Discours de réception d’Albert Vandal

Le 23 décembre 1897

Albert VANDAL

Réception de M. Albert Vandal

 

M. Albert Vandal, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Léon Say, y est venu prendre séance le jeudi 23 décembre 1897, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En prenant place parmi vous, M. Léon Say vous rappelait un mot prononcé par l’un de ses prédécesseurs au pouvoir, par certain ministre d’un temps antérieur au sien, à moins que ce ne fût un ministre de tous les temps. Comme les représentants d’une grande industrie étaient venus l’entretenir d’une affaire d’importance, cet homme d’État plein de franchise leur avait répondu : « Vous pouvez compter sur mon impartialité, car je ne sais pas le premier mot de la question. » En face des problèmes financiers et économiques qui ont passionné votre illustre confrère, je crains, Messieurs, que cette impartialité ne soit la mienne. Est-ce à moi, simple historien, assez ennemi de la politique pour n’avoir plaisir à l’observer que dans le passé et à distance, qu’il appartient de louer dignement le ministre compétent et rare, le savant gouverneur de nos finances, celui qui en a connu, suivant l’expression de La Bruyère, tout le fond et tout le mystère ?

Mes scrupules seraient plus grands, si l’ampleur intellectuelle de M. Léon Say n’avait dépassé le cadre de ses fonctions et de ses travaux, si chez lui l’homme n’était aussi intéressant à considérer que le financier et le politique. De plus, un privilège de son heureuse nature lui a permis d’éclairer pour nous les accès de la science et de dissiper les obscurités du temple, car son esprit semblait jouir de la merveilleuse propriété qu’ont certains corps : il faisait de la lumière. L’honneur de lui succéder augmente celui que vous m’accordez, en m’admettant dans la compagnie où vous êtes constitués gardiens du bon renom et de la dignité des lettres, où vous maintenez le culte des belles formes d’art adaptées aux pensées hautes ou subtiles, où vous apparaissez comme une grande tradition vivante, dont la force et le prestige s’accroissent par le déclin de beaucoup d’autres. Je sens tout le prix de cet honneur et vous en ai une profonde reconnaissance.

Si M. Say a mis la science dans la politique, il mit aussi l’art dans la science, avec une grâce, un entrain, une vivacité d’allures, qui le marquaient d’un trait distinctif et charmant. Ce fut un grand savant, mais un savant gai. Nul n’a mieux prouvé que la bonne humeur est une force. Elle rayonnait en lui ; son plaisir était de la propager, car il y voyait un signe et un principe de santé, et lorsqu’il eut à influer sur les destinées de son pays, ses efforts tendirent surtout à augmenter les facilités de l’existence nationale, à lui donner plus de largeur et d’enjouement. Patriote, il le fut passionnément ; mais l’image qu’il se faisait de la patrie était particulière. Il ne se la figurait point, comme nos guerriers d’autrefois, sous les traits d’une déesse en furie, passant d’un vol d’aigle sur les peuples soulevés : il ne la réduisait pas non plus à une pâle et mystique abstraction. Il aimait à se la représenter comme une avenante et accorte personne, entourée de ses aises, préférant à un luxe voyant un solide bien-être, gouvernant sagement son intérieur, prospérant au physique et au moral par l’intelligente direction de sa vie, par le judicieux aménagement de son temps et de ses revenus : aspect florissant, teint frais et belle carnation, voilà ce qu’il désirait pour elle, et s’il s’était voué à la recherche des vérités économiques, c’était qu’elles lui apparaissaient comme les règles de l’hygiène sociale.

Son nom, d’ailleurs, et sa naissance le prédestinaient à ce genre d’études. Son grand-père, J.-B. Say, n’est-il point considéré comme le fondateur parmi nous de la science économique ? D’autres membres de sa famille avaient ajouté au patrimoine et au lustre de cette science. Il portait en lui la doctrine et l’expérience accumulées de plusieurs générations : M. Thiers l’appelait « le petit-fils du libre échange ».

Le principe dont il avait hérité fut toutefois fortifié en lui par le travail personnel et se rattacha à une conception d’ensemble dés rapports entre l’individu et l’État. Ainsi furent épargnés à votre confrère ces doutes, ces difficultés à se faire une conviction, qui saisissent beaucoup d’entre nous au milieu de la mêlée des théories et des faits économiques. L’un des hommes qui honorent le plus la France par une valeur intellectuelle et morale hors de pair, ce qui ne l’empêche pas d’être un homme d’esprit, disait, comme on s’efforçait de le rallier au dogme du libre échange : « En religion, j’ai le bonheur de posséder la foi ; je l’ai aussi en politique ; vous voulez maintenant m’en inculquer une troisième, la foi économique ; c’est trop de trois pour un seul homme ; j’y renonce. » M. Say ne connut point ces embarras, car sa croyance politique et sa croyance économique n’en faisaient qu’une : elles se confondaient en une foi profonde dans l’excellence et le bienfait de la liberté. Issu de cette bourgeoisie qui essaya de reprendre en 1830 l’œuvre de 1789, de la consolider et de s’y tenir, il se réclamait très haut de la date fameuse, détestait les privilèges d’autrefois, mais n’admettait pas qu’on les ressuscitât contre une classe quelconque et que la Révolution aboutit seulement à déplacer l’injustice. Ce fut un libéral suivant l’ancienne et la première formule, un libéral classique, actif aussi, pratiquant : c’est là qu’il faut chercher l’unité de sa doctrine et l’unité de sa vie.

Né à Paris en 1826, il assista en simple spectateur à la révolution de Février, à cette surprise qui entraîna une perturbation. Plus tard, il souffrit de l’éclipse de la liberté politique, sous un régime auquel la France ne demandait que l’ordre. Cependant le souverain à l’âme généreuse, qui régnait alors, cherchait à réaliser dans le domaine des intérêts matériels les idées d’émancipation qui avaient enchanté sa jeunesse, et qui, au fond du cœur, restaient ses dieux intimes. Sa politique brisait les chaînes de l’industrie, allégeait les entraves du commerce, tendait à réunir les nations sur le terrain d’une concurrence pacifique. Les économistes libéraux secondaient cet effort, et tout progrès dans le sens de leurs vœux, si spécial qu’il fût, leur était précieux. Un jour, Michel Chevalier arrive au Journal des Débats, la mine épanouie, le regard vainqueur : « Je viens des Tuileries, dit-il ; j’ai conquis, je vous apporte la liberté. » À ce mot magique, l’émotion est grande ; on s’empresse autour du visiteur, on l’interroge : « Eh ! oui, reprend-il, la liberté de la boucherie. » Point n’est besoin de dire le désappointement qui suivit cet aveu : pourtant, les satisfactions de détail où se plaisaient les disciples de J.-B. Say, précédaient ou accompagnaient de grandes mesures : on le vit lorsqu’en 1860 la signature de nouveaux traités de commerce vint inaugurer dans les échanges entre peuples une ère d’affranchissement et fut presque un 89 économique.

M. Say applaudit à cette révolution et il devait passer une partie de sa vie à en défendre les conquêtes, mais on ne saurait dire qu’il y ait participé. À cette époque, s’il avait déjà prouvé, par divers écrits, qu’il s’intéressait activement aux études d’où sa famille avait tiré tant de renommée, le grand laborieux, l’homme d’État et de hautes finances qu’il serait un jour, se laissaient pressentir à peine. Sa jeunesse semblait sa carrière : il paraissait tout occupé à la faire prospérer et fleurir.

Qu’il était charmant alors, au dire de ceux qui l’ont le mieux connu ! Il y avait en lui quelque chose d’exubérant et de printanier, une ardeur à vivre, un besoin de se répandre. Son abord franc et ouvert, sa verve pimpante, attiraient et retenaient les sympathies : les amitiés qui lui vinrent à cette première heure sont restées celles de la dernière ; elles ont fait côte à côte avec lui la traversée de la vie. En compagnie de jeunes gens de son âge et de situation égale, il allait au plaisir et au mouvement : le monde, le bal, les sociétés diverses, la littérature et l’art, les affaires, l’amusaient tour à tour et le captivaient. On le rencontrait dans nos théâtres, dans nos musées, dans nos promenades, sur nos boulevards, sensible aux aspects divers de l’activité humaine et sensible à la beauté des choses, amoureux de Paris, de la ville sans pareille qui mêle tant de grâce à sa grandeur. Puis, au lendemain de cette vie qui se dispersait sur mille objets et semblait n’en cueillir que la fleur, une série d’articles signés de lui fut presque une révélation. C’était une attaque vivement menée contre les procédés financiers de l’administration parisienne, une polémique substantielle autant qu’alerte. Qu’il eût tant d’esprit, personne n’en fut surpris, parmi ceux qui avaient eu la chance de l’approcher : on s’étonna un peu de lui trouver tant d’acquis et de maturité. C’est que, à l’insu même de ses amis et comme en se jouant, il avait interrogé les auteurs, compulsé les ouvrages, pris sur le vif une foule d’observations. Une mémoire extraordinaire, un rare pouvoir d’assimilation, une curiosité universelle et toujours en éveil, lui avaient permis de faire provision de connaissances et d’idées. Tout le long du chemin parcouru d’un air de désinvolture, il s’était instruit, préparé, muni : il avait lu dans les livres, il avait lu dans la vie.

Les milieux qu’il fréquenta bientôt de préférence à tous autres, concoururent au plein épanouissement de ses facultés. De bonne heure, ses opinions politiques et de naturelles affinités l’avaient attiré au Journal des Débats : un mariage heureux et digne, qui plaça près de lui celle qu’il nommait « sa conscience », l’en rapprocha davantage et le fit désormais de la maison.

Il l’aima d’une tendresse attentive et profonde, cette maison toujours hospitalière aux lettres : elle répondait doublement à ses goûts sensés et libéraux, car elle savait à la fois se conserver et se renouveler : la vie du Journal refleurissait sans cesse dans un cadre vieilli, dans cette archaïque demeure qui semble avoir la coquetterie de sa vétusté. Heureuse maison, plus heureuse que le palais d’à côté, elle a su pendant près d’un siècle échapper aux révolutions et garder sa dynastie ! M. Léon Say y retrouva, respectée et dominatrice, la tradition des grands fondateurs. Le lieu était sûr, honnête, agréable, parfumé d’urbanité. Le bureau, la salle de rédaction avait sa physionomie très marquée : on s’y serait cru dans une réunion d’amis, dans un cercle d’esprits cultivés et polis, dans un salon, vivant et actif salon, qui prenait toujours en politique le parti de la liberté et le parti du goût en littérature, se passionnait pour les causes nobles, frondait spirituellement le pouvoir sans ébranler la société, inquiétait les Tuileries et voisinait avec l’Institut. Le régime d’alors défendait de tout dire, mais permettait de tout sous-entendre, et quels maîtres dans l’art de l’insinuation, de l’ironie ailée, que Prévost-Paradol, Saint-Marc Girardin, John Lemoinne et tant d’autres. M. Say se fit leur collaborateur régulier : il fut surtout l’ami du Journal des Débats, ami dévoué, sagace, avant d’en devenir le conseil et l’inspirateur.

Par une fortune non moins heureuse, son milieu de famille était un centre intellectuel, où son esprit venait à la fois se reposer et se retremper. Il était presque chez lui dans un de ces salons de bourgeoisie lettrée qui de tout temps ont tenu si bonne place dans notre société française. L’âme de cette réunion était une femme d’élite, qui avait pour lui une tendresse de mère. Telle était alors, telle nous la vîmes, à l’heure tardive où la nature, par un privilège rare, lui avait laissé un visage clair et rosé sous les cheveux blancs qui lui faisaient une couronne d’aïeule, et quiconque a pu l’approcher ne saurait l’oublier, cette adorable grand’mère, fidèle à ses affections, fidèle à ses enthousiasmes, et jusqu’au bout de sa verte vieillesse, plus jeune que son siècle. Ses amis s’appelaient Ampère, Gratry, Péreyve : c’étaient aussi, à côté de grands savants et de suaves penseurs, des lettrés, d’admirables artistes : autour de l’accueillant foyer, ils se groupaient simplement, librement, pour la seule satisfaction d’échanger des idées et le plaisir d’être ensemble.

L’été, on émigrait sur les bords de l’Oise, au château de Stors. M. Say avait indiqué lui-même à ses amis cette belle résidence et leur en avait ménagé l’achat. Il aimait la vallée de l’Oise, ce pays plaisant et joli, aux harmonies discrètes ; il en aimait les ondulations gracieuses, les lointains noyés de verdure et les horizons veloutés. Il aimait, dans le parc, les hautes futaies illuminées de soleil ; tout l’attirait en ce riant séjour où il lui fut donné, jusqu’au soir de sa vie, de passer le meilleur de son temps : faveur enviable, car les lieux témoins de notre jeunesse nous font goûter en eux, autant que leur charme propre, l’émotion des souvenirs. Ainsi, à la réunion de son choix, il avait fait un cadre selon son gré. Là, à la fin des chaudes et laborieuses journées, on se retrouvait : aux premières heures de la nuit, on s’attardait sur la terrasse dominant la rivière ; dans le grand silence d’alentour, le glissement doux des eaux berçait le murmure des paroles, et la conversation tournait en rêverie ; que d’espoirs trop tôt déçus, que de projets peut-être irréalisables s’ébauchaient alors, spéculations de nobles esprits dont la mémoire nous doit rester chère, car ils aimèrent le beau et voulurent le bien !

Ainsi entouré, soutenu, M. Léon Say s’avançait dans la vie d’un pas confiant. Pendant les dernières années de l’empire, il se mêla plus activement aux luttes des partis et, par des démêlés assez vifs avec le pouvoir, conquit ses grades dans l’opposition. Il en partagea les croyances, les élans, les illusions. À l’intérieur, il n’estimait pas que le maintien d’un pouvoir fort fût compatible avec la renaissance d’institutions libérales. Au dehors, ses sympathies, qu’il n’a jamais reniées, le portaient vers les nations qui nous avaient donné l’exemple du régime représentatif et vers celles qui nous devaient le bienfait de l’indépendance. Il fut de ceux qui souhaitaient pour notre pays un rayonnement doux, qui rêvaient une France exportatrice de produits et exportatrice d’idées, s’inspirant, dans ses interventions et ses alliances, des principes qu’elle avait proclamés naguère, et restant d’accord avec elle-même. Mais une fatalité pesait depuis la Révolution sur notre politique extérieure et mettait en contradiction notre intérêt et notre principe. Dans sa tâche émancipatrice, l’esprit français fut trop souvent l’ennemi de la puissance française, et l’histoire enveloppe aujourd’hui dans le même jugement sévère les erreurs de nos gouvernements et les générosités imprudentes d’une partie de l’opinion. Cependant, au regard d’une postérité plus lointaine, sera-ce un titre vain que d’avoir accru la somme d’indépendance, de justice, existant en ce monde ? Cet honneur nous l’avons cruellement payé : on a vu se retourner contre nous les forces que nous avions mises aux mains des peuples : elles ont servi à nous frapper, à nous blesser, à nous atteindre au plus profond de nous-mêmes, mais qui sait si la conscience universelle ne nous vengera pas, si elle ne nous venge pas déjà, en mesurant ce que l’humanité a perdu depuis que la France est moins grande !

Nos désastres de 1870 furent l’accablant démenti qu’infligea la réalité au rêve de tout un siècle. À cet instant, parmi les Français d’âme vraiment patriote, les divergences d’idées et de principes se turent. Le jour où l’on sut nos premiers revers, M. Léon Say rencontra M. Pouyer-Quertier, son robuste et allègre adversaire sur le terrain économique, celui qu’il appelait « le protectionniste joyeux ». — « Il s’avança vers moi, — a raconté M. Say — et m’embrassa. Près de nous étaient des jeunes gens qui riaient de voir s’embrasser deux gros hommes. Il me dit : Il n’y a plus ni libre-échangistes, ni protectionnistes : il n’y a plus que des Français bien malheureux. » Quelques semaines après, M. Say était enfermé dans Paris, dans son Paris, dont il avait voulu partager les épreuves.

Pendant le siège, sa correspondance intime dénote, en même temps qu’un touchant regret des siens et l’exquise sensibilité de son âme, une fermeté tranquille, égale, se tenant aussi éloignée des affolants mirages que d’un déprimant pessimisme. Ce qui le fait particulièrement souffrir, c’est la claustration morale de Paris séquestré de la France et du monde : « un siège, écrit-il, c’est surtout ennuyeux », et il aspire à être ravitaillé... en nouvelles. Hélas ! l’élargissement de Paris résulta de la défaite finale et précéda de bien peu l’insurrection sacrilège : lorsque l’Assemblée nationale se réunit, elle crut d’abord ne trouver devant elle que les ruines de la patrie.

M. Say y avait été envoyé à la fois par les électeurs de Paris et par ceux de Seine-et-Oise. À l’Assemblée, il fut immédiatement distingué par le nouveau chef au pouvoir exécutif, qui reconnut en lui une force réparatrice ; appelé à la préfecture de la Seine, puis, le 7 décembre 1872, au ministère des finances, il se trouva désigné, a-t-on dit, comme l’un des administrateurs de l’infortune publique. Lourd et douloureux honneur, mais la facilité, la souple vigueur de son intelligence le mirent tout de suite de niveau et de plain-pied avec les hautes tâches.

Pour cette période, son nom reste attaché d’abord à la réorganisation de Paris. Il trouva Paris ensanglanté et fumant, plein de décombres, défiguré par les stigmates d’une lutte atroce. Il pansa et ferma ces plaies. Sous son autorité, Paris reprit goût au travail, c’est-à-dire à la vie : les moyens de communication s’accrurent, l’appareil circulatoire de la grande ville se développa, les écoles surtout se multiplièrent. M. Say jugeait qu’après avoir fait pénétrer l’air et le soleil dans des quartiers longtemps déshérités, on devait y porter maintenant la lumière de l’instruction, pour combattre les obscurités dangereuses de l’esprit, les rêves délétères et les fantômes mauvais ; cette tentative d’assainissement moral lui fut œuvre chère. Il songeait moins à embellir le présent qu’à préparer l’avenir ; n’avait-il pas écrit, en comparant une administration fastueuse à un mari qui couvrirait sa femme de diamants et de bijoux : « Cela peut être d’un bon mari, cela n’est pas toujours d’un bon père. »

Ministre des finances, il mit la dernière main au paiement de l’indemnité de guerre et à la libération du territoire : puis, dans un rapport célèbre, il fit l’historique de cette opération sans précédent et montra comment une suite d’appels bien conçus à nos ressources profondes, fruit du travail et de l’épargne, avaient suffi pour que la France se reconquît elle-même et étonnât le monde par sa ponctualité. Cette constatation rassurante rompit un instant notre deuil : ce fut un éclair de joie passant dans ces jours sombres. À qui lui valut cette consolation, la France est redevable d’un des plus sensibles bienfaits qu’un peuple puisse recevoir d’un homme, une reprise de confiance en soi-même, en son relèvement, en sa vitalité.

Sur le terrain politique, M. Léon Say avait évolué aux côtés de Thiers et dans le même sens. Bien que ses antécédents parussent l’incliner vers la monarchie constitutionnelle, il accepta la République loyalement : il fut un de ces ralliés de la première heure auxquels le nouveau régime dut de vivre et de s’établir. Le parti républicain reconnut désormais en lui, pendant l’ère des périls et des vicissitudes, son ministre des finances attitré, indispensable, celui auquel Thiers avait trouvé toutes les qualités de la fonction, sauf une, disait-il, — la férocité. Si parfois d’autres charges non moins éclatantes, une grande ambassade, la présidence du Sénat, le recherchent et se le disputent, l’opinion publique le rappelle aux finances et y désigne sa place. En tout, il garda le portefeuille plus de six ans, dans huit cabinets différents.

De nos jours, un tel ministère, c’est presque un règne. Si M. Say a pu, grâce à cette quasi-inamovibilité, marquer de son empreinte tout notre système financier, ce maître en sa partie n’était pourtant pas un monarque absolu : souverain constitutionnel, il avait à compter avec le Parlement ; une partie de son existence se passait à la tribune. Il y porta un genre d’éloquence qu’on a dit anglais et qui me semble au contraire très français. Son talent était fait de quelques-unes des meilleures qualités de notre race, simplicité, naturel, précision et bonne grâce. Dès qu’il montait à la tribune, bien qu’il n’imposât pas au premier abord et n’eût point la prestance de l’orateur, l’attention s’éveillait et aussi, sur la plupart des bancs, un sentiment de satisfaction : chacun prévoyait qu’on allait commodément et agréablement s’instruire en contact avec un homme de bonne compagnie, dont l’esprit avait je ne sais quoi de reposant et de confortable. Il débutait sans faste, poursuivait tranquillement, et bientôt le charme familier de son discours captivait plus que de grands effets d’éloquence. Chez lui, rien d’apprêté : un langage facile, aisé, abondant, pailleté de jolis mots et de comparaisons heureuses, que soulignaient la caresse du regard et de la voix ; du pittoresque et de l’imprévu ; des reparties promptes et souvent mordantes, mais en même temps une courtoisie parfaite, dangereuse pour ses adversaires, car elle leur ôtait le droit de se fâcher et les obligeait à recevoir en patients résignés les traits qu’il leur décochait avec une malicieuse bonhomie. Par-dessus tout, il avait le don de débrouiller, de clarifier les questions les plus troubles : sa parole était comme un filtre au travers duquel ces questions prenaient exceptionnellement une attrayante limpidité.

Cette élocution lumineuse n’était d’ailleurs que le resplendissement au dehors d’une pensée toujours nette, d’un esprit de plein air et de grand jour, qui fuyait les brumeux sophismes et s’en allait droit aux horizons purs. M. Say avait horreur des conceptions obscures, compliquées, trop ambitieuses : les cimes le tentaient peu et ne lui convenaient guère : on y est trop souvent dans les nuages. Il s’en tenait aux vérités moyennes, mais excellait à orner, à fleurir les sentiers par lesquels il y ramenait ses interlocuteurs, à travers mille agréments et mille détours de conversation.

Si son grand art à la tribune était de causer avec la Chambre, il causait aussi dans les commissions, dans les bureaux, au conseil, partout où l’appelait sa fonction. Point de ministre plus abordable, plus soucieux de l’opinion d’autrui. Méditait-il quelque opération importante, un emprunt, une conversion ? On le voyait faisant appel à toutes les compétences, se tenant en contact permanent, avec le monde des affaires, tâtant les ressources et les dispositions du crédit, traitant avec les ménagements qu’on lui doit cette impressionnable puissance. Le crédit, c’est une sensitive : un rien l’effarouche, le fait s’évanouir ; pour le saisir au bon moment et l’utiliser, il faut un art tout de tact et de délicatesse, que M. Léon Say entendait à la perfection.

En temps ordinaire, il n’était pas moins accessible. Les portes de son cabinet restaient ouvertes aux solliciteurs, aux donneurs d’avis : il se consolait de l’ennui qu’on lui causait en recueillant quelques observations de fine psychologie : c’étaient pour lui les profits du métier. Un jour, certain spéculateur assez connu se présente à lui, et du ton que l’on prendrait pour dénoncer un scandale : « Monsieur, le ministre, dit-il, voilà vingt ans que je joue à la hausse, et je ne suis pas décoré. » La requête fut écoutée avec une placidité souriante, mais n’eut point d’autre suite. Si notre ministre reprochait à Napoléon, qui prétendait décréter la confiance parce qu’il commandait à la victoire, d’avoir voulu mettre en prison les spéculateurs à la baisse, lui-même n’appliquait pas ce faux système en sens inverse et ne considérait point que jouer à la hausse fût un titre à la reconnaissance publique. Il réservait pour ses collaborateurs dans le service d’État, pour ce personnel modeste et zélé, les récompenses dont il disposait, et ne cherchait la sienne que dans la satisfaction de soi-même, dans l’approbation des gens honnêtes et compétents.

Il a fallu que nous le perdions pour qu’un trait tout à son honneur en ce genre vînt à notre connaissance. Sans de récentes révélations que sa mort seule a permises, saurions-nous aujourd’hui qu’en 1879 le Président de la République avait voulu lui conférer d’emblée le grade suprême dans la Légion d’honneur ? Les décrets avaient été signés, mais arrêtés dans leur trajet entre l’Élysée et le Journal officiel : ainsi leur avait manqué l’indispensable sanction de la publicité : avait-on craint, en un temps où la modération devenait suspecte, de décerner à ce grand modéré un témoignage de gratitude nationale ? Averti de l’intention, M. Léon Say ne réclama jamais contre un manque de mémoire ou de courage. Plus tard, après la retraite du Président, les décrets lui ayant été officieusement remis, il les laissa dormir parmi ses papiers et n’en parla à personne. Dans sa fierté modeste, il ne fit aucune démarche pour obtenir le droit de porter la distinction si bien méritée, prenant pour règle les principes, à défaut des pratiques de son parti nul ne désapprouvera, je pense, cette façon de se montrer républicain.

Il commençait d’ailleurs, au sein d’un parti dont les actes provoquaient ses regrets plutôt que sa résistance, à s’isoler dans sa prudence et son libéralisme. Ce fut l’une de nos disgrâces qu’il n’ait pas su revendiquer, sur l’ensemble des affaires, l’influence à laquelle lui donnait droit l’autorité de ses services. Moins chef de parti que chef d’école, il manifesta surtout au pouvoir les qualités qui eussent fait de lui l’auxiliaire permanent et précieux d’un grand gouvernement.

Son testament de ministre fut toutefois un avertissement général, une adjuration émue, dont quinze années d’expérience ont attesté la valeur. Le discours qu’il prononça le 27 juillet 1882 devant la Chambre, à l’appui d’un budget de vérité et de précaution, est demeuré son chef-d’œuvre : un haut enseignement s’en dégage et comme une philosophie des finances républicaines.

En présence de témérités croissantes, M. Say sut dire à cet instant et expliquer que le régime démocratique et parlementaire, en dépit des apparences, est condamné à devenir le plus coûteux de tous, s’il n’apprend à se défier de soi-même et à se refréner. À juste titre, l’opinion s’indignait autrefois contre les prodigalités du pouvoir monarchique, contre les courtisans, qui excitaient le prince à des magnificences retombant sur eux en pluie de bénéfices et de pensions. Depuis que le peuple est roi, les courtisans ont-ils disparu ? Leur nombre n’a-t-il pas grossi au contraire avec les fantaisies du maître irresponsable et multiple qu’ils ont à servir ? Les courtisans ne sont plus à Versailles, dans les salons historiques où leur troupe dorée tenait tout entière. Ils pullulent dans nos villes, dans nos campagnes, dans nos plus humbles chefs-lieux d’arrondissement et de canton, partout où le suffrage universel dispose d’un mandat et peut conférer une parcelle de puissance. Avec eux, ils apportent l’annonce de libéralités ruineuses, la création d’emplois superflus, le développement inconsidéré des travaux et des services publics, moyens de popularité facile et surenchère électorale. Au Parlement, ils se font les dispensateurs des largesses promises, s’occupent à doter leur circonscription aux dépens de l’équilibre budgétaire ; c’est le triomphe de l’étroite compétition locale sur l’intérêt d’État, la victoire de l’arrondissement sur la France.

Cette vérité, M. Say la fit ressortir avec un mélange de saine ironie et d’anxiété contenue, avec des sincérités et aussi des adresses de langage qui forcèrent l’admiration de l’assistance. Il montra qu’avec le pouvoir s’est déplacée la source des dépenses, l’excitation au gaspillage, qu’elle réside maintenant dans les Chambres, et que le Parlement, appelé naguère à contrôler l’exécutif, doit avant tout aujourd’hui se contrôler lui-même, sous peine de compromettre le crédit et la parole de la France. Jamais il n’avait été plus éloquent et aussi énergiquement persuasif. Son succès fut immense, retentissant et vain, car le sort de son budget, le sien propre, étaient liés à celui d’un cabinet qui ne pouvait échapper à la règle commune et à la loi d’instabilité. La Chambre applaudit le ministre à tout rompre et le surlendemain renversa le ministère.

M. Léon Say ne devait plus remonter au pouvoir ; trop d’ambitions impatientes s’étaient lassées de l’entendre appeler l’homme nécessaire. Il le comprit et ne songea plus qu’à l’action indépendante, au combat pour les principes, pour la liberté surtout et par la liberté. Sur tous les terrains, des réactions s’annoncent contre les idées qui lui sont chères ; il sent que ces idées traversent une crise, subissent une épreuve, mais il n’admet pas qu’elles doivent fatalement en sortir vaincues et que notre siècle finissant n’ait qu’à enregistrer la grande faillite du libéralisme. Aussi, dans tous les milieux où l’on lutte par la parole ou par la plume, où l’on informe, où l’on avertit, on le retrouve désormais, s’adressant à ses concitoyens, s’adressant de préférence aux jeunes.

En 1884, ce fut un spectacle de bon exemple que de voir ce gouvernant de la veille prendre, modestement possession d’une chaire à l’École des sciences politiques, dans ce libre établissement auquel je m’honore d’appartenir. Ses conférences sur les solutions démocratiques de la question des impôts furent très remarquées : c’était surtout le procès des solutions démagogiques. Pour nous en dégoûter, il demande des leçons à l’histoire, il nous transporte dans la Florence du XVe siècle, au milieu de cette démocratie artiste, trop artiste quelquefois, aussi habile à raffiner contre les partis vaincus les abus de la tyrannie fiscale et à ciseler ces armes d’iniquité qu’à sculpter ou à peindre d’immortels chefs-d’œuvre. Ces digressions dans le passé étaient d’ailleurs parmi ses moyens et ses jeux favoris. Un jour, il fait ce tour de force d’intéresser le public d’une séance académique à l’histoire... de la comptabilité en partie double, et voilà ce procédé s’expliquant par ses origines, le génie imaginatif des Grecs et des Italiens animant d’une vie propre les divers éléments d’une maison de commerce, et la caisse, le magasin, le comptoir entrant en conversation l’un avec l’autre, s’interpellant et se répondant, dialoguant à la façon des héros d’Homère ou plutôt de Lucien, devenant des personnes, presque des dieux, « dieux roturiers qui n’ont d’ailleurs pas manqué d’autels ». Une autre fois, au moment où M. Say nous donne le portrait de Turgot, comme pour ajouter un piquant attrait à cette noble figure, il nous révèle que Turgot a fait des vers ; il les exhume. Lui-même n’en faisait pas ou n’en faisait plus, mais il savait que jusqu’aux plus prosaïques manifestations de la force humaine recèlent et peuvent dégager une poésie ; il réussissait à l’extraire, à la mettre en relief, et s’enveloppant de ces délicats prestiges, s’instituait en dix endroits différents professeur de finances, professeur d’économie politique, surtout professeur de bon sens. Par ce tour séduisant qu’il donnait à l’exposé d’austères problèmes, par cette manière qui n’était qu’à lui de nous faire agréer des notions utiles, on peut dire qu’il créa un genre nouveau et y fut maître : c’est ce qui l’indiqua, Messieurs, à vos suffrages, ainsi que la place considérable qui lui était assignée, dans le pays comme dans la science, par la valeur, la portée et l’étonnante multiplicité de ses œuvres.

Toujours actif, jamais agité, il devait à ce double avantage la faculté de mener concurremment et avec aisance les entreprises les plus diverses. Son moyen de repos et de détente, c’était de varier ses occupations et de faire succéder aux plus hautes les plus aimables. Au sortir d’un conseil d’administration ou d’un débat parlementaire, la présidence de la Société d’horticulture le réclamait. Les allocutions qu’il y improvisait montrent que les fleurs ne l’inspiraient pas moins que la question des octrois ou le tarif des douanes. Il les aimait toutes, fleurs orgueilleuses en robe de cour et fleurettes champêtres : il était fier de retrouver un peu son œuvre dans ces expositions où elles se groupent magnifiquement et qui sont l’un des sourires de nos printemps parisiens, mais il les visitait aussi chez elles, dans les lieux où on les cultive, où on les perfectionne, dans ces vallons proches de Paris et de Versailles où elles s’abritent frileusement contre la bise, et rien ne le délassait autant que ces excursions au pays des fleurs.

Il avait aussi d’autres joies : c’était lorsque la France, par quelque grande manifestation d’art et d’industrie, attestait le développement de son activité vitale. Le succès de l’Exposition universelle de 1889 le ravit. Il y prit sa part, en présidant à l’organisation du groupe d’économie sociale, mais l’ensemble de l’Exposition lui plut, l’intéressa, l’amusa infiniment. Cette lutte qui rapprochait les nations au lieu de les diviser, cette splendide revanche de la paix répondait à tout ce qu’il y avait en lui d’expansif, de sociable, de largement humain.

Dans les jours qui suivirent l’inauguration, je le vis s’arrêtant, sur les terrasses du Trocadéro pour jouir du spectacle. Il regardait le flot des visiteurs couler sur les pentes, à travers les eaux jaillissantes et les pelouses neuves : plus bas, le fleuve en fête : au delà, ces dômes bariolés, ces ébauches d’architectures nouvelles, ces palais de verre à l’ossature de métal, la longue flèche d’acier dardée au ciel, tout ce désordre de créations composites et hâtives, où Paris avait mis pourtant la marque de son goût et une touche d’élégance. Et il était vraiment heureux : son cœur se dilatait, ses yeux souriaient : il se plaisait à des observations instructives, à des rapprochements : il comparait aux pyramides d’Orient qui règnent sur le désert et ne sont que, d’orgueilleux sépulcres, la grande pyramide d’Occident, chargée de foule, pénétrée du haut en bas de mouvement et d’animation, plongeant sa base dans un fourmillement d’humanité, s’élevant au centre d’une ville improvisée et cosmopolite qui devait bientôt s’évanouir pour faire place à d’autres, et il trouvait que cet ensemble puissant et changeant, symbolisait à merveille la vie qu’il rêvait pour nos sociétés modernes, vie intense, débordante, faite d’effervescence féconde et de libres renouvellements.

Il lui fallait ces satisfactions pour le consoler dans les tristesses et les amertumes de l’heure présente. Par moments, tout ce qu’il avait aimé, tout ce qu’il avait voulu honnête et prospère, gouvernement parlementaire, jeu des institutions représentatives, gestion de nos finances, apparaissait exposé et compromis. Frappé de cette sorte d’ostracisme à l’intérieur qui remplace dans notre république l’antique exil des supériorités, il connaissait trop l’ingratitude des démocraties pour s’étonner de ce qui nous indigne : il le sentait pourtant, mais sa mélancolie même demeurait spirituelle : « Notre expérience ne sert absolument de rien à la génération actuelle », disait-il aux conseillers nouveaux de son parti. — « Vous vous calomniez», lui répondait courtoisement l’un d’eux. ­« Non, reprenait-il, mais je voudrais bien vous calomnier. »

Ce qui l’inquiétait surtout et aussi le stimulait, c’étaient l’explosion et le progrès des doctrines socialistes. À la faveur des destructions opérées, l’esprit révolutionnaire cherchait à exploiter de grands besoins sociaux au profit de théories chimériques ou perverses. En elles, M. Léon Say ne reconnaissait qu’un ensemble de décevantes promesses et une religion d’erreur, religion qui a ses dogmes et surtout ses mystères. Il s’affligeait à mesure que les plaintes légitimes de la souffrance et de la misère se soulevaient en tempête de revendications haineuses, et que ce flot noir montait à l’horizon. Combattre le socialisme sur le terrain des faits, sur le terrain pratique, à l’aide d’une érudition sans rivale, telle devient, dans son existence si complexe et si pleine, qui touche à tant de choses, la préoccupation dominante et presque obsédante. Non qu’il passe son temps à s’apitoyer sur l’avenir : le rôle de Cassandre ne lui convenait guère : il ne fut jamais de l’école du gémissement. Son procédé est tout autre et consiste à dénoncer virilement le danger, mais surtout à le démasquer dans ses manifestations en apparence les moins graves, à empêcher qu’il ne s’insinue dans nos finances, dans notre législation, dans l’air ambiant que nous respirons, à ne laisser ouverte aucune brèche par où l’ennemi puisse se glisser dans la place.

Comme il est obligé d’avoir l’œil à toutes les portes, de surveiller tous les accès, son activité redouble ; dans ce rôle définitif, elle n’a d’égale que sa vaillance. Politique indulgent naguère, il s’affirme de plus en plus économiste intransigeant, toujours prêt à payer de sa personne pour la défense sociale. Divers, réitérés, incessants, ses efforts semblent parfois se disperser : ils convergent au contraire et tendent invariablement à ce but : opposer aux doctrines qui veulent ériger l’État en dieu partout intervenant, à ce « panthéisme d’État », la libre action des citoyens ; en face de tous les problèmes, désigner et invoquer la liberté comme l’unique agent de solution.

Cette formule suffira-t-elle aux grandes reconstitutions qu’attend l’avenir ? Ne renonçons pas à concilier la liberté individuelle avec les exigences de cette solidarité sociale que l’honneur de notre temps est de sentir et de proclamer. Toutefois, sachons discerner en quoi l’école dont relevait M. Léon Say a rétréci et parfois stérilisé le champ de son activité. L’erreur de cette école fut trop souvent de confondre un moyen avec un but. La liberté est un moyen donné à l’homme de développer toute sa valeur ; elle ne crée point par elle-même cette valeur ; elle sert à tout, mais ne suffit à rien, et les droits conférés aux peuples deviennent entre leurs mains instrument d’agitations vaines, si l’on ne ressuscite, si l’on ne fortifie concurremment et continuellement en eux la notion du devoir moral, dont le devoir politique et social est l’une des parties. Le fondement de cette notion, faut-il le chercher ailleurs qu’en sa haute et vraie place, et le trouverons-nous en dehors de cette foi qui a fait si longtemps le soutien de l’âme française ? Il n’est point d’exemple qu’un peuple sans foi soit demeuré un peuple libre : comme il n’a su s’imposer spontanément une règle, il en vient tôt ou tard, pour se préserver contre lui-même et ses propres emportements, à chercher la contrainte, à l’appeler, à s’y réfugier, et à courir le hasard d’un maître. Si cette épreuve nous était réservée, ne pourrait-on dire à certains libéraux : Hommes d’intentions droites et de cœur sincère, vous portez la peine de ne nous avoir conseillé le bien qu’au nom de notre intérêt matériel sainement entendu et de notre dignité, de ne nous avoir point proposé un principe supérieur, un idéal plus élevé, de n’avoir regardé que sur terre, et suivant l’expression d’un vieux poète :

D’avoir fait votre dieu de votre liberté.

Que M. Léon Say ait reconnu en ce point l’insuffisance des doctrines purement libérales, certains de ses derniers écrits paraissent en témoigner. À mesure qu’il sentait peser davantage sur le pays l’angoisse de l’avenir, il continuait, pour combattre l’erreur, à s’armer de toutes les ressources de la science économique et sociale ; mais on apercevait aussi en lui comme une préoccupation inquiète de leur efficacité bornée, comme une aspiration à se liguer avec d’autres forces et à chercher plus haut ses alliances. Il comprenait le besoin de remonter aux sources mêmes de l’abnégation et du devoir, de leur rendre libre cours, de s’insurger contre les obstacles que leur oppose l’esprit de secte et d’intolérance. Le 7 novembre 1889, nous l’entendons dire publiquement : « Si, par exemple, un ministre de l’intérieur avait le courage de rétablir partout les sœurs dans les hôpitaux, et si, au lieu de s’excuser devant la Chambre, il revendiquait hautement l’honneur de cette mesure de réparation, ne croyez-vous pas qu’il y aurait, du jour au lendemain, un grand changement apporté dans la situation politique du pays ? » Cet hommage rendu aux bienfaits sociaux qu’inspirent le sentiment chrétien et la loi d’amour, à ces grandes forces de réconciliation, on le retrouve encore plus dans les œuvres de son cœur. Né et élevé dans la religion protestante, pour laquelle il professa toujours un affectueux respect, il s’intéressait passionnément aux entreprises de prévoyance et de charité, filles de la foi, que l’esprit d’initiative si utile aux adhérents de son culte multiplie et répand. Il se donnait à toutes ; il leur portait le secours de sa vivifiante intelligence, et cette part de son activité qu’il voilait au public, avec cette modestie qui fut toujours l’une de ses vertus et l’une de ses grâces, n’était pas la moins fructueuse.

Cependant, au milieu de ce labeur sans trêve, il s’épuisait : l’altération de ses traits inquiétait ses amis. Soudain, en plein travail, en plein combat, il se sentit frappé, s’enferma alors dans de chers souvenirs et s’éteignit ; mais l’avant-veille encore il avait voulu corriger des épreuves, parfaire un travail d’utilité sociale ; il ne s’arrêta de lutter que pour mourir.

Ses obsèques furent celles d’un homme de bien et d’un homme de goût. Point d’apparat, point de fracas d’artillerie, point d’uniformes, sauf ceux de l’Institut et la robe des pasteurs. Il y avait pourtant foule, mais foule d’amis, de fidèles, de confrères, de disciples, et aussi des humbles, de pauvres gens de son quartier, qui voulurent l’accompagner à sa dernière demeure. Ceux-là ignoraient tout de lui, sauf qu’en ses hautes fonctions il était resté simple, accueillant, serviable, qu’il savait beaucoup de choses et qu’il était très bon. Et à la pensée qu’ils ne le verraient plus passer, avec sa démarche un peu molle et affaissée des derniers temps, mais le regard toujours vif, épanoui, réconfortant, et les mains pleines de bienfaits, des larmes leur venaient aux yeux : ce deuil discret vaut bien des pompes et des discours. À ce grand Parisien, à ce scrupuleux gérant de la fortune publique, on n’a pas fait de funérailles nationales, on n’a pas élevé de monument commémoratif, mais de quoi servent ces honneurs, que notre époque prodigue et renie avec la même facilité ? Nous ne sommes plus même au temps où l’on renversait les statues, après les avoir laissées se dresser et vieillir sur leur orgueilleux piédestal. Notre siècle imprudent en commence beaucoup ; puis, saisi de regret et doutant de ses dieux d’un jour, il abandonne parfois leurs statues à l’état d’ébauche ou les brise inachevées. Dans le jugement de ses contemporains et de la postérité, Léon Say n’aura point à craindre de pareils revirements. Les éloges qui le saluèrent à son départ de cette vie furent réfléchis, sincèrement émus, éloignés de tout esprit d’engouement et de parti : ce furent, d’un bout à l’autre de la France et du monde, des appréciations consciencieuses de son œuvre, des témoignages rendus à son talent, à son désir du bien, à sa passion d’éclairer et d’obliger, surtout l’unanime constatation du vide qu’il laissait derrière lui : et cette couronne d’hommages, tressée par la reconnaissance et l’admiration, reverdira longtemps dans la mémoire des hommes.