Réponse au discours de réception de Francis Charmes

Le 7 janvier 1909

Henry HOUSSAYE

Réception de Francis Charmes

 

Monsieur,

Je suis heureux de vous voir ici et je suis heureux que le roulement des offices académiques me donne l’occasion de vous faire le compliment de bienvenue. Il y a longtemps que j’apprécie votre grand talent, et il y a presque aussi longtemps que s’est formée notre amitié. C’était aux premières années de la troisième République, dans la salle de rédaction du Journal des Débats. La vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, quelque peu restaurée depuis ce temps-là, avait un caractère de vétusté impressionnant. Façade légèrement en surplomb, petite cour obscure, escalier à rampe de bois et à marches usées, tout s’accordait pour une harmonie ancienne. La salle de rédaction se trouvait au deuxième étage. C’était une vaste pièce carrelée de rouge, revêtue de lambris jusqu’à hauteur d’appui et tendue d’un papier à larges bandes grises et marron. Deux grandes tables, six fauteuils de cuir noir, une dizaine de chaises et une horloge de style Louis XVIII constituaient l’ameublement. À voir ce très modeste intérieur, d’aspect sévère et démodé, on se serait cru bien loin de Paris, dans quelque étude de notaire d’une petite ville de province. Mais le maintien de l’ancien décor et du vieux mobilier était une tradition suivie par une révérente solidarité avec les premiers directeurs et rédacteurs. Pour tous ornements, trois petits portraits sous verre de Bertin l’aîné, d’Armand Bertin et d’Édouard Bertin qui pendant soixante-douze ans avaient eu la direction du journal, et enfin l’autographe d’un ordre de Raoul Rigault, daté du 4 avril 1871 et commandant au citoyen commissaire de police de la Commune de Paris de se rendre immédiatement à l’imprimerie « à l’effet d’y détruire la composition, mettre les scellés sur les presses et généralement prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher le journal de paraître ». Aux Débats, on était fier de cette suppression par la Commune, comme un bataillon d’une citation à l’ordre de l’armée.

Le journal qui paraissait le matin était fait dans l’après-midi et dans la soirée. Presque chaque jour, entre quatre et cinq heures, la grande salle était pleine. Tout en restant atelier de travail, elle devenait salon de conversation. Il y avait des visites ! Tandis que tel des rédacteurs assidus terminait un article ou corrigeait une épreuve, tandis que le rédacteur en chef, M. de Molinari, envoyait, au moyen d’un petit porte-voix, des instructions au prote, et que le directeur, Jules Bapst, donnait des avis et des poignées de main, on voyait entrer tantôt Cuvillier-Fleury, tantôt Sylvestre de Sacy ou Ernest Renan, et encore John Lemoinne. Taine, Bersot, M. Ernest Reyer, qui faisait alors la critique musicale, M. Paul Leroy-Beaulieu, M. de Parville. Frédéric Baudry, Léon Say, et d’autres écrivains et hommes politiques. Presque tous ces personnages étaient des rédacteurs émérites, irréguliers ou occasionnels des Débats. Mais s’ils venaient souvent au journal c’est qu’ils regardaient la salle de rédaction comme un bureau de nouvelles et surtout comme un cercle d’amis. Après les bonjours et les serrements de mains, chacun s’installait ; on prenait fauteuils et chaises. John Lemoinne restait volontiers debout, adossé à la cheminée. Renan se laissait tomber mollement dans un grand fauteuil. Ou demandait des nouvelles de Versailles, on s’informait de la santé des gens et du train des choses ; on faisait un compliment, une remarque, parfois une petite critique sur un article politique ou sur une variété ou un feuilleton publié le matin. Bientôt la conversation s’animait, devenait générale. Les jeunes rédacteurs s’arrêtaient d’écrire ou interrompaient leur entretien et s’approchaient pour écouter l’aimable aréopage. Littérature, gouvernement des hommes, économie publique, art ancien et art moderne, philosophie, exégèse, vertus et faiblesses humaines, monde des faits et monde des idées, on parlait de tout en pleine liberté et en pleine franchise. Ces causeries où l’esprit des uns luttait souvent contre la science des autres n’avaient rien de discours ni de leçons. Elles gardaient toujours un caractère familier, et le petit mot pour rire n’en était pas exclu. Toutefois, il y avait un choix de sujets et une tenue de termes qui surprendraient beaucoup de gens d’aujourd’hui. J’en suis certain, Monsieur, vous avez conservé, vous aussi, le cher souvenir de ces réunions que je me permettrai d’appeler, par un anachronisme obligé, les five o’clock du Journal des Débats. Il régnait là une affabilité charmante et une complète cordialité. On se sentait chez soi dans la vieille maison, et on l’aimait.

Bien que d’une extrême jeunesse, vous comptiez déjà parmi les principaux rédacteurs du Journal des Débats. Votre signature brillait à la première page au bas d’articles politiques, à côté de celle de John Lemoinne, et on lisait souvent à la troisième page d’excellentes variétés de vous sur des livres d’histoire ou de littérature. Parliez-vous d’Aristophane, d’Alcibiade, des révolutions romaines, du novus ordo rerum institué par les premiers Césars, des origines du christianisme ou encore de la lutte théologique entre Bernard de Clairvaux et Abélard, de la minorité de Louis XIII, de Montesquieu, de l’esprit public au XVIIIe siècle, de Napoléon Ier, de Talleyrand, des Notes sur l’Angleterre de Taine, vous paraissiez posséder à fond et de longue date ces sujets si variés. Tous semblaient vous être familiers tant vous les traitiez avec aisance et avec sûreté. On sentait en vous un savoir étendu et toujours présent, un goût littéraire très fin, très délicat, très exercé, le sens de l’histoire et la connaissance des hommes. Vos exposés étaient clairs, vos développements bien conduits, vos jugements dictés par la droite raison. Vous avez réuni en un volume, sous le titre de : Études historiques et diplomatiques, une quinzaine de ces beaux articles. Vous auriez pu en reprendre deux ou trois fois davantage. Tout en se faisant plus abondante, la moisson fût restée de même qualité.

Comment, si jeune et après avoir seulement publié, dans le Moniteur du Cantal, un unique article sur le Milliard des Émigrés, étiez-vous entré au Journal des Débats ? Il y a des amitiés providentielles. Tout enfants, vous et vos frères, Gabriel et Xavier, aviez conquis par votre gentillesse, votre gaîté et votre goût précoce pour le travail un grave, charmant et renommé personnage qui était apparenté à votre famille et qui venait parfois passer quelques jours dans votre beau pays d’Auvergne. Il s’appelait M. de Sacy, et ce nom imposait aux gens et donnait à sa personne et à ses écrits un vernis d’austérité Il n’avait pourtant de janséniste que son nom. Il était très bon chrétien, mais il était aussi tolérant et libéral. C’était un grand lettré, un humaniste passionné, un excellent écrivain de tradition classique. Il était rédacteur en chef des Débats où, depuis quarante ans, il multipliait les articles de politique et de critique. « Il ferait le journal à lui seul », disait son ami et confrère Saint-Marc Girardin. M. de Sacy pensait sans cesse à ses chers Débats. Il vous en parlait au Mont-Dore et à Aurillac. Vous sembliez vous intéresser aussi comme à tout ce qui l’intéressait lui-même, car l’amitié que vous portait M. de Sacy, vous la lui rendiez en respectueuse et fervente affection. Vous aviez un culte pour lui. Il était votre dieu. Il était aussi votre modèle. Vous m’avez conté que dans vos rêves de la vingtième année vous pensiez à être journaliste comme M. de Sacy, académicien comme M. de Sacy et sénateur comme M. de Sacy.

En attendant de devenir, selon vos vœux, un second Sacy dans le journalisme, dans le parlement et à l’Académie française, vous preniez occasionnellement une tout autre carrière. La France était envahie. Vous fûtes nommé lieutenant aux gardes mobiles du Cantal ; trois semaines plus tard, vous passiez capitaine à l’ancienneté. Avec ce bataillon, formé de vos « pays », vous fîtes dignement et bravement votre devoir dans la seconde Armée de la Loire.

C’est l’année d’après la guerre que vous êtes entré au Journal des Débats. Tout en donnant de votre temps aux articles littéraires, à l’étude des événements du passé et aux portraits des grands morts, vous preniez peut-être plus de plaisir dans vos articles de politique journalière où vous parliez des vivants. Vous étiez un libéral de la veille, car dans les dernières années du second Empire presque tous les jeunes gens de votre génération étaient libéraux, autant par mode peut-être que par sentiment ou par réflexion. Les préludes et la préparation de la guerre de 1870 et le grand désastre qui s’ensuivit ne pouvaient vous convertir à tous les principes du gouvernement personnel. Votre libéralisme s’accrut, et sous la puissance et la raison des circonstances, vous devîntes républicain. Oh ! vous ne regardiez pas pour cela la République comme une vérité indépendante des temps et des milieux. Vous ne jugiez point ce gouvernement supérieur à tous les autres ; vous ne lui attribuiez ni des vertus surnaturelles ni une puissance mystique. Vous pensiez déjà qu’il y a république et république. La République était, à vos yeux, tout simplement un gouvernement comme un autre, mais avec cette différence qu’il existait de fait et que les autres ne s’édifiaient que dans des rêves. « Il faut, déclariez-vous en substance, que la France ait un gouvernement défini et définitif et que ce gouvernement soit la République. À l’usage, entre les mains du Président (M. Thiers), elle s’est montrée un instrument de gouvernement d’une souplesse et d’une puissance extrêmes. Si elle a suffi à l’une des crises les plus terribles de notre existence nationale, pourquoi ne suffirait-elle pas aux jours plus calmes et relativement plus faciles ? Pourquoi le gouvernement du jour ne serait-il pas le gouvernement du lendemain ? »

Hormis à l’Assemblée de Versailles, dans certains groupes politiques et chez quelques hommes restés fidèles aux dynasties tombées, presque tout le monde pensait à peu près comme vous écriviez. Thiers était populaire. Certes, ni dans les villes ni dans les campagnes il n’y avait pas fébrile impatience que la République fût officiellement reconnue et solennellement proclamée. On la possédait effectivement, et c’était l’essentiel. On ne doutait pas d’entendre un jour ou l’autre la proclamation de la République qui serait accueillie comme une simple formalité. D’ailleurs, sauf à Paris et en quelques grandes villes, — et encore dans de petites minorités. — on ne se passionnait pas pour la politique. On ne pensait d’une façon générale à aucune restauration. Quant aux luttes des classes et aux conflits religieux, nul signe ne les faisait encore prévoir. Sans s’inquiéter des progrès fort intermittents de la conjonction des centres ni des chinoiseries de la Commission des Trente qui enfiévraient l’Assemblée, la France travaillait, recouvrait sa richesse, regagnait par son industrie, sa production agricole, ses opérations financières, les milliards emportés outre-Rhin. Elle ne pensait qu’à son relèvement pacifique, prélude et moyen d’un autre relèvement. C’était l’aurore radieuse de la République.

Les discussions commencèrent après le 24 mai 1873. Vous aviez incessamment soutenu Thiers au nom de la politique des affaires contre la politique des partis. Vous aviez dénoncé les avances de l’extrême droite et les coquetteries de l’extrême gauche pour un accord de circonstance. Vous exprimiez des doutes sur la possibilité de la conjonction des centres et vous ne traitiez pas sans quelque ironie les membres du centre droit. Vos préférences étaient pour l’union des gauches. Le 2 janvier 1873, vous terminiez en ces termes, un grand article sur les grands de l’année précédente : « L’immense majorité du pays ne demande que la paix et la consolidation de l’ordre établi. » Vous aviez raison ; mais comme on n’est pas constamment bon prophète ; vous écriviez le 13 février : « L’Assemblée est un peu vieille et il y aurait plus que de la hardiesse à lui promettre une longue existence. » Trois mois plus tard, Thiers tombait, et l’Assemblée paraissait assurée de vivre fort longtemps. Il vous fallut conter dans les Débats du lendemain cette mémorable journée parlementaire. Vous ne cédâtes rien de votre opinion, ni de vos sentiments. Vous restâtes sur vos positions, écrivîtes-vous, était politiquement mauvaise pour renverser M. Thiers... Il a pu avec confiance et dignité appeler du jugement des partis à celui de l’histoire qui rendra justice à son gouvernement réparateur. »

Vous avez eu, Monsieur, l’honneur et le plaisir de l’intimité de Thiers. Mais, au cours de sa présidence, quand vous le défendiez si bien, vous ne le connaissiez pas personnellement. C’est beaucoup plus tard, pendant l’été de 1975, que vous vîntes pour la première fois dans le célèbre hôtel reconstruit place Saint-Georges. Thiers, depuis longtemps, appréciait votre talent de polémiste, et certainement, il vous savait gré de l’avoir employé au soutien de sa personne et de sa politique, mais il n’avait pas pensé à vous inspirer une visite. Le désir de vous voir lui fut suggéré par un nouvel article et, conjoncture curieuse, dans cet article vous ne parliez ni de lui, ni du maréchal de Mac-Mahon, ni d’aucune question du jour. Vous parliez de l’Empereur. C’était une grande « Variété » sur le tome V de l’Histoire de Napoléon Ierpar Lanfrey. Thiers, qui avait écrit vingt volumes sur Napoléon, regardait comme superflue et, qui sait ? comme un peu impertinente à son égard toute autre histoire nouvelle de l’Empire. En outre, dans sa juste admiration pour le grand chef d’armée et le grand chef de peuple, il s’irritait contre le parti pris de Lanfrey, sa partialité continue, ses habiles omissions, ses insinuations rusées ou trompeuses, ses procédés et ses artifices pour présenter sous le pire aspect les actes et les choses. Les premiers volumes, parus avant la guerre, avaient obtenu un assez grand succès, grâce à l’esprit d’opposition qui régnait dans la critique. Lanfrey fut quelque temps un quasi-historien célèbre. Votre article de 1875 le remit à son rang, qui n’est pas le premier, et Thiers en fut satisfait. Il chargea Barthélemy Saint-Hilaire de vous inviter à le venir voir en lui disant : « Il a fait ses preuves avec éclat dans les Débats. C’est un des jeunes hommes les plus distingués de l’époque actuelle. »

Il semble que cette première entrevue eut beaucoup d’intérêt pour vous et beaucoup d’agrément pour votre illustre interlocuteur, car, à dater de cet instant, vous avez multiplié vos visites, et vous êtes vite devenu un intime de Thiers, un habitué de l’hôtel de la place Saint-Georges. Le soir on vous rencontrait souvent dans les grands salons uniformément tendus de satin vert, et plus souvent encore vous veniez le matin dans le vaste cabinet du premier étage, dont les parois étaient toutes tapissées de livres et les tables surchargées de cartes et de plans. « On ne saurait avoir trop de cartes, faisait remarquer Thiers, car, voyez-vous, en histoire c’est comme dans les pièces de théâtre, il faut toujours dire : « La scène se passe... » Seul avec vous, l’ancien président de la République vous exposait en son franc parler ses idées politiques, ses principes de gouvernement et son opinion sur les hommes qui l’avaient servi ou combattu. Vous étiez si bien sous le charme de ses paroles que vous les notiez en rentrant chez vous. Publierez-vous un jour le petit livre où vous les avez écrites ? Thiers revit là tout entier, avec sa pensée et son esprit si vif. S’il pouvait vous lire, il ne dirait pas comme le bon Socrate du divin Platon : « Combien de fois ce jeune homme a-t-il infidèlement rapporté ma pensée. »

Aussitôt après le 16 mai, vos relations avec Thiers se resserrèrent davantage. Le Journal des Débats avait pris parti dans la lutte contre le nouveau ministère et même contre le Maréchal avec un élan qui surprit jusqu’aux républicains les plus avancés, les radicaux d’alors. Vous, les modérés, les conservateurs républicains, vous donniez le ton à la presse d’opposition. Les articles cinglants comme des coups de lanière, les épigrammes acérées, les phrases mordantes que se permettaient les Débats, comment d’autres journaux moins réputés pour la mesure de leur polémique ne se les seraient-ils pas permis ? « — Vous n’avez pas l’idée, disait Gambetta, du service que vous nous rendez. Vous nous couvrez. » Avec John Lemoinne, avec Cuvillier-Fleury qui, malgré son grand âge, était sorti de sa retraite de journaliste et écrivait, sous l’initiale A., des articles virulents ; avec Bersot, à qui ses hautes fonctions dans l’Université imposaient l’anonymat ; avec votre frère Gabriel Charmes qui devait, hélas ! être ravi trop tôt, en pleine jeunesse et en tout développement de talent, aux bonnes lettres et aux chaudes amitiés, vous multipliiez les attaques, en poussant la hardiesse, la violence même jusqu’aux extrêmes limites. Thiers vous y incitait. « Il faut, vous disait-il, tirer sur eux à coups de pistolet. » Vous alliez presque chaque matin prendre le mot d’ordre place Saint-Georges, car dans la bataille où vous luttiez avec tant d’ardeur et d’énergie vous regardiez Thiers comme votre chef. Ses conseils vous servaient, ses paroles vous animaient, et vous redoubliez vos assauts. C’est, je crois, le seul moment de votre vie de polémiste où vous vous soyez laissé mener par la passion. Ce fut votre temps de guerre, votre âge héroïque. Cette vigoureuse et éclatante campagne de presse acheva de mettre en lumière votre nom. Du coup, on vous classa aux premiers rangs des écrivains politiques. Vos articles faisaient grand bruit, on en parlait un peu partout. « Avez-vous lu le Francis Charmes de ce matin ? » était un propos courant.

Quelques années plus tard, vos compatriotes du Cantal vous élurent député, mais le Parlement ne vous fit pas abandonner le journal. À cette arme, la plume, vous en joigniez une autre, la parole, et vous les employiez toutes deux à la ferme défense des mêmes vérités de gouvernement et des mêmes principes de liberté. Comme en vos articles on appréciait votre art de dire et votre argumentation vive et sage. Vous êtes sans doute meilleur écrivain qu’entraînant orateur. Mais plusieurs de vos discours ont eu leur succès sinon, malheureusement, leur action.

La diplomatie faillit certain jour vous enlever au journalisme. Le ministre des Affaires étrangères, vous offrit spontanément les fonctions de directeur des Affaires politiques avec le titre de ministre plénipotentiaire. Vous n’ambitionniez pas cela. Au reste, si les hautes positions ne vous ont point manqué, il ne semble pas que vous les ayez jamais recherchées. Vous avez constamment laissé venir la montagne à vous. Il y eut même quelque hésitation de votre part à accepter ces offres si honorables. Vous aviez peine à quitter la vie du journaliste indépendant pour celle du haut fonctionnaire. Vous vous y décidâtes moins par ambition que par curiosité bien avisée et désir de mieux connaître encore les affaires de l’Europe et de vous initier aux façons de les traiter. Ce que vous fîtes comme directeur au quai d’Orsay, secret d’État pour notre génération ; les archives le révéleront plus tard, à votre honneur. Ce passage aux Affaires étrangères ne fut pas inutile au pays, il servit aussi et vous servit aussi en éclairant et en fortifiant par l’expérience personnelle vos idées sur les Cabinets européens, leurs traditions, leurs principes et leur être.

Suffisamment instruit, à votre gré, après cinq ans de directorat, vous donniez votre démission pour rentrer à la Chambre et au Journal des Débats. Vous recouvriez votre liberté en redevenant député et journaliste. Puis vous avez quitté la Chambre pour le Sénat et les Débats pour la Revue des Deux Mondes où le directeur d’alors, le grand critique Ferdinand. Brunetière, vous offrait la chronique politique de quinzaine.

Cette collaboration périodique à la Revue des Deux Mondes fut un renouvellement dans votre beau talent. Entre l’article au jour le jour comme vous le faisiez aux Débats et une chronique politique de quinzaine, il y a des différences sans nombre. On n’est plus au fort de la mêlée, le combat est terminé ou sur le point de finir. C’est comme une grande manœuvre où l’on passerait du rôle de commandant effectif à celui d’arbitre. On devient plus impersonnel, on pense plus objectivement. L’improvisation pétulante, la vive riposte, le jugement impromptu ne sont plus de mise. On veut la réflexion, l’analyse exacte, la discussion sérieuse, l’argumentation serrée. Autre chose est de dire son avis, le soir même, sur un acte du gouvernement, une interpellation à effet, le dépôt ou le vote d’un important projet de loi, et autre chose de tracer chaque quinzaine un tableau vrai de la politique dans les divers États, un résumé des événements du monde. Il faut pour cette œuvre-là un savoir très étendu et en même temps très spécial. Il faut connaître les annales et le tempérament des peuples, le caractère des souverains, la nature, la valeur, les antécédents des hommes d’État, de ceux qui sont au pouvoir comme de ceux qui peuvent y revenir. Il faut avoir dans la mémoire les constitutions, les lois, l’administration, les finances, l’état militaire de tous les pays depuis l’Angleterre jusqu’à la République du Chili. Et tout cela il faut le savoir à fond et depuis longtemps, de façon à ne pas faire soupçonner qu’on l’a appris la veille. Vos fortes études, vos longues années de journalisme, votre passage au ministère des Affaires étrangères, vos relations anciennes avec nombre d’hommes d’État des grands pays vous rendaient apte à cette tâche sans fin. Vous l’avez commencée et vous la poursuivez avec vos hautes qualités d’esprit et vos dons d’écrivain, la clarté, la précision et la ferme élégance du style, l’ampleur et l’exactitude de l’information, la justesse des idées et enfin cette vertu insigne, le bon sens dont Descartes disait déjà : « C’est la qualité dont on se croit le plus abondamment pourvu, et c’est celle qui est la plus rare du monde. »

Après Sacy, Saint-Marc Girardin, Prévost-Paradol, John Lemoinne, Édouard Hervé, dont vous perpétuez la lignée, vous représentez le journalisme à l’Académie française. C’est par le journalisme que vous avez fait votre vie, mais vous l’avez toujours aimé pour lui-même, d’un esprit libre et désintéressé, sans préoccupation ni rêve des avantages ou des honneurs à en tirer. Il y a deux ans, vous n’avez accepté la direction de la Revue des Deux Mondes qu’à la condition expresse de continuer votre chronique politique. L’autorité et l’influence du directeur ne vous auraient satisfait ni suffi si vous n’aviez gardé l’action personnelle du polémiste et le plaisir d’écrire.

 

À tous les titres qui vous ont mérité votre élection, s’en ajoute un autre, ce très beau discours que nous venons d’entendre. On a tant loué par l’écrit et par la parole Marcelin Berthelot, qui a eu, vivant, ses apothéoses, qu’il semblait impossible de dire sur lui autre chose que des choses déjà dites. Et, de fait, vous n’avez pas prétendu nous montrer un Berthelot nouveau, ni nous apprendre ses travaux et toutes ses découvertes. Mais vous l’avez fait revivre dans son existence intellectuelle si vaste et si puissante, dans son être moral, dans son œuvre immense et sa pensée infinie.

Marcelin Berthelot avait eu très jeune l’universalité des aptitudes. Toutes les études lui étaient aisées, et il avait toutes les curiosités de l’esprit. Il choisit la science qui allie à la rigueur et à la sûreté de la méthode expérimentale les féeriques rêveries de l’imagination.

À vingt ans, il présentait à l’Académie un Mémoire sur la Liquéfaction des Gaz où il posait des conclusions qui sont aujourd’hui adoptées. La science le prit entièrement. Il n’allait plus vivre qu’en elle et pour elle. Il s’enferma au laboratoire, et, résultat de sa pensée et de ses expériences, il publia tout jeune ses mémoires et ses traités sur l’essence de térébenthine, les combinaisons de la glycérine avec les acides, les principes immédiats des graisses animales, les sucres, l’alcool éthylène, l’alcool formique. Il y a là déjà assez de découvertes pour que le nom de Berthelot soit connu de tous les chimistes. Mais il va grandir soudain. Pleinement maître de sa méthode, Berthelot donne en 1860 ces deux volumes : La Chimie organique fondée sur la synthèse. Ce livre capital fit révolution. C’était la rénovation de la chimie, car cette science recevait une force nouvelle et trouvait un emploi nouveau. Jusqu’à la grande découverte de Berthelot, la chimie, j’ai quelque confusion à répéter ce lieu commun, se bornait à l’analyse, c’est-à-dire à la destruction des composés retirés du règne végétal ou du règne animal. Les théories et les axiomes du grand Lavoisier, de Berzélius, de Gerhardt : « La chimie marche vers son but et vers sa perfection en divisant, subdivisant et resubdivisant encore. » — « On ne peut espérer produire des corps organiques. » — « Le chimiste fait tout le contraire de la nature vivante qu’il brûle, détruit, opère par analyse, tandis que la force vitale seule opère par synthèse », étaient indiscutés comme articles de foi scientifique. Berthelot vint et aux premières lignes de la première page de son livre sur la Chimie organique, il dit avec assurance et avec fierté « Dans cet ouvrage, je me propose de montrer comment les matières organiques peuvent être formées par synthèse, c’est-à-dire à l’aide des corps simples qui les constituent et par le seul jeu des forces chimiques. » Berthelot se servait du mot savant et un peu confus : la synthèse ; mais il entendait ce mot plus simple et plus éclatant : la création.

Et poursuivant son œuvre féconde, Berthelot multiplie les expériences des fermentations et de l’isomérie, ajoute les découvertes aux découvertes. Il réalise par l’aide presque magique de l’arc électrique la combinaison directe du carbone et de l’hydrogène, et produit l’acétylène. C’est le point de départ de nouvelles recherches dont il déduit l’étude complète des carbures d’hydrogène et de leurs propriétés. Il en forme le gaz oléifiant et le gaz des marais, générateurs des alcools, des acides et de toute la série grasse : la benzine, la naphtaline, l’anthracène, générateurs des parfums, des matières colorantes et des alcalis thérapeutiques. L’oxydation de l’acétylène lui fournit les acides acétique, oxalique, glycolique ; et la combinaison directe, de l’acétylène avec l’azote donne la série des cyaniques.

Tout cela se traduit en progrès et en bénéfices pour l’industrie et l’agriculture. Elles s’enrichissent avec les couleurs tirées des végétaux, avec les substances pharmaceutiques comme l’antipyrine, avec les engrais chimiques produits par l’électricité, avec les bouillons de culture fixateurs d’azote. Grâce aux applications de la méthode de Berthelot et de ses découvertes, des gains s’accumulent, de nouvelles fortunes se fondent. Mais, lui, ne s’enrichit pas. Il ne prend jamais de soi-même un brevet d’invention. Il décline même des offres considérables qui lui sont faites par les gens avisés. Sa réponse est : « Je ne travaille que pour la science. »

Rénovateur de la chimie par la substitution de la synthèse à l’analyse, Marcelin Berthelot fonda une science auxiliaire de la chimie, la thermo-chimie. Il avait découvert que les simples affinités chimiques règlent les transformations de la matière. Ces affinités étaient confuses, méconnues. Il eut l’idée géniale de les comparer entre elles au moyen des quantités de chaleur qu’elles développent et mettent en action dans leurs diverses combinaisons. Pendant un quart de siècle, Berthelot s’occupe avec sa rigoureuse et sûre méthode aux recherches et aux expériences que lui suggère son inventif esprit. Pour ces grands travaux, il modifie, perfectionne ou crée des appareils, entre autres la merveilleuse bombe calorimétrique. Et sur tant de problèmes et de questions, action et réaction, contact, équilibre, affinités prédisposantes, décompositions, dissolvants, éthérification, isomérie, explosifs, ses découvertes ou ses solutions sont innombrables. Il donne aux mesures relatives à la chimie organique une précision inconnue jusqu’alors. L’opinion générale des savants est que « la variété, la multitude, l’importance des résultats obtenus par lui confondent l’imagination ». La thermo-chimie a ouvert à la chimie des voies toutes nouvelles propres à la faire sortir de l’ordre des sciences descriptives pour lui faire aborder les problèmes et les méthodes des sciences physiques et rationnelles. En créant de toutes pièces la thermo-chimie, Marcelin Berthelot a fondé la mécanique chimique.

J’admire en Berthelot le grand savant, l’inventeur génial, le maître de la chimie organique, le créateur de la thermo-chimie. Mais ce grand homme, tout en se confinant dans le laboratoire, au milieu de ses hardies recherches et de ses magnifiques expériences, n’était pas exclusivement un homme de science. Il s’intéressait à toutes les spéculations de l’esprit, à tous les sentiments du cœur, à toutes les œuvres de la pensée, à tous les événements du monde. Selon un mot de lui, « la curiosité universelle ne cessait de l’animer ». Tout ce qui est dans l’humanité l’attirait, lui était connu et familier. Il avait de tout, non pas seulement de larges et pénétrantes clartés, mais une connaissance profonde reposant sur l’étude, l’expérience et la raison. Qu’il causât philosophie, littérature, art, histoire, politique, médecine, psychologie, il émettait des idées frappantes et suggestives. Ses formules étaient vives, précises, pittoresques, très personnelles. Par exemple, cette façon de dire que l’homme doit faire tout son devoir : « Il faut tenir le pari de la vie. » Nombre de nos confrères se le rappellent à nos séances de l’Académie. Heureux qui l’approchait dans ses trop courts apartés du devant de la cheminée. Mais à l’Académie il parlait peu et brièvement. C’est dans l’intimité qu’il le fallait entendre. Je compte, parmi les meilleures fortunes que m’ait données la vie, un certain mois d’août à Perros-Guirec, tout proche Rosmapamon, logis estival d’Ernest Renan, où M. et Mme Berthelot étaient venus passer quinze jours. À des déjeuners en des excursions en pataches demi-séculaires à Trégastel, à Trebeurden, à Ploumanach, au cap Blanc et autres sites fameux du Trégorrois, et encore en de lentes et courtes promenades à pied (Berthelot courait comme un loup mais Renan marchait avec peine), quels entretiens charmants et profonds entre ces deux hommes ! J’aurais dû m’en faire l’Eckermann, — je ne veux pas dire le Goncourt. C’est là-bas, sur la côte bretonne, qu’il m’a été donné de connaître et d’admirer l’étendue encyclopédique du savoir de Berthelot, la richesse et la profondeur de son esprit, et aussi le charme un peu sévère mais très prenant de sa personne et sa simplicité avenante. Nul ne cherchait moins à imposer.

Un souvenir familier que, je l’espère, Monsieur, vous ne jugerez pas trop en désaccord avec la solennité de votre réception. À Perros-Guirec, ma femme et ma fille, encore une enfant, employaient le temps que leur laissaient promenades et bains à un jeu plus ou moins renouvelé des Grecs, et aujourd’hui sans doute oublié. Ce jeu, qui était une simplification ou une complication du Jeu de Dames s’appelait l’Halma, « le Saut ». Certain jour, Berthelot jeta un coup d’œil sur la table où luttaient les deux joueuses. Il parut s’intéresser aux combinaisons du jeu qu’il ignorait absolument, et offrit à ma femme de faire avec elle une partie d’Halma. Il joua lentement. Toute son attention, pour ne pas dire toute son intelligence, semblait concentrée sur les carrés rouges et bleus et sur les petits pions. Il perdit, demanda sa revanche, perdit encore. Le grand homme avait l’air surpris et un peu dépité. Il réfléchit deux minutes et dit : « — Madame, voulez-vous faire une dernière partie. Mais, je vous préviens que je suis sûr de la gagner. » Et il la gagna, en effet, très facilement et brillamment. Ce fut un Austerlitz.

Berthelot, comme on voit, s’amusait aux plus petites choses quand il ne s’occupait pas aux grandes. Il avait de tout la curiosité et la maîtrise. Quel sentiment, quels dons, quel art accompli dans sa Correspondance avec Renan ! Si le temps ne m’était limité, je voudrais vous lire au moins la longue lettre du 1er juin 1850 où Berthelot décrit avec tant de vérité, d’éclat et de grandeur le coucher du soleil vu de la Seine.

L’homme qui était si sensible aux féeries de la nature, qui s’en pénétrait si intimement, qui savait mettre à les peindre l’exactitude parfaite, le charme et la force, qui, après une journée passée au laboratoire à des recherches et à des expériences sur les carbures d’hydrogène, se trouvait soudain et miraculeusement, l’esprit assez dégagé des problèmes chimiques pour penser et pour écrire une telle page, cet homme-là avait le don des lettres au même degré que le don de la science. Au lieu de ses grandes découvertes, il aurait pu laisser les plus belles œuvres littéraires.

Dans sa spirituelle et savante réponse au Discours de réception à l’Académie française, prononcé par Berthelot, M. Jules Lemaître nommait les quatre uniques éléments qui selon les lois de la chimie, forment tous les corps vivants depuis l’homme jusqu’au brin d’herbe. Et il concluait avec une philosophie peut-être un peu chagrine : « C’est uniquement de ces quatre éléments que sont faites les merveilles innombrables de la nature. Quelque étrange que cela paraisse, c’est de ces quatre éléments que sont formés tous les corps organiques, l’essence odorante qui gonfle les pétales d’une rose, la pulpe savoureuse des fruits, la poussière colorée des ailes d’un papillon, ou, pour parler comme François Villon, ce corps féminin « qui tant est tendre, poly, souëf, si pretieulx ». Seule la secrète architecture de ces édifices d’atomes varie. Le poète soupire :

 

Il existe un bleu dont je meurs,

Parce qu’il est dans des prunelles !

 

« Le chimiste répond : Carbone, hydrogène, oxygène, azote. »

Forte de ses lois fondées sur l’expérience, la chimie ne voit aussi dans l’homme d’intelligence universelle et de souverain génie qui s’appelait Berthelot qu’un composé de carbone, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote. Peut-être v avait-il autre chose ?

La vie fut bonne à Marcelin Berthelot. Il vécut, librement dans ce qu’il aimait le plus, le travail. Il eut tous les honneurs, toutes les récompenses, la plus grande renommée. Il conserva le bien le plus cher, la liberté. Il avait foi en lui-même et en son œuvre, il tenait sa méthode pour sûre, connaissait les résultats utiles et éclatants de ses découvertes et en présageait de plus vastes encore. Il vécut près d’une femme noble et belle. Il voyait ses quatre fils porter avec honneur un nom plein de gloire. De sa jeunesse à un âge avancé il eut pour ami un Ernest Renan. La destinée l’avait comblé.

Et pourtant, à certaines heures de mélancolie raisonnée, il pensait qu’il ne voudrait pas revivre sa vie si bien remplie. « Je ne regrette rien, disait-il, de ce que j’ai fait ni de ce que je n’ai pas fait, car j’ai accompli ce que j’ai cru être mon devoir. Mais la vie a tant de souffrances physiques et morales que je ne souhaite pas revivre. » Son mal de vivre avait pour cause que l’intelligence d’un homme, qui savait voir et penser comme lui, produit, par des réactions, inconnues, celles-ci, à la chimie, un poison inéluctable : le doute. Berthelot croyait fermement à l’avenir de la science et au progrès de l’humanité. Parfois, cependant, le doute lui venait même sur ces deux opinions qui avaient inspiré ses travaux et animé sa vie. Il pensait qu’un jour on travaillerait tant sur toute chose qu’il serait impraticable d’embrasser tous les éléments d’une seule science. « Il sera matériellement. impossible, disait-il, de s’assimiler l’ensemble des découvertes de son temps. Le cerveau humain ne pouvant plus absorber l’immense majorité des faits acquis par les sciences ne pourra plus généraliser, c’est-à-dire s’étendre et se développer. On ne pourra donc plus progresser, et je prévois pour un temps futur une période où le progrès intellectuel restera stationnaire... Il en sera de même pour le progrès matériel. Quand l’homme aura capté les chutes d’eau, utilisé les forces des marées, la chaleur solaire, la chaleur terrestre et qu’il aura remplacé les produits de la terre et des animaux par des aliments artificiels en tout semblables aux aliments naturels, on aura, semble-t-il, atteint les termes du progrès matériel. La vie se multipliera, la population décuplera. Mais vers où pourra bien se diriger le progrès ?... L’âme humaine (il prenait ce nom dans l’acception d’intelligence animant et commandant la synthèse chimique qu’est l’homme), l’âme humaine sera-t-elle aussi en progrès ? Les idées morales, la conscience, les abnégations et les sacrifices, l’amour du Beau et du Bien progressent-ils à proportion des découvertes scientifiques et des commodités de l’existence ? » Sur ces propositions, Berthelot avait des doutes qui troublaient son optimisme au point de lui faire écrire « qu’on ne verrait pas le triomphe de la justice et de la raison ». Il posait même la question si la réalité absolue pour l’homme est dans la théorie de la matière, déterminée par la science positive, ou dans la théorie de l’idéalisme inspirée par le sentiment et fondée sur la conscience.

Marcelin Berthelot était un homme de progrès, mais il était aussi un homme de tradition. Il proclamait que l’humanité ne produirait jamais de plus grands génies qu’Aristote, Archimède, Newton et Leibnitz. Il aimait les poètes grecs, la littérature latine, les grands classiques français. Dans son cabinet de travail qui donnait sur l’horizon un peu borné de la cour de l’Institut, il avait placé trois photographies : le Parthénon, la Joconde de Léonard et la Nuit de Michel-Ange. Quand, d’un œil distrait ou attentif, il regardait ces monuments d’une complète et souveraine beauté, ne pensait-il pas que, au moins pour certaines œuvres humaines, des plus parfaites et des plus durables, la théorie du progrès est chimérique et agaçante. Et quand le grand chimiste quittait son laboratoire et que justement satisfait de soi-même et convaincu à bon droit, par ses belles expériences faites dans sa journée, du progrès de la science, il se retrouvait devant le spectacle du monde et voyait tant de misère morale, tant de puissance dans l’or, tant d’égarement dans les idées, tant de théories monstrueuses on imbéciles, tant, d’indifférence sauf pour l’intérêt privé et immédiat, tant de propension au moindre effort, tant de caractères abaissés et de consciences capitulées, il devait croire au progrès de la faiblesse humaine.

Une des formes du traditionalisme chez Marcelin Berthelot était l’amour du pays. Il attribuait une âme aux nations. Comme son confrère, le grand Pasteur, il pensait que si « la science n’a pas de patrie, le savant en a une ». Les défaites de 1870 l’émurent cruellement. Pendant le siège de Paris, il employa ses talents à la défense, Nommé avant le 4 septembre Président du Comité scientifique pour la défense de Paris, il sut inspirer et diriger les séances de cette petite assemblée, à qui l’on dut entre autres moyens de guerre la fabrication de la dynamite, encore presque inconnue en France, et l’éclairage nocturne, par des foyers de lumière électrique, des positions ennemies aux approches des forts. À ses heures libres qui étaient rares, car Berthelot recevait 250 lettres et visites par jour et se désolait qu’il y eut « tant d’inventeurs », il s’occupait de la découverte d’un nouvel explosif pour les armes à feu. C’est de ces recherches et de ces expériences, souvent périlleuses, poursuivies d’abord par lui seul, et plus tard en collaboration avec M. Vieille, qu’a découlé la préparation de la poudre sans fumée. À en juger par les sentiments de Berthelot exprimés dans une de ses lettres que ce n’est ni le lieu ni l’heure de citer, peut-être regretta-t-il qu’en certaine occurrence, déjà bien lointaine, cette poudre n’ait pas servi sur des champs de bataille quand l’armée française était seule à la posséder.

L’œuvre imprimée de Berthelot est immense. C’est plus de vingt volumes et de douze cents brochures. Le dernier de ses écrits, paru un mois avant sa mort, — cette mort pathétique qui émut Paris et dont la poésie grecque eût fait une légende, — est un capital article contre la réforme de la langue française. Il y évoque le passé, et rappelle que notre langue a évolué et grandi à mesure des développements de notre nationalité. Il combat les théories des réformateurs et dénonce les illusions et les désaccords du phonétisme empirique, base de leur système. Il démontre que par les exceptions et les compromis que l’on serait forcé d’y admettre cette prétendue simplification serait une complication. Il pronostique la rébellion à cette réforme chez les écrivains, les journalistes, les imprimeurs, les libraires, et le trouble qu’elle provoquerait parmi le corps enseignant, et il présage les crises et les dangers que l’anarchie orthographique causerait au français dans les pays de langue française comme le Canada, la Suisse, la Belgique, l’Alsace, et même dans l’étude et l’usage fréquent de notre langue chez les peuples étrangers. « Les personnes qui apprennent le français aujourd’hui, dit-il, seraient déroutées par une orthographe dénaturée et bien des gens abandonneraient la culture d’une langue devenue différente de celle de ses auteurs d’autrefois qui font autorité dans les traditions de la civilisation. Nous compromettrions, avec une étrange inconscience, une situation séculaire. » Berthelot conclut non pas que la langue française doit rester immuable car seules les langues mortes n’évoluent plus, mais que, œuvre des siècles, elle ne peut se modifier que par l’action des siècles, lentement, librement et instinctivement. Ainsi Marcelin Berthelot, dont Renan disait « qu’il tenait peu à ce qui n’est pas la patrie et la vérité », resta fidèle jusqu’à la fin aux principes de sa vie. Le grand homme fit son dernier effort pour la réfutation des idées fausses et pour la défense du patrimoine français.