elles. Mlle Cloque est héroïque dans la lutte inégale dont elle mourra, car elle ne survivra pas à son rêve déçu. Humble histoire que celle de Mlle Cloque, mais grande par son sens, histoire locale, histoire sociale aussi, car, autour de la vieille demoiselle obstinée à son idée fixe, s’agite toute la vie d’une ville de province, avec ses ambitions et ses petitesses, ses intérêts et ses intrigues, en ses types les plus caractéristiques et les plus vivants.

Si je me suis arrêté sur ce roman, c’est que j’y trouve déjà toute votre manière. Il se passe dans un milieu que vous connaissez profondément et que vous n’avez pas seulement observé en superficie. Dès lors vous demeurerez fidèle à cette condition qui donnera à tous vos livres leur solidité fondamentale. Et ce sera toujours ainsi que vous procéderez dorénavant. Dans une atmosphère dont vous connaissez exactement la température sociale et morale, vous placez une figure principale soigneusement étudiée et judicieusement significative, car si vous aimez le relief des caractères vous en évitez l’exagération. Ce goût d’une juste sobriété ne vous quittera jamais et vous en ferez preuve aussi dans les figures adjacentes. Elles seront en étroit rapport avec celle qui les domine, la complèteront de leurs contrastes et l’expliqueront par leurs différences. Et pour maintenir cet équilibre, vous userez d’un style clair et ferme, sans empâtements et sans fioritures. Je trouve tout cela dans Mlle Cloque ; je le retrouve dans la Becquée, dans l’Enfant à la Balustrade, dans toute votre série d’études provinciales, si riches de vérité, d’observation, d’ironie souriante ou douloureuse, de malice aussi, et aussi de poésie discrète et nuancée.

Ces livres vrais et charmants ont certes fait beaucoup pour votre gloire, mais ils ont failli vous causer un désagrément auquel vous eussiez, je crois, été assez sensible. Par eux, vous avez risqué d’être classé au nombre des romanciers, peintres attitrés de la vie de province. Souvent je vous ai entendu vous élever contre cette classification. « Que signifie, disiez-vous, cette distinction entre le roman de province et le roman de Paris ? Je n’en reconnais une qu’entre le roman humain et le roman artificiel, et, par ce dernier, j’entends celui où l’artifice domine le caractère d’humanité générale. J’ai bien remarqué des différences entre les gens de province et les gens de Paris, mais ce n’est pas une différence essentielle et qui vaille de créer deux classes de romans. » À votre protestation, je n’objecterai rien, Monsieur, et j’y contredirai d’autant moins que, des romans que vous avez publiés, une bonne moitié a pour cadre Paris ou l’étranger, mais après vous avoir donné satisfaction, laissons-là ce débat pour en revenir à ce beau domaine de Courance où habite Mme Félicie Planté, l’admirable Tante Félicie de votre roman la Becquée.

Je la vois, avec son grand chapeau et sa canne, parcourir ses champs, ses bois et ses vignes en tenant par la main le petit garçon qui deviendra l’enfant à la Balustrade. Elle lui apprend à aimer cette terre qu’elle aime et dont elle défend, avec un héroïsme quotidien, l’intégrité contre les avidités de toute une famille besoigneuse, implorante ou rusée. Et, dans cette lutte pour la sauvegarde du patrimoine, la tante Félicie, par devoir, se fera dure, parcimonieuse, obstinée, intraitable. Elle donnera à tous la becquée, mais elle conservera intact le nid, parce qu’il faut qu’il serve à d’autres couvées.

C’est une de vos œuvres les plus fortes et les plus célèbres que cette Becquée, comme le Bel Avenir est une des plus parfaites de celles que vous nous avez données. Dans aucune autre votre ironie ne s’est faite plus légère, plus malicieuse que dans cette comédie charmante qui est un roman délicieux. Dans les préférences que tout écrivain suggère à ses lecteurs, le Bel Avenir a ses partisans déterminés et je me rangerais peut-être à leur suite si vous n’aviez écrit le Meilleur ami, si vous n’aviez écrit ce délicat, subtil et douloureux chef-d’œuvre qui s’appelle Mon Amour.

Mon Amour, c’est l’histoire d’un homme qui aime. Quoi de plus humain et de plus éternel que cette simple donnée ! Elle vous a suffi pour écrire une œuvre d’émotion discrète et profonde, de vérité sobre, de perfection solide, un vrai type d’œuvre française et qui s’apparente à notre meilleure tradition classique. Car vous êtes classique, vous l’êtes par un sentiment naturel de l’ordonnance et de la mesure, en même temps que vous êtes moderne par une sensibilité aiguë et tourmentée. Mais cette sensibilité vous la traduisez par le moyen d’une langue élégante et forte, sans contorsion et sans grossissement, exacte et souple dans l’analyse, juste et claire dans la description et qui, sans surcharge de couleur et d’expression, fait songer aux paysages de votre Touraine natale dont elle a la grâce noble et l’harmonie heureuse, de cette Touraine où le héros de Mon Amour nous conduit un instant et dont il nous dit, en des pages si belles, le charme intime et familier.

 

Je ne pousserai pas plus loin cette revue de votre œuvre, mais je voudrais cependant résumer l’impression qu’elle m’a laissée. Je passe sur ses qualités littéraires, sur sa finesse et sa sûreté d’observation, sur sa valeur documentaire pour l’histoire des mœurs, sur tout ce par quoi, sans intention ni prétention de morale, elle se rattache, de par la sincérité de son analyse des sentiments et des passions, à la meilleure tradition de nos moralistes ; je passe sur le rare esprit d’indépendance dont elle témoigne, sur ses mérites si divers, mais ce que je veux en retenir c’est l’amour profond que, tout entière, elle exprime de notre vie française, de notre esprit de France.

Ah ! comme nous l’aimons cette vie qui est la nôtre, celle de notre race, celle de notre Patrie ! Comme nous l’aimons pour ce qu’elle témoigne de courage à vivre, de mesure et d’ironie, de sensibilité forte et gracieuse, d’obstination et de sérieux sous ses apparentes frivolités, d’indulgence avisée, de civilité délicate et élégante, de noble culture et de généreux enthousiasme ; comme vous l’aimez, même en ses défauts et ses petitesses, et comme vous avez dû souffrir — comme nous avons souffert ! — quand nous l’avons vue menacée dans son existence même par l’invasion brutale d’une barbarie arrogante et prétentieuse, assaillie par le flot agresseur dont la marée sanglante risquait d’emporter tout ce que nous chérissions du plus tendre et du plus passionné de notre cœur ! Mais aussi quelle fierté immense, quel orgueil enivré nous avons éprouvé lorsque nous avons vu notre pays faire face magnifiquement au danger, se dresser fort contre la force et, dans un élan immortel, réunir toutes ses énergies pour le salut commun ! Quelles angoisses, Monsieur, mais aussi quelle joie, le jour où, après tant de sang répandu, tant de deuils et tant de larmes, nous avons salué au ciel de France le vol lumineux de la Victoire !

Durant quatre années, nos regards se sont tournés invariablement vers l’horizon de foudre et de feu où devait se lever l’aurore attendue. Pendant quatre années, nos cœurs ont battu dans une même pensée, pendant ces quatre années où se jouaient les Destins de la France. Aujourd’hui ils se sont fixés dans la gloire et bientôt la paix ramènera à leurs foyers les héros de la grande guerre. Ils regagneront leurs villes, leurs villages, leurs hameaux après avoir passé sous l’Arc Triomphal. D’avance, regardons-les venir et se disperser vers l’usine et l’atelier, la ferme et le lopin. Regardons-les reprendre le travail interrompu, retourner à leur métier, à leur état, à leur fonction, à leur carrière, à leur art. Regardons-les se répandre à travers cette France qu’ils ont faite si grande. Venez, Monsieur, accoudons-nous à la balustrade qu’ornent maintenant des banderoles de victoire et saluons, en ces héros, l’âme française, cette âme que vous avez évoquée dans votre œuvre en sa finesse native et en ses nuances les plus délicates. Accoudons-nous à la balustrade et saluons le Bel Avenir. Il éclaire de son reflet glorieux le visage sacré de la Patrie.