Discours de réception de Émile Littré

Le 5 juin 1873

Émile LITTRÉ

Réception de M. Émile Littré

 

M. Littré (Maximilien-Paul-Émile), ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Villemain, y est venu prendre séance le 5 juin 1873, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

J’avais hâte de paraître dans cette enceinte et de vous témoigner ma profonde reconnaissance. Et pourtant j’en ai volontairement retardé le moment. Chacun a son point d’honneur ; le mien a été de ne vous remercier qu’après avoir terminé jusqu’à la dernière ligne le travail pour lequel vous m’avez admis dans votre illustre compagnie. Toute œuvre de longue durée, qui n’est pas achevée, peut ne jamais l’être. Je ne suis plus exposé à ce mécompte. Il est vrai que j’arrive âgé au terme de mon labeur ; mais cela même n’est pas sans une paisible satisfaction, celle que La Fontaine prête à son vieux planteur d’arbre.

Quand l’Académie, il y a maintenant plus de deux siècles, entreprenait son dictionnaire, elle faisait une œuvre qui fut et qui demeure excellente. Mais le temps marche, les recherches s’accumulent, les méthodes se renouvellent, et l’on en vient à demander aux langues leur histoire, leur étymologie et, si je puis ainsi parler, toutes les pièces qui constatent à chaque période leur état civil. Quand les fruits sont ainsi mûris, il n’est pas difficile de les cueillir. Naturellement, un homme qui appartenait depuis plusieurs années à l’Académie des inscriptions conçut le projet d’unir le passé de la langue à son présent ; et il ne fallut plus pour cela que de la patience qui ne manque guère aux érudits, et du temps qui manque parfois aux jeunes.

En 1835, M. Villemain terminait la préface de la dernière édition de votre Dictionnaire par ces mots : « Sans confondre l’usage et l’archaïsme, sans prétendre renouveler la langue en la vieillissant, on peut en rechercher l’histoire dans un travail qui, profitant des notions nouvelles acquises à la science étymologique, marquerait la filiation graduelle, les transformations de chaque terme, et le suivrait dans toutes les nuances d’acception, en les justifiant par des exemples empruntés aux diverses époques et à toutes les autorités du langage littéraire. Le premier essai de quelque partie d’un tel recueil pourra seul en montrer tout le piquant intérêt et l’utile nouveauté. » L’utile nouveauté et le piquant intérêt ! Me permettra-t-on de me faire ma part dans ce présage de votre secrétaire perpétuel ? Je n’hésite pas à revendiquer l’utile nouveauté pour mon œuvre. Quant au piquant intérêt, M. Villemain lui-même m’a dégagé de tout embarras, en s’en remettant aux lecteurs, et en se demandant s’il y a des lecteurs de dictionnaires.

Cette préface ingénieuse et belle de votre secrétaire, je ne la quitterai pas sans y remarquer une toute petite particularité : elle contient des mots qui ne figurent pas dans le dictionnaire ; j’ai eu à les inscrire en les mettant à sa charge. Non que je l’en blâme, lui qui, suivant l’expression d’un des poëtes renommés de cette Académie, fut « l’orateur disert qui avait toutes les grâces de la parole, et 1’écrivain consommé qui possédait toutes les élégances du style. » Non que je m’en plaigne, moi qui me complaisais à recueillir aussi bien dans le néologisme autorisé que dans l’archaïsme digne de revivre, ce qui pouvait compléter le tableau de la langue. M. Villemain fit alors ce qu’on a fait de tout temps avant lui. Le siècle de Louis XIV n’est pas plus exempt de ce péché nécessaire que notre dix-neuvième siècle ; et, quand de mercenaire Bossuet tira mercenarité, ce contemporain de la première édition de votre Dictionnaire y aurait vainement cherché le mot qu’il hasardait.

Au commencement de l’année 1812, M. Villemain, qui, presque avant l’âge de la conscription, était déjà maître de conférences à l’École normale, voit entrer dans la salle où se tenait l’assistance M. le comte de Narbonne, aide de camp de l’empereur, accompagné de quelques amis connus dans le monde et dans l’enseignement. La leçon commencée continua, il y fut question du Dialogue d’Eucrate et de Sylla et des meilleurs passages du Marc-Aurèle de Thomas. L’Université, en sa qualité d’œuvre nouvelle, était dès lors fort attaquée de différents côtés ; cette inspection d’un genre nouveau fut très-remarquée et fit raisonner beaucoup. En effet, l’empereur, alors si puissant et si victorieux, qui, au dire de M. de Narbonne, n’était inquiet que d’une chose au monde, les gens qui parlaient et, à leur défaut, les gens qui pensaient, eut, au sujet de cette visite une conversation avec le visiteur. Il en résulta des objections et des avertissements dont M. de Narbonne voulut bien redire au jeune professeur quelque chose pour son bien.

Pour son bien ! Que serait devenu, si le régime impérial eût duré dans la guerre et la conquête, que serait devenu ce brillant jeune homme à qui M. de Narbonne s’intéressait, et que M. de Fontanes honorait de son amitié et de sa protection ? et quelle issue aurait trouvée, je ne dis pas son avancement dans le monde, mais son avancement dans les lettres et dans la renommée qu’elles procurent ? Bientôt, au milieu des nouvelles circonstances de la France, tout cela s’ouvrit de soi-même ; et M. Villemain prit dans les lettres une éminence qu’il posséda jeune et qu’il possédait encore à la fin de ses jours.

Rien n’y manqua, pas même l’éclat des chaires voisines. La philosophie et l’histoire se faisaient entendre avec non moins d’éloquence que la littérature, captivant une jeunesse avide de belles paroles, de libres accents et de hautes pensées.

Rien n’y manqua, pas même de la disgrâce comme en amenait la politique, et de la popularité comme en amenait ce genre de disgrâce. J’ai été de ceux qui applaudirent alors M.  Villemain. Le pays sortait de souffrances, suite des guerres impériales. Tout nous excitait à l’étude et au travail, la voix de nos maîtres et l’inspiration secrète du patriotisme. Le plus grave des poëtes, Dante, a dit dans son langage énergique qu’il n’est pas de douleur plus grande que de se rappeler le bonheur passé dans la misère présente. Cela est vrai aussi des nations ; il est dur de se souvenir des belles années en des désastres plus profonds que ceux de 1814 et de 1815.

Rien n’y manqua, pas même les succès politiques et les ministères. Les mobiles destinées de notre pays viennent déranger les vocations assurées, et troubler les retraites profondes. À son tour, M. Villemain eut à faire autre chose que des livres, et à inscrire son nom dans le service direct du pays.

On peut, même littérairement, avoir le regret de cesser trop tôt d’être ministre. À côté du traité d’Aristote sur la Politique, il est un livre dont tous les érudits déplorent la perte, c’est son grand recueil des constitutions de l’antiquité. Très-certainement ce recueil avait été traduit en arabe ; et il n’est pas tout à fait impossible que quelque exemplaire se trouve dans les bibliothèques musulmanes. M. Villemain ministre avait projeté d’envoyer des chercheurs dans le Maroc. Je le laisse parler : « À qui appartiendrait-il plus qu’à la France de poursuivre une telle recherche par droit de voisinage et d’alliance ? Y réussir ne serait pas le moindre fruit de la bataille d’Isly. Cette observation, loin d’être irrespectueuse pour la gloire militaire, est si juste qu’un noble général, M. le maréchal Bugeaud, dont l’esprit actif prenait feu sur tout projet d’utilité pratique ou d’œuvre intelligente, avait vivement accueilli la pensée d’une mission arabe-hellénique dans le Maroc. Un orientaliste connu par des travaux analogues à la recherche projetée, M. de Slane, aurait accepté cette tâche que nul n’eût mieux remplie, et que je m’empressais de lui offrir, selon mon pouvoir officiel d’alors. Quelque scrupule politique fit retarder une visite même littéraire dans le Maroc. Et dans l’intervalle, bien des choses changèrent : le ministre (et c’était la moindre de ces choses) disparut de l’administration avec son plan de découverte ; plus tard, le gouvernement fut enlevé, selon l’expression arabe, comme une tente posée pour une nuit. » Cette phrase attristée de M. Villemain sur la chute du gouvernement qu’il aimait porte plus loin que le moment où il l’écrivit ; et cette tente posée pour une nuit ne caractérise pas seulement la monarchie de Louis-Philippe.

Quand, affligé d’une grave maladie, M. Villemain eut donné sa démission de ministre, le gouvernement du roi s’occupa avec un intérêt empressé de lui et de sa famille ; et l’on songea à faire accorder par les chambres, comme témoignage et récompense publique, une pension de quinze mille francs, réversible à ses enfants. Cela s’était préparé à l’insu de M. Villemain, encore souffrant ; dès qu’il en fut informé, il réclama avec insistance auprès du président du conseil, M. le maréchal Soult, pour qu’il ne fût donné aucune suite à cette proposition. On objectait qu’il avait fait abandon, en entrant au ministère, d’une place importante et à vie. À quoi M. Villemain répondait dans sa lettre au maréchal : « L’abandon permanent de cette place est un sacrifice qui ne veut pas de dédommagement, et qui prouve seulement que mon association au cabinet formé sous votre présidence a été aussi désintéressée que fidèle. » Pour son avenir et celui de ses enfants, il s’en remettait sur la fortune modique qu’il possédait et sur le travail, dont il acceptait la perspective.

C’est pendant ce ministère que M. Villemain fut reçu dans l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il y fut accueilli avec une joie particulière par un savant homme qui m’honora de beaucoup d’amitié, et à côté de qui je travaillai, pendant plusieurs années, à cette histoire littéraire de la France, commencée par les bénédictins, continuée par l’Institut. M. Victor Le Clerc y a marqué son passage par son tableau, des lettres françaises au XIVe siècle, grande page d’histoire aussi bien politique et sociale que littéraire. Je ne m’égare point en associant ici à M. Villemain M. Victor Le Clerc ; car ils furent condisciples, tous deux éminents et tous deux liés par ces souvenirs du jeune âge qui sont en soi, une intime liaison.

Dans cette candidature je poussai, plus jeune et rigoriste, mais académicien peu équitable, le scrupule jusqu’à refuser à M. Villemain ma voix, parce qu’il la sollicitait étant ministre. Et je la refusai non sans regret, car je lui étais fort reconnaissant d’une faveur que je n’acceptai pas, mais qui me toucha grandement, car elle me fut offerte pour alléger un de ces chagrins profonds que cause la disparition, au foyer domestique, de ceux qu’on aime.

L’antiquité classique avait un charme infini pour M. Villemain. De son temps, un cardinal italien, célèbre par plusieurs trouvailles, découvrit dans un vieux manuscrit, sous un texte insignifiant, des lignes précieuses, grattées mais encore lisibles. Ces lignes contenant de grands fragments d’un livre perdu de Cicéron, son Traité de la République. Avant qu’il eût été livré à la publicité, M. Villemain le traduisit. Sa joie fut profonde (et quel érudit ne la ressentirait pas ?) à lire le premier un grand et beau texte retrouvé. « J’avais, dit-il, commencé cette traduction avec enthousiasme, si le mot n’était pas bien ambitieux pour un traducteur : il y avait un charme d’illusion dans ce travail, dans cette jouissance exclusive d’un chef-d’œuvre si longtemps inconnu. On m’envoyait les feuilles de Rome à mesure qu’elles étaient enlevées au précieux manuscrit. Je les attendais avec impatience : j’étais comme un Gaulois quelque peu lettré, un habitant de Lugdanum ou de Lutetia, qui, lié avec un citoyen de Rome par quelque souvenir de clientèle ou d’hospitalité, aurait reçu de lui successivement et par chapitres détachés le livre nouveau du célèbre consul. »

M. Villemain, comme Voltaire, aimait Cicéron. Pourtant, tout en se complaisant dans ces pages inédites, il ne peut s’empêcher de reconnaître qu’en ce sujet la manière de composer de l’illustre Romain est surtout oratoire et beaucoup plus morale que ne sont les réalités. Il remarque que son livre est une exhortation au patriotisme, un panégyrique de Rome, et peut-être un manifeste adroit en faveur du Sénat. Il s’étonne que Cicéron ne sache concevoir à tous les maux qui alors assaillaient Rome d’autre remède qu’un retour à l’antiquité et à la république de Scipion. Mais il se répond aussitôt que, justement, ce qui manqua à la civilisation ancienne ce fut de n’avoir qu’un passé et point d’avenir, à la différence de la civilisation moderne qui est d’autant plus sûre de son avenir qu’elle connaît mieux son passé. Enfin, toutes ces réserves faites, il revient, et à juste titre, à son admiration classique, disant que ce caractère, ce langage de l’antiquité est, à lui seul et par lui-même, un objet d’instruction et d’étude, un enseignement pour l’érudition et le goût.

Je demande pardon à l’Académie française de lui dérober de la sorte M. Villemain au profit d’une autre académie. Mais je n’ai pas, voulu oublier qu’avant d’être ici le successeur de M. Villemain, j’ai été ailleurs son confrère. Il est parmi vous, Messieurs, des érudits que l’Académie des inscriptions appelle dans son sein, et parfois aussi vous faites à l’érudition l’honneur de l’admettre parmi vous.

Mais ceci n’est qu’un épisode. Le vrai domaine de M. Villemain a été dans les lettres et particulièrement dans l’histoire littéraire. Il a tant surpassé le célèbre cours de Laharpe, qu’il n’y a point d’intérêt à les comparer. Un goût plus sûr et plus élevé le dirige, et il possède un souvenir toujours si présent des plus exquises beautés des littératures anciennes et étrangères qu’à la fois il plaît et instruit bien plus que son prédécesseur.

« Villemain une des admirations durables de ma vie, le vrai maître, j’allais dire le créateur, en France, de la critique moderne qu’il a fécondée par l’érudition, éclairée par l’histoire, animée par l’éloquence, » a dit un des membres de cette Académie dont je fus le condisciple et qui m’enleva même, il y a beaucoup plus de cinquante ans, une palme dans les luttes juvéniles des colléges. Ne retranchons rien à cet éloge, vérifié de point en point dans le tableau de la littérature française au XVIIIe siècle.

Dans les premières pages de ce mémorable ouvrage qui dépeignent l’état des lettres françaises à la mort de Louis XIV, un mot de fâcheux augure est écrit et souvent répété, c’est le mot décadence. Faibles, bien faibles sont les successeurs des grands hommes qui avaient illustré l’âge précédent ; et, de même qu’on avait comparé non sans une satisfaction orgueilleuse le siècle de Louis le Grand au siècle d’Auguste, on pouvait craindre que la ressemblance ne s’étendît plus loin, et qu’à la perfection des œuvres ne succédassent la corruption du goût, la dégradation de la langue et la chute graduelle de l’idéal littéraire.

Mais les destins modernes sont fort différents des destins antiques. L’activité ne tarda pas à renaître dans les esprits ; une nouvelle expansion littéraire se produisit, et bientôt ce triste mot de décadence doit être retiré, si l’on considère l’ardeur des intelligences, la hardiesse des pensées et le changement des horizons. Ce sont là des signes manifestes de vie, non de mort, mais d’une vie autre, tellement que les comparaisons sont difficiles, les mesures douteuses et les évaluations incertaines.

Les productions littéraires d’une époque qui a quelque prétention à la grandeur ont deux satisfactions à donner : d’abord charmer les contemporains, puis transmettre à la postérité quelques œuvres excellentes qui soient un long entretien pour les hommes à venir.

Je ne veux point entrer dans la controverse des mérites et des démérites du XVIIIe siècle, qui est encore aujourd’hui parmi nous l’objet d’attaques violentes et de louanges non moins violentes. Mais il est un fait indéniable, c’est que plaire aux contemporains fut pleinement donné à cette littérature. Même ce don ne se borna pas aux frontières de notre pays, à ceux qui parlaient notre langue. L’Europe entière se laissa captiver.

À l’intérêt qu’alors les lettres françaises suscitèrent, à l’universalité qu’elles obtinrent, se joignit comme conséquence naturelle une puissance très-effective. L’art d’écrire fut puissant et à la mode ; l’esprit des Lettres fit partie de l’esprit du monde, le reproduisant à la fois et l’excitant. C’est là, au dire de M. Villemain, le trait distinctif du XVIIIe siècle, c’est le fonds de son histoire.

Maintenant, l’autre satisfaction, celle que les lettres doivent à là postérité, comment le XVIIIe siècle l’a-t-il donnée ? Nous sommes encore trop voisins pour parler au nom de la postérité et pour dire ce qu’elle mettra dans son trésor ou ce qu’elle laissera dans la poussière des bibliothèques. Et plus, les goûts changent, les vues s’agrandissent, les horizons s’étendent, le classique lui-même, aussi bien ancien que moderne, est exposé à des assauts romantiques qui le dérangent dans ses règles vainement déclarées immuables. Les exemples sont sans nombre ; je ne citerai que Shakespeare, dont le XVIIIe siècle commença de soupçonner et de débattre le génie et la gloire. On ne le présenta d’abord qu’adouci et corrigé. Boileau et tout son siècle auraient frémi en le voyant ; heureusement ils n’en avaient jamais entendu parler. Placé entre la sereine magnificence de l’âge précédent et le souffle lyrique du XIXe siècle, l’art du XVIIIe a prodigieusement d’esprit, beaucoup de passion et beaucoup d’éloquence, trois grandes qualités qui firent sa force dans le présent et qui plaideront sa cause dans l’avenir.

En notre Europe, qui ressemble si fort a une Grèce agrandie, et où les nations forment entre elles, comme les peuplades helléniques, un système troublé, mais non détruit par la guerre, les littératures sont dans un perpétuel échange d’influences les unes sur les autres. Au commencement du XVIIe siècle, la France tire ses exemples de l’Italie et surtout de l’Espagne. Le siècle n’était pas écoulé que le courant se renversa et porta de la France non-seulement sur le Midi mais aussi sur le Nord. Dans l’époque suivante, qui parut d’abord épuisée parce qu’elle sentit obscurément qu’on ne produit pas deux fois une même phase des lettres et des arts, l’esprit français fut attiré par la liberté, l’originalité, la hardiesse de l’esprit britannique, et il franchit le détroit, puisque, à ce moment, il eût été tout-à-fait inutile de franchir les Alpes ou les Pyrénées.

M. Villemain a excellé dans la peinture de cette action réciproque des deux littératures ; car il ne se passa pas un long temps, sans que, par un libre échange, l’exportation des idées égalât l’importation. L’ardeur du professeur anime tout ce que la sagacité de l’historien découvre. Qui ne se souvient du tableau de l’éloquence politique dans le parlement britannique, éloquence qui allait bientôt avoir son écho sur les rives de la Seine ? Non qu’il suffise qu’une tribune existe pour que l’éloquence y devienne digne d’être gardée en souvenir et en modèle. Longtemps le parlement de l’Angleterre fit des discours, sans que ces discours eussent franchi l’enceinte de l’assemblée. Mais, dans le courant du XVIIIe siècle, l’éclat y devint extraordinaire. Les orateurs anglais aiment à citer les poëtes latins. Il y a dans Virgile deux beaux vers où il peint le soleil touchant à l’horizon du soir et donnant ses derniers rayons à une moitié du monde, et à l’autre moitié ses premiers rayons. Pitt, dans la mémorable discussion sur l’abolition de la traite des noirs, détourna ces vers de leur sens pour en faire l’image allégorique du réveil alternatif des peuples et de la pitié secourable que les hommes se doivent les uns aux autres. Et cela, à 1a fin d’une longue séance de nuit et quand le lever du jour approchait effectivement. M. Villemain a senti vivement ce mouvement d’enthousiasme poétique dans une grande cause d’humanité, et l’a fait sentir à ses auditeurs.

L’histoire littéraire et l’histoire des sciences, tout en étant des domaines particuliers, remplissent cependant un office général ; car c’est là que se manifestent d’une manière éminente la filiation et la comparaison, ces deux lumières de toute histoire. Suivre la naissance des choses littéraires et les comparer est ce qui, chez M. Villemain, fait la force de la conception et la sûreté de l’enseignement.

Ils commencent à n’être plus bien nombreux, ceux qui ont entendu M. Villemain dans cette glorieuse époque, alors que l’éclat du discours et cette verve heureuse qu’un auditoire charmé inspire à celui qui le charme donnent à la parole vivante une supériorité sur la parole écrite. Mais la parole écrite eut son tour. À ce moment, le gouvernement et même les partis redoutaient les mots qui quelquefois, du haut d’une chaire applaudie, tombaient au milieu d’une jeunesse studieuse mais ardente. M. Villemain fut en butte à des accusations, et, pour s’en défendre autant que possible, il fit sténographier ses leçons. Il s’en excuse en homme amoureux du style. « Moi, dit-il, qui n’aspirais guère qu’à un certain mérite de pureté, qui avais à cet égard une sorte de droit académique, me voilà frappé au cœur. Mais, si l’on voit mes expressions dans leur négligence, on les verra dans leur impartialité, dans leur loyauté ; ce sera là mon l’excuse et peut-être mon titre d’honneur. » Le professeur a disparu ; l’historien littéraire demeure ; et l’historien est lu comme fut écouté le professeur.

Il ne fut pas accordé aux lettres du XVIIIe siècle de finir, comme celles du XVIIe, par un déclin paisible. Une tempête sociale les emporta. « Ces jeux, dit M. Villemain dans son éloge de M. de Fontanes, ces jeux qui faisaient depuis un siècle les principaux événements d’une société tranquille, ces académies naguère si puissantes, ces réunions ingénieuses, tous ces travaux d’une civilisation élégante et oisive, tombèrent en un moment devant le terrible intérêt d’une révolution commencée. »

Cette grande catastrophe pressa-t-elle ou retarda-t-elle l’évolution qui devait donner aux lettres françaises leur nouveau caractère ? Qui peut le dire ? Toujours est-il que, le tumulte révolutionnaire étant amorti et les guerres impériales terminées, il se fit un brillant épanouissement. Et cet épanouissement était si bien dans la nature des conditions intellectuelles et morales alors prévalantes, qu’il avait été annoncé par André Chénier, le poëte précurseur, et par Chateaubriand, le précurseur dans la prose. Au sein des sociétés qu’a faites la civilisation moderne, aucune des forces vives ne périt, elles se transforment et se rajeunissent pour plaire aux nouveaux venus dans le monde.

Tous les déclins ne sont pas suivis d’une renaissance, du moins d’une renaissance à bref délai et par une sorte de transmission directe. Parmi les studieux des lettres latines il n’est personne qui ne soit surpris et contristé de les voir sans cesse décroître depuis Auguste et finir dans une misérable inanité. Rien ne les ranime ; un Sénèque, un Lucain, un Pline, un Juvénal, un Tacite, ne peuvent les transmettre ; les mauvais empereurs les accablent sans doute, mais les bons ne les relèvent pas ; et manifestement c’est une irrémédiable maladie de langueur qui les mine et les anéantit.

Dans son opuscule sur la Corruption des lettres romaines, M. Villemain, recherchant la cause, l’attribue au progrès du despotisme et à 1’abaissement des esprits par l’esclavage. En effet le regard est immédiatement frappé par cet énorme pouvoir que la conquête du monde et la concentration de l’autorité avaient remis à une seule main. Pourtant, malgré l’apparence, c’est à quelque chose de plus profond qu’il faut demander l’explication ; et, si, dans l’empire des Césars, quelque grand intérêt intellectuel ou moral avait ému les hommes, le despotisme n’aurait pu empêcher que cet intérêt se fit jour, communiquant l’impulsion et la vie à la pensée commune. Mais à quoi s’intéressaient Rome conquérante, les peuples vaincus, la Grèce subtile, I’Égypte superstitieuse ?

Un irrécusable rapprochement tranche le litige ; et ce rapprochement, c’est M.  Villemain qui le fournit. En même temps que les lettres, dirai-je officielles, de l’empire romain allaient décroissant, et au plus bas de leur décadence, une littérature nouvelle, qui s’était formée non-seulement sans le secours de l’autorité romaine, mais malgré ses menaces et ses persécutions, apparaissait dans le IVe siècle, produisait des œuvres vivantes, et promettait une vraie transformation si l’inclémence de l’histoire ne lui eût refusé un long développement. Tout le monde comprend que je parle des lettres chrétiennes. Et pourtant c’étaient bien les mêmes hommes, c’était le même empire, et Constantin ou Théodose n’étaient pas moins absolus que Tibère ou Vespasien. Mais un souffle religieux s’était levé sur le monde romain ; une doctrine qui s’emparait des cœurs et des esprits renversait les dieux et les idoles. Les Ambroise, les Jérôme, les Augustin, surpassaient en érudition et en éloquence tout ce qui restait encore de sophistes païens, et le génie des lettres se remontrait sous une autre forme belle et pleine de promesses.

Le tableau que M. Villemain trace de l’éloquence chrétienne en fait foi. Et remarquons ceci, toute cette création originale est, au point de vue littéraire, un prolongement de la tradition et une émanation directe des modèles antiques. Depuis qu’on pénètre dans les catacombes et qu’on y étudie avec une si fructueuse et si ardente curiosité les plus anciens monuments de l’art chrétien, on voit qu’il se développe de la même façon, avec toute la pureté que lui donne l’art antique, avec toute la nouveauté que lui inspire la rénovation religieuse. C’était, ce semble, la voie heureuse de la transformation ; et l’on peut rêver historiquement un passage direct du monde païen au monde chrétien. Mais les rêves ne sont que des rêves ; la réalité, c’est l’invasion des barbares, qui rompit cette évolution naturelle, rejetant à des siècles lointains la reprise d’une littérature qui ne se rattache plus aux lettres antiques que par un mince filet de tradition.

Comment le monde d’alors, si troublé par l’implantation des barbares au sein de la civilisation, échappa à des désordres encore plus grands, c’est ce qu’un ouvrage de M.  Villemain d’un genre tout différent montre avec un sens historique bien digne d’un homme aussi versé dans les histoires littéraires. Dès 1827 on avait annoncé son livre sur le pontificat de Grégoire VII. Cette œuvre dormit longtemps, mais ne fut jamais abandonnée ; et tout à l’heure, grâce aux soins de ceux que M. Villemain a laissés derrière lui, I’histoire de Grégoire VII vient de paraître. Un volume presque entier est consacré à une introduction qui retrace le rôle de la papauté et de Rome chrétienne jusqu’au XIe siècle. « Le temps approche, dit M. Villemain en parlant de la fin de l’empire, où il ne restera plus de l’ancienne société que le despotisme, de la nouvelle que le christianisme et les barbares. » Sans doute c’est trop dire ; car il restait un fond d’organisation administrative, de culture intellectuelle et de population latine qui influa grandement sur la tradition de la civilisation commune. Mais toujours est-il que, dans le premier moment et longtemps encore après, les deux principaux acteurs du drame furent, au temporel les barbares, au spirituel le christianisme et plus particulièrement le catholicisme. En une continuité saisissante, M.  Villemain montre d’âge en âge comment la papauté grandit et se fortifie au milieu de ces royautés germaines à la fois violentes et instables. La discipline catholique qu’elle régit est le suprême enseignement qui empêche la latinité de tomber au niveau de la Germanie. Le monde barbare, se réglant, devient capable d’apprendre quelque chose ; et, après les Mérovingiens bien sauvages et les Carlovingiens déjà meilleurs, commence l’ère relativement forte et florissante du moyen âge. Je dis les Mérovingiens et les Carlovingiens, car toutes les autres dynasties barbares avaient disparu, les Burgundes sous Clovis, les Ostrogoths sous les Lombards, les Lombards sous les Francs, les Wisigoths sous les Arabes.

L’ère relativement forte et puissante du moyen-âge ! plusieurs trouveront que je n’en dis pas assez, tant ils l’exaltent ; plusieurs aussi trouveront que j’en dis trop, tant ils l’abaissent. Quoi qu’il en soit de ce conflit d’opinions, en fait ce moyen âge eut une littérature qui lui fut propre et vraiment originale. M. Villemain ne l’a pas dédaignée ; nous avons de lui un tableau de cette littérature en France, en Italie, en Espagne et en Angleterre. Ce fut l’objet d’un cours fort suivi ; mais, entre le moment du cours et l’époque où il fut imprimé, plusieurs années s’étaient écoulées, et de nombreuses publications avaient changé bien des éléments de l’appréciation. M. Villemain ne s’y était pas trompé : « Ces leçons, disait-il, dans la préface, furent un essai facile à surpasser, mais dont l’influence n’a pas été inutile au progrès des mêmes études aujourd’hui plus répandues Quelques-uns des points dans l’histoire de notre vieille littérature française ont donné lieu à des recherches plus curieuses ou plus précises La langue même du XIIe et du XIIIe siècle, longtemps mal sue parce qu’on n’y supposait pas de règles fixes, n’a été ramenée à ces règles nécessaires que par des travaux récents. »

Ces réserves que M. Villemain fait lui-même sont suffisantes ; et, comme toutes les leçons de M. Villemain, celles-ci ont des aperçus fins, des pensées ingénieuses, d’heureux rapprochements. Ce serait assez d’avoir noté ceci qui est vrai, et les restrictions qui ne sont pas moins vraies, si, en ces débats sur le moyen âge, je n’étais homme de parti, et il est difficile, on le sait, d’empêcher les gens de parti de suivre leur pointe à tort ou à droit.

La vieille langue du XIIe siècle et du XIIIe était une belle langue. Quoi ! dira-t-on, et la rouille de la barbarie ? Vaine parole née d’un préjugé injustifié ; il suffira d’un simple rapprochement pour donner à mon assertion un commentaire qui la fera comprendre. Toutes les langues romanes sont filles du latin, et c’est une grande origine ; eh bien, les deux langues de la France, c’est-à-dire le vieux français et le vieux provençal, sont celles qui, grammaticalement, tiennent de plus près à la langue mère. Vous voyez qu’il ne peut être question ni de rouille ni de barbarie, et que, bien loin de là, nous avons dans notre idiome des hauts temps un type marqué au coin d’une parenté plus étroite et d’une analogie plus visible. N’en disons donc pas de mal ; car, si les hommes qui le parlèrent pouvaient prendre la parole, ils nous reprocheraient à juste titre d’avoir troublé la pureté de leur grammaire, défait des constructions savantes, et sacrifié de ce grand héritage plus que n’exigeait la rénovation incessante et nécessaire des idées et des mots.

N’est-il pas singulier de noter que dans ces siècles reculés la langue française avait trouvé faveur auprès des peuples étrangers ? Elle était connue et cultivée au-delà des Alpes et des Pyrénées, au-delà de la Manche, au-delà du Rhin et jusque dans les pays scandinaves. Cette universalité (je ne puis me servir d’un autre mot) se perdit dans les siècles suivants, mais se retrouva au XVIIe siècle et au XVIIIe. Comment expliquer un même fait à de si dissemblables époques ? Par une même cause, je veux dire une influence littéraire que les peuples étrangers acceptèrent volontairement.

Tout le monde connaît ce que fut cette influence du temps de nos grands pères, je veux dire les générations si voisines qui vécurent sous Louis XV et Louis XIV ; mais peu connaissent ce qu’elle fut du temps d’aïeux bien plus lointains, des Français ; qui vécurent sous Louis le Gros, Philippe-Auguste et saint Louis. Il n’est point de contrée européenne où ne parvînt la renommée des œuvres qui apparurent alors. On les traduisit, on les imita, et les types qui furent créés par l’imagination reçurent partout le meilleur accueil.

Et ce fut de bon aloi. La place était vide pour la poésie, ouverte à tous les peuples qui sortaient du chaos de l’invasion barbare, et appartenant de droit au premier occupant. Ce premier occupant fut la France. Deux cycles populaires naquirent spontanément et prirent aussitôt la forme de chants et de vers. L’un de ces cycles est indigène ; c’est Charlemagne, le grand empereur, ses barons vêtus de fer, ses guerres avec les Sarrasins, les trahisons de Guenelon et les désastres de Roncevaux, non sans un fier sentiment de nation et de patrie, si bien qu’un de ces faiseurs de vers put dire dès le XIIe ou même le XIe siècle, en faisant défiler les escadrons de la vaillante baronnie :

     « Voyez l’orgueil de France la loée. »    

L’autre cycle est étranger et provient des légendes bretonnes ; c’est Arthur, la Table ronde, le magicien Merlin, l’amour des dames, la haute courtoisie des preux chevaliers. Ces récits traduits en latin demeuraient cachés, lorsque les imaginations françaises les en tirèrent et les mirent dans le domaine public sous un rythme tout différent de celui qui fut consacré aux poëmes guerriers et féodaux. Tout cela plut prodigieusement à la France d’abord, à l’Europe ensuite ; les noms de Roland, de Renaud, d’Huon de Bordeaux, d’Arthur, de Tristan, d’Yseult devinrent connus partout et ne sont pas même oubliés aujourd’hui.

Toute cette poésie et aussi toute cette prospérité (car la France fut grandement prospère aux XIIe et XIIIe siècles) se perdirent dans les calamités du XIVe ; nous en avons pour témoin un poëte renommé, Pétrarque, qui visita à diverses reprises notre pays :

« Non, je ne reconnais plus rien de ce que j’admirais autrefois ; ce riche royaume est en cendres ; les seules demeures aujourd’hui debout sont celles qui étaient défendues par les remparts des villes ou des forteresses Qui dans cet heureux royaume eût pu se figurer, même en songe, de telles catastrophes ? et si un jour il se relève, comment la postérité voudra-t-elle y croire, lorsque nous-mêmes, qui en sommes témoins, nous n’y croyons pas ? En retrouvant à chaque pas les ravages du fer et du feu, je ne pouvais retenir mes larmes ; car je ne suis pas de ceux à qui l’amour de la patrie fait haïr toutes les autres nations. » Ainsi parlait un Italien qui sympathisa avec nos malheurs.

Dans son éloge de Montaigne, M. Villemain nomme l’auteur des Essais un écrivain brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière. Il écrivait ceci tout jeune, en 1812 ; je ne crois pas que plus tard il se fût exprimé de la sorte. C’était le préjugé de regarder toutes les différences de la vieille langue avec la moderne comme des grossièretés et des barbaries. Grave erreur ; il n’est pas un linguiste qui aujourd’hui ne ratifie l’arrêt que P.-L. Courier prononçait de sentiment et qui ne déclare qu’à part l’emploi et les œuvres, la langue d’Amyot et de Montaigne vaut mieux que celle des âges suivants. Sans doute la langue s’efforce de remédier de siècle en siècle aux dommages que le temps lui inflige ; mais il est certain qu’elle en subit. Du moins c’est le jugement de la grammaire, qui, dit Molière, sait régenter jusqu’aux rois, mais qui ne régente pas toujours les nations dans leurs changements historiques.

Il serait puéril de regretter que nous ne parlions plus comme parlaient nos aïeux. Mais on doit regretter que nous ayons si complètement rompu avec ce passé, moins éloigné pourtant qu’on ne pense communément. Car, croyez-moi, il faut, tant nous y sommes préparés de naissance, peu, bien peu d’étude et de pratique pour devenir familier avec l’idiome de Joinville et de Ville-Hardouin.

C’est par des éloges et des prix académiques que débuta M. Villemain. L’Académie ne se trompa pas en encouragent le débutant ; et le jeune homme ne trompa pas le jugement de l’Académie. Toutes les promesses furent tenues ; tous les germes s’épanouirent ; et, une fois que le plein développement fut accompli, rien dans cet heureux esprit ne marqua, jusque dans la vieillesse avancée, ni moindre travail, ni moindre élégance, ni moindre perfection.

Je ne sais qui a dit que les succès sont désirés et touchent le cœur surtout dans la jeunesse. Cette bonne fortune échut à M. Villemain ; rarement homme aussi jeune trouva autant d’accueil, de faveur et de réputation. Dès l’âge de trente ans il était membre de l’Académie française. Dans une de vos solennités, M. Auger, remplaçant M. Villemain alors malade, disait à M. Casimir Delavigne que vous receviez bien jeune aussi : « Le plus jeune des académiciens prosateurs eût accueilli, au nom de cette compagnie le plus jeune des académiciens poëtes, et les deux grandes divisions de l’empire des lettres eussent été, pour ainsi dire, représentées dans cette solennité par deux écrivains qui en seraient l’espoir, s’ils n’en étaient déjà l’honneur. »

M. Villemain fut de ceux qui, voyant tomber l’empire et finir les guerres, accueillirent avec satisfaction le retour des anciens rois. Mais il n’appartint pas à la restauration sans réserves. Ces réserves étaient celles d’un parti composé d’hommes honorables qui, loyalement attachés à la royauté, ne pouvaient être accusés de masquer, sous leur libéralisme des projets subversifs et hostiles à la maison de Bourbon. À un moment, plusieurs hommes de ce parti jugèrent de leur devoir de combattre des tendances qui leur semblaient dangereuses. M. Villemain fut du nombre ; si bien que l’Académie française le chargea de rédiger avec Chateaubriand et Lacretelle la supplique qu’elle adressa au roi contre le rétablissement de la censure ; et longtemps après, dans le même esprit, à la Chambre des pairs, il combattit les lois de septembre 1835 contre la presse. C’est son parent, M. Villemain, de Lorient, qui vota la fameuse adresse des 221, contre laquelle la royauté recourut aux moyens extrêmes. Lui, élu député un peu plus tard, coopéra à la révision de la charte, qui fut l’acte constitutionnel de la branche cadette.

M. Villemain, qui avait sincèrement regretté que la conciliation tentée par la charte entre la monarchie légitime et le pays n’eût pas réussi, était sans motif pour ne pas accepter et servir le nouveau régime. Son noviciat politique avait commencé sous le ministère de M.  Decazes. Le roi Louis-Philippe lui donna la pairie, et deux fois les combinaisons parlementaires en firent un ministre de l’instruction publique, ministre fort autorisé par ses lumières spéciales, son amour des lettres et son expérience.

Vous aussi, Messieurs, dans le même temps, lui confiâtes un ministère en le faisant votre secrétaire perpétuel ; ministère de haute littérature que ne troublent ni les partis ni les factions, et auquel, pendant près de quarante ans, il consacra le charme élégant de son savoir et de sa diction.

La chute du trône en 1848 l’attrista beaucoup, surtout quand il vit se rétablir, aidé par des craintes d’anarchie, un régime absolu dont la catastrophe finale avait effrayé sa jeunesse, et que sa vieillesse retrouvait inopinément. Tous ses écrits depuis lors portent l’empreinte de son chagrin amer pour la liberté éclipsée et le gouvernement parlementaire détruit.

Ses regrets suscitèrent sa mémoire ; et il composa en quatre parties ses Souvenirs contemporains.

À mon sens, ces quatre morceaux de longueur et d’importance fort différentes sont des chefs-d’œuvre. M. Roger, qui reçut M. Villemain, lui parlant de son histoire de Cromwell, disait :

« Quelquefois on serait tenté de croire que votre esprit, naturellement judicieux et modéré, s’est un peu laissé séduire par ce système d’impartialité historique que j’ai cru devoir combattre tout à l’heure, et c’est à cela peut être qu’il faut attribuer le défaut de couleur et d’énergie qu’on a remarqué dans quelques-uns de vos tableaux, défaut, je m’empresse de le dire, heureusement racheté par une foule de traits spirituels et de réflexions profondes, par des portraits hardiment dessinés, par des récits pleins de mouvements. »

Ce jugement, je le trouve rigoureux. Mais certes, si on a dit que la couleur et l’énergie manquent à l’histoire de Cromwell, on ne peut dire qu’elles manquent aux Souvenirs contemporains. Ici l’auteur n’a aucune hésitation dans la tâche qu’il s’est donnée. Ses convictions le dominent ; une éloquence énergique, colorée, ingénieuse, suivant l’occurrence, est à leur service ; il ne parle que ce qu’il a vu ou entendu, mais il en parle avec une force bien plus pénétrante qu’au moment où il vit et entendit ; car maintenant il connaît les conséquences.

Le premier de ces Souvenirs est consacré à M. de Narbonne, ancien ministre du roi Louis XVI et mort dans la funeste année de 1813, commandant de Torgau. Cette physionomie est peinte avec amour, et il paraît bien que le modèle ne méritait pas moins. Elle était pourtant difficile à représenter ; il fallait qu’on y reconnût, et on y reconnaît, en un même personnage le grand seigneur d’avant la révolution, le constitutionnel de 89, et l’aide de camp impérial que l’empire n’éblouissait pas trop.

M. de Narbonne était de l’armée qui alla à Moscou et qui en revint, si on peut appliquer ce mot à la poignée d’hommes qui échappa. Au milieu du conflit des éléments qui menaçait tous et chacun, il garda la sérénité de ses manières et jusqu’à l’habitude de se faire, au matin de chaque bivouac, coiffer et poudrer. Cela fut remarqué par l’empereur, qui écrivit dans le terrible vingt-neuvième bulletin : « Ceux que la nature a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté et leurs manières ordinaires, et ne virent dans de nouveaux périls que l’occasion d’une gloire nouvelle. » Un ami de M. de Narbonne, le premier à sa porte au moment du retour, ne put s’empêcher de faire, en son épanchement, une allusion à ce singulier éloge. L’effet fut poignant sur le général. « J’aurais, dit M. Villemain, trente ans à vivre au lieu de toucher au déclin de l’âge, que je n’oublierais jamais l’impression et la tristesse de son regard à ce malencontreux compliment. Ah ! dit-il amèrement, l’empereur peut tout dire ; mais gaieté est bien fort. Et il se détourna en versant et en cachant quelques larmes. »

Ces récits ont été mis par écrit longtemps après que le jeune Villemain les avait entendus. On s’en aperçoit à divers indices, ne serait-ce qu’à la mention, dans la bouche de M. de Fontanes, en 1813, du Corsaire de lord Byron qui ne parut qu’en 1814. Pourtant, au fond et dans l’essentiel, ils sont fidèles ; et même, dit M. Villemain, pour ces débris d’entretiens (il s’agit de graves entretiens de l’empereur avec M. de Narbonne) l’invention en serait plus invraisemblable que le long souvenir. Alors, se qualifiant d’obscur et indirect témoin, il nous représente le puissant empereur discourant sur l’éducation publique et le haut enseignement qu’il veut fort et brillant, mais docile à produire des lettres et des sciences qui décorent la monarchie comme elles faisaient sous Louis XIV ; déclarant que son rôle et son grand service est de comprimer la révolution et que la guerre est un de ses moyens ; refusant de constituer une Pologne indépendante, de peur qu’elle ne devienne, dans le Nord, un foyer de fanatisme mystique ou démagogique ; exposant qu’après que les dernières conquêtes seront faites et la paix établie, il réserve à son fils la tranquillité d’un trône constitutionnel ; enfin justifiant contre les objections de son interlocuteur le projet de l’expédition de Russie, et se laissant emporter jusqu’à entrevoir, si le succès le favorise, une expédition qui partirait de Moscou pour attaquer, à travers l’Asie, l’Inde britannique. Un jour, M. de Narbonne, repassant d’une seule vue intérieure ce qu’il avait entendu, s’écria : « Quelles grandes idées ! quels rêves ! Où est le garde-fou de ce génie ? C’est à n’y pas croire. On est entre Bedlam et le Panthéon. »

Des salons mécontents et hostiles de la fin de l’empire dans lesquels il avait déjà sa place, M. Villemain passa dans ceux des brillantes années de la restauration. Il nous en a laissé le tableau dans l’opuscule intitulé : M. de Féletz. Nous sommes en 1819. « Le monde financier, dit l’auteur, se dévouant au risque de s’enrichir, avait pris part avec ardeur aux emprunts qui hâtaient la délivrance du territoire ; le monde aristocratique donna des fêtes ; les chambres discutèrent avec un grand éclat de talent et de faveur populaire, et le pays parut chercher et trouver en partie dans la liberté, l’industrie, le commerce, les arts, une juste indemnité de tant de pertes et de malheurs soufferts. » Ces paroles, qui sont de l’histoire, sont aussi un conseil. Aujourd’hui, comme en 1819, il nous faut chercher, dans la liberté, l’industrie, le commerce, les arts, les lettres et les sciences, la réparation de nos pertes et de nos malheurs.

Je laisse à regret les Souvenirs de la Sorbonne en 1825, le général Foy et son commentaire de Démosthène, et j’en viens au dernier de ces Souvenirs, à une œuvre pleinement historique, aux Cent-Jours. Un homme qui ne partageait aucunement les opinions politiques de l’auteur, le colonel Charras, dans son ouvrage sur Waterloo, dit de l’écrit de M. Villemain : « C’est le livre le plus instructif peut-être et le plus remarquable à coup sûr qui ait été écrit sur la funeste période des Cent-Jours. » Cependant M. Villemain se tait sur les événements militaires ; je ne veux pas dire qu’il ait écarté l’intérêt tragique qui s’y attache ; non, mais il n’en fut pas témoin et n’en parle pas. Ce dont il fut témoin, c’est deux situations successives où les événements militaires n’interviennent guère que comme l’exécution d’un arrêt rendu par l’ensemble des circonstances. Le récit de ces deux situations est une rigoureuse et poignante histoire.

Dans la première, il montre les difficultés infinies, disons mieux, les impossibilités où l’empereur se plaça par son retour de l’île d’Elbe : l’Europe coalisée encore debout et en armes, nulle alliance possible, un isolement complet ; à l’intérieur, un terrain mal sûr, le regret de la paix et l’effroi d’immenses sacrifices à faire si près des immenses sacrifices de 1814.

Voilà la veille de Waterloo ; en voici le lendemain : aussitôt commence l’agonie de l’empire ; elle ne fut que de quelques heures ; la chambre des représentants arrache violemment l’abdication de l’empereur, dans une de ces crises où le poids des maux soufferts fait croire tout changement désirable et libérateur.

Ces paroles, si facilement applicables, sont de M. Villemain. Ah ! combien de passages, dont je me détourne, le sont devenus, aujourd’hui que tant de douloureuses ressemblances nous assaillent ! Dans ces Souvenirs contemporains, qu’il écrivit sans rien prévoir, mainte page semble s’animer sous l’œil du lecteur, et lui parler de ce qui vient de se passer.

M. Villemain était parvenu à une grande vieillesse. Les lettres, qu’il aima tant, lui accordèrent cette suprême récompense de s’y complaire jusqu’au bout et de s’y perfectionner toujours. Tacite, avec une tristesse amère que l’on conçoit, nous parle de l’opportunité de la mort de son beau-père, soustrait ainsi aux détestables années du règne de Domitien. Il n’y a point de mort opportune pour une famille qui entoure de soins pieux un vieillard aimé. Peut-être ne se défendra-t-on point de compter pour quelque chose qu’il ait échappé à l’angoisse de notre dernière lutte et au deuil de notre dernière défaite ; mais certes il manque à côté de ces vieillards, illustres entre tous, qui donnent l’exemple du travail, salut des nations malheureuses, et ne laissent point d’excuse à qui ne les imiterait pas.

M. Villemain n’est pas de ceux qu’un successeur songe à remplacer ; ce que je viens de dire de son existence si remplie le montre assez. Mais le zèle et le dévouement peuvent être offerts pour ce qui manque. Ce sont des compensations que les Académies, dans leur indulgence, ne refusent pas d’accepter.