Discours du président des cinq Académies

Le 25 octobre 1877

Elme-Marie CARO

DISCOURS

DE M. CARO
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRÉSIDENT DES CINQ ACADÉMIES

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 25 octobre 1877.

 

MESSIEURS,

Chaque année, à cette date, il est de règle que l’Institut de France célèbre par une réunion publique l’anniversaire de sa fondation. Depuis quatre-vingt-deux ans, cette tradition, liée à nos origines, s’est continuée sans interruption. Une seule fois elle a été suspendue, il y a sept ans ; il parut alors qu’une fête, même aussi austère que la nôtre, serait mal placée au milieu de la douleur publique. Le 25 octobre 1870, l’Institut garda le silence : ce fut la marque de son deuil dans le grand deuil de la patrie.

On a défini souvent le caractère de cette institution nationale, qui appelle et concentre toutes les forces de l’esprit français, et sans contraindre aucune d’elles, les excite par l’émulation, les féconde par un commerce intime, les multiplie les unes par les autres. Le temps est loin où la pensée humaine, dans sa jeune audace, aspirait à s’égaler à l’universalité des choses. L’âge héroïque des Parménide et des Pythagore, même celui des Platon et Aristote, est passé sans retour. De pareilles tentatives ne sont possibles qu’alors que l’esprit humain ne connaît bien ni ses forces, ni ses limites, parce qu’il ne discerne pas à des signes certains ce qu’il sait de ce qu’il sait mal ou même de ce qu’il ignore. Depuis longtemps déjà il ne peut plus y avoir d’intelligence qui porte à elle seule le poids toujours accru du savoir humain, et si, par exception, cette intelligence se rencontrait, on peut être assuré d’avance que la faculté d’invention y succomberait pour faire place à l’universalité trompeuse de la mémoire.

C’est à ces exigences modernes du savoir que l’Institut correspond avec les agrandissements successifs qu’il a reçus, avec sa division en cinq académies, dont quelques-unes se répartissent elles-mêmes en plusieurs sections, distribuant sa tâche pour le plus grand profit de chacun et de tous, imitant pour le travail humain ce que fait la nature dans ses ouvrages les plus accomplis. Les naturalistes nous parlent souvent de cette loi qui préside à la vie, d’après laquelle plus il y a dans un être d’organes distincts et d’activités spéciales, plus il y aura d’économie de forces, de richesse et de variété dans les produits, d’harmonie dans le tout vivant. La division du travail physiologique n’empêche pas, bien au contraire, la communauté des résultats, elle l’assure ; la distinction des fonctions ne nuit pas à l’unité du but, elle la garantit. C’est le signe où l’on reconnaît les organismes supérieurs que la nature favorise ; elle accroît la vie, si je puis dire, en paraissant la diviser. — Il en est de même pour cette grande institution : à travers les travaux si divers du savant, de l’écrivain et de l’artiste, entre lesquels se répartit la féconde activité qui anime le corps tout entier, se marque l’unité du but : l’accroissement régulier de substance, de force et de lumière pour l’esprit humain, le progrès de la science, la culture plus étendue chaque jour des lettres et des arts, d’un mot la civilisation, qui n’est que l’expression et le résumé de ces grandes choses.

La division du travail n’existe d’ailleurs qu’à la surface, dans les méthodes et dans les objets auxquels les méthodes s’appliquent. L’esprit, sous cette diversité apparente, n’a pas de peine à se retrouver lui-même et à reconnaître sa vivante unité. Soit qu’il poursuive par l’analyse les rapports abstraits des figures et des grandeurs, ou qu’il démêle par l’observation, sous l’amas confus des faits, les relations uniformes et les lois ; soit qu’il pénètre clans le monde plus ténébreux mille fois et plus compliqué de l’intelligence et dans la région des principes, ou qu’il agisse sur les hommes par l’éloquence, par la poésie et l’art, qu’il crée des types ou invente, par des combinaisons du son et de la forme, des expressions nouvelles du beau, dans tous ces emplois variés, c’est toujours le même esprit, travaillant sous la même loi, celle de l’ordre, poursuivant en toutes choses l’harmonie et l’unité, à l’aide de la même faculté, la raison. — La raison ! c’est-à-dire la faculté de saisir la raison des choses, les rapports suivant lesquels s’enchaînent ou s’engendrent les faits, les idées ou les émotions. N’est-ce pas elle qui suscite les grandes hypothèses par lesquelles les sciences se renouvellent, ces intuitions rapides et merveilleuses qui devancent les faits et gouvernent les expériences, comme par un pressentiment de l’ordre qu’il s’agit de retrouver dans la nature ? N’est-ce pas la même raison qui, sous l’empire des mêmes lois, dirige l’inspiration de l’artiste et lui révèle les formes de la beauté pure ? Comme la science, dans ses plus hautes évolutions, obéit à l’attrait secret de l’invisible unité, l’imagination elle-même, dans ses créations les plus hardies, nous paraît liée à l’ordre par ce besoin de l’harmonie, de la proportion, de la mesure, sans lesquelles il n’est pas d’œuvre vraiment belle et qui mérite de durer.

C’est pour consacrer ce grand principe de l’unité de l’esprit humain, constant à lui-même et à ses lois dans la diversité de ses applications, qu’une généreuse fondation attribue un prix biennal de vingt mille francs à l’ouvrage ou à la découverte que l’Institut, en séance plénière, aura jugé le plus propre à honorer ou à servir le pays. Cette année, sur la présentation de l’Académie des beaux-arts, cette haute récompense, la plus considérable dont dispose l’Institut, a été décernée à une œuvre dont la réputation n’est plus à faire et qui est déjà populaire sous ce nom consacré, la Jeunesse. Admirée à l’Exposition de 1875, elle le sera plus encore dans cette galerie de l’École des beaux-arts, où elle est fixée pour toujours, parmi les traces encore récentes de la génération d’hier, sous les yeux des générations nouvelles où la France de demain reconnaîtra ses artistes préférés.

On sait quel succès accueillit cette œuvre quand elle parut au jour, il y a deux ans. Il faut sans doute faire la part du sujet lui-même, des souvenirs qu’il rappelait, de l’ordre héroïque des sentiments où il nous conviait. Le sujet, c’était la consécration par un monument de la mémoire des élèves de l’École, peintres, sculpteurs ou architectes, devenus soldats pendant la guerre de 1870 et tués à l’ennemi, comme disent les bulletins militaires, sous les murs de Paris ou sur divers points de la France. D’un seul coup d’aile, l’art nous transportait à quelques années en arrière ; il nous faisait revivre dans cette journée funeste où perça un instant, à travers les brouillards de janvier, la dernière lueur de l’espoir patriotique qui avait soutenu pendant de longs mois Paris, prisonnier sans être vaincu. Mais déjà la nuit était retombée plus profonde sur notre suprême effort et notre suprême illusion. La défaite irréparable enveloppait de tout côté la ville, et parmi ceux qui, ce soir-là, ne revinrent pas et qui étaient les plus attendus, au milieu de tant d’autres clignes de larmes éternelles, on murmurait tout bas le nom d’Henri Regnault. Il était tombé avec la patrie sur son dernier champ de bataille, la dernière victime de cette guerre, une des victimes les plus nobles, une des plus aimées et des plus dignes de l’être. Les jeunes morts sont la grande émotion de la vie humaine, de la poésie et de l’histoire. Cette émotion devient un deuil public quand il s’y joint le regret d’un talent supérieur, le pressentiment de ce qu’il pouvait donner au monde et de ce qu’il a emporté avec lui.

Il serait injuste pourtant d’attribuer uniquement à ces circonstances l’impression profonde que produisit sur le public la statue de la Jeunesse. Comme l’a si bien marqué, d’un trait savant et délicat, M. le Secrétaire perpétuel des beaux-arts en soumettant le choix de son Académie à la sanction de l’Institut, cette statue révèle des qualités supérieures, indépendantes des souvenirs qu’elle évoque : elle a des mérites d’invention et d’exécution qui sont bien à elle.

L’Institut n’a eu qu’à applaudir, d’une voix et d’un vote presque unanime, aux conclusions de ce rapport décisif. Il a jugé cette œuvre digne de la haute récompense pour laquelle on la proposait : œuvre à la fois idéale et humaine, idéale par le symbole, humaine par l’émotion ; idéale par la beauté de la forme, la noblesse du geste, une sorte d’enthousiasme attendri et de fervente piété ; humaine par la vie, par la douleur, par l’élancement de tout l’être dans un mouvement plein de grâce et de passion. Rapprochée du spectateur, le pied posé sur une seule marche qui la sépare à peine de la terre, on dirait que cette figure émane de nous, qu’elle s’est formée en nous de ce qu’il y a de plus exquis, de plus noble et de plus pur. C’est bien là le rêve de la jeunesse pour les uns ; pour les autres, c’en est le souvenir ; pour tous, c’en est la plus touchante image. — C’est la Jeunesse, mais c’est aussi la Patrie. Sous les traits de cette vierge décorant un tombeau, n’est-il pas permis de reconnaître la France, jeune comme le héros qu’elle couronne, lui survivant pour le pleurer et pour se souvenir ; la France, qui ne vieillit pas et qui ne meurt pas, et qui semble renaître à chaque génération comme la nature à chaque printemps ?

Allez revoir, Messieurs, en sortant d’ici, ce monument élevé à une chère mémoire ; vous jugerez que l’Institut ne s’est pas trompé en décernant le prix biennal à M. Chapu, l’auteur de la statue de la Jeunesse.

Et maintenant il me reste un douloureux devoir à remplir. J’ai à retenir un instant votre pensée sur les pertes nombreuses qui ont, dans le cours de cette année, attristé nos Académies. Chaque classe a payé largement son tribut à la mort, sauf la classe des inscriptions et belles-lettres, heureusement épargnée, et qui n’a eu sa part que dans le deuil commun de l’Institut.

Les beaux-arts ont perdu M. Perraud. On connaît la simple et fière histoire de ce fils de vigneron, de ce petit montagnard du Jura, formé à l’école de la pauvreté, sa dure nourrice et la compagne de toute sa vie, qui devint, à travers des luttes obscurément héroïques, l’artiste énergique et convaincu que nous avons admiré, un des maîtres de la sculpture française. Rappelons seulement, parmi ses œuvres déjà classiques, en 1863 le Faune, en 1869 le Désespoir, œuvre prophétique pour ainsi dire, pressentiment douloureux de cette maladie de rame à laquelle devait succomber le pauvre artiste, resté seul au monde, sans l’appui de l’affection dévouée qui l’avait soutenu dans une vie difficile, où il paya si cher la rançon d’une laborieuse célébrité.

Les sciences morales et politiques regrettent M. Cauchy, le parfait honnête homme, une conscience intègre, difficile à elle-même, indulgente et douce aux autres, le type du savant chrétien, cachant sous une modestie presque timide une science étendue et variée. Elles regrettent également un physiologiste distingué, attaché à la section de philosophie et dont les travaux, dans le cours d’une longue carrière, eurent leur jour d’éclat. Cette bonne fortune, M. Lélut la méritait par son érudition consciencieuse, par la finesse de son argumentation, dont la phrénologie eut à payer les frais dans de vifs combats que l’on n’a pas oubliés. Aliéniste philosophe, il s’est occupé, non sans quelque esprit de système, de recherches curieuses sur les analogies de la folie et de la raison. Je dois même dire que ces analogies ne laissent pas d’être, sous sa plume, assez inquiétantes pour la pauvre espèce humaine, et surtout pour les grands hommes. Socrate avec son démon familier, Pascal avec son amulette, durent comparaître devant ce redoutable inquisiteur qui les renvoya bien et dûment convaincus d’un commencement de folie. M. Lélut préparait ainsi les esprits au système qui a paru de nos jours, et d’après lequel les inspirations qui nous semblent les plus sublimes pourraient bien n’être qu’une forme d’excitation cérébrale et le génie une névrose ; et, cependant, malgré l’horreur de ces révélations médicales, M. Lélut et ses successeurs n’ont pu encore nous dégoûter du génie, tant est grande la force des préjugés ! Nous nous surprenons même à souhaiter qu’une pareille maladie s’enracine et se multiplie parmi nous. Heureuses les nations chez lesquelles cette contagion se répandrait, chez lesquelles se produiraient beaucoup de ces grands penseurs, dussent les Socrate et les Pascal de l’avenir être hallucinés comme l’un et visionnaires comme l’autre !

L’Académie française a été bien cruellement éprouvée. Aujourd’hui en deuil de son cher et glorieux doyen, elle avait perdu, depuis près d’un an, l’auteur célèbre de la Fille d’Eschyle et de poèmes d’une haute inspiration, M. Autran, mort au moment où il revoyait ses vers, avec un soin jaloux de la perfection, pour une édition définitive qu’il préparait comme son poétique monument. Il ne lui aura pas été donné de l’achever. « La mort, disait récemment un de nos confrères[1], la mort vient à son heure, pas à celle que nous croyons. » Déjà depuis quelques années M. Autran était obligé, pour la révision de son œuvre, de demander aux affections qui l’entouraient une aide que ses yeux à demi éteints rendaient nécessaire.

Oui, la nuit désormais, la nuit du vieil Homère
Ravit tout à mes yeux, tout, jusqu’à mon chemin ;
Le ciel me réservait cette infortune amère
De ne plus voir l’ami qui me serre
la main[2].

Depuis que M. Autran exprimait cette plainte touchante, le mal implacable faisait des progrès d’année en année, et maintenant ce sont d’autres mains que les siennes, d’autres yeux bien dévoués, bien attentifs, qui achèveront l’œuvre commencée. Nous verrons alors apparaître au sommet, comme pour la couronner, une noble figure, celle d’un vrai poète, gardien incorruptible du vrai et du beau, « d’un chevalier de l’idéal[3] », d’un homme qui a cru à la poésie au point de lui donner sa vie entière, sans distraction et sans réserve, et qui a puisé dans cette foi assez de force pour préférer à toute autre gloire humaine celle de n’être qu’un poète.

À côté du poète, le savant ; la mort aime ces contrastes. Il y a un mois à peine, après une longue maladie, M. Le Verrier s’éteignait laissant après lui un nom que connaît la science, aussi loin qu’elle est allée, aux extrémités du monde. « Il appartenait, comme on l’a si bien dit sur sa tombe[4], à cette grande famille des Copernic, des Képler, des Laplace, qui, depuis plus de trois siècles, s’appliquent à découvrir les lois du système du monde et à nous en faire comprendre la beauté. » — En vérité, quand un tel homme disparaît d’au milieu de nous, on peut dire sans exagération que l’œuvre de Dieu perd un grand témoin. Il ne m’appartient pas, et je n’essayerai pas d’analyser cette puissance d’abstraction extraordinaire. cette faculté unique pour les calculs de la mécanique céleste, cette supériorité d’intelligence spéciale qui avait marqué dès longtemps la place de M. Le Verrier à ce poste d’observation des phénomènes célestes, où ses qualités étaient de telle nature qu’elles effaçaient tout le reste, même ses défauts, et réduisaient au silence les oppositions les plus légitimes, soulevées contre cette dictature du ciel, aussi ombrageuse que celle de la terre. — D’autres ont raconté déjà, comme il convient, cette vie scientifique et les résultats qu’elle a donnés : les bornes du monde solaire reculées pour notre esprit, les tables des grandes planètes construites, l’organisation puissante qui a doté la France d’un système d’avertissement des tempêtes. Je ne veux, à ce propos, rappeler qu’un trait, parce qu’il appartient à nos annales académiques. C’est le 1er janvier 1847, on s’en souvient, que la planète qui portait la fortune scientifique de M. Le Verrier, apparut au point précis du ciel que le calcul lui avait assigné longtemps avant qu’elle ne fût découverte, quand elle n’était encore qu’un objet idéal, conçu par l’analyse, invisible à l’œil humain. Quelques jours après, le 7 janvier, l’Académie française recevait le successeur de M. Royer-Collard, et ce qu’on a oublié, c’est que ce triomphe magnifique de la théorie et du calcul trouva ce jour-là un interprète inattendu, digne d’un tel sujet. Le nouvel académicien modifia hardiment son discours en l’honneur de ce grand évènement astronomique, et il ajouta de verve à l’œuvre déjà imprimée ces dernières paroles qui enlevèrent l’auditoire : « Je rends hommage à la sagacité patiente qui, s’armant des instruments admirables que l’art prête à nos organes, aperçoit laborieusement des phénomènes cachés au vulgaire... mais j’admire davantage encore celui qui, seulement appuyé de quelques observations variables, projette sur la nuit de l’inconnu la lumière d’une induction hardie, et sans autre instrument que cette analyse merveilleuse, œuvre directe et abstraite de la raison, devine au sein de l’invisible un monde nouveau, le constate sans l’observer, le démontre sans le connaître, le prédit en quelque sorte, dédaignant de le découvrir, retrouve la création dans sa pensée et semble à la fois agrandir le ciel et l’esprit humain. » — Celui qui louait ainsi M. Le Verrier était M. Charles de Rémusat.

Ces deux noms, Rémusat, Le Verrier, vous rappellent celui qu’il me reste à prononcer devant vous, et qui est suspendu sur vos lèvres depuis le commencement de cette séance : M. Thiers. Ce grand nom appartenait à deux classes de l’Institut qu’il a illustrées depuis près d’un demi-siècle ; je dirais mieux en disant qu’il appartenait à l’Institut tout entier comme à la France. Il restera, en effet, le symbole le plus éclatant que nous ayons vu de l’universalité, la seule à laquelle puisse atteindre de nos jours l’esprit humain, celle des aptitudes et des facultés, qui, en un sens, sont plus que les sciences spéciales, parce qu’elles sont l’instrument avec lequel chaque science se construit. Par ses goûts, par son ardeur à tout savoir, par son aptitude à tout comprendre, M. Thiers aurait pu être un juge compétent des plus savants débats à l’Académie des sciences[5], comme il eût été une autorité irrécusable aux beaux-arts, comme il l’était aux sciences morales et politiques, à l’Académie française, partout enfin.

La louange s’est épuisée sur ce nom. Que trouver qui ne vous paraisse languir au prix de ce qui a été dit déjà par d’éminents confrères[6] sur cet illustre témoin de notre histoire nationale, qui, pour certaines parties de cette histoire, en est devenu le peintre immortel, jusqu’au jour où entrant directement et de plain-pied dans l’action, au service de la France, il a fait lui-même cette histoire que d’autres raconteront et jugeront à leur tour, jouissant de cette joie bien supérieure à celle de l’artiste qui exprime sa pensée dans le marbre ou sur la toile, la joie de l’activité vraiment créatrice qui réalise son idée dans les faits, marque son empreinte dans un siècle et dans un pays, fait en quelque façon de l’humanité même la matière vivante de son œuvre et lui imprime pour un temps la ressemblance avec sa pensée.

L’action comme but, l’intelligence comme moyen, ce fut là M. Thiers. « Je ne me pique pas, disait-il à un ami, à propos de ces livres, d’être un habile écrivain, mais je serais honteux si l’on me démontrait qu’il y a dans les sujets dont je parle quelque chose que je n’aie pas compris. » Ainsi s’explique cette curiosité universelle, qui le posséda jusqu’à son dernier jour et que personne ne porta jamais au même degré que lui, sauf peut-être Voltaire. C’était la pensée toujours en acte, toujours en éveil dans tous les domaines de l’esprit humain, armée, finances, politique, beaux-arts, philosophie, physique, astronomie, ne voulant rien laisser derrière elle ou devant elle d’inexploré ou d’inconnu. De là le goût vif de M. Thiers pour ces écrivains dominateurs qui expriment le mieux l’énergie d’une pensée maîtresse d’elle-même et des autres : Tacite, Pascal et Bossuet. De là son admiration, dans l’histoire, pour le génie de l’action, Napoléon ; dans les arts, ses préférences pour Michel-Ange, le génie de la force. De là ce genre d’éloquence très-personnel, ce goût de la simplicité, cette passion pour le naturel, qui est la vertu agissante et communicative du style, cette vivacité lumineuse qui donnait aux ignorants mêmes l’illusion de tout comprendre, cette dialectique infatigable à poursuivre l’évidence pour l’imposer. De là. aussi des sacrifices auxquels l’orateur se résignait, une certaine défiance du style sublime et de l’éloquence continue, l’insistance et les retours sur la vérité démontrée, des négligences même qui ne lui déplaisaient pas si elles servaient à ses fins ; en toute chose la ténacité souple et déliée d’un esprit résolu à vaincre, épuisant la résistance par la vérité des attaques et considérant la parole humaine non pas tant comme un art qui doit charmer les hommes que comme le moyen d’imprimer en eux sa pensée ou sa volonté, c’est-à-dire encore et toujours un moyen d’agir.

Je ne prétends pas tracer un portrait dans le cadre restreint qui m’est fixé ; ce portrait vous sera fait plus tard, ici même, dans les larges proportions qui conviennent à un pareil modèle. J’aurais voulu seulement mesurer d’un regard, si cela eût été possible, l’étendue de cette intelligence, une des plus vastes que la nature ait produites. Permettez-moi d’exprimer un regret que vous partagerez tous, je n’en dote pas : c’est que dans cette vie, si pleine d’œuvres et d’actes, il reste une lacune que M. Thiers avait l’ambition de remplir, qu’il avait déjà remplie pour une grande part et que notre orgueil, notre joie eût été de voir comblée par lui. Dans les intervalles du pouvoir, ce puissant esprit qui avait gouverné l’État méditait une œuvre suprême à laquelle venaient aboutir toutes ses études scientifiques, toute son expérience de la vie, où devait se manifester dans le plus grand des sujets cette raison qui était le bon sens même à sa plus haute puissance, cette raison où tout était lumière et force. Quelle œuvre c’eût été, Messieurs, que ce dernier livre où M. Thiers devait passer en revue l’Homme, ses origines et son histoire, la Nature et les méthodes à l’aide desquelles la science l’étudie, la Terre enfin où l’homme développe sa vie laborieuse et devient l’ouvrier de sa destinée Tout cela pour nous conduire au problème fondamental, à la grande énigme qu’il abordait avec la double autorité d’un esprit qui s’est exercé dans toutes les sciences et d’un homme d’action que nul ne pourrait accuser d’être un rêveur. Ses conclusions, il les laissait pressentir dans tous ses entretiens. Il osait croire aux causes finales et il le disait, il se déclarait hautement spiritualiste ; il avait les convictions les plus fermes, les mieux raisonnées sur le principe du monde et le gouvernement de l’Univers. Il admettait un ordre providentiel où il n’y a pas de place pour l’inutile, où tout a sa raison et son but, où chaque être conspire à une fin divine par l’action des lois nécessaires dans le monde physique, par un libre concours dans le monde moral, et transportant d’une façon piquante dans cet ordre d’idées le langage de la vie parlementaire : « Je suis, disait-il, je serai toujours le ministériel de la Providence[7] » ; c’était un pouvoir auquel il s’engageait à ne jamais faire d’opposition.

Pendant qu’il était livré à la préparation de cette œuvre, je l’entendis un jour raconter ses voyages d’exploration dans les régions nouvelles de la science. Avec quel feu, je m’en souviens, il décrivait ses découvertes et peignait à notre imagination ses, joies scientifiques ! Ce jour-là, M. Pasteur l’avait initié à ces admirables expériences par lesquelles le savant chimiste analyse les germes de vie flottant dans l’atmosphère et en suit l’évolution à travers la multitude des organismes inférieurs. La veille, dans une de ces nuits laborieuses qu’ils passaient ensemble à l’Observatoire, M. Le Verrier avait expliqué à son illustre ami le mécanisme du grand télescope dont il avait à cœur de doter l’astronomie de son pays. En nous racontant les spectacles dont il avait été le témoin et les choses les plus grandes encore qu’il pressentait, M. Thiers s’animait ; il se représentait lui-même allant de l’Observatoire, d’où son regard et sa pensée plongeaient dans les profondeurs du ciel, à ce laboratoire célèbre de l’École Normale où le microscope pénètre si loin dans les mystères de la vie naissante : « En vérité, nous disait-il, avec de tels instruments, si puissants et si délicats, avec le génie de l’observation pour guide, chaque jour la science fait un grand pas dans l’inconnu, Il semble que le savant soit placé comme sur un double promontoire qui s’avance vers les deux infinis. »

M. Thiers, avant de mourir, a pu faire son testament politique. Déplorons que le temps lui ait manqué pour faire ce testament philosophique, dont il reste du moins, avec de nombreux fragments, un fidèle souvenir dans la mémoire de ses amis. Par là il aurait porté un grand témoignage devant l’esprit humain ; il aurait rendu à la France, qui croyait en lui, un service suprême en l’éclairant sur ces hautes questions, qu’il avait méditées avec ardeur ; c’eût été en même temps un dernier hommage à la Vérité[8], qui a été le culte de sa vie et dont il a voulu que le nom fût inscrit sur son tombeau.

 

 

 

[1] M. Meissonier, sur la tombe de M. Perraud.

[2] La Lyre à sept cordes, épilogue.

[3] Voir la belle pièce intitulé l’Idéal.

[4] M. Dumas, membre de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.

[5] Rappelons ce fait peu connu, qu’à vingt ans M. Thiers avait composé un traité de trigonométrie sphérique, où se trouvent, nous dit-on, des démonstrations entièrement nouvelles.

[6] M. S. de Sacy, dans le discours qu’il a prononcé, au nom de l’Académie française, aux funérailles de M. Thiers, et M. Cuvillier-Fleury, dans l’étude publiée par le Journal des Débats sur M. Thiers historien, orateur, homme d’État (29 et 30 septembre).

[7] Conversation avec M. Barthélemy Saint-Hilaire.

[8] « Patriam dilexit, Veritatem coluit. » Épitaphe choisie par M. Thiers.