Discours de réception de Paul Hervieu

Le 21 juin 1900

Paul HERVIEU

M. Paul HERVIEU ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Édouard PAILLERON, y est venu prendre séance le 21 juin 1900 et a prononcé le discours suivant :

 

 

Messieurs,

Avant que votre souveraine bienveillance m’eût admis au nombre de vos élus, avant même de m’être présenté à vos suffrages, j’avais imaginé une séance où je venais, comme aujourd’hui, prendre la parole devant vous. L’imagination est mon métier. J’avais bien pressenti dès lors, dans toute sa vivacité, la gratitude que je vous apporte, mon impuissance aussi à vous l’exprimer suffisamment, et ce trouble qu’une juste modestie m’inspire en face de votre réunion où brillent de si beaux titres de gloire. Mais, dans la minute actuelle, un sentiment imprévu m’oppresse, qui naguère eût empêché de naître les espoirs légers, le souhait ambitieux que j’osais former, quand, de loin, je levais les yeux vers votre illustre Compagnie. On a dit que les hommes ne sauraient vivre si chacun n’ignorait point la date de sa propre mort. Qu’il me soit permis d’ajouter que nous serions également incapables de nous mirer dans des projets d’avenir, si nous devions connaître l’heure où mourra notre ami ! Je m’étais figuré, — en rêvant jadis de franchir votre seuil, — que j’aurais ici, dans l’anxiété première, ce réconfort d’apercevoir Édouard Pailleron. Ce n’était pas qu’il lui manquât de quoi intimider, — peut-être même plus qu’un autre, — avec son regard perspicace et bien embusqué, son front opiniâtre, son nez aquilin, sa bouche arquée pour les traits de l’ironie, sa belle barbe qui terminait en souplesse une physionomie de vigueur et de malice, où se masquaient les sensibilités du naturel, par dédain de cette réclame que la publicité du visage peut faire aux mérites du cœur. Mais depuis vingt ans, j’étais habitué à lire sur la mine loyale de Pailleron ce que la distance des âges, sa maîtrise et sa sympathie m’exprimaient d’indulgemment paternel. Hélas ! il n’est plus des vôtres pour me prêter l’appui de sa présence dans cette épreuve redoutable. C’est, toutefois, par l’autorité de son souvenir que je dois encore me croire un peu introduit et soutenu parmi vous. Vous aurez pris en considération la longue amitié que voulut bien professer en ma faveur un de vos confrères, dont vous aimiez le parfait talent, la spirituelle courtoisie, l’intime sûreté de relations. Et s’il vous eût été facile d’appeler à lui succéder une personnalité plus importante que la mienne, vous aurez pensé que, pour vous entretenir de cette chère mémoire, nul autre n’apporterait une conscience plus émue.

 

Messieurs, les origines de Pailleron remontent assez haut. Il montre en sa veine du sang de Molière, par le Monde où l’on s’ennuie. Du côté des femmes : ingénues, coquettes, amoureuses, il est allié à Marivaux. L’Étincelle le fait cousiner avec les Proverbes d’Alfred de Musset. Et, quant à ses parents les plus rapprochés dans la famille théâtrale, il nous les a lui-même notifiés en écrivant, après la mort d’Émile Augier et celle d’Eugène Labiche, deux études d’hommage posthume et d’évidente prédilection. Quand il vint, parmi vous, s’asseoir entre ces deux aînés, il ne les sépara point, il les relia. La nature, qui ne saute point d’échelons, avait réparti à Pailleron le genre d’esprit, la mesure de grâce et d’adresse heureuse qu’il fallait pour ménager la transition entre la grosse autorité comique et la délicieuse extravagance.

 

Avec la simplicité de ses besoins, son absence de vanité mondaine, son goût de vivre sans façon, il aurait assez allégrement, je suppose, pris son parti de la pauvreté. Il sut s’accommoder avec discrétion et dignité de l’aisance, puis de la fortune, qui lui échurent, comme personne ne l’ignore. Lorsqu’un écrivain, en effet, commence, ainsi que lui, sa carrière par posséder une maison de rapport, ce don du ciel est, à tout jamais, signalé dans ses biographies littéraires.

 

Et, à bien réfléchir, une pareille mention n’y est peut-être pas hors de propos. L’homme de lettres, qui naît propriétaire, semble par là créé pour que la force de la plume ne se range pas trop exclusivement, n’aille point militer presque tout entière du côté des turbulents ou des révolutionnaires. Les instincts conservateurs, du reste, ont de quoi former, alimenter, équiper, mener à des victoires, une vaste littérature. Ce sont eux qui ouvrent, aux exercices de l’éloquence, l’admirable plaine du passé, à perte de vue riche de tous les principes acquis, de tous les objets de vénération anciens. Ce sont eux aussi qui suggèrent l’esprit d’imitation si fertile en ressources, et l’esprit de faire campagne dans le sens des idées auxquelles le plus grand nombre est dévoué. Enfin, quand l’écrivain de conservation sociale apporte un grand tempérament d’auteur comique, quand il est Pailleron, celui-là trouve, dans l’arsenal de son parti, l’engin du ridicule, l’arme défensive du rire. Ce moyen, si peu agissant, à l’offensive, sur les opinions bien installées, devient formidable contre les tentatives encore incertaines et trébuchantes, souvent généreuses, souvent regrettables, des novateurs.

 

Ce fut vers la vingt-cinquième année que Pailleron se fit connaître par un acte de théâtre en vers et par un recueil de poésies. Le volume s’appelait les Parasites. La pièce s’appelait le Parasite. Voilà de la persistance à user d’un mot dont le sens rigoureux stigmatise cette classe d’individus qui a pour industrie sournoise d’aller prendre ses repas chez autrui. Et comme la destinée de Pailleron lui réservait, plus tard, de tenir une table célèbre à Paris, ses convives purent s’enorgueillir d’être alors discernés par un homme averti de bonne heure contre l’intrusion des pique-assiettes.

 

Dans cette première publication de librairie : les Parasites ; une suite de poèmes, plus fougueux que lyriques, s’attaquait à la presse de mensonge et de calomnie... Il faut croire que cette espèce aurait existé, autrefois... Le nouveau venu manifestait à chaque page un besoin de sincérité, un dégoût de l’hypocrisie, qui reviendront, en motifs principaux, dans les compositions de toute sa vie.

 

Quand on se voit en présence d’un esprit aussi bien portant, aussi sainement constitué que celui de Pailleron, l’on est tenté de lire dans l’ordre successif de ses productions ce qui serait la loi naturelle des développements cérébraux chez le littérateur normal.

 

Si nous prenons l’acte du Parasite, joué à ce début de carrière, nous remarquons d’abord l’élan juvénile vers l’Odéon. Nous relevons aussi, devant le décor où se profilait la colonnade d’un petit temple de Vénus, l’érudition du bachelier, qui se libère et s’épanche en folâtrerie. Notons, de plus, les traces de la filiation inévitable avec une œuvre de maître : la pièce du néophyte, par ses dimensions, sa facture, sa bouffonnerie moderne dans un sujet antique, rappelait sans doute le Joueur de Flûte, d’Émile Augier qui, lui-même, quinze années auparavant, avait conçu la Ciguë, en écoutant la Lucrèce de Ponsard. On est toujours fils de quelqu’un, pour le moins. L’examen du Parasite nous atteste encore que l’ouvrage initial d’un auteur peut indiquer déjà en fleurs la toute particulière essence des fruits savoureux que donnera sa maturité. Il y avait là une espièglerie mordante, une gauloiserie sans immoralité, une prestesse à passer de la satire à l’idylle, du sourire qui se trouble au rire éclatant dans toute sa largeur. Cet essai faisait présager, en outre, la dextérité à tenir l’intrigue par un fil mince, comme ces crins d’invisible transparence avec lesquels le pêcheur expert, selon que se présentera l’occasion, enlèvera les grosses prises aussi bien que les petits poissons. Mais une chose frappe pardessus le reste, dans les péripéties du Parasite : L’auteur y a voulu parer des grâces virginales la première héroïne qu’il ait choyée dans ses premiers vers de jeune homme. Et la même figure suave et rêveuse, celle de l’Ève immaculée, restera l’allégorie dominante sur le monument fini de Pailleron. Cette Myrrhine, du Parasite, qu’une aventure nuptiale a laissée en état d’innocence, qui devient veuve sans avoir cessé d’être jeune fille, je veux dire cette vision de l’intacte pureté qu’il esquissa dès lors, il la retracera d’une âme respectueuse dans la plupart de ses ouvrages, sur lesquels tant de bras candides font flotter une longue écharpe blanche. Ce seront, par la suite, Aline, des Faux Ménages, et Marthe, de la Souris, Antoinette, de l’Étincelle, et Suzanne, du Monde où l’on s’ennuie, toute l’histoire des gros chagrins dans les petits cœurs, Angélique et Lucy, de Pendant le Bal, la mutinerie en mousseline, l’aube de la femme se nuançant déjà de rose et d’azur, avec le teint de Jeanne Samary, les yeux de Mlle Reichemberg.

 

La seconde pièce de Pailleron, le Mur mitoyen, deux actes en vers qui, l’année suivante, lui valurent de nouveaux applaudissements sur la même scène de l’Odéon, nous fait suivre la marche du talent jusqu’au bout de l’étape régulière. La muse du poète est affranchie de cette timidité pour sortir qui la fit précédemment s’accrocher à la tunique d’une grande sœur. Les personnages ne sont plus des silhouettes brumeuses, aux noms effacés dans le temps, ni parlant parisien sous des vêtements grecs ; ils ne sont plus des ombres : ils sont encore des fantoches et de plaisantes caricatures. Ils se nomment Maître Finot, Maître Tringlet, gens de chicane, accompagnés de leurs clients. L’auteur, dont la personnalité va s’affirmant, ne s’est toutefois pas risqué si vite dans les caractères d’humanité un peu étendue. Il s’en est tenu à des individus et à des mœurs dont il a saisi de près la particularité, en traversant le monde de la basoche et de la cléricature. Ce qu’utilise là son esprit ingénieux, c’est un reliquat d’apprentissage dans la profession abandonnée.

 

L’acheminement conduira bientôt Pailleron vers des sujets plus larges. Dès sa troisième pièce, le Dernier quartier, où il décrit la fin d’une lune de miel, il est parvenu aux types d’une grande généralité, puisque ce sont des époux qui se disputent... jusqu’au moment de finir par s’embrasser. Maintenant aussi, le dessin des visages est d’une résolution sous laquelle la vérité crie. L’artiste ne craint pas un peu de rudesse dans ses touches, qui sont devenues exactes. Il tient, de la sorte, sa première manière.

 

De plus, avec ces deux actes du Dernier Quartier, Pailleron effectuait son entrée, en 1863, à la Comédie-Française, où il allait dorénavant se sentir chez lui, par l’éclat des œuvres qu’il y donna, comme par l’éclat des concours qu’il en reçut. Pour ses onze pièces à venir, il ne fera que trois fugues vers d’autres scènes.

 

L’une des infidélités fut immédiate. Faut-il en rendre responsable Pailleron, ou bien la Maison de Molière ? J’imagine comment lui-même s’expliquerait à cet égard, avec sa riposte gouailleuse de maître-auteur, bien au-dessus des fausses hontes. Il renverrait au titre de l’ouvrage nouveau, pour préciser le mouvement qui le lui fit reporter à l’Odéon : c’était le Second Mouvement, pièce en trois actes, où, pour la seule fois de sa vie, il traita la question d’argent. Il y avait mis bien des scrupules délicats et bien des incidents joyeux. Mais l’idée des protêts et des recouvrements refroidit en fiction, comme en réalité. Les créanciers demeurent impopulaires, même quand ils s’expriment dans la langue des Dieux. Jusqu’alors, en effet, Pailleron n’avait écrit qu’en vers. À l’époque dont il s’agit, ce noble procédé continuait de fleurir dans la comédie de mœurs, quoiqu’on lui reprochât amèrement déjà ce qu’on reproche aux fleurs artificielles : la sécheresse un peu raboteuse, l’absence des veloutés, des grâces chatoyantes et du parfum. C’est qu’aussi la majesté des formes parnassiennes avec sa flore de l’Hymette, le panache de l’école romantique, sa pourpre et ses broderies d’or avaient achevé d’édifier et d’orner le temple intolérant, en dehors duquel on n’allait plus admettre l’existence d’aucune autre espèce de poésie. N’en est-ce pas une pourtant, chez l’écrivain à tendances moralistes, que de vouloir, en soumettant la phrase au rythme, lui constituer peut-être une durée de proverbe ? À défaut d’avoir des ailes, la pensée peut aller loin sur les bons pieds que lui donne une métrique. Les médisants prétendaient, contre le théâtre bourgeois en vers, qu’on prenait une peine bien inutile à tailler de la prose en hémistiches, pour l’affubler de rimes en surplus. Si Pailleron s’attarda volontiers ou revint capricieusement à un genre, qui lui valut de grands succès, mais non ses plus grands, il dut en cela écouter son instinct de résistance conservatrice contre des temps prochains où, à l’inverse, l’on essaierait d’une poésie sans rime, et par conséquent sans raison.

 

En tout cas, il allait prouver, pour sa part, qu’à se faire artisan de vers, l’on peut devenir excellent prosateur. Avant de revenir de la rive gauche au théâtre de la rue de Richelieu, il fit un circuit passant par le Gymnase. Il y rencontra les très chaleureux et très légitimes bravos qui saluèrent le Monde où l’on s’amuse. Pailleron avait mis environ dix ans de conscience méticuleuse à étendre son talent jusqu’au point où le voici. Sachant, à l’occasion, laisser la prosodie de côté, il possède désormais son meilleur outil de style, une prose claire, solide, incisive. Ses vues ont dépassé à présent les scènes d’intimité. Il est arrivé à la peinture de milieux ; il brosse le tableau déjà d’une société. Et, de plus, apparaissent ici sa première baronne, son premier comte. Ce n’est pas à la légère que je signale, à cette place, l’exercice du droit régalien grâce auquel, chaque année, le théâtre crée encore plus de gentilshommes imaginaires que nous n’en voyons créer, dans les journaux, par la vie même de tous les jours. Il ne faudrait pas croire, avec la malveillance, que l’auteur s’infatue ici de quelque intimité mentale avec ses propres chimères, qu’il a titrées. L’écrivain n’en est pas non plus à décider, alors, que nul n’aura de l’esprit, ne sera intéressant ou risible, amoureux ou exemplaire, hormis ceux qui possèdent la particule. Mais loin de rétrécir sa manière, il l’élargit probablement, lorsqu’il évoque des types dont le naturel n’est pas influencé par les spécialités d’une profession, — des types qui sont pourtant de signification connue et conventionnelle. C’est rentrer, à la façon moderne, dans la grande tradition de comédie où une ampleur imprécise dénomme Éraste, Lucidor et Clitandre, Araminte et Célimène, Dorante, Géronte, le père, et Argante, l’ami. Dans la littérature contemporaine, le duc, la marquise, le vicomte sont surtout des entités. Et quand Pailleron nous montrera la Duchesse du Monde où l’on s’ennuie, nous distinguerons, en Mme de Réville, qu’elle personnifie la noblesse du franc langage, et tout ce que l’esprit intarissable a en lui de bien né, et cette éternelle grande dame qu’est la bonne grâce en cheveux blancs.

 

Pouvait-on trouver à redire de ce que le Monde où l’on s’amuse, tout en classant son auteur parmi les maîtres du comique, ne fût qu’en un acte ? Je ne connais pas de loi de parturition qui déciderait que la cervelle des dramaturges, sous peine d’être mal conformée, devra mettre les actes à jour par plusieurs à la fois. Au contraire, si, parmi les trois, quatre ou cinq actes qu’enfantent les esprits régulièrement multipares, il est rare que l’un de ces actes au moins ne soit pas chétif ou malingre, c’est qu’à être portés ensemble, ils se sont disputé la place et la substance. Pailleron, dans son goût pour la besogne irréprochable, donne l’impression qu’il s’appliqua souvent à faire un acte unique, pour le faire avec soin. Le nouveau-né se présentait ainsi bien nourri, bien en chair, valide et replet. Et, puisqu’il s’agit du Monde où l’on s’amuse, nous indiquerons qu’en sa petitesse gaillarde, l’ouvrage n’allait pas tarder à engendrer lui-même. Il contient le caractère d’un mari, qui est déjà le Plus heureux des trois ; et cette situation conjugale, bientôt reprise et développée sous les doigts d’Eugène Labiche, fera résonner les roulements du rire le plus énorme. Ceci, pour dire comment, en fait de théâtre, ce qui vient du Joueur de Flûte s’en retourne au tambour. Tout emprunt, d’ailleurs, n’est que cordial entre gens de bonne paie.

 

À présent que Pailleron s’est élevé aux observations d’ensemble, qu’il groupe supérieurement des physionomies nombreuses, et qu’il excelle à en rendre le relief, que va-t-il faire qui soit encore un progrès ? Quel effort ascensionnel tentera-t-il, pour atteindre au delà des études de mœurs même les mieux réussies ?... Eh bien ! il voudra maintenant combattre pour une idée ; il tâchera de prouver quelque chose d’utile à ses yeux. On assistera donc à la soutenance par lui d’une proposition ayant une portée directe. La prochaine fois, Pailleron aura exécuté les quatre actes des Faux Ménages, c’est-à-dire une pièce à thèse. Elle fut représentée à la Comédie-Française, deux ans après qu’Alexandre Dumas fils, ce grand agitateur des fonds de conscience, eût fait jouer les Idées de Madame Aubray. Sous ce dernier titre, l’on venait de voir la bourgeoise éclairée donner son fils à la fille-mère et repentie. Une idée, aussi subversive des habitudes matrimoniales, présentée avec un magistral savoir-faire, avait été maintes fois applaudie à tout rompre, — c’est le cas de le dire. Sur ces entre faites, Pailleron se leva, dans les rangs conservateurs, et vint marquer décidément sa place près d’Émile Augier, depuis longtemps déjà ministre sans portefeuille de la morale régnante. Le nouvel intervenant apportait une éloquence moins arrondie que celle de son chef de parti, plus de légèreté peut-être dans le tour, mais une pareille intransigeance sur les principes. En contre-partie des Idées de Madame Aubray, la signification des Faux Ménages se résume dans ce vers qu’on y trouve :

 

Il faut que l’époux fier prenne l’épouse pure.

 

C’était aussi une protestation pathétique en faveur de la jeune fille et de ses droits primordiaux à être celle que l’on épouse. Et il est bien dans la logique des œuvres de Pailleron que, pour débattre la politique de la famille sur la résonnante tribune du théâtre, il ait choisi l’heure où quelqu’un avait mis en cause la prééminence, entre les femmes, de l’enfant au front chaste, sa blanche petite amie.

 

À combattre les idées neuves, les velléités de réformes, les tentatives de changements, on s’aliène une clientèle qui n’est point la plus nombreuse, mais dont les acclamations ont le plus de chaleur. De ce côté-là sont les voix actives entre toutes et véhémentes : les voix sans résignation, pleines de huées contre un ordre des choses dont elles souffrent, voix qui protestent, crient, gémissent, chansonnent même dans ce plaisir énervé d’exhaler du mécontentement. Appui merveilleux à posséder avec soi, dont Joseph Prudhomme lui-même a rédigé la formule dans sa fameuse phrase testamentaire : « Mon fils, sois toujours de l’opposition. »

 

À l’inverse, si la tâche semble facile de défendre les usages tels que, de longue date, ils sont accrédités, cette tâche risque cependant d’être ingrate. Vouloir consolider par de nouveaux arguments une cause gagnée depuis des siècles, enfoncer une porte ouverte, ou plutôt donner un tour de clef supplémentaire aux serrures déjà fermées de la citadelle sociale, c’est souvent n’ambitionner que l’approbation peu démonstrative, le sourire béat du parti occupant la place et fortement assis. Mais l’auteur des Faux Ménages secoua irrésistiblement toute apathie de l’auditoire par la brusquerie saisissante, la vigoureuse argumentation, avec lesquelles il tourna, retourna et présenta la question. Pailleron qui, précédemment, n’avait guère convié qu’à rire, complétait cette fois sa science du comique par celle des épisodes douloureux. Sa moquerie n’avait jamais été plus irrésistible. Cependant il imposait aussi de grandes scènes de larmes ; et, en cela, la moralité de son parti pris se montra implacable, je le dois constater. Il refusait la réhabilitation à la faute, même vaillamment rachetée. Il interdisait le mariage à l’amour purifié par le remords, par l’humilité, par le dévouement jusqu’au sacrifice, et ne reconnaissait ce droit civil qu’à l’infaillible vertu, dans l’étendue de l’empire.

 

On était alors en 1869. On sortait de cette exposition de 1867, deuxième de la dynastie que se sont faite chez nous les expositions universelles. Il est classique de dépeindre ce temps passé comme celui où notre cher pays, par delà le sentiment de ses gloires, aurait atteint les ivresses de la gloriole, dans une fête multicolore de banderoles claquant au vent et d’illuminations, de feux d’artifice conquérant les airs. Nous pouvons nous rendre compte, cette année, sous l’exposition cinquième, de ce qui se passe chez un peuple organisateur de telles fêtes, d’autant que notre génie national est resté pyrotechnique, et qu’il n’a jamais pavoisé avec plus de luxe ni de grâce en l’honneur de ses hôtes. Dans ces jours fastes, en effet, comment éviter une recrudescence d’orgueil et de foi en la vitalité de sa patrie, quand on peut, comme aujourd’hui, d’un seul regard, embrasser, par exemple, tant de petits palais, symboles d’un immense et tout jeune domaine, dont les fils aux teints d’ivoire, d’ocre ou d’ébène, Tunisiens, Tonkinois, Congolais, Cambodgiens, Malgaches, Annamites, Dahoméens, font en même temps sonner à nos oreilles leurs premiers bégaiements de cette langue qui vous a, Messieurs, pour gardiens, le doux parler de la France, notre mère et leur tutrice ?

 

J’arrivais ainsi à dire que toutefois, vers l’époque où furent joués les Faux Ménages, les Français pouvaient, en plus, se leurrer d’une illusion téméraire : celle de croire qu’ils fussent invincibles. Et cette pièce de Pailleron, la dernière qu’il ait composée sous le régime impérial, est bien, par sa conclusion altière, d’une période de notre histoire où un verbe haut et sec, d’une imprévoyante vivacité, allait de compagnie avec les airs vainqueurs. Mais bientôt le sens moral de l’auteur, durant le bouleversement des choses qui se préparait, se transformera lui-même sur le point où justement il venait de se prononcer. Quand Pailleron redonnera une œuvre, après la tourmente, sur la scène rouverte de la Comédie-Française, ce sera la négation immédiate de la thèse qu’il sortait d’y proclamer.

 

Messieurs, après trente ans déjà, et pendant longtemps encore, chaque fois que, de cette place, quelqu’un vous racontera l’un des vôtres, il lui faudra faire allusion à la guerre de 1870. Qu’il s’agisse même d’un personnage aussi loin que possible des affaires du gouvernement, d’un dramaturge comme Pailleron, d’un romancier, d’un savant ou d’un poète, on retrouve, dans sa destinée, la trace de la catastrophe, une brisure, ou, tout au moins, l’empreinte infligée par l’année terrible. L’antiquité disait des gens qui portaient sur le visage un souci mystérieux, que ceux-là revenaient de consulter l’oracle de Trophonius, épreuve à laquelle concouraient tous les éléments de l’horreur : glissement dans l’abîme, cris d’enfants, sanglots de femmes, clameurs d’hommes, mugissements d’animaux, flammes de foudre, bruits d’ouragan et de tonnerre. Un antre machiné de même, et autrement formidable, se creusa naguère sous les pas de la France. Ceux qui en ressortirent avaient également vu le Styx, entendu des voix prophétiques ; et la pâleur de leurs figures reflétait quelque chose de la sagesse sacrée... Chez les races assez fortes pour survivre à la défaite, profiter de la leçon et se relever, une vertu apparaît, qui ne pousse guère dans les jactances de la victoire : c’est la pitié magnanime, le sentiment qui a connu et compris tout ce que la défaillance renferme souvent d’héroïsme malheureux ; c’est la clémence fraternelle pour les vaincus de la vie.

 

N’est-ce pas cela qui explique pourquoi Pailleron, si rigoriste en 1869, ne prêcha que la miséricorde, dans sa pièce de 1872 ? Et voilà qui nous permet de constater, aussi, combien le théâtre est un instrument de précision et de sensibilité où s’inscrivent, à l’instar du sismographe, tous les tremblements de mœurs. Les trois actes en vers d’Hélène sont intitulés tragédie bourgeoise par leur auteur, qui les a sentis et rédigés dans le tragique réveil de l’âme nationale. Le dénouement d’Hélène enseigne le pardon de la femme coupable et mortifiée, son relèvement de la chute par la générosité de l’homme. Dans l’élan chevaleresque où Pailleron ne craint pas de se démentir, voici les nouvelles théories qu’il professe, en deux vers :

 

Dieu donne le plus faible à garder au plus fort.

On n’est que juste, alors que l’on est-indulgent.

 

Dorénavant, il ne flagellera plus jamais la créature en détresse. Pour chaque occasion future, dans son adresse à contourner les sujets pénibles, à les franchir sans peser, nous apercevrons presque les scrupules d’un auteur qui ne veut plus que personne pleure sur soi-même en l’écoutant.

 

Quelques années se passèrent sans que rien de lui réoccupât la scène, comme s’il eût laissé le temps de renaître à tout son beau rire communicatif. Il se recueille, il médite, il flâne. Il s’avise aussi de renoncer au théâtre en vers, et de reprendre la chaîne de son œuvre au point où la prose y a commencé. Les maillons nouveaux, il va les rattacher au maillon de style simple et lisse que sa main avait, une première fois, tenu lors du Monde où l’on s’amuse. Ainsi se voit l’enchaînement avec le Monde où l’on s’ennuie, dans la rédaction des titres eux-mêmes, et dans ce cas de réminiscence par le contraste. Mais avant d’avoir fondu, ciselé, parachevé cette pièce maîtresse, l’habile artisan se plaira fréquemment à frapper des piécettes. Entre temps, il a exécuté le joli marivaudage de l’Autre Motif. Il s’adonnera de nouveau à son art mignon de la pièce en un acte, en écrivant Petite Pluie, qui contient cette définition célèbre de l’amour : « Des grands mots avant, des petits mots pendant, et de gros mots après. » Plus tard encore, dans les rencontres du chemin, il fera jaillir l’Étincelle. L’expression qui qualifie justement cet ouvrage n’a que le défaut d’être trop redite : l’Étincelle est un joyau. L’auteur n’admit, dans ce travail, aucun procédé commun, aucune substance vulgaire. L’intrigue est affinée, les nuances y sont de la plus pure délicatesse. Vous vous rappelez comme ce cœur d’homme a des feux indécis sous le regard de deux femmes ; vous vous rappelez avec quelle abnégation une fillette adorable immole obscurément son rêve. L’Étincelle laisse un souvenir d’opale aux reflets changeants, le souvenir aussi d’un beau petit deuil d’âme, en teinte d’améthyste ; et l’on y a passé, tour à tour, devant toutes les perles du rire ingénu, devant tous les rubis de la coquetterie amoureuse.

 

Les trois actes de l’Âge ingrat furent représentés au Gymnase, quand Pailleron en était à cette heure du talent mûri, à ce degré de réputation où l’on n’attendait plus de lui qu’un ouvrage neuf d’importance, pour le classer définitivement. L’Âge ingrat fit merveille par son brio, son entrain, par la virtuosité qui savait si bien tresser les brins d’intrigues multiples, et qui, pour une vingtaine de personnages, fixait en une minute l’originalité de chaque physionomie. Devant l’unanimité des congratulations, Pailleron put croire qu’il venait de produire à la lumière l’heureux enfant qui serait chargé de faire subsister son nom. Et pourtant ce fils-là, conformément à un cas qui se lit dans la Bible, ce n’était encore qu’Ismaël. Un frère de meilleur aloi devait venir déposséder l’Âge ingrat de sa qualité présomptive. Et bientôt tout spectateur du Monde où l’on s’ennuie pourra s’approprier les termes d’exultation que le verset de la Genèse prête à Sara : « Le Seigneur m’a donné un sujet de ris et de joie ; quiconque le connaîtra s’en réjouira avec moi. »

 

Ce fut en 1881 que vint le moment, pour Pailleron, d’un des plus complets triomphes qu’auteur dramatique ait jamais remportés.

 

Et c’est ici que ma tâche deviendrait malaisée à l’excès, s’il m’incombait de vous décrire une pièce qui semble être le papillon des malices et des grâces françaises. Comment m’épargnerais-je l’air importun de brandir un filet de gaze verte, si je tentais de saisir, dans les rugosités de l’analyse, une œuvre aussi fraîche, alerte, fantaisiste, et cependant décidée vers son but, où elle vole d’une fleur de l’esprit à une prochaine fleur ? Mais le Monde où l’on s’ennuie est au-dessus des explications. Il n’a besoin d’être présenté à qui que ce soit. Il est intimement connu de chacun. Nul, après l’avoir vu, n’a résisté au désir de le revoir. Et si je m’exprime maintenant à son sujet comme s’il s’agissait d’une personne presque, c’est que dans la création d’un chef-d’œuvre l’auteur insuffle l’âme de son âme ; c’est que la magie du talent fait des métamorphoses où l’homme de lettres s’incorpore à la chose par lui écrite ; c’est qu’en l’ouvrage dont je parle, on croit que respire même l’ouvrier qui l’a fait, et que Pailleron y rit toujours, de tout son être railleur, et qu’il continue d’y donner aussi à entendre, plus bas, rien qu’un peu seulement, les attendrissements vite effarouchés de sa réelle nature.

 

Nous ne manquerons pas toutefois de remarquer, pour la vérification de nos prémisses, que le Monde où l’on s’ennuie fut encore un gage fourni par l’auteur aux idées conservatrices, que ce fut la déclaration toujours nette et positive d’un ami de l’ordre institué. Les sarcasmes, les boutades, les aiguillons de la pièce étaient dirigés contre la prétention, chez la femme, d’apprendre à philosopher comme l’homme, à ratiociner, à tenir enfin avec capacité des raisonnements justes ou stupides, comme l’homme. Pailleron se fit fort de réduire une tentative insurrectionnelle, qui n’en était pas à son coup d’essai, et au bout de laquelle on pouvait voir poindre cette révolution : le féminisme. Mais dans les conditions qu’il dictait aux rebelles, il se montrait bon prince. Il ne les reléguait pas sous l’ancien assujettissement de raccommoder les chausses, pour principal emploi de leurs facultés. Il les embarquait pour Cythère ; il les déportait dans un paysage de Watteau. Écoutez plutôt son porte-parole, la duchesse de Réville : « Se faire faire la cour le plus possible, dit-elle, par des jeunes gens le plus beaux possible... » Elle décide encore : « Il n’y a qu’une chose dont nous autres femmes nous ne nous lassions jamais, c’est d’aimer et d’être aimées. Il n’y a qu’un vrai bonheur pour nous, un seul, c’est l’amour ! c’est l’amour ! » Comment les hommes n’auraient-ils pas acclamé un si profitable rappel à ce cher vieux principe dont vivent toutes les bonnes sociétés, sans compter les mauvaises. Et, si les femmes avaient été assez cruelles pour vouloir protester, elles l’auraient fait sans doute avec le ton de reproche qui défaille, et le geste qui déjà tombe en faiblesse.

 

Une comparaison s’était immédiatement imposée avec les Précieuses ridicules. La critique accorda que le Monde où l’on s’ennuie en approchait ; mais on maintenait une distance en faveur de la pièce dont l’auteur n’existait plus. L’adage ne commande pas que l’on doive toute la vérité aux vivants, surtout quand elle leur serait trop agréable. Aujourd’hui que Pailleron a brisé l’infériorité de classe où ceux de ce monde voient arbitrairement reléguer leurs travaux vis-à-vis des travaux des défunts, aujourd’hui qu’il est entré dans la majestueuse aristocratie de la mort, osons lui rendre pleine justice. Je ne croirai pas profaner la gloire de Molière, attenter à la haute et large forêt de ses œuvres, en énonçant que les Précieuses ridicules, que cette farce puissante, mais cette farce, n’a point demandé plus de pétulance enjouée, plus de nerf comique, plus de fertilité d’invention, plus de science théâtrale, plus de génie de la scène, que le Monde où l’on s’ennuie. J’entends sans doute que l’on propose de renvoyer la cause à plus tard, lorsque la taille de Pailleron aura été prise et fixée, à son tour, par la postérité. Mais, de nos jours, grâce à la promptitude des communications entre les peuples, l’auteur dramatique est mis à même, dès son vivant, d’aborder cette sorte de postérité qui commence à l’autre côté des frontières. Que l’œuvre littéraire ait à franchir l’espace, au lieu de traverser le temps, elle comparait également devant un second degré de juridiction où elle est examinée, avec une différence d’optique, et dans une indifférence relative par rapport aux engouements et aux influences de proximité. Au sujet du Monde où l’on s’ennuie, le soir de la première, les confrères, qui félicitaient Pailleron de cette victoire sans conteste, déploraient pourtant, avec une sollicitude dont je ne saurais rendre toutes les intonations, qu’il y eût là un talent trop parisien pour être goûté au delà de l’enceinte de la ville. Or la pièce, bientôt traduite dans toutes les langues, devait faire le tour de la planète, du Caire à Port-au-Prince, de la Haye à Valparaiso, de Melbourne à Saint-Pétersbourg. À être applaudie par les populations précoces comme chez les races moins avancées, elle allait réunir, sur la seule échelle des contemporains, les suffrages de divers âges ; elle allait démontrer qu’elle contenait cette part de traits généraux, de lignes essentielles où les membres de l’humanité se reconnaissent en commune famille, dans l’éloignement des longitudes, aussi profond que l’éloignement de l’avenir.

 

Ainsi donc Pailleron atteignit au succès absolu, au Succès qui, sans plus de qualificatif, s’écrit avec la majuscule. Le langage courant affirme que le succès n’est rien dans la vie de l’artiste, que le talent est tout. J’admettrais plutôt que succès et talent s’apportent, l’un à l’autre, le complément, l’harmonie de l’âme avec le corps. Le succès sans talent, c’est un corps sans âme ; c’est l’enveloppe grossière et vide qui marche à l’aventure. Le talent sans succès, n’est-ce pas une âme errante ?... une âme en peine ? Son propre succès, chacun peut en considérer les formes matérielles. On le voit s’agiter ; on l’entend battre des mains. J’allais dire : on le touche. De plus, il est irréductible. Aucune controverse de l’esthétique ne peut faire que les cinq cents représentations du Monde où l’on s’ennuie, à la Comédie-Française, en comptent une seule de moins. Mais le talent ! Il est toujours aux prises avec les contestations des interlocuteurs qui, à leur gré, selon qu’ils ont bien ou mal dormi, vous accordent d’en avoir un peu, beaucoup, pas du tout. Lequel dit vrai ? Comment être certain de son talent, à soi ? Comment en savoir l’exacte mesure ?... Ah ! Que souvent l’on est pris de doutes !... Il y a bien les heures d’extase !... les bonnes exhortations, les encouragements qui apportent la foi. Mais un blasphémateur, en passant, vous crie : « — Ton talent ? cette âme que tu crois avoir, ça n’existe pas ! » Et pour imprimer une négation aussi affreuse dans le feuilleton ou la chronique, il se trouve des impies, des mécréants, des philistins ! Ne dédaignons donc point le corps, tout en vénérant l’âme ; et saluons, dans le Monde où l’on s’ennuie et son auteur, cette double santé un talent sain dans un succès sain.

 

Ce parfait équilibre de l’organisme ne se rencontre guère qu’aux instants le plus favorables dans l’existence d’un artiste. Pailleron en eut bien l’intuition, car à toutes les ressources de son esprit, il joignait les prudences du savoir-vivre. Il fallut de pressantes sollicitations pour qu’il se décidât, au bout de quatre ans, à donner la Souris, où son talent fut, cette fois, supérieur à son succès. Encore neuf années de réserve, de repliement sur soi-même comme la sensitive qui a été touchée, et, avec Cabotins, Pailleron retrouva les satisfactions d’un succès sonore et prolongé. Mais il avait beau continuer à produire des caractères de haute comédie, comme celui de Pégomas, et des épisodes pleins d’intérêt ou d’agrément, il ne pouvait plus modifier, dans la connaissance de chacun, ni corriger, ni altérer son effigie définitive d’auteur du Monde où l’on s’ennuie. La délicieuse sous-préfète qu’il y a placée ne manquerait pas ici le prétexte d’une citation facile : « L’abbé de Vertot disait, quand on lui apportait des documents nouveaux sur le siège de Rhodes : —J’en suis bien fâché ; mais mon siège est fait. »

 

Pailleron dut souffrir de se heurter ainsi contre une rédaction ne varietur au chapitre de sa renommée dans l’histoire de notre théâtre, alors que son esprit, toujours vivant persistait à se tourner vers des projets de création et des rêves neufs. Il eut cependant de quoi être fier aussi, en recevant ce très enviable certificat de libération que le consentement public lui décernait, comme à celui qui a fait son œuvre envers son époque. On ne rectifiera pas davantage la légende qui, par la suggestion des assonances, fait papilloter le nom de Pailleron, dans la plupart des mémoires, avec un radieux éclat de feux de paille, de paillettes et de paillons. Nous aurons essayé pourtant de montrer ce que l’auteur de l’Étincelle, sous une verve étincelante, en effet, sous tous les scintillements du détail, a mis de volonté persévérante et de conscience robuste en ses ouvrages. Nous l’avons vu éviter les productions hâtives, prendre les délais qu’il faut dans un art de précision pour polir, mettre au point, ajuster à l’engrenage ce que l’auditeur appelle ensuite un mot spontané, une repartie prime-sautière. Nous l’avons vu, de pièce en pièce, par les gymnastiques de la réflexion, assouplir jusque dans chaque membre de phrase son talent musclé. Ce sera n’avoir rien omis de son riche bagage littéraire que d’y faire figurer, avant de finir, en outre de ses discours académiques qui sont des modèles du genre, les deux actes de Mieux vaut douceur... et violence, le volume du Théâtre chez Madame, où se trouvent notamment le Chevalier Trumeau et le Narcotique, fantaisies d’un archaïsme exquis, puis un livre : Amours et Haines, et un autre livre : Pièces et Morceaux, dont les titres simples rappellent l’homme qu’il était, de franchise et d’un extérieur à la bonne franquette.

 

Pendant de longues années, il fut l’habitant fidèle des bords de la Seine. Au quai Malaquais, ensuite au quai d’Orsay, on dirait qu’il ait voulu mener sa carrière parallèlement au fleuve, avec lequel, sur divers points sans doute, il se trouvait des affinités. Le tempérament physique et moral de Pailleron était né avec quelque chose de plantureux qui fait songer d’une source en pays bourguignon. Dans les idées de l’auteur, rien n’afflua non plus de l’étranger ; tout le cours en est français et parisien, comme le flot de Seine. Aussi quand, poursuivi par des expropriations réitérées, il lui fallut, en ces derniers temps, quitter sa demeure, ce ne fut pas pour lui le vulgaire ennui d’un déménagement : ce fut un cataclysme. Contre ce destin qui venait encore changer le lit de son existence, il se plaignait avec une apparente exagération, avec des murmures dont ni ses proches, ni ses amis ne démêlaient les causes profondes et, pour ainsi dire, mythologiques : c’était qu’il devait mourir, quand il aurait rompu le charme qui l’attachait à la nymphe de la Seine. Il retarda autant qu’il put la minute de cette rupture, cherchant en aval, en amont, jusque dans l’île Saint-Louis, un asile riverain. Enfin, il accomplit sa pérégrination vers le parc Monceau avec autant de tristesse que si une prédiction lui en eût dénoncé les ombrages comme peuplés de divinités malfaisantes. À l’instant d’élire domicile sous son nouveau toit, il considéra le vestibule du coin de son œil qui prenait si vite la mesure des choses ou des gens. Et, avec le ton où il excellait pour ramener les drames humains à des conclusions de vaudeville, il fit légèrement cette observation : « Quel bel emplacement pour mon catafalque ! »

 

Il est mort, ayant caché ses mois de maladie, comme sa discrétion aimait, derrière ses œuvres offertes au public, dissimuler sa vie privée. Et c’est ainsi que, faisant à regret le silence sur les traits mémorables de sa personnalité intime, j’ai cru respecter le mieux son désir muet. Il n’a même dévoilé, dans aucune préface complaisante, la genèse de ses pièces ni la méthode de ses développements. Parmi les illustres émules qu’il eut dans sa génération, ou pour aînés et pour cadets, il fut un des seuls, dont la pensive sauvagerie ferma, contre l’immixtion de tout collaborateur, la porte de leur cabinet de travail.

 

Le sien était une haute salle, autour de laquelle couraient des frises en bois doré ayant les aspects tordus et trapus du XVIIe siècle. Contre les murailles, grimpaient des monstres de soie, en broderie du Japon. Entre des personnages de tapisserie énigmatiques et d’autres monstres en cloisonné aux gueules béantes, se dressait une cheminée gigantesque, surmontée d’un panneau où des singes culbutés dardaient la diablerie de leurs regards à travers un éboulis de roses. On n’ignore pas que le maître du logis, au milieu de ce décor enguirlandé, fantastique et drôle, se plaisait à revêtir une robe de bure, pour s’attabler devant la besogne. En cette atmosphère de solitude voulue et de mystère hermétique, sous les gros plis du vêtement, sous le capuchon encadrant une figure si narquoise et si fine, prenons et gardons la vision d’Édouard Pailleron comme celle d’un charmant alchimiste de la matière scénique. Assisté de génies grimaçants, sous l’éclat de belles fleurs peintes, — attributs de l’art théâtral, — maniant la demi-douzaine de situations et de caractères qui sont les éléments de tout effet dramatique, l’enchanteur, avec ses secrets, ses recettes, ses dosages, a opéré de brillantes transmutations. Il a combiné, dans des proportions qui lui appartiennent, le plaisir et l’émoi, le devoir et l’amour, l’argent et l’honneur, le plomb vil et l’or pur des sentiments, vieux métaux éternels pour la forge et le fourneau des auteurs tragiques ou comiques.