Réponse au discours de réception de Charles de Viel-Castel

Le 27 novembre 1873

Xavier MARMIER

Réponse de M. Xavier Marmier
au discours du baron de Viel-Castel

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 novembre 1873

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Un grave et doux souvenir me rend particulièrement sensible l’honneur de vous souhaiter aujourd’hui la bienvenue dans cette enceinte.

Il y a plusieurs années nous avions, vous et moi, le bonheur d’être admis dans le cercle intime, dans la noble retraite d’un homme éminent dont nous ne cesserons de déplorer la perte,
M. le duc de Broglie.

Il vous connaissait depuis longtemps, il vous aimait et désirait votre entrée à l’Académie. Son vœu cordial devait sans peine s’accomplir. L’Académie aussi vous connaissait. Deux fois de suite, elle avait inscrit votre nom dans ses annales ; elle avait décerné à un de vos livres un de ses premiers prix.

De tout temps, l’Académie, dans ses concours et ses élections, a fait une grande part à la science historique. Juste devoir ! N’est-ce pas de toutes les sciences la plus ancienne et la plus attachante ? Elle commence pour nous à la Genèse, et, d’âge en âge, elle nous représente les diverses phases de la vie sociale et de la vie privée, les progrès et les gloires, hélas ! aussi les erreurs et les désastres de l’humanité. C’est la science personnelle de l’homme, son nobiliaire et sa sévère leçon ; le tableau du passé et, par ce passé, souvent l’indice de l’avenir. « Ce qui est, dit l’Ecclésiaste, a déjà été ; » ce que l’on a éprouvé, on l’éprouvera encore, Dieu renouvelle ce qui semblait fini.

Jadis, dans le lointain Orient, les vieillards qui racontaient au peuple ses anciennes traditions étaient vénérés comme des oracles et déifiés. Notre religion ne nous permet pas un tel culte. Nous ne pouvons diviniser nos historiens. Nous leur donnons seulement un brevet d’immortalité.

Dès votre jeunesse, Monsieur, vous avez eu la vocation de l’historien, et vous l’avez suivie avec une rare persévérance. La carrière diplomatique où vous êtes graduellement parvenu à de hautes fonctions ne vous a point détourné de vos études favorites. Au contraire, elle a servi à vous les rendre plus faciles et plus sûres.

Tout jeune, vous êtes envoyé à Madrid avec le titre d’attaché d’ambassade, un humble titre auquel est joint un modique traitement qui, dans votre juvénile humilité, vous semble une fortune. Vous aviez un ardent désir de vous instruire. L’Espagne va vous donner cette satisfaction. Vous vous plaisez à apprendre sa langue sonore et majestueuse, à étudier les œuvres de ses principaux écrivains, à faire l’analyse de ses drames pour y rechercher et en dégager l’élément historique. En même temps, vous suivez d’un œil attentif le développement d’une insurrection démocratique, qui commence par chanter l’hymne libéral de Riégo pour en venir bientôt aux cris sanguinaires, selon le progrès naturel de toute célèbre insurrection.

Enfant, vous appreniez comment vos parents avaient été, en leur qualité de royalistes et d’aristocrates, persécutés et ruinés par les décrets qui suivirent la déclaration des droits de l’homme. Rivarol appelait cette déclaration la préface criminelle d’un livre impossible.

À vingt ans, vous assistez au spectacle d’une de ces révolutions qui, en si peu de temps, bouleversent les empires.

Mais voilà que le ministère vous nomme second secrétaire d’ambassade en Autriche. Il ne pouvait mieux faire pour vous donner un nouveau moyen d’instruction. À chaque époque, à cette époque-là surtout, entre Madrid et Vienne, quel contraste ! À Madrid, la concentration de la pensée sur les mouvements du pays. À Vienne, l’imposante intervention dans toutes les grandes questions politiques et diplomatiques. À Madrid, le retentissement des pronunciamentos qui en vinrent à subjuguer un instant la royauté. À Vienne, la vigilante et vigoureuse surveillance de toute ébullition politique, de tout indice de propagande révolutionnaire.

Madrid vous séduisait par ses musées, par ses bibliothèques, par une société d’élite, conservant au milieu des turbulences populaires sa courtoisie chevaleresque. Le gouvernement de Vienne vous intéresse par sa haute attitude. C’est un plaisir de vous suivre dans les diverses attractions de votre première jeunesse. C’est une joie de voir vos services officiels justement appréciés et promptement récompensés. En Espagne et en Autriche, dès vos années d’apprentissage, vos chefs vous ont témoigné leur confiance, en vous initiant aux secrets de leurs négociations, et bientôt votre ministre vous assigne à Paris un emploi important.

Vous voilà dans la pratique des affaires, et dans ce monde de Paris, où vous désiriez retrouver les salons que vous aimiez, où vous deviez être accueilli avec une distinction particulière, en vertu de votre nom et des agréments de votre esprit. Le monde et les affaires ! Là, vous allez puiser d’utiles enseignements pour votre vocation d’historien.

La vie pratique, l’active participation au mouvement de la société, doivent exercer sur celui qui se propose d’écrire des livres d’histoire une heureuse influence. En se détournant par là du cercle des abstractions, il acquiert un jugement plus lucide et plus ferme. En observant ce qui se passe chaque jour autour de lui, il saisit plus aisément le jeu des passions et les ressorts de la politique. En voyant à quelles erreurs peuvent être entraînées les loyales consciences, et à quelle faiblesse les cœurs résolus, il devient plus indulgent. La plupart des meilleurs historiens ont ainsi appris à connaître la réalité des choses, par leur contact perpétuel avec des gens éclairés, ou par les hautes fonctions qu’ils ont remplies : Thucydide, Xénophon, Tacite, Salluste, Machiavel, Guichardin. Ai-je besoin de citer plusieurs de nos premiers historiens modernes ? Chacun sait la part qu’ils ont prise aux affaires de notre pays, et leur courageuse action en de graves circonstances.

De plus en plus, Monsieur, l’histoire vous attire, principalement l’histoire constitutionnelle de France et d’Angleterre. Actes officiels, biographies, mémoires, tout est par vous soigneusement étudié, et le premier résultat de ces études est l’excellent livre où vous racontez la vie des deux Pitt.

Pitt et Cobourg ! Que de fois, ces noms ont retenti dans les furibondes déclamations des jacobins, et combien d’innocents ont été victimes de cette simple dénonciation : correspondant de Pitt ou de ses agents ! Il n’en fallait pas davantage dans ces jours de sentences expéditives pour envoyer le plus honnête homme à l’échafaud.

Dès le milieu du siècle dernier, ce nom de Pitt devait être odieux à la France. En 1756, après de longues années de luttes parlementaires, le premier des Pitt, lord Chatham, arrivait enfin au pouvoir qu’il désirait ardemment. On vit alors ce que peut faire pour le salut d’une nation, en de mortels périls, un homme d’une trempe vigoureuse dont rien n’entrave l’audacieuse volonté. L’Angleterre était humiliée du résultat de sa dernière guerre, son armée affaiblie, sa marine vaincue dans la Méditerranée et dans l’Océan. L’amiral Byng venait de livrer par sa pusillanimité Minorque à la France, et, l’année suivante, le duc de Cumberland capitulait à Closterseven avec ses troupes hanovriennes.

Pitt, chef du cabinet de combat, réforme les administrations amollies ou viciées, réforme les états-majors des armées de terre et de mer. La chambre des communes lui avait accordé de larges subsides. Il les emploie à organiser de nouvelles escadres et de nouveaux régiments. Ces escadres vont attaquer nos possessions sur la côte d’Afrique, en Amérique et dans les Indes. Ces régiments s’adjoignent en Allemagne à ceux de la Prusse. Sous la prodigieuse activité de Pitt, triomphateur de Rorsbach avec tout son génie n’aurait pu résister aux armes de la France unies aux armes de la Saxe, de la Russie et de l’Autriche. Sans cette activité, nous n’aurions pas éprouvé les désastres de la guerre de Sept ans, perdu le Canada et subi le cruel traité de 1763.

Tel était le succès du premier ministre de Georges II, son ascendant sur le roi et sur le peuple anglais, que la cardinal de Bernis, alors notre ministre des affaires étrangères, lui attribuait les idées les plus formidables. Il écrivait à M. de Choiseul en 1758 : « M. Pitt gouverne son pays selon les principes et, peut-être, selon les vues de Cromwell.3

Le fortuné Pitt ne faisait point de tels rêves. Comme vous l’avez, Monsieur, très-bien démontré, il n’aspirait qu’à relever l’Angleterre de l’abaissement où il l’avait vue, et à la remettre en un haut rang. Il y réussit par la hardiesse de sa pensée, et par l’appui que lui donnait une confiance universelle. Pendant quatre années consécutives, il ne rencontra, ni à la chambre des communes, ni à la chambre des lords, la moindre opposition. Subsides et pensions, récompenses militaires et civiles, tout fut voté sans discussion, comme il le voulait, et le peuple applaudissait à cette soumission du parlement.

Son fils, qui devait être aussi notre implacable adversaire, n’attendit pas longtemps le poste qu’il ambitionnait. Élu député à un âge où les plus privilégiés ne peuvent guère espérer un tel honneur, il se plaça d’abord du côté de l’opposition, et, quelques mois après son entrée à la chambre, Il prenait la parole avec l’assurance d’un homme habitué à tous les hasards des conflits parlementaires.

Wraxall, qui assistait à ce début, en cite dans ses mémoires un trait caractéristique. Tandis que le jeune orateur commençait au milieu d’un profond silence son improvisation, deux membres du cabinet se mirent à causer à voix basse. Tout à coup, Pitt s’arrête, puis dit d’un ton sarcastique : « J’attendrai que l’Agamemnon et le Nestor du ministère aient fini leur entretien. » Les deux hauts fonctionnaires se turent. Pitt continua tranquillement son discours, et, par son éloquence, émerveilla l’assemblée.

Il avait alors vingt et un ans. Deux ans après, il était investi d’une des grandes charges du royaume, et, pendant un quart de siècle, sauf un court intervalle, il a gouverné l’Angleterre.

Ceux qui l’ont tant maudit ont oublié de dire ce qu’une sainte femme disait avec un accent de pitié du vrai maudit : « Le malheureux qui ne peut pas aimer ! » Il n’eut pas le temps d’aimer, ou plutôt, l’amour ne put entrer dans cette âme tout entière remplie par la haine et l’ambition.

Il abhorrait la France. Pour la combattre, pour la dompter, il souleva, il arma, il soudoya successivement toutes les puissances. Trompé dans son espoir par les victoires de la République, il épuisa ses forces à refaire ses alliances belliqueuses, brisées par l’épée de Lodi, par l’épée de Marengo; il mourut sur les ruines de la troisième coalition, au lendemain de la bataille d’Austerlitz.

Si j’en crois Raynal, un jour lord Chatham se serait écrié : « Si nous étions justes à l’égard de la France, nous n’aurions pas trente ans d’existence. »

Envers ce ministre, qui de l’injustice se faisait une loi patriotique, et envers son fils non moins passionné, vous, Monsieur, vous avez été juste, vous avez signalé leurs étonnantes qualités, aussi bien que leurs défauts, et nous devons lire avec un intérêt tout particulier cette grande page de l’histoire d’Angleterre, si étroitement, si fatalement liée aux pages les plus déplorables et les plus glorieuses de notre propre histoire. Il y a là pour nous de graves sujets de méditation et d’importantes leçons.

Je ne puis quitter ce livre sans m’arrêter encore aux remarques que vous avez faites sur la situation de l’Angleterre, avant le premier ministère de lord Chatham.

« Telle était, dites-vous, la démoralisation du pays et la faiblesse de ses moyens de défense, que, selon l’opinion d’un des principaux officiers généraux de cette époque, le maréchal Warde, cinq mille Français débarquant sur un point de la côte eussent conquis l’île, sans avoir à livrer une seule bataille. »

Et c’est ce même pays qui, quelques années après, triomphait en Allemagne et en Amérique par la guerre de Sept ans, puis, pendant vingt-cinq années, luttait intrépidement contre nos armes partout victorieuses, contre le génie de Napoléon.
« Par là, dites-vous, on apprend à ne pas trop s’affecter de l’affaiblissement momentané des forces morales d’un grand peuple, à ne pas confondre une lassitude passagère avec une déchéance complète et définitive. »

En lisant cette sage réflexion, je pense à notre France. Elle a eu comme l’Angleterre ses jours d’affaissement. Elle doit reprendre comme l’Angleterre son vigoureux élan :

No hiere Dios à dos manos.

« Dieu, dit un vieux proverbe espagnol, ne frappe pas à deux mains, car il a mis aux rivières des gués, et aux océans des havres de grâce. »

Encouragé par le succès de votre tableau de l’Angleterre au temps des Pitt, vous désiriez consacrer vos études à une œuvre plus considérable, et vous avez entrepris d’écrire l’histoire de la Restauration.

Vaste et belle tâche !

On a souvent méconnu, injurié, dénaturé cette imposante Restauration. Ceux qui l’ont vue sans préventions se rappellent pourtant la joie et les espérances, éclatant de toutes parts, à l’avènement du frère de Louis XVI, au lendemain de la déclaration de Saint-Ouen.

Dans ce pays, naguère encore si tourmenté, tout à coup quel changement ! La paix après la guerre, la réconciliation de l’Europe avec la France, après vingt ans d’hostilité furieuse, les anciennes traditions rejointes au pacte des temps modernes, les vieillards rajeunis par les souvenirs du passé, les jeunes gens exaltés par les perspectives de l’avenir. La frénésie révolutionnaire avait commis tant de crimes épouvantables ! On se croyait sûr de ne plus jamais voir rien de pareil. Les triomphantes batailles avaient fait couler tant de sang et tant de larmes, on était las de tuer et de voir tuer ; on voulait vivre et laisser vivre.

Ceux qui aiment le mouvement intellectuel ne peuvent oublier l’essor de notre pays à cette époque.

Il y a des fleurs qui éclosent au souffle ardent des tempêtes ; il y a dans la vie des peuples des phases glorieuses qui semblent enfantées par des tempêtes sociales : celle de la Grèce par la guerre du Péloponèse ; celle de Rome par les massacres et les confiscations des guerres civiles; celle de la France par la Ligue et la Fronde ; celle d’Angleterre, au temps de la reine Anne, par les commotions politiques; celle de l’Allemagne par ses longues luttes contre le géant des combats.

De la fournaise la plus ardente sort le métal le plus pur ; du nuage le plus sombre jaillit l’éclair le plus brillant. De notre volcan révolutionnaire sont sortis, selon l’expression d’un de nos illustres confrères ( 1), « les éblouissements de l’empire », puis les sereines clartés d’un second âge d’Auguste.

Comme, aux premiers rayons de soleil dans les régions du Nord, on voit soudainement reverdir et s’épanouir la terre glacée par un long hiver; comme, dans les forêts, à la place des arbres abattus par le bûcheron, on voit surgir des plantes dont rien n’indiquait la semence : ainsi, en France, dès le commencement de la Restauration, on vit apparaître des productions inattendues, des talents qu’on ne pouvait pressentir, des hommes inconnus la veille et célèbres le lendemain.

C’était le renouveau chanté par Charles d’Orléans :

Le temps a quitté son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vertu de broderie
De soleil luisant, clair et beau.

À la tribune et à la Sorbonne s’élevaient des voix éloquentes, écoutées avec avidité, applaudies avec enthousiasme. Nul de ceux qui les ont entendues n’a pu en perdre le souvenir. À tout instant, la presse livrait au public quelque grande page de Chateaubriand, de M. de Bonald, de M. de Lamennais, alors si orthodoxe, et des innovations théâtrales, et des livres de science, d’histoire, de critique, par lesquels se révélait une sérieuse et puissante école. De tout côté résonnaient les chants d’une pléiade de jeunes poëtes ; les odes religieuses et monarchiques de celui qu’on avait appelé l’enfant sublime, les stances idéales, les divines mélodies de Lamartine.

À notre littérature nationale s’adjoignait la littérature étrangère, qui, pendant de longues années, semblait avoir été, comme les denrées anglaises, arrêtée à la frontière par le blocus continental. En entrant en France, elle y trouvait d’habiles interprètes, et les salons de Paris s’ouvraient avec une nouvelle animation, ces élégants salons jadis si renommés dans toute l’Europe ; et les rois et les princes, qui avaient subjugué la France par la multitude de leurs bataillons, étaient à leur tour subjugués par les charmes de son esprit, par sa joyeuse et sympathique nature, par la supériorité et la diversité de ses œuvres. Athènes s’était ainsi vengée de la conquête des Romains. Paris n’est-il pas une grande Athènes ?

Telle a été à cette époque la fécondité de la France dans les sphères de la politique, des sciences, des lettres, des arts, qu’on peut dire sans exagération : Là est encore la gloire du temps actuel. Tout ce qui nous a le mieux, depuis un demi-siècle, éclairés, dirigés et charmés, appartient à la Restauration. Tout ce qu’il y a maintenant encore parmi nous de plus vivace et de plus illustre vient de la Restauration.
En parlant ainsi de ce gouvernement qui pendant toute sa durée a si bien soutenu notre honneur et protégé nos intérêts, j’essaye seulement d’exprimer le sentiment que j’en ai gardé par les réminiscences de ma jeunesse. Je n’ose toucher aux questions qui lui suscitèrent, dès 1814, de si graves difficultés et, en 1830, déterminèrent sa chute.

Elles ont été discutées de diverses façons par les historiens de ces quinze années, par un de nos regrettés confrères, dans un style magique, avec une verve entraînante(2 ), par un de nos nouveaux confrères avec une lumineuse entente du régime parlementaire( 3), par un écrivain libéral, d’un remarquable talent, mais à mon sens trop absolu dans ses doctrines politiques(4 ), par un autre écrivain qui, dans son fervent royalisme, a su rester juste et courtois envers ses antagonistes(5 ).

Vous avez, Monsieur, pénétré au fond de ces questions souvent si complexes. Dès les commencements de votre carrière, vous aviez pris l’habitude de noter, avec l’impression que votre esprit en ressentait, les principaux incidents de chaque jour, de compulser les correspondances diplomatiques, les procès-verbaux des assemblées, les livres, les écrits périodiques des différents partis.

Ainsi, pendant de longues années, sans cesse amassant note sur note et document sur document, lorsque le jour est venu où vous vous êtes décidé à entreprendre votre tableau de la Restauration, vous avez pu lui faire un grand cadre, sachant que ni les travaux ni la patience ne vous manqueraient pour le remplir.

En ce temps d’investigations et de rénovations, l’histoire se régénérait. Vous le dites dans une de vos dissertations en termes précis. Je me plais à citer ces lignes où vous rendez un juste hommage à vos devanciers :

« C’est avant 1830, alors que le régime monarchique et constitutionnel inauguré par la Restauration avait déjà pu se développer à travers de rudes épreuves, et manifester même une influence féconde, c’est alors qu’on vit surgir presque simultanément les hommes éminents qui devaient, en quelque sorte, renouveler l’histoire. Entre leurs mains, elle ne fut pas, comme elle avait été trop longtemps parmi nous, soit un traité de déclamation, soit un objet de distraction frivole. Elle devint un grand enseignement. »

Vous avez voulu faire une œuvre sérieuse selon cet enseignement, une œuvre vraie selon le précepte de Cicéron qui dit de l’historien : Ne quid falsi dicere audeat, ne quid veri non audeat. Vous êtes resté fidèle à votre programme.

On est heureux de prendre un livre d’histoire en se disant qu’il est vrai. C’est comme un guide qui doit nous mener dans une région où nous pourrions sans lui nous égarer. On sait qu’il en a exploré les sentiers difficiles, sondé les gués, mesuré les hauteurs. Il connaît la physionomie et le caractère des habitants, la chronique du village, la légende du vieux château. On le suit sans crainte, on l’interroge avec confiance, et l’on se réjouit de penser qu’on ne sera pas trompé.

C’est ainsi que vous nous conduisez à travers les diverses péripéties de la Restauration. Voici le congrès de Vienne. N’y étiez-vous point avec notre ambassadeur ? On serait tenté de le croire en voyant la quantité de détails que vous avez recueillis sur cette assemblée de rois et de diplomates, sur ceux qui nous étaient hostiles et ceux qui voulaient garder avec nous quelques ménagements, sur les orgueilleuses exigences et les actives cabales dont triompha la tranquille et souveraine habileté de M. de Talleyrand.

Voici la seconde invasion, cette horrible calamité qui anéantit les conventions de 1814, qui jeta sur la seconde Restauration un amas de griefs et d’outrages dont elle subit jusqu’à son dernier jour l’injustice et le fardeau. Vous avez vu ce désastre de Paris, vous le racontez avec une émotion contenue, sans éclat de voix, sans emphase comme il faut raconter, à l’exemple des maîtres, les vraies scènes douloureuses. Leur effet dramatique s’accroît par la simplicité du récit.

Voici, en dehors de la guerre, un des événements considérables du règne de Louis XVIII, la dissolution de la chambre au 5 septembre 1816. Vous en avez supérieurement étudié les motifs et les conséquences.

Vous avez dû étudier de même les questions religieuses et financières, pour nous montrer, comme vous le faites les négociations des nouveaux concordats et des emprunts, avec une lucidité dont plus d’un lecteur vous saura gré.

Plus tard, vous nous retracez avec une spéciale connaissance de leurs causes et de leurs résultats l’expédition de Morée et l’expédition d’Espagne. L’une et l’autre firent grand honneur à la Restauration, et elles précédaient seulement de quelques années l’entreprise la plus louable, l’expédition d’Afrique.

Ce que n’avait pu faire l’amiral Kaas avec son escadre danoise, ni le général O’Reilly avec ses troupes espagnoles, ni lord Exmouth avec ses formidables batteries, ni Duquesne, notre héroïque Duquesne, ni même Charles-Quint avec l’appui de la croisade prêchée par la papauté, la monarchie de la Restauration le fit résolument. Elle écrasa dans son antre séculaire la piraterie, brisa les chaînes de l’esclavage, délivra l’Europe et l’Amérique d’un infâme tribut, et, quand elle s’en alla en exil, elle léguait à la France, dans un suprême adieu, la terre qui est devenue une de nos glorieuses arènes, la terre d’Alger.
Dans le cours de ces événements, divers personnages attirent particulièrement l’attention. Vous les examinez avec un soin scrupuleux, et les peignez avec une loyale pensée. Il y en a dont le caractère et les actes éveillent en vous un sentiment pénible. Mais le mérite qu’ils ont eu, vous ne l’amoindrirez pas, et vous n’exagérerez pas leurs défauts.

Il y en a qui vous sont sympathiques, et vous faites leur portrait avec une visible satisfaction; mais vous ne chercherez point à l’embellir, en manquant à la vérité.

Tel est entre autres celui de M. le duc de Richelieu, ce noble enfant de la France, proscrit par la Révolution et ramené par une grâce providentielle en son pays de France, pour le défendre contre les cupidités de ses ennemis.

Ardentes cupidités, enracinées depuis longtemps dans l’esprit de la Prusse. Dès l’année 1743, le clairvoyant marquis d’Argenson écrivait : « M. de Belisle m’a dit récemment à quoi tendaient les gens de la Prusse, à nous enlever l’Alsace et la Lorraine. » En 1791, l’idée de spoliation s’élargit. Selon le plan du congrès de Pillnitz, la France doit être morcelée comme la Pologne.

L’invasion de 1815 ravive les âpres convoitises. L’Angleterre, cette fois, a pris son butin d’un autre côté. L’Autriche se montre envers nous plus miséricordieuse. Mais le roi des Pays-Bas a des prétentions énormes, et la Prusse est implacable. Déjà la nouvelle carte géographique est faite. On y voit une grande ligne rouge, une ligne sanglante se déroulant à l’est et au nord de notre pays, marquant la part du lion dans notre démembrement.

Un homme, que nous avons particulièrement aimé et vénéré, M. le chancelier Pasquier, a eu, jusqu’à la fin de sa vie, l’esprit occupé de cette carte maudite, comme s’il en pressentait le fatal avenir. Il l’avait vue étant ministre en 1815 ; il l’avait tenue entre ses mains. Quand il nous en parlait, ses mains frémissaient encore et sa voix tremblait.

M. le duc de Richelieu, éperdu, désolé, eut recours à l’empereur Alexandre, dont il avait conquis l’estime et l’affection. Par ses prières, par l’éloquence de son patriotisme, il émut l’âme généreuse de ce souverain et en obtint la solennelle décision qui alors écarta de nous le malheur dont nous gémissons aujourd’hui, le partage de notre sol, le déchirement terrible.

Votre patient travail, Monsieur, nous offre la plus vivante image d’un temps à jamais mémorable. Vous n’avez rien négligé pour qu’elle fût complète et pour qu’elle fût exacte. Cet éloge, que je suis heureux de vous adresser, a été formulé à diverses reprises, par les hommes qui connaissaient le mieux la Restauration. Un juge éclairé, un de nos plus charmants historiens, en rendant compte des premiers volumes de votre ouvrage, a dit : « La supériorité des informations, la profonde connaissance des rapports qui relient entre elles les affaires du dedans et celles du dehors, ne forment pas à beaucoup près le seul mérite de cette nouvelle histoire de la Restauration. Il faut y joindre le don non moins heureux d’une rare et naturelle impartialité(6 ). »

Le vaillant général, l’illustre écrivain auquel vous succédez dans cette enceinte, avait aussi cet esprit de vérité qui se manifeste dans vos livres, et cet esprit d’indépendance dont vous avez donné la preuve en diverses occasions.

Vous venez de raconter exactement sa vie, et de faire une analyse scrupuleuse de ses œuvres. Qu’il me soit permis d’insister plus particulièrement sur deux qualités de M. de Ségur qui m’apparaissent comme les principaux éléments de cette intelligente et valeureuse existence ; deux qualités de premier ordre : le sentiment de la famille, et le sentiment du devoir, tous deux étroitement liés l’un à l’autre.

Ceux que la distinction d’esprit et de cœur offusque, et que la vertu révolte, ont raison de demander l’abolition de l’hérédité et de la famille, car là est l’un des principaux germes de la distinction et de la vertu... Du crime aussi, s’écriera-t-on. Non. De même qu’à la surface de la terre, les plantes vénéneuses ne se multiplient pas comme les plantes salutaires ou inoffensives, de même, dans l’ordre moral, le mal ne se propage pas comme le bien. Sans aucun doute, le mal peut éclater d’une façon terrible et rallier promptement de nombreux complices. Mais il n’a pas la continuité du bien. La famille vicieuse ne dure guère. Si elle ne se convertit, elle périt. La famille honnête se perpétue comme cet arbre des Indes, dont les rameaux, en descendant vers la terre, implantent de nouvelles racines d’où s’élèvent de nouvelles tiges. « J’ai cherché, dit le célèbre docteur Livingstone, j’ai cherché à connaître, par les actes officiels et par la tradition, le caractère de ma parenté, et, dans le cours d’un siècle, aussi loin que j’ai pu remonter, je n’y ai pas trouvé un seul malhonnête homme. C’est là mon honneur. »

Pas une maison certainement n’a pu subsister un siècle dans la continuation du crime. Mais nos bonnes braves familles bourgeoises de Paris et de la province, combien il y en a qui, depuis des siècles, conservent à travers toutes les vicissitudes leur patrimoine avec leurs vertus ! Et nos familles nobiliaires ! combien aussi qui ont survécu à toutes les révolutions en se signalant à diverses époques par l’éclat du courage, ou l’élévation de l’esprit ! Nous en pouvons compter plusieurs dont le nom, inscrit sur les registres de l’Académie, occupe aussi une belle place dans les fastes de l’armée, dans les archives de la diplomatie, dans les hautes dignités de l’Église et de l’État. À l’une de ces familles appartenait M. Philippe de Ségur.

Vous avez dit comment, au temps de la Terreur, son aïeul, son père, sa mère, furent contraints de se réfugier dans le village de Châtenay : l’aïeul, le maréchal de France, l’ancien gouverneur de la province de Franche-Comté, l’ancien ministre de la guerre, jadis riche et honoré, et maintenant privé de ses biens, dépouillé de ses pensions, vieux, mutilé ; le père, le charmant ambassadeur de Versailles à Pétersbourg, également ruiné, et cherchant à se créer un moyen d’existence par ses écrits ; la mère, une jeune femme d’une beauté et d’une bonté angéliques, la petite-fille du chancelier d’Aguesseau, élevée dans le luxe de la meilleure aristocratie, et réduite par la République à un état voisin de la misère.

Dans leur deuil et leur calamité, les trois nobles reclus de Châtenay n’avaient, pour se consoler, que leur mutuel dévouement. L’enfant qui était né dans l’éclat de la fortune vivait à douze ans dans la pauvreté. « O glorieuse pauvreté ! s’écrie un moraliste anglais, tu es une rude institutrice ; mais, à ta fructueuse école, j’ai recueilli de précieux enseignements. »

Sous son toit champêtre, dans de longues, mornes journées, Philippe, sans y songer, recueillait ces salutaires enseignements. En s’associant aux souffrances de ses parents, il partageait leur tendresse. Son caractère rêveur et un peu mélancolique n’était pas très-démonstratif. Mais on peut voir, par ses mémoires, ce qu’il avait de vives émotions au fond de l’âme, comme il est attaché à sa famille, comme il parle avec vénération de la carrière de son aïeul, comme il se plaît à louer l’esprit, la bonne grâce, les qualités sérieuses et attrayantes de son père !

Ce sentiment de famille eut une grande influence sur ses idées politiques. Au début de sa vie militaire, il n’aimait pas le premier consul, qui pourtant lui avait promptement donné l’épaulette de lieutenant. Il avait plus de goût pour Moreau, et, un matin, il l’entend traiter avec un profond mépris les officiers de l’ancien régime. Il pense à son grand-père et se sent très-offensé de cette incartade. Avec sa fierté naturelle, ayant déjà plus d’une fois déchaîné, il eût volontiers, en cette circonstance, pour le vieux maréchal, comme Rodrigue pour don Diègue, tiré l’épée. Mais, entre un simple lieutenant de hussards et le général de Rhin-et-Moselle, le duel n’était pas possible.

Tandis que Moreau manifeste ainsi ses animadversions républicaines, Napoléon, ayant appris la triste situation du maréchal de Ségur, lui envoie spontanément le brevet d’une nouvelle pension. Le noble vétéran vient aux Tuileries le remercier. À son approche, par l’ordre du premier consul, la garde est sous les armes, les tambours battent aux champs, et le héros du nouveau siècle salue avec respect le valeureux soldat du siècle dernier.

« Ce contraste entre une malveillance trivialement injurieuse, dit M. Philippe de Ségur, et ces égards généreux, ces témoignages de considération pour mon grand-père, comme pour nos gloires aristocratiques, toucha profondément mon cœur ulcéré. Mes yeux s’ouvrirent. Ils virent en Bonaparte le véritable point d’appui que j’avais cherché, et qui s’offrait au salut et à la réhabilitation possible des restes de la société ancienne. »

Du sentiment de famille si fortement enraciné dans l’esprit du jeune officier est né le sentiment du devoir qui sans cesse le dirigera dans sa conduite et soutiendra ses efforts.

Son oncle par alliance, M. le duc de Lévis, a le premier formulé cette sentence souvent répétée : « Noblesse oblige. » — « Oui, dit M. Philippe de Ségur, et de quelque espèce qu’elles soient, toutes obligent, quelle qu’en soit l’origine scientifique, guerrière, artistique ou littéraire. »

À dix-neuf ans, dans ses études irrégulières, ses vagues rêveries, et ses aventureux essais en prose et en vers, il n’avait point encore trouvé sa vocation. Une rencontre fortuite la lui révèle. « Et moi aussi, je serai soldat ! » s’écrie-t-il en voyant défiler un fier régiment de dragons, sabre en main, casque en tête, drapeau flottant, clairon sonnant. Comme ses ancêtres, il ne peut plus avoir d’emblée le grade de colonel. La République lui a enlevé ce privilège. Mais il a gardé celui de verser son sang pour l’honneur de son pays, il en usera. Tout jeune, son père sollicitait l’autorisation d’aller combattre en Amérique sous l’étendard de la France. Son grand-père, le maréchal, avait à Laufeld le bras fracassé, et recevait à Clostercamp trois coups de sabre sur la tête. Son bisaïeul, colonel du régiment de Ségur à dix-sept ans, se signalait par son ardente bravoure à Prague, à Lichtenau, à Namur, à Laufeld, pendant la guerre de la succession d’Autriche. Louis XV disait : « De tels soldats mériteraient d’être invulnérables, » et Voltaire écrivait :

Anges du ciel, puissances immortelles
Qui présidez à nos jours passagers,
Sauvez Lautrec au milieu des dangers,
Mettez Ségur à l’ombre de vos ailes.

En remontant d’âge en âge, le jeune enrôlé volontaire pouvait trouver dans sa famille toute une lignée d’hommes comme ceux dont parle Horace :

Des braves engendrés par des braves.
Fortes creantur fortibus.

Noblesse oblige, dit-il, en revêtant sa capote de conscrit, et désormais le voilà dans la plénitude du sentiment de son devoir; d’abord aide de camp de Macdonald, puis attaché à l’état-major de Napoléon, supportant sans se plaindre toutes les fatigues, remplissant avec dextérité d’importantes missions bravant intrépidement les plus grands périls; cerné à Nasielk par une bande de Cosaques, et traîné captif en Sibérie, puis, à peine remis en liberté, courant en Espagne, criblé de blessures à Sommo sierra, et, en 1812, combattant jusqu’à la dernière heure dans les glaces de la Russie, et, en 1814, jusqu’à la dernière heure dans les plaines de la Champagne. C’est par ces services qu’il s’est élevé graduellement au rang de général. Mais il n’est point de ceux qui cherchent à faire résonner leur nom, « de la gent à taborin » comme dit un de nos vieux poëtes, en parlant des Allemands. Il raconte ses actes de patience et de courage avec une réserve extrême. Il semble en quelque sorte les cacher dans ces sept volumes qu’il intitule : Mémoires, et qui sont surtout les mémoires des principales guerres du Consulat et de l’Empire.

Noblesse oblige, dit-il, lorsqu’après avoir si bien suivi sa carrière militaire, il commence, sous la Restauration, sa carrière d’écrivain. Nouvelle tentative pour lui ; nouveau grave devoir. Vous avez très-judicieusement noté, dans ses Mémoires, la page où il dit par quelles lectures, par quelles recherches historiques et littéraires, il se préparait à écrire sa relation de la campagne de 1812. Une autre de ses investigations mérite aussi d’être citée. De peur de se tromper dans ses réminiscences ou ses appréciations, il s’en va interroger ses compagnons d’armes : « Je parcourus, dit-il, la ville et les champs, passant chez l’un, chez l’autre, une heure, un jour, une semaine, selon l’importance ou l’abondance de leurs souvenirs. Je rapportai chez moi de gros cahiers de notes portant en marge l’indication du sujet de l’anecdote, les dates et les noms des personnages de qui je tenais ces renseignements. »

Enfin son œuvre est commencée. Elle l’occupe, l’absorbe, le passionne pendant huit années. Le jour il y travaille, la nuit il en rêve. Heureux enthousiasme ! Dans sa modestie, il ne pensait qu’à faire un simple récit des événements auxquels il avait pris part. Ce récit est une épopée, la plus extraordinaire, la plus grandiose, la plus émouvante des épopées. Pas un héros fictif, pas un fait qui ne soit vrai. Mais la fable la plus merveilleuse ne pourrait saisir le cœur et l’imagination comme cette vérité.

Les soldats de Borodino et de la Bérésina, dont M. de Ségur a sondé la mémoire et recueilli les documents, sont les rhapsodes de ce poëme sans pareil. Il en est l’Homère.

Nous avons un grand nombre d’histoires de la campagne de 1812, et nous ne pouvons omettre de citer celle de M. le duc de Fezensac. Il était là aussi dans les neiges sanglantes, dans les luttes désespérées contre l’impétuosité des Cosaques et la fureur des éléments. Il a raconté avec une noble simplicité ses dangers de chaque jour, ses souffrances de chaque heure, et il était bien en droit d’inscrire en tête de sa relation ces lignes de l’Énéide : « Cendres d’Ilion, ô vous, mânes de mes compagnons, je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n’ai reculé ni devant les traits de l’ennemi, ni devant aucun genre de péril, et que, si ma destinée l’eût voulu, j’étais digne de mourir avec vous. »

Mais l’éclatant, l’universel succès était réservé à M. de Ségur. Les hommes de notre âge se souviennent du retentissement de son livre à son apparition, de l’avidité avec laquelle on le cherchait, des émotions qu’ils ont ressenties, des larmes qu’ils ont versées en le lisant.

Un tel succès encourageait puissamment l’auteur à continuer ses travaux littéraires. N’était-ce pas d’ailleurs pour lui une seconde naturelle vocation ? Jeune, il avait, au gré de sa juvénile fantaisie, composé un vaudeville et rimé des strophes galantes. Dans son âge mûr, il se passionnait pour l’histoire. Dans sa vieillesse, il rentre en lui-même et recueille les enseignements de l’expérience.

Quel beau partage de la vie ! D’abord la poésie du songeur, la vaillance du soldat, puis la patiente et fructueuse étude, puis la grave et sereine méditation.

Dès l’année 1830, M. de Ségur avait encore un autre devoir auquel il resta constamment attaché. Il remplaçait ici M. le duc de Lévis, et, dès le jour de sa réception, il ne cessa de prendre une part active aux travaux de l’Académie. Dans les derniers temps de sa vie, en été comme en hiver, même pendant le siège et pendant la domination de la Commune, quand nous avions encore des séances, il n’y manquait guère.

En 1870, à l’approche des Prussiens, ses enfants et ses amis le conjurèrent de quitter Paris. Il résista obstinément à leurs instances ; son âge et ses infirmités ne lui permettaient plus de prendre, comme autrefois, le sabre et le fusil pour combattre l’ennemi. Mais, au milieu des nombreuses désertions, il voulait, en restant à son foyer, donner le bon exemple. Il voulait, comme les sénateurs romains sur leur chaire curule, attendre Brennus. D’avance aussi il entrevoyait dans les calamités d’un long investissement un nouveau devoir à remplir, des misères à soulager. Il faisait mystérieusement ses charités. Ceux à qui il les a faites les ont eux-mêmes révélées. Il pensait encore aux affligés dont on n’apaise pas les souffrances par un secours pécuniaire, et, selon l’expression du brave Crillon, il aumosnaît de bonnes paroles ceux qui désiraient seulement cette douce aumône.

Pendant le règne de la Commune, il continuait à écrire ses pensées philosophiques et religieuses. Contre les socialistes de l’Hôtel de ville, il exhalait son indignation en vers énergiques, comme André Chénier contre les bourreaux de la Convention.

Un jour, trois délégués d’un comité démagogique, en quête de butin, ou en quête d’otages, entrent chez lui à l’improviste. L’un d’eux lui adresse la parole d’un ton brutal et menaçant. Le général se lève, et d’un geste superbe lui montre la porte. L’audacieux orateur baisse, la tête et se retire avec ses compagnons devant le vétéran de l’empire, comme le Cimbre de Minturnes devant Marius proscrit.

M. de Ségur avait alors quatre-vingt-onze ans.

Pendant une année encore, il assista régulièrement à nos séances, prenant un vif intérêt à toutes les questions qui devaient nous occuper, et par son zèle stimulant nos travaux. « Allons, disait-il quelquefois, d’une voix impétueuse, marchons, marchons. » Ainsi disait-il au temps de sa jeunesse en marchant avec ses compagnons, à l’assaut d’une redoute. Avec nous la redoute, c’était un néologisme à enlever, une locution vicieuse à bannir, un adverbe malsonnant à rayer de notre dictionnaire. La pensée du devoir l’avait emporté sur les champs de bataille, la même pensée l’animait dans nos pacifiques études.

Lorsqu’il entrait appuyé sur le bras d’un domestique, cet habile négociateur de la reddition d’Ulm, cet héroïque colonel de la Sommo sierra, lorsqu’il entrait dans cette enceinte, l’esprit toujours alerte, mais le corps affaibli et les yeux voilés par l’âge, nous allions à lui avec empressement, nous aimions à lui donner un témoignage d’affection et de respect.

La vie est un pays où les vieillards ont longuement voyagé. Ils en connaissent les attractions et les périls. Ils en ont vu à diverses reprises les côtés sombres et les clartés. Celui-là avait vu tant de grandes choses ! Nous aimions à interroger ses souvenirs et à l’écouter.

Un jour, il nous quitta pour ne plus revenir. Il sentait sa fin approcher, et, tranquillement, avec sa fermeté d’âme, il allait se préparer à sa dernière heure, philosophe chrétien, calme, comme Fontenelle l’a dit de Malebranche, calme spectateur de sa propre mort.

Dans sa perpétuelle modestie, il déclara qu’il ne voulait à ses obsèques aucun apparat. Point de cortége militaire et point de discours. Il avait depuis longtemps coordonné et fait imprimer ses dernières œuvres, en disant formellement qu’elles ne seraient point publiées de son vivant.

Ces huit volumes d’histoire et de mémoires n’ont paru en effet, par les soins de ses fidèles légataires, que plusieurs mois après sa mort.

« Un des mérites de ces volumes, a dit un de nos graves écrivains, c’est de nous représenter et de nous rappeler l’homme qui les a écrits ; cette âme à la fois de lettré, de gentilhomme, de patriote et de soldat, si virile, si ardente, si sincère, et en même temps si bienveillante et si bonne. Nous le trouvons là tel que nous l’avons vu. Le souvenir de sa personne nous aide à mieux comprendre ses écrits, et ses écrits à leur tour nous rendent sa personne vivante, telle que nous l’avons connue ; jamais on n’a ni plus franchement écrit, ni plus franchement vécu( 7). »

À ces éloquentes paroles, à celles que vous venez de prononcer, après avoir si bien étudié le caractère et les œuvres de votre noble prédécesseur, j’ajouterai seulement un mot : Heureux l’homme qui, dans sa longue existence, a inspiré de tels sentiments d’affection ! Heureux l’écrivain qui, par ses livres, a mérité de tels éloges !

Notes :

1 M. Mignet.

2 M. de Lamartine

3 M. Duvergier de Hauranne.

4 M. de Vaulabelle.

5 M. Alfred Nettement.

6 M. le comte d’Haussonville. Revue des Deux-Mondes, 1861.

7 M. F. de Champagny.