Discours de réception d’Albert Sorel

Le 7 février 1895

Albert SOREL

Réception de M. Albert Sorel

 

M. Albert Sorel ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Hippolyte Taine , y est venu prendre séance le 7 février 1895, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En me recevant dans votre Compagnie vous avez comblé toute mon ambition. S’il était possible d’ajouter quelque chose à cet honneur, vous l’auriez fait en m’appelant à parler devant vous d’un homme que j’admirais beaucoup, lorsque je ne connaissais encore de lui que ses écrits, et que j’ai admiré bien davantage lorsque j’ai eu le rare privilège d’être admis à son amitié.

Hippolyte Taine a été l’un des plus puissants originaux de ce siècle. Aucune carrière n’a été plus directe, aucune œuvre plus homogène, aucun caractère plus constant que le sien. Cependant cette œuvre et ce caractère semblent pleins de contrastes. Systématique, jusqu’à la symétrie, dans son architecture, il se plaît, dans la décoration, aux saillies éclatantes, aux peintures passionnées. Le plus réservé et le plus tolérant des hommes dans le commerce de la vie, il est rude et cassant dans ses expressions : il éblouit, il heurte, il renverse, il écrase. Il établit le déterminisme absolu dans la conception de l’univers ; il conclut à la justice et à la liberté dans le gouvernement des choses humaines. Or, tout se tient dans cette tissure, et les écrits de Taine s’engendrent les uns les autres. Il a consacré sa vie – et quelle vie de travail fécond et acharné – à vérifier et à prouver les idées qu’il avait conçues spontanément dans sa jeunesse. Sa méthode fait l’unité et la magnificence intellectuelle de son œuvre.

Cette méthode, chez lui, c’est l’homme même. Elle opère en lui, avant qu’il la connaisse, et lorsqu’il l’expose, il ne fait qu’analyser l’opération naturelle de son esprit. « Chacun, a-t-il dit, prescrit à la science les habitudes de sa pensée… » « Ma forme d’esprit est française et latine : classer les idées en files régulières, avec progression, à la façon des naturalistes. »

Au service de cette forme d’esprit, une extraordinaire puissance d’attention et d’adaptation. Il accumule, il triture, il dissout les faits récoltés et les notions acquises. Il laisse la dissolution déposer, se clarifier, se prendre et s’accroître, en structures précises et rigides, selon une loi d’affinité, qui est la loi même de son intelligence. Sa pensée se forme comme se forme le cristal.

Et ce cristal est diaphane : merveilleusement doux aux surfaces, glissant et résistant à qui veut l’entamer, froid à qui le touche, perçant en ses pointes, coupant en ses angles, mais nettement, sans déchirure ni plaie envenimée ; si la lumière tombe sur ses arêtes, elle s’y disperse en gerbes irisées ; si elle travers ses prismes, elle se répand en nappes splendides de couleurs. Taine est un savant qui voit la nature avec les yeux du peintre, un dialecticien qui écrit comme un poète.

Il naquit à Vouziers, dans les Ardennes, le 2 avril 1828. Sa mère était la tendresse et la raison mêmes ; son père, esprit très fin et très cultivé, lui donna les rudiments du latin. Taine reçut ainsi, et à mesure que naissait sa pensée, l’empreinte de cette langue, qu’il considérait comme « l’art vivant d’écrire et de penser ». Un oncle, qui avait beaucoup voyagé, lui enseigna l’anglais. L’âme anglaise devint, dès l’enfance, sa seconde âme. Shakespeare, plus tard, lui découvrit la figure mouvante et passionnée du monde. Il lui révéla le génie de la Renaissance. Taine s’en éprit ardemment, et pour toujours.

La première impression de la nature, « celle que le reste de la vie achève et ne dissipe plus », lui vient de la forêt voisine, humide, silencieuse, pleine de rêves étranges. La forêt demeura la grande berceuse de sa vie. De très bonne heure, il y cherchait à leur naissance et dans leur mystère, sous les mousses et sous les rochers, « les grandes sources, dont notre petite existence n’est qu’un flot ». Il y développa une disposition singulière à découvrir, dans leur genèse, les mythes primitifs ; à deviner, « derrière la légende humaine, la majesté des choses naturelles » et le chœur universel des arbres, des fleuves et des mers. Ce fut là son trait d’union avec Gœthe ; c’est par ce détour qu’il atteignit l’âme antique, et ce n’est pas sans intention qu’il a réuni dans l’une des études où il a le plus livré de lui-même, la vision de la forêt des Vosges et l’évocation de la piété païenne : Sainte Odile et Iphigénie.

Enfin, de l’existence laborieuse et honorée, dans un intérieur de province, il garda le respect du bon sens, l’amour de l’ordre et de ce qu’il appelait les « choses salutaires ou nécessaires » : la famille et le mariage ; le culte de la liberté individuelle, le vœu d’un gouvernement tempéré, aux mains d’hommes compétents et sages.

En 1848, il fut reçu à l’École normale, le premier d’une promotion fameuse. Il trouva dans l’école tout le feu de l’intelligence et toutes les joies de l’amitié. Il lisait tout, mais déjà « le pli primitif et permanent » de son esprit s’accusait. « L’Histoire de la civilisation de M. Guizot, disait-il plus tard, m’a donné la première grande satisfaction de plaisir littéraire, à cause des classifications progressives.

Une amitié de collège lui procura l’occasion d’être présenté à l’illustre historien. M. Guizot était indulgent et encourageant à la jeunesse. Tant de force dans l’essor du génie et tant de candeur d’âme l’attachèrent à Taine. Il lui voua une estime qui, l’Académie le sait, ne se démentit jamais. J’ai eu le bonheur, au même âge, sans mériter ce même intérêt, d’obtenir la même bienveillance ; j’ai connu cette hospitalité de la pensée, plus précieuse et plus libérale encore que l’hospitalité du foyer ; et, aujourd’hui, disciple suivant de loin la trace de ces grands maîtres, il m’est doux de les associer dans ma reconnaissance.

La génération de Taine arrivait à un tournant inquiétant de l’histoire. Ces recrues vaillantes commençaient leur campagne au lendemain d’une déroute. « La démocratie instituée excitait leurs ambitions sans les satisfaire, la philosophie proclamée allumait leur curiosité, sans la contenter. » Puis venait la question, poignante à cet âge, où l’homme est encore plus impatient de bonheur, qu’il n’est avide de gloire : que sera pour nous la vie ? S’ils interrogeaient les poètes, de Chateaubriand à Lamartine, de Byron à Heine, ils n’entendaient qu’un concert de lamentations : « le bonheur déclaré impossible, la vérité inaccessible, la société mal faite, l’homme avorté ». Taine se détourna, l’amertume au cœur. Il maudit l’enthousiasme, il réprouva l’éloquence, tous les prestiges qui font de la raison la dupe éternelle des passions. Faute de pouvoir tenter l’épreuve de la vie, il en demanda le secret au roman, et le roman lui sembla d’autant plus véridique, qu’il était plus desséchant ou plus flétrissant pour l’humanité. C’est le moment où Stendhal, qu’il proclamera « le plus grand psychologue du siècle et des siècles précédents », va s’emparer de Taine ; c’est le moment où Balzac lui apparaît, comme « le Shakespeare vivant et moderne » et lui ouvre « le plus grand magasin de documents qui nous ayons sur la nature humaine ». Sa notion de l’homme procède de cette terrible pathologie, de même que sa notion de la politique procède de l’écroulement d’hommes et d’idées, qui se donnait alors en spectacle à Paris. D’où son pessimisme fondamental, et ces formules qui sont la clef de son optique sociale : – l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la perception est une hallucination vraie ; la santé de notre esprit, comme la santé de nos organes, n’est qu’un bel accident ; le bon gouvernement n’est qu’une exception et qu’un répit dans le cours des choses humaines.

Il descendit alors « au fond du scepticisme ». Mais il était toute volonté et toute intelligence. Le néant ne pouvait le retenir longtemps et il se releva très fort. Spinoza le rendit à lui-même. Il s’exalta d’une sorte de piété sombre pour un Dieu qui se confond avec l’Univers et se démontre par raisonnement géométrique. Il n’y eut plus de vérité pour lui, que dans l’ordre universel ; toute sa tâche fut de le comprendre, tout son devoir de s’y conformer. En cette persuasion seulement, se dit-il, on trouve « le repos absolu de l’âme, qui exclut tout doute, et qui enchaîne l’esprit comme avec des nœuds d’airain ». Il avait vingt et un ans quand il écrivait ces lignes. Les nœuds d’airain ne se desserrèrent plus. Il s’enferma dans sa tour de granit ; il n’y laissa vers le ciel qu’une ouverture étroite et voilée, et par échappées seulement, durant quelque nuit d’été très pure et très claire, il se laissa encore aller à soulever le voile et à contempler, au delà du temps et de l’espace, la formule créatrice, « l’indifférente, l’immuable, l’éternelle, la toute-puissante », devant laquelle, lorsqu’il la découvre dans sa sérénité sublime, l’esprit de l’homme se ploie « consterné d’admiration et d’horreur ». Spinoza lui commandait l’obéissance ; Marc-Aurèle lui enseigna la résignation. « Je lis Musset et Marc-Aurèle, écrivait-il à un ami. Je trouve dans l’un tous les ennuis, dans l’autre le remède universel... C’est mon catéchisme, c’est nous-mêmes... La lumière de l’esprit produit la sérénité du cœur. »

Une telle conception de la vie conduit à consacrer la vie à la science. Étudier l’âme en elle-même, dans l’œuvre des hommes de génie, dans l’histoire des sociétés humaines ; voir l’homme tel qu’il est, ni avorton, ni monstre, qu’on ne vante ni ne diffame ; le remettre à sa place dans la nature ; montrer que tout en lui et autour de lui se ramène à un faisceau de lois, et que l’idéal auquel se suspendent toutes ses aspirations est aussi la fin à laquelle concourent toutes les forces de l’univers, telle est la tâche que Taine se proposait dès sa sortie de l’École.

Mais il fallait vivre, et pour ceux qui voulaient penser librement, c’était, en ces années-là, une chose difficile que de vivre dans l’Université. Taine l’éprouva à tous les degrés : un refus à l’agrégation, qui fit scandale, un envoi en province, qui n’était que l’apprentissage de la disgrâce. Il connut la sottise dans l’injustice la persécution hypocrite, « ces premiers crève-cœur de la jeunesse » qui assombrissent à tout jamais la vie, et ce qu’il apprit alors à nommer « la dureté ordinaire du commerce des hommes ». En moins d’une année il tomba dune suppléance de philosophie à Toulon à une suppléance de sixième à Besançon. Il se révolta et partit pour Paris, sans autre ressource que sa plume.

Ce Paris studieux de 1853, qui dans une sorte d’effervescence sourde de mine et de laboratoire, couvait une révolution dans la science et dans les lettres françaises, était fait pour développer, mais aussi pour pousser aux extrêmes, du côté où il penchait, l’esprit d’Hippolyte Taine, On y travaillait, on y pensait, sans autre objet que la vérité sans souci des conséquences pratiques ; que dis-je, avec le mépris de ces conséquences.

C’est alors que Taine se lia avec Wœpke, qui compléta ses connaissances mathématiques et l’initia à la philologie ; avec Doré, qui l’introduisait dans le monde des artistes, tandis que Marcelin, son ami d’enfance, lui apprenait à démêler l’histoire dans les estampes. Il faisait de la chimie et de la physiologie ; il fréquentait la Salpêtrière, tâchant de découvrir, à travers les grossissements et les déformations de l’intelligence malade, le passage mystérieux de la sensation à l’image, et de l’image à la perception. Entre temps, il commençait d’écrire à la Revue de l’instruction publique, aux Débats, à la Revue des Deux Mondes. Et, partout, entier à son étude présente, il allait, interrogeant les hommes spéciaux, les témoins vivants ; choisissant de préférence ceux auxquels il attribuait à la fois un sens très aigu et un parti pris très sceptique ; poursuivant, sous la forme la plus concise, l’opinion la mieux prouvée, « les impressions personnelles, exactes et crues », les mots caractéristiques des hommes illustres, les petits détails significatifs des grands événements. Cependant il avait hâte de rentrer dans sa retraite de l’île Saint-Louis. Aux hommes récalcitrants ou importuns, il préférait les livres, moins lourds et moins longs à feuilleter. La vie réelle, la vie brutale même l’attirait à titre d’expérience et de clinique sociale. Mais il n’aimait à l’étudier que dans Saint-Simon ou dans Balzac, comme les monstres, les fauves et les oiseaux de proie, au Muséum, derrière les grilles, le matin, quand les arbres sont encore frais de la rosée et que les allées sont encore vides d’oisifs. Il redoutait de perdre son temps et d’encombrer sa mémoire. Enfin, il ne savait pas s’ennuyer. S’il voulait le secret des choses, il ne se résignait point à le guetter longtemps, aux seuls endroits peut-être où ce secret se décèle entre les propos interrompus, les anecdotes rabâchées, les confidences fallacieuses, le bavardage des hommes obsédés d’eux-mêmes, qui cherchent à tuer le temps, à tromper l’attente, à se tenir en scène les uns devant les autres, se méfiant des questions, mais laissant parfois échapper, par surprise de vanité, ou de passion, le mot-révélateur : les antichambres des hommes d’État, les bureaux de rédaction des journaux, les couloirs des assemblées, les foyers des théâtres, toutes les salles de Pas-Perdus.

Et comme il compulse, dépouille, regarde, analyse et note à Paris, il voyage en Angleterre, en Italie, dans les Pays-Bas, en France. Assidu aux archives, chez les savants et chez les hommes techniques, commentant les musées par les bibliothèques.

Il s’exerce et s’anime à la science nouvelle. Ici, en historien, à coups de pioche et de mines, rudes et durs, dans le sol résistant, la chaussée cimentée, les massifs monuments de l’histoire romaine : c’est l’Essai sur Tite-Live. Ailleurs, en psychologue, s’efforçant de dégager les traces de Condillac, ensevelies sous les programmes d’État c’est le livre des Philosophes. Ce livre fut sa prise de la Bastille. Taine n’a rien produit, pas même les notes de Thomas Graindorge, ce La Bruyère positiviste de la Vie parisienne, où il ait déployé plus de fantaisie avec plus d’abandon : une verve endiablée, un mélange d’irrévérence sarcastique et de flamme à la Diderot ; un talent encore inconnu dans nos lettres, pour rendre les abstractions vivantes, l’analyse colorée, la dialectique pittoresque, le sophisme ridicule, l’évidence spirituelle ; pour glisser des croquis délicieux de paysages, dans des encadrements noirs de tableaux de mathématiques ; toute une psychologie qui s’affirme, toute une philosophie de l’histoire qui se déborde, toute une métaphysique qui s’envole ; pardessus tout l’exubérance, les ailes de la jeunesse. Il projette en ces ouvrages, conçus en même temps, publiés coup sur coup, les idées directrices de ses œuvres capitales. Il les lance à brûle-pourpoint, assaillant le lecteur par la thèse, l’empoignant par la démonstration. Il aimait, il aima toujours, les débuts impérieux à la Beethoven.

Au cours de ses études sur Racine, Saint-Simon, La Bruyère, La Fontaine, Mme de Lafayette, il se fait une notion du caractère français, qu’il reprendra sans cesse, l’étendant et la complétant, et qui exerce sur le rythme de son œuvre autant d’influence que sa notion primordiale de l’homme infirme par naissance et de la société malade par nature. C’est l’esprit classique ; il en déduira sa théorie de la Révolution française, et cette idée deviendra l’idée maîtresse des Origines de la France contemporaine.

On s’explique, dès l’abord, ce qu’il comprendra dans ce livre et ce qu’il en exclura. On voit venir de la même allure, et se supposer les uns les autres, la tragédie classique et les Droits de l’homme, la Monarchie absolue et la démocratie. C’est la grande route royale et nationale de l’histoire, à travers les plaines et les vignobles de la France moyenne ; mais cette route s’arrête au pied des montagnes couvertes de neiges éternelles ; aux grèves où l’Océan, qui se perd dans l’infini, étale ses nappes mouvantes sur le sable morne ; aux rochers, où les vagues perpétuellement troublées se brisent en écume, sous un ciel lourd de tempêtes. La France est le pays des contrastes. Sa Chanson de Geste abonde en merveilles ; et n’est-ce point découper d’une main trop tranchante en son histoire, que d’en écarter, à titre de digressions, tant de glorieuses aventures et d’héroïques épreuves, cet appétit de l’impossible et ces longs abattements, coupés de fièvres, la folie de la croix et la folie de la liberté, la voie épique, qui va de Jérusalem à Fleurus, du cycle de Charlemagne à celui de Napoléon ? Ce sont pour Taine des rayons divergents Il s’interdit de les suivre, comme il s’interdit l’élévation vers le mystère et l’ascension vers la métaphysique.

Il avait entrepris d’appliquer en grand sa méthode, d’écrire l’histoire d’une littérature, et d’y chercher la psychologie d’un peuple. Il avait choisi l’Angleterre, parce qu’il retrouvait, dans la littérature anglaise, à tous les âges, l’homme passionné, concentré, intérieur, qui est l’Anglais d’aujourd’hui. Taine, dans ce livre, donna sa mesure. Par ce coup de maître, il ne se plaça pas seulement au premier rang de nos écrivains, il fit grand honneur, en Europe, à la littérature française.

La méthode avait fait ses preuves ; Taine en présenta, dans l’introduction de la Littérature anglaise, un exposé magistral. Elle se ramène, en réalité, à quelques données simples : toutes les choses humaines, que ce soit le génie d’un artiste ou le génie d’un homme d’État, la littérature d’un peuple ou ses institutions, ont leurs causes, leurs conditions et leurs dépendances. Pour l’homme et pour le peuple, il y a une disposition initiale, maîtresse et supérieure, qui dirige toutes les idées et tous les actes. Elle procède de trois forces primordiales, la race, le milieu, le moment.

Taine devait beaucoup à Sainte-Beuve et il aimait à le proclamer. Toutefois, pour cette conception fondamentale, il relevait d’un autre maître. « Mon idée, disait-il, traîne par terre depuis Montesquieu, je l’ai ramassée, voilà tout. »

Nous reconnaissons les fameux « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » ; mais, en les constatant, n’oublions pas que la nature des choses, ici, c’est la nature humaine. En histoire, c’est l’homme qu’il faut rechercher partout et partout remettre en son rang, car partout on le reconnaît. Qu’est-ce, en effet, que la race, dans le développement de la civilisation, si ce n’est l’ensemble des caractères héréditaires imprimés par la famille aux générations ? Qu’est-ce que le milieu, si ce n’est l’humanité accumulée depuis les origines, les traditions, les croyances religieuses, les chants populaires, les lois, tout ce qui façonne les individus, lie le passé à l’avenir, supprime la mort dans les nations et fait que l’homme tient à sa patrie comme la plante tient au sol d’où elle tire sa sève, sa fleur et sa semence ? La destinée d’un peuple, ainsi considérée, se réduit aux faits permanents de son histoire. Les peuples demeurent, dans les conditions naturelles imposées à la vie humaine, les artisans de leur destinée. Les formules que nous en donnons sont de pures créations de notre esprit, et elles ne mènent pas plus les affaires du monde que les formules des astronomes ne mènent le cours des astres. Mais dans le spectacle de l’humanité errante, souffrante, et travaillant en eux toujours à mieux voir, à mieux penser, à mieux agir, à diminuer l’infirmité de l’être humain, à apaiser l’inquiétude de son cœur, la science découvre une direction et un progrès : elle ajoute, à l’intérêt émouvant du drame, l’idée d’une harmonie supérieure dont ce drame est l’expression.

Pour expliquer les faits, Taine les lie ; pour les montrer, il les arrête. Son histoire, ainsi enchaîné et groupée, est immobile ; mais il supplée, par l’animation du style, au mouvement du récit qu’il supprime. Il n’eut jamais d’hésitations sur la méthode ; il en eut sur le style, et aussi des retours. Il tenait que la faculté de représenter les choses est la puissance même de penser. Il s’y appliqua, mais sans parti pris ni efforts dans les premiers temps ; plus tard, par procédé et avec tension. Entre sa première manière, les métaphores tout intellectuelles, les aquarelles aux teintes claires du La Fontaine et des Philosophes et l’imagination véhémente, du Voyage en Italie, il y a plus qu’une différence de degré. On passe d’une école à une autre. Dans Paris, tel que l’a fait la vie moderne, Stendhal est cité sans être lu, Condillac n’est ni lu ni cité, Montesquieu est relégué au cabinet des médailles. Taine se déclare pour les coloristes. Il fixe sur ses carnets, en notes aiguës et parfois frémissantes jusques à la douleur, les « taches que font les objets sur sa rétine ». Mais il se reprocherait de chercher l’impression pour l’impression même. Il veut que la représentation de l’idée, tout intense qu’elle soit, demeure une idée éclairée et approfondie ; plus signifiante, plus pénétrante à l’esprit, parce qu’elle frappe plus fortement les sens ; mais toujours démonstrative, jamais fantasque, encore moins inexacte. Il fit plus d’une fois, sur cet article, troublant pour lui, son examen de conscience. « Depuis dix ans, écrivait-il en 1862, mon idée fondamentale a été : Il faut peindre l’homme à la façon des artistes, et, en même temps, le construire à la façon des raisonneurs : l’idée est vraie, elle produit des effets puissants, je lui dois mon succès, mais elle démonte le cerveau... Je lutte entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui. » Il se partagea : la traduction « littérale et spontanée des sensations », pour les notes de voyage en Angleterre et les notes sur Paris, la classification colorée pour la philosophie et pour l’histoire. C’est en cette dernière manière qu’il écrit son Essai sur la Sculpture en Grèce, d’une verve si légère, d’une lumière si transparente ; son Traité de l’Idéal dans l’Art, si sain, par l’élévation perpétuelle vers le vrai et la belle doctrine de la bienfaisance des caractères ; son Traité de l’Intelligence, où il complète et mène à ses fins la psychologie esquissée dans les Philosophes. C’est son œuvre la plus méditée ; et peut-être est-ce son œuvre la plus parfaite.

Ce livre marque l’apogée de son talent et aussi de son influence. Il est désormais à côté de Renan, son ami, l’un des chefs reconnus de la génération nouvelle. Taine avait été un précurseur. Son public était venu. Les jeunes gens, qui avaient alors de vingt à trente ans, très Français en leur évolution même, las des mots creux, de la philosophie de commande et de la philosophie importée, des ballons captifs et des ballons dégonflés, avides de science à défaut de l’action qui leur était interdite, exigeaient, dans la pensée et dans l’art, la vue positive des choses, la précision nourrie de réalité. Élèves de Pasteur à l’École normale, de Quicherat à l’École des chartes, de Claude Bernard, de Berthelot, de Havet au Collège de France ; lecteurs de l’Ancien Régime de Tocqueville, et de la Cité antique de Fustel de Coulanges ; Leconte de Lisle leur révélait les âmes barbares et la poésie des races disparues ; ils allaient, avec le roman, de Balzac à Flaubert ; au théâtre, ils applaudissaient le Demi-Monde et les Effrontés ; puis, rentrés au logis, ils sentaient leur cœur battre et leur âme s’élever avec les Stances de Sully Prudhomme. Il y avait, entre tous ces hommes et toutes ces œuvres des liens et des rapports que ces jeunes gens devinaient et qu’ils ne s’expliquaient pas. Taine les leur fit comprendre. Il fut leur conscience intellectuelle, leur maître à penser et leur maître à écrire. Il leur apprit à voir et à vouloir, à fouiller et à construire. Influence austère en ses horizons fermés, mais virile et fortifiante en ses nobles exhortations au labeur désintéressé de la civilisation.

Les professionnels disputaient encore entre eux, s’il convenait de le classer parmi les panthéistes ou parmi les positivistes, s’il fallait le rattacher à Comte ou à Spinoza, sous quel nom il était opportun de le consacrer, ou sur quel chef il convenait de l’excommunier, que déjà, ne fût-ce même que par l’écho ou le choc en retour des « avertissements » et des réfutations, sa méthode avait gagné le grand public. Ses formules : milieu, race, moment, idée maîtresse, série de groupes, états d’âme, hallucination couraient souvent incomprises et détorquées, couraient les écoles, les revues, les ateliers, les journaux. C’est à cette sorte d’étiage que se mesure l’alluvion des grands penseurs. Psychologie, histoire, critique d’art et critique littéraire, études de la nature et paysages écrits , le roman consulté à titre de document, et se construisant désormais à coups de documents ; l’investigation minutieuse de l’homme dans sa naissance, dans ses habitudes, dans ses entours ; la description, l’inventaire même du mobilier et des accessoires de la vie humaine, on peut dire que partout, de la chaire magistrale des Universités à la presse mondaine et anecdotique, l’influence de Taine se fit ressentir : dans aucune branche de l’activité intellectuelle il n’a laissé les choses au point où il les avait prises.

Son œuvre, telle qu’il l’avait conçue, comportait encore des études religieuses et des études politiques. Il était déjà loin du temps où il n’apercevait, dans la religion, « qu’un beau poème tenu pour vrai », relevant de la seule littérature. Depuis son voyage en Angleterre, il entrevoyait dans un christianisme très large, tout imprégné de l’esprit moderne, une conciliation possible entre l’esprit scientifique et une discipline morale qui lui paraissait la meilleure de toutes pour développer dans l’homme, par un appel direct à la conscience, « la réforme volontaire et l’empire de soi-même ». Il y songeait souvent, mais il se trouvait, sur ce chapitre, trop loin de compte avec la majorité de ses concitoyens. « J’ai bien un idéal en politique et en religion, écrivait-il en 1862 ; mais je le sais impossible en France, c’est pourquoi je ne puis avoir qu’une vie spéculative, point politique. Si, ajoutait-il, le protestantisme libre, comme en Allemagne sous Schleiermacher, ou à peu près comme aujourd’hui en Angleterre ; si les libertés locales, comme aujourd’hui en Belgique, en Hollande, en Angleterre, aboutissaient à une représentation centrale... » Toutefois, il avait crayonné le Projet d’un livre sur la religion et la Société en France. Il voulait l’écrire « à la manière de Machiavel, sans incliner dans un sens ou dans un autre, traitant la chose comme un état physiologique ». Il avait ajourné ce dessein. Quand il le reprit, les temps étaient changés, et ces temps d’épreuves tragiques avaient amené Taine à un état d’esprit bien éloigné de celui de Machiavel.

Il vit ce que, sauf quelques hommes avertis du secret des affaires en Europe, notre génération considérait comme la chose impossible. Nous étions nourris de ce qu’on nomme au dehors la grande illusion française. Les étrangers la raillent, mais nous n’en parlons, nous, que les larmes aux yeux, parce que cette illusion-là est la loi de notre histoire, le lien de notre société, notre principe et notre mission dans le monde. Dans ce siècle des nationalités, la France, qui avait payé de son sang la résurrection des peuples, a été frappée dans sa conscience nationale. Ramenée à ses limites traditionnelles, elle nous y paraissait doublement sacrée, par le droit et par l’histoire ; car ceux qui vivaient dans cette frontière d’élection, s’étaient unis en légitime mariage, par leur consentement libre, pour la bonne et pour la mauvaise fortune, contre la maladie et contre la mort ; car la France avait pris pour sa maxime d’État cette déclaration, qui semblait la mettre au-dessus des querelles : « J’aime, donc je suis ! », faisant ainsi de la nation une âme qui se survit toujours et qui ne se divise pas.

Il ne suffit point à Taine de protester contre les conditions de la paix et d’opposer à la France selon les Allemands, la France véritable, il sentit que désormais le savant ne pouvait plus, comme naguère, répondre au politique, qui lui reprochait d’établir la révolution ou le désespoir dans l’esprit des Français : « Est-ce qu’il y a des Français ? » Il y en avait, et ils étaient malheureux, et ils étaient troublés. Chacun se devait à tous. Tout, dans notre démocratie, dépend du mouvement des masses, et les masses ne sont mues que par les déplacements sourds des infiniment petits. C’est dans ces profondeurs seulement, que se peuvent opérer les réformes efficaces, les actions élémentaires, qui, par leur poussée lente et continue, arrivent à modifier les conditions générales de l’histoire : le milieu social et les dispositions héréditaires de la race. Dans ce dessein, pour défricher d’abord les avenues et former les pionniers, Taine aida de toute son ardeur son ami M. Boutmy, grand éducateur d’hommes, à fonder l’École des sciences politiques. « Pour voter, écrivait Taine en 1849, il me faudrait connaître l’état de la France, ses idées, ses mœurs, ses opinions, son avenir. » Cette idée, reprise vingt-cinq ans après, a produit les Origines de la France contemporaine. Estimant que les périls de la France provenaient d’une grande aberration : la conception abstraite des droits de l’homme, et d’une constitution funeste : les institutions de l’an VIII ; que l’une et l’autre provenaient d’un pli héréditaire, imprimé par l’ancien régime, Taine résolut de les attaquer par la réfutation de leurs principes et par le spectacle des maux qu’elles avaient causés.

Il pose d’abord et très fortement les bornes de son ouvrage. Il ne prétend pas expliquer l’ensemble des affaires françaises pendant la Révolution. Il exclut les finances, l’Église, les négociations, les armées, le contrecoup des menaces et des convoitises de l’Europe, les nécessités et les entraînements de la guerre, qui emportent les Français, de la lutte pour l’indépendance, à la propagande et à la conquête. Il laissait à d’autres le soin d’en faire l’histoire.

Je suis de ceux qui se sont hasardés dans une des parties de ce vaste champ, que Taine s’était fermé. Mes recherches m’ont conduit, sur des points mêmes que Taine avait traités, à des jugements très sensiblement différents des siens. Vous le saviez, Messieurs, lorsque vous avez accordé à mon livre celui de vos Prix qu’un historien français est le plus fier de recevoir. Taine était alors des vôtres, et nul n’entrait avec plus de liberté d’esprit dans votre large façon d’envisager les choses. Je manquerais étrangement de mémoire, si je ne le rappelais pas aujourd’hui ; mais, à y insister davantage, je manquerais assurément de discrétion.

Taine n’a qu’un objet : montrer, à travers l’histoire de l’esprit public et des pouvoirs publics, comment le Français de l’ancien régime est devenu le Français d’aujourd’hui. Celui-là, à ses yeux, est un malade par dispositions héréditaires, malade aussi de ses médecins, qui, par leurs saignées, leur antimoine, leur régime d’hôpital militaire, l’ont énervé et détraqué. Taine dénonce cette thérapeutique déplorable ; il cherche l’hygiène future, et, selon sa méthode, il la cherche dans l’étude du malade. Il va au club des Jacobins, comme il allait autrefois à la Salpêtrière. Il ne s’occupe pas de ce qui a fait vivre les Français durant cette crise ; il s’inquiète de ce qui aurait pu les tuer. Il n’écrit pas l’histoire de la Révolution française, il fait la pathologie mentale du Français pendant la Révolution.

Avec quelle patience et quelle conscience il poursuit son énorme enquête, ceux-là seuls qui l’ont vu travailler, ceux d’entre vous qui lui ont ouvert leur trésor, peuvent le dire, et nul ne le saurait dire sans témoigner de son estime. Mais plus Taine s’enfonce dans cette réalité démente et sinistre, plus il s’émeut, s’emporte, se livre. Il dépouille le détachement superbe du savant ; il entre en bataille pour lui-même, comme au temps de sa lutte contre les éclectiques ; plus sombre toutefois, plus impétueux, muni de tous les projectiles et de tous les explosifs modernes. Par moments on se croirait à la Cour d’assises, que dis-je, au Tribunal révolutionnaire, le lendemain des journées de proscriptions. Toutes les factions se poussent dans ce prétoire et s’y étouffent les unes les autres. Taine instruit le procès, interroge les témoins, requiert, juge et condamne toujours. La splendeur du style décuple l’effet des tableaux : les métaphores surgissent, grossissantes et lumineuses comme les projections des physiciens, mais en même temps furieuses et emportées. « L’artiste, disait-il, est une machine électrique chargée de foudre ; sa grandeur consiste dans la grandeur de sa charge ; plus ses nerfs peuvent porter, plus il peut faire. »

L’Ancien Régime, où l’explosion couve, est, avec la Littérature anglaise et l’Intelligence, sa troisième œuvre maîtresse : l’Académie la salua par une élection, que ratifia toute l’Europe lettrée. Les volumes de la Révolution, où la mine éclate, soulevèrent autant d’admirations, mais beaucoup plus de critiques. Le livre était plein de passion, les passions s’en emparèrent. Il se produisit dans le public, entre chacune des parties de l’ouvrage, une série d’évolutions, analogues à celles du chœur, dans les tragédies grecques. Avec sa conscience de penseur sincère et d’écrivain lucide, Taine s’étonnait d’être si méconnu dans ce qu’il avait dit et si fort attaqué pour ce qu’il ne disait pas.

Lorsqu’on lui reprochait de négliger les grands côtés de l’époque, il n’aurait eu qu’à ouvrir son livre aux pages où se déploie l’essor de la nation en 1792, sorte de marche héroïque et sacrée, d’une magnifique envolée de cloches, de chants et de clairons. Il n’aurait eu encore qu’à reprendre, dans sa Littérature anglaise, cette apostrophe, jetée à un détracteur illustre de notre génie national : « Ces ouvriers, ces Jacques sans pain, sans habits, se battaient à la frontière pour des intérêts humanitaires. Ils sont dévoués à la vérité abstraite, comme vos Puritains à la vérité divine ; ils ont combattu le mal dans la société, comme vos Puritains dans l’âme ; ils ont eu, comme eux, un héroïsme, mais sympathique, sociable, prompt à la propagande, et qui a réformé l’Europe, pendant que le vôtre ne servait qu’à vous. » Il se contentait de dire : « Ce n’est pas mon sujet. » Quant aux admirateurs nouveaux et parfois un peu trop zélés, que lui valaient ses coups de bélier contre les Droits de l’homme et ses coups de massue aux Jacobins : « Je les attends », disait-il, avec son sourire fin et résolu, et cette manière qu’il avait de conclure, d’un ton doux et péremptoire, ponctuant la phrase, scandant les mots : « Je les attends à Napoléon. »

Il n’attendit pas longtemps, et l’effet dépassa son attente. Jusque-là, lorsqu’il était aux prises avec un penseur, un poète, un artiste, et qu’il arrivait à l’élément irréductible, au passage de la formule à la vie, Taine, penseur et poète lui-même, suppléait l’impuissance de l’analyse par la divination de son propre génie. Mais, ici cette divination lui faisait défaut. Il l’avait dit à propos de Guizot et de Cromwell : « Pour écrire l’histoire politique, il faut avoir manié les affaires d’État. Un littérateur, un psychologue, un artiste se trouve hors de chez lui. » L’État était pour Taine le dernier des monstres scolastiques, qu’il avait résolu d’anéantir : il était absolument réfractaire à la raison d’État. C’est pourquoi, comme naguère le Comité de salut public, Napoléon lui demeura étranger. Il eut beau remplir le creuset, broyer et chauffer à outrance ; la flambée eut des éclats surprenants, mais l’affinité manquait, et le bronze ne se forma point.

Avec le Régime moderne, Taine revient à son objet direct. Il a fait la part de la fatalité héréditaire ; il fait maintenant celle de la justice. Justice sociale, pour lui, est synonyme de liberté civile et politique, et il n’y a de liberté féconde que celle qui garantit les droits de l’individu. Liberté, justice, ces mots, ainsi entendus, impliquent l’action volontaire et l’agent responsable. « La persuasion que l’homme est avant tout une personne morale et libre, et qu’ayant conçu seul, dans sa conscience et devant Dieu, la règle de sa conduite, il doit s’employer tout entier à l’appliquer en lui, hors de lui, absolument, obstinément, inflexiblement, par une résistance perpétuelle opposée aux autres, et par une contrainte perpétuelle exercée sur soi », voilà, disait Taine, « la grande idée anglaise ». Disons : la grande idée de tout peuple qui prétend vivre, et qui ne veut ni se dessécher dans le désert, ni sombrer dans les bas-fonds. Sans cette donnée, sans ce que Taine appelle les deux idées maîtresses de la civilisation moderne, l’honneur, par où l’homme s’attribue des droits dont rien ne le peut priver, la conscience, par où il conçoit la justice absolue, le livre des Origines ne serait qu’une apocalypse de notre décadence et le livre du Régime moderne qu’une stérile lamentation. Ni l’une ni l’autre.

Le plus délicat des hommes sur l’article de l’honneur, le plus scrupuleux sur l’article de la conscience, Taine a vécu en homme responsable et libre, il a écrit pour des hommes responsables et libres, capables de le comprendre et de profiter de ses enseignements. À ceux qui l’accusent de dissoudre l’âme humaine en une série plus ou moins flottante d’états d’âme, on peut répondre, et par sa doctrine de la faculté maîtresse, qui concentre et gouverne toute l’âme durant toute la vie, et par l’exemple de son âme, la plus identique à soi-même qui ait jamais été. Il a mieux fait que d’écrire ce traité de la Volonté qui devait former le complément de son livre sur l’Intelligence ;il a montré, par ses actes, ce que valait, contre les épreuves du dehors et pour la saine activité humaine, une volonté tenace et réfléchie.

Parmi les soutiens que, dans cette lutte de tous les jours, exige l’infirmité de l’homme, il inclinait de plus en plus, dans les dernières années de sa vie, à placer la religion chrétienne. L’expérience et l’histoire l’avaient conduit, envers le christianisme, de l’intelligence à la sympathie et au respect. Il ne disait pas, avec les libertins d’État : Il faut une religion pour le peuple. Il n’admettait point cette nuance de mépris dans une affaire qui est l’affaire la plus intime du cœur humain. Il savait que tout le monde est peuple devant la souffrance, l’énigme de la destinée, les contrariétés de la justice, le déchirement de la mort et l’inquiétude de l’espérance. Toutefois, s’il réclama pour les croyants la liberté de conscience la plus large, avec toutes ses conséquences et toutes ses conditions ; s’il reconnut dans l’Évangile « le meilleur auxiliaire de l’instinct social » ; s’il en vint à admirer la foi, comme un au-delà de l’intelligence et de la raison, nul ne peut dire qu’il rompit les nœuds d’airain qu’il s’était librement forgés. Franchit-il jamais cet abîme, que le croyant franchit d’un coup d’aile, et qui sépare la soumission à des lois nécessaires et universelles, de la confiance en la bonté infinie d’un Père ? S’il resta, pour son compte, un stoïcien, il le fit de dessein prémédité, mais aussi par modestie. On doit savoir se borner, disait-il, « être content d’avoir pu contempler et penser le Monde, croire que cela vaut la peine de vivre. » Mais, ce qu’il s’interdisait à lui-même, il ne se défendait point de l’attendre d’autrui. « Chaque génération, écrit-il, lira quelques pages du grand livre qui ne finit pas »... « Si je m’arrête, c’est par sentiment de mon insuffisance ; je vois les limites de ma pensée, je ne vois pas celles de l’esprit humain. »

C’est le moment où un grand artiste, qui sait peindre les hommes comme Taine savait les comprendre, l’a représenté, vieillissant déjà, mais dans la plénitude de son être moral : imposant, comme il apparaissait, à ceux qui l’apercevaient du dehors ; vénérable, comme il l’était à ceux qui l’approchaient, et parfaitement aimable, comme il savait l’être pour ceux qu’il recevait à son foyer. Très clair, sur un fond très sombre, il se détache et semble venir à nous de son pas mesuré. Le front découvert, bombé, comme trop plein et pesant sur le corps ; le visage creusé et pâli ; toute l’aspiration, tout le flux de la vie montant vers ce front souverain et insatiable ; la bouche droite, volontiers silencieuse, s’ouvrant aux questions directes, aux réponses nettes ; mais plus volontiers encore souriante à l’amitié, bienveillante à la jeunesse, dure seulement au mensonge et impitoyable à la présomption. Les yeux se tiennent à demi baissés, sous les verres qui les couvrent. Le regard, quand il se lève, est perçant comme un éclair qui passe sur une lame aiguë ; mais, plus habituellement, il se voile. On sent que Taine, malgré sa passion pour la couleur, préférait encore à la vision éblouissante du monde, la vue intérieure, celle qu’il avait dirigée une fois pour toutes, vers les grandes idées simples, par les grandes lignes précises et continues.

Il avait restreint sa tâche ; il avait encore trop présumé de ses forces. Il ne passait, dans les dernières années, que quelques mois à Paris, impatient de retourner à sa maison du lac d’Annecy, près de laquelle il avait décidé de reposer toujours : il y avait trouvé le seul bonheur véritable, le bonheur tel qu’il l’avait conçu, tel qu’il le méritait. Il marcha tant qu’il put marcher : là-bas, sur les rives incessamment rafraîchies par les grands courants d’air des montagnes ; à Paris, sur les bords de la Seine, où sa jeunesse avait connu l’angoisse de vivre et « le ravissement de penser » ; de préférence à son cher Jardin des Plantes. Il y ressentait comme une impression vivifiante de ses matinées d’autrefois, au mois de mai, quand il avait vingt ans : « Le soleil brillait au travers des herbes, et je voyais cette vie intérieure, qui circule dans les minces tissus et les dresse en tiges drues et fortes ; le vent soufflait et agitait toute cette moisson de brins serrés, d’une transparence merveilleuse ; j’ai senti mon cœur battre et toute mon âme trembler d’amour, pour cet être si beau, si calme, si étrange, qu’on appelle nature ; je l’aimais, je l’aime ; je le sentais partout, dans ce ciel lumineux, dans l’air pur, dans cette forêt de plantes vivantes et animées, et surtout dans le souffle vif et inégal de ce vent de printemps. »

Mais chaque saison la vie devenait plus lourde, la marche plus pénible ; les étapes étaient plus courtes, les haltes plus prolongées. Jamais cependant sa pensée n’avait été plus alerte, son imagination plus féconde. « Cette pensée, dont tu es si fier, lui disait autrefois Prévost-Paradol, que tu la veux d’une nature unique et supérieure à l’Univers », cette pensée l’épuisait de sa création prodigue et incessante. Au lieu de la suivre avec allégresse, il devait désormais rompre la chaîne des idées et dissiper les fantômes des images. Il connut ce supplice, le plus cruel pour un homme de son génie, réfréner ce génie même et le bâillonner. Mais il ne le maudit point et ne murmura jamais. Dans cette misère de la condition humaine, ce grand et douloureux penseur se relevait encore par sa souffrance : « Toute la dignité de l’homme est dans la pensée. »

Puis vint le jour où il ne sortit plus, et ne reçut plus que quelques intimes, pour quelques instants : toujours affable, toujours intéressé à leurs travaux, soucieux de leurs espérances, ne parlant que de leurs affaires, jamais des siennes et de la plus poignante de toutes. On le voyait s’amincir et se courber, mais il semblait que l’homme intérieur grandissait toujours ; et lorsque la main pieuse qui veillait sur ses forces défaillantes, indiquait que le temps était venu de le quitter ; que l’on partait en se demandant si le lendemain on le retrouverait encore ; que l’on songeait avec désespoir à cette grande lumière jetée sur le monde et dont la source allait disparaître, on se réconfortait en considérant que l’on assistait à un grand spectacle, et qu’il n’y avait vraiment plus ni proportions ni commune mesure, entre cette pensée, qui s’élançait toujours plus forte, plus sereine, plus dégagée vers l’idéal, et ce corps qui s’en allait toujours plus débile, s’évanouissant vers la terre.

Il lisait, il lut jusqu’à la fin : du César ou du Salluste, revenant au latin, comme l’homme épuisé revient au lait qui a nourri son enfance, reposant sa pensée indocile, sur les mots nets et pleins, dans l’avenue des idées alignées. Il se faisait lire Sainte-Beuve, qui lui donnait l’illusion de la vie dans ce qu’il avait le plus goûté au monde : la libre conversation sur les choses de l’intelligence, avec les gens d’esprit. Enfin il méditait Marc-Aurèle, resté son livre de chevet. De ses sentences, « cris étouffés d’un enthousiasme contenu... paroles brisées, qu’on prononce à voix basse », il s’était fait une sorte de liturgie. Au commerce de cette âme, selon lui, « la plus noble qui ait vécu », il s’exhortait à la résignation : « Consolez-vous donc, pauvres hommes, à cause de votre faiblesse et à cause de votre grandeur, par la vue de l’infini d’où vous êtes exclus et par la vue de l’infini où vous êtes compris. »

Ainsi mourut Hippolyte Taine. Il est un des rares hommes qui ont contribué à changer la figure et à modifier l’allure intellectuelle de leur siècle. Il a fait avancer, par sa méthode, l’étude, et par ses livres la connaissance des choses humaines ; il a jeté un éclat incomparable sur nos lettres, et, après avoir fondu quelques-unes des plus belles statues de l’art français, il en laisse à ses successeurs le moule profond, solide et délicat ; enfin il a donné, par l’admirable tenue de son existence, un modèle de l’art de vivre, à qui se propose de vivre pour la science et pour la vérité.