Rapport sur les concours de l’année 1886

Le 25 novembre 1886

Camille DOUCET

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1886.

 

MESSIEURS,

L’Académie ne se croit jamais quitte envers le talent ; tant que, sous une forme ou sous une autre, elle ne lui a pas rendu chez elle un public hommage ; risquant ainsi parfois de ne plus trouver debout que les œuvres, moins périssables que les hommes. Dans les reproches qu’on aime à nous adresser, dans les dénis de justice dont volontiers on nous accuse, il n’y a souvent qu’une question de date, et, presque toujours, la Mort est plus coupable que nous de nos méfaits involontaires.

Est-ce à dire que, pour obtenir une consécration qu’il enviait tout bas, le temps ait manqué seul à Beaumarchais ? Je n’oserais aller jusque-là. « Ne songez désormais qu’à mériter d’être oublié, » lui avait dit un jour Mirabeau. Par l’éclat de son talent, et par tous les éclats de sa vie, Beaumarchais, au contraire, mérita d’échapper à l’oubli cruel qu’on lui conseillait pour son honneur, et qu’il refusa, pour sa gloire !

Quand, depuis cent ans, la postérité, plus clémente, ne cesse de protester contre l’arrêt de Mirabeau, l’Académie a pensé qu’à son tour, en mettant au concours une étude sur l’œuvre de Beaumarchais, elle ferait, à la fois, un acte de bon goût et un bon acte de justice.

Vingt-six manuscrits ont répondu à son appel, sans répondre entièrement à son attente ; trois surtout ont paru, jusqu’à la fin, mériter une attention particulière : ils portaient les numéros 13, 15 et 19.

Quand je dis : jusqu’à la fin ! je me trompe, le numéro 13 a échoué avant d’arriver au port ; non qu’il manquât de mérite, mais il manquait de mesure. Trop long et trop diffus, plein de documents recueillis un peu partout, sans choix et sans préférence, c’était une œuvre de recherche et d’érudition, plus qu’une œuvre de composition et de style. Un témoignage d’encouragement n’en est pas moins dû à son jeune auteur, M. Paul Bonnefon, sous-bibliothécaire à la Bibliothèque de l’Arsenal.

S’inspirant aussi de tout ce qui a déjà été publié sur Beaumarchais, mais appréciant lui-même, avec une rare finesse, les faces diverses d’un talent qui se prodigue à chaque page, dans des mémoires, des pamphlets et des comédies, l’auteur du numéro 19 a fait, en fin de compte, une piquante étude dont l’ensemble n’est dépourvu ni d’intérêt ni de charme ; on lui a seulement reproché de s’être trop passionné pour son héros et de l’avoir admiré sans réserve, le prenant au sérieux plus que Beaumarchais ne s’y prenait lui-même.

Moins enthousiaste, et d’autant plus juste, l’auteur du numéro 15 s’est attaché à n’étudier que les œuvres, à ne juger que l’esprit, à ne louer que le talent. Court, rapide, alerte et pimpant, incomplet peut-être, mais charmant en somme, ce discours a tout d’abord séduit ses juges qui restaient ainsi placés entre deux études d’une valeur réelle, que des qualités différentes leur recommandaient presque également.

Chacun de ces ouvrages méritant une récompense, sans mériter tout à fait la même, l’Académie ne pouvait mieux faire que d’accorder deux prix, au lieu d’un.

Le premier, de deux mille cinq cents francs, est décerné au discours portant le numéro 15, dont M. de Lescure est l’auteur.

Le second, de quinze cents francs, est décerné au discours inscrit sous le numéro 19, dont l’auteur est M. Émile Trolliet, professeur de rhétorique au lycée de Nîmes.

Un fragment du premier de ces discours va vous être lu. Il vous plaira, j’espère, d’entendre glorifier ici l’un des esprits les plus brillants dont la scène française se soit jamais honorée.

Comme de Beaumarchais, comme de beaucoup d’autres, on a pu dire de Balzac que sa gloire manquait à celle de l’Académie. C’est bien le cas d’accuser la Mort ! la porte qu’elle a fermée ne demandait plus vraiment qu’à ouvrir tout à fait devant l’immortel auteur de la Comédie humaine.

Alors que le roman n’occupait pas encore, dans les lettres françaises, la grande place que lui ont faite tant de morts que nous regrettons et tant de vivants qui nous sont chers, Balzac parut, et, pénétrant avec puissance dans les secrets de la nature, il nous étonna tout d’abord par une audace, qui ne surprend plus aujourd’hui personne.

Jusqu’à lui, Messieurs, le roman se maintenait volontiers dans les régions poétiques de l’idéal, où l’imagination pouvait s’égarer à son aise. Sous la plume de ce grand écrivain, sous le pinceau de ce grand peintre, sous le scalpel de ce grand anatomiste, l’art ne s’inspirera plus désormais que de la nature ; s’étudiant sans relâche à la saisir partout sur le fait, à sonder la profondeur de ses mystères, à reproduire avec complaisance et ses beautés et ses laideurs, ses grâces si bonnes à voir et ses plaies si bonnes à cacher ; à créer enfin, en les animant dans une œuvre immense, ces types sans nombre, étranges alors, mais qui déjà, suivant l’expression d’un maître juge, étaient vrais à force d’être vivants.

« De tous les romanciers de son temps, a dit quelque part Sainte-Beuve. M. de Balzac est celui qui étreint et qui creuse le plus fort. » Creusant et étreignant avec force, mais sans franchir pour cela les bornes que le goût impose aux plus violents, le jeune révolutionnaire entraînait à sa suite toute une génération, qui ne devait pas tarder à le dépasser à son tour.

L’œuvre d’un pareil homme, quand le temps en a respecté et même agrandi le prestige, méritait qu’après tant d’autres une étude nouvelle lui fa spécialement consacrée et qu’à la voix de l’Académie un jugement définitif vînt, s’il se peut, ajouter encore à sa gloire.

C’est donc une Étude sur l’œuvre d’Honoré de Balzac que l’Académie propose pour sujet du concours d’éloquence qui sera jugé en 1888.

Comme l’année dernière, Messieurs, avec la même estime et la même justice, l’Académie décerne le grand prix Gobert à M. Paul Thureau-Dangin, ou, pour mieux dire, à son Histoire de la Monarchie de Juillet, au troisième volume de cette belle œuvre qui se recommande à son tour par des qualités de premier ordre, par des pages d’une rare éloquence. C’est donc un prix nouveau que l’Académie accorde à l’auteur et à l’ouvrage, ne se contentant pas de les maintenir en possession de celui qui les honorait déjà l’un et l’autre.

Ayant à reproduire, dans ce troisième volume, la complexité de la vie publique à tous les points de vue, affaires extérieures et intérieures, débats du Parlement, mouvements littéraires et religieux, le savant historien, avec un rare talent de composition, prenant l’institution politique pour point central, y relie d’abord tout le reste par de grandes percées, j’oserais presque dire par de larges avenues, où le regard plonge à son aise, sans que rien l’entrave et le détourne. Cela fait, par des résumés aussi nets que judicieux, il ramène d’une main habile chaque groupe d’événements à une conclusion d’ensemble claire et précise.

À ce premier talent qu’on retrouve dans tous ses ouvrages, M. Thureau-Dangin joint au plus haut degré l’art de peindre ses personnages, de les rendre à la vie et de nous les montrer tels qu’ils furent, dans ce style qui sied à l’histoire, abondant et grave, souvent ému, parfois éloquent, toujours de bonne qualité.

Il y a des degrés dans tout : par sa bonne ordonnance, comme par sa forme exacte et correcte, une Histoire du connétable Anne de Montmorency, depuis sa naissance jusqu’à sa retraite, de 1493 jusqu’à 1547, a mérité que l’Académie la plaçât, non à côté, mais au-dessous du grand ouvrage de M. Thureau-Dangin. L’érudition n’exclut pas l’intérêt et le drame est partout dans l’histoire ; nous le retrouvons ici même, au milieu d’une abondance de pièces authentiques et de documents inédits puisés dans toutes les archives de la France et de l’étranger.

À cette savante étude, dont M. Francis Decrue est l’auteur, l’Académie attribue le second prix Gobert.

Avant d’aller plus loin, permettez que j’ouvre ici une parenthèse :

On m’accusera de dire tous les ans la même chose, on aura raison.

Malgré ses programmes, malgré ses prières, malgré ses injonctions, l’Académie se trouve chaque année, pour plusieurs de ses concours, pour ceux-là surtout, dont je vais avoir à vous entretenir, en présence de livres qui, se trompant à dessein, viennent forcer sa porte, quand ils savent bien que l’une ou l’autre des Académies voisines serait pour eux un meilleur juge. Ajoutant toujours à nos travaux par leur nombre, toujours aussi, par leur mérite que nous ne saurions méconnaître, ils ajoutent à nos embarras et à nos prodigalités. L’Académie me charge donc de leur déclarer que, désormais, elle entend se renfermer plus étroitement dans l’examen des œuvres qui, par la composition et le style, par l’invention et l’intérêt, se rapprochent des œuvres d’art.

Cédant encore cette année à la séduction du talent, l’Académie a décerné tant de récompenses, tant de prix et tant de fractions de prix, qu’il me faudrait plus de place que je n’en ai pour vous rendre dignement compte de chacun des ouvrages couronnés par elle, à plus forte raison pour m’arrêter un moment sur chacun des ouvrages qu’en son nom je devrai mentionner avec honneur.

Sur les quatre mille francs montant du prix Thérouanne, quinze cents sont attribués à M. le baron Kervyn de Lettenhove, pour un ouvrage, en six volumes, intitulé : les Huguenots et les Gueux.

Quinze cents à M. René Stourm, ancien inspecteur des Finances, pour une importante étude sur une des questions qui, d’ordinaire, préoccupent le moins l’Académie française, sur une question d’argent ! Très instructif et très solide, mais tout à fait spécial, ce livre est intitulé : les Finances de l’ancien régime et de la Révolution.

Et mille francs à une œuvre vaste et consciencieuse, pleine d’intéressants détails, l’Histoire du Parlement de Toulouse, par M. Dubédat, ancien conseiller à la cour de cette ville.

Sur le prix de trois mille francs fondé par M. Thiers, un prix de quinze cents francs est décerné à M. Barthélemy Pocquet, auteur d’un savant travail sur les origines de la Révolution en Bretagne.

Les autres quinze cents francs étant attribués par moitiés égales aux deux ouvrages suivants :

1° François Miron et l’administration municipale sous Henri IV (1604 À 1606), par M. Miron de l’Épinay. Écrit dans un style alerte et original, ce livre contient une très bonne étude sur la juridiction du Châtelet au commencement du XVIIe siècle ; l’auteur s’attache en outre à mettre en relief, avec quelque complaisance, mais aussi avec mesure, les principaux événements de la vie publique de son ancêtre, et le grand rôle que, comme lieutenant civil et comme prévôt des marchands, il joua, en effet, dans les conflits de la Ligue et dans les conseils du roi.

2° Histoire des persécutions pendant la première partie du troisième siècle, par M. Paul Allard, dont l’Académie connaît depuis longtemps les excellents travaux, que jamais elle n’a perdus de vue et qu’elle aime à récompenser de nouveau.

« L’Étude de M. Barthélemy Pocquet sur les Origines de la Révolution en Bretagne est un ouvrage de première main, disait son savant rapporteur, neuf, copieux et parfaitement documenté, composé tout entier d’après des pièces rares ou inédites. »

Le sujet bien composé, bien traité, est coupé nettement et présenté avec autant de clarté que de précision ; qualité rare et la première condition peut-être d’un bon ouvrage historique. La variété des incidents, des émeutes, des conflits entre le Parlement et les agents du roi, entre les privilégiés et le tiers état, donne un intérêt très vif au récit de ce drame qui pourrait s’intituler : la Fin d’une grande province, et qui, divisé en deux actes bien distincts, nous montre tour à tour, en 1788, la résistance de la Bretagne ; puis, deux ans après, sa soumission définitive, quand son Parlement et son Aristocratie ont perdu la popularité qui faisait leur force et la sienne. Le contraste de ces deux actes produit un effet saisissant et l’ensemble constitue une œuvre d’un grand intérêt.

Déjà couronné en 1859 pour son Étude historique et littéraire sur les écrits de Froissart, et, depuis vingt-deux ans, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, M. le baron Kervyn de Lettenhove reçoit aujourd’hui un nouveau témoignage de la grande estime si légitimement due à sa longue, laborieuse et brillante carrière. Cet écrivain de frontière, comme le disait M. Villemain il y a trente ans, est presque devenu pour nous un compatriote. En France, autant qu’en Belgique, ses travaux sont appréciés à leur haute valeur. L’Académie aime à le lui prouver en plaçant son nouvel ouvrage en tête de ceux qui lui disputaient le prix Thérouanne.

Huit mentions honorables sont accordées en outre à huit des meilleurs ouvrages présentés à ces deux derniers concours. En voici les titres : l’honneur d’avoir été distingués par l’Académie pourra suffire à leur éloge.

La Chute de l’ancien régime, par feu M. Aimé CHÉREST, ancien conseiller général du département de l’Yonne, trois volumes pleins d’intérêt.

Cromwell et Mazarin. Deux campagnes de Turenne en Flandre, par M. le colonel J. BOURELLY, dont, il y a cinq ans, l’Académie couronnait déjà le premier ouvrage sur le Maréchal Fabert.

Les Français en Russie et les Russes en France, par l’auteur estimé d’une histoire des Saulx-Tavannes, M. L. PINGAUD.

La Réunion de Toul à la France, par le jeune marquis de PIMODAN, poète hier, historien aujourd’hui, que, sous cette double forme, l’Académie a distingué comme digne d’être encouragé doublement.

Histoire d’Annibal, par le colonel HENNEBERT, grande étude, un peu longue et un peu spéciale, qui se ressent, et je l’en félicite, d’être l’œuvre d’un érudit et d’un militaire.

Luther, sa vie et son œuvre, par F. KHUN ; biographie administrative qui ne manque pas de mérite, mais qui manque de charité en poussant jusqu’à l’intolérance l’expression des sentiments trop personnels de son auteur.

Le Blason. Dictionnaire et remarques, par M. le comte Amédée de FORAS.

Et la Bretagne et l’Académie au XVIIIe siècle, par M. René KERVILER.

M. René Kerviler a des titres particuliers à l’intérêt de l’Académie. Depuis longtemps il travaille pour elle, et ses efforts, remarqués toujours, ont obtenu déjà plusieurs encouragements. Son œuvre n’est pas terminée et nous souhaitons qu’après l’avoir si bien commencée, il la mène promptement à bonne fin.

Le magnifique ouvrage que M. le comte de FORAS a consacré à l’histoire du Blason et à l’étude de la langue héraldique est, avant tout, une œuvre de science qui, par certains côtés, peut, à la rigueur, être considérée comme une œuvre de philosophie, d’art et de grammaire. Dans une autre Académie, une récompense plus haute aurait pu lui être justement décernée ; mais tout en louant ce beau travail d’avoir donné, le premier peut-être, une signification logique et précise à chaque mot de la langue héraldique, l’Académie a dû surtout reconnaître qu’un ouvrage aussi spécial était de ceux qui, échappant à sa compétence, feraient bien de s’adresser à d’autres juges.

Comme pour le prix Thérouanne et pour le prix Thiers, l’Académie s’est vue dans la nécessité de distribuer, entre un grand nombre de concurrents, les sommes affectées au prix Bordin et au prix Marcelin Guérin.

S’élevant ensemble à huit mille francs, ces deux prix sont décernés à huit ouvrages, par fractions égales de mille francs chacune.

Par une singulière coïncidence, tandis que M. le comte de Reiset, ancien diplomate, présentait au concours Bordin un superbe ouvrage, en deux grands volumes, sur les modes et usages, au temps de Marie-Antoinette, de son côté, M. Gustave Desjardins, ancien élève de l’École des Chartes, soumettait à l’Académie, pour le concours Marcelin Guérin, un très beau volume intitulé le Petit Trianon, traitant à peu près le même sujet et rappelant les mêmes souvenirs.

Ce n’était pas une raison pour que l’un de ces livres fût sacrifié à l’autre, quand tous deux méritaient que l’Académie les récompensât.

Ayant retrouvé les notes et les mémoires de Mme Éloffe, marchande de modes de la Cour, M. le comte de Reiset s’en est habilement servi pour recomposer par le menu, pour vivifier, en animant sa physionomie, la société brillante qui entourait la jeune Reine. « Ceux qui n’ont pas connu ce temps, disait M. de Talleyrand, n’ont pas connu la douceur de vivre. » Parmi les grandes dames, naïvement frivoles, dont M. de Reiset esquisse si agréablement le portrait, combien devaient connaître, à leur tour, la douleur de mourir, dans toute la force de la jeunesse, dans tout l’éclat de la beauté. Le jour des épreuves ne les prit pas au dépourvu. Au-dessus de toutes s’élève la noble figure de la Reine, qui donnant toujours l’exemple, après avoir été la première par la grâce, se trouve encore, dans le malheur, la première par le courage.

Si M. le comte de Reiset pouvait être soupçonné de quelque prévention favorable, il est constant, au contraire, que M. Gustave Desjardins avait commencé son travail sous la pression de sentiments pour le moins très peu sympathiques. Mieux éclairé à son tour par une étude approfondie des faits et des caractères, devenant dès lors d’autant plus juste qu’il avait voulu être plus sévère, il n’hésite pas à reconnaître que, d’un certain ensemble d’habitudes légères et de préoccupations mondaines, il sort néanmoins un mouvement d’esprit favorable aux arts et qu’une pensée sérieuse se dégage d’un milieu qu’on juge superficiellement quand on prétend qu’il n’était que frivole. Nul témoignage ne fait plus d’honneur à l’infortunée souveraine et ne plaide mieux en sa faveur que celui d’un historien équitable qui, se reprenant lui-même, finit bientôt par admirer à son tour des vertus dont, avant de subie leur charme, il avait un moment douté.

De ces deux ouvrages, que tout rapprochait d’avance et que je ne pouvais pas séparer, le premier, dû à la plume élégante de M. le comte de Reiset, a été placé en tête de ceux que récompense le prix Bordin.

Au second, dont M. Gustave Desjardins est l’auteur, une égale faveur assigne le premier rang parmi les cinq élus du concours Marcelin Guérin.

Ces deux concours demandent que je m’arrête un moment pour achever d’en rendre compte.

Sur la fondation Bordin, en sus du prix attribué à M. le comte de Reiset, il en est décerné deux autres :

L’un, à M. Charles Bénard pour son traité de la Philosophie ancienne ; savante et substantielle étude qui, des philosophes de l’Orient, nous conduit aux sophistes grecs, en consacrant surtout à Socrate des pages d’un grand intérêt. Premier traducteur autrefois des œuvres philosophiques de Hégel, M. Bénard continue aujourd’hui, par ses travaux sur l’antiquité, la tâche méritoire qu’il a courageusement entreprise et accomplie à son honneur.

L’autre prix est décerné à M. le comte de Baillon pour son Histoire d’Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans. Petite-fille de Henri IV, belle-sœur de Louis XIV et sœur de Charles II d’Angleterre, l’aimable princesse dont Bossuet a si éloquemment raconté la vie et dont la mort lui a arraché un de ces cris qu’on entend toujours, est, malgré cela, généralement peu connue ; beaucoup moins, à coup sûr, qu’elle ne mériterait de l’être. Tandis que jeune, belle, charmante, elle était l’une des reines des fêtes de Saint-Germain et de Fontainebleau, une des étoiles des poétiques ballets de Benserade, en dehors de cette vie brillante, tendrement dévouée aux deux souverains entre lesquels sa grâce était un trait d’union naturel, elle sut parfois les servir l’un et l’autre, en déployant pour eux, dans l’ombre, des habiletés et des finesses qu’un diplomate de profession aurait pu lui envier.

Dans ce récit de la vie si courte et si bien remplie de la duchesse d’Orléans, M. de Baillon a montré une fois de plus ce mérite d’écrivain que l’Académie avait reconnu déjà, en couronnant sa remarquable histoire d’Henriette de France. La fille vient de l’inspirer à son tour, comme l’avait inspiré la mère.

Avec le Petit Trianon de M. Gustave Desjardins, les quatre ouvrages suivants se sont partagé le prix Marcelin Guérin :

Histoire littéraire et biographique sur Olivier de Magny, l’un des poètes de la grande pléiade du XVIe siècle, l’un des rayons de Ronsard, ce soleil d’alors, dont la gloire a éclipsé toutes les autres.

Sans qu’aucun lien de parenté ne l’unisse à notre ancien confrère, l’auteur de ce livre se nomme M. Jules Favre.

Les Comédiens en France au moyen âge, par M. Petit de Julleville, professeur de littérature française à la Sorbonne ; livre piquant, plein de science et plein d’esprit, digne en tout de son auteur que l’Académie estime à double titre, comme un véritable érudit et comme un bon écrivain qui pousse la correction jusqu’à l’élégance.

Étude sur le moyen âge, par M. Léopold LIMAYRAC. Chercheur infatigable, l’auteur a fait, dans le champ de l’érudition, de très précieuses découvertes, notamment en ce qui concerne les luttes du tiers-état contre la féodalité et les circonstances qui ont amené l’abaissement progressif des grands vassaux de la couronne, au profit de la nation tout entière.

Et enfin les Tremblements de terre, par M. Arnold Boscowitz. Cet ouvrage ne relèverait que de l’Académie des sciences, s’il n’était écrit dans un style élégant et facile, et s’il n’ajoutait, en fin de compte, un chapitre important à l’histoire littéraire, en nous apprenant à distinguer les descriptions purement poétiques de celles qui reposent sur un fondement solide et sérieux.

Le prix de traduction fondé par M. Langlois n’a pas été décerné l’année dernière. Il se trouve donc, cette année, porté de quinze cents francs à trois mille.

L’Académie en attribue deux mille à M. Bouché-Leclercq, pour sa traduction des deux grands ouvrages de MM. CURTIUS et DROYSEN : l’Histoire grecque et l’Histoire de l’Hellénisme.

Et mille à M. Trawinski, pour la traduction d’un manuel d’archéologie intitulé : la Vie antique des Grecs et des Romains, de MM. GUHL et W. KONER.

Par le grand nombre et par la variété des notions qu’on y trouve sur toutes les particularités de la vie publique et privée des anciens, ce manuel peut tare considéré comme une sorte de corollaire, comme un auxiliaire indispensable des études classiques. Le mettre aux mains de nos professeurs et de nos élèves, par une traduction en langue française, était donc une œuvre utile. Très compétent en la matière, M. Trawinski a eu le courage d’entreprendre cette tache aride et nous le félicitons de l’avoir menée à bonne fin. En tête de son livre figure une savante introduction, due à la plume élégante et trop tôt brisée d’un de nos jeunes confrères de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Albert Dumont.

M. Bouché-Leclercq n’a pas rendu un moins grand service en traduisant les ouvrages désormais classiques de M. Curtius et de M. Droysen, il a porté dans ce travail l’exactitude, le soin, la conscience et le talent qui le caractérisent. À lui, comme à M. Trawinski, les lettrés doivent de pouvoir lire, dans des traductions fidèles, quatre beaux livres dont notre patriotisme ne saurait nous empêcher de reconnaître le mérite. Nous aussi, nous avons aujourd’hui nos histoires des Romains et nos histoires des Grecs, qui nous permettent de ne rien envier à personne.

En fondant un prix annuel de quatre mille francs, M. Archon-Despérouses avait chargé l’Académie d’en déterminer le caractère et d’en disposer à son gré. Provisoirement affectée par elle à des travaux de philologie et d’érudition, cette somme n’a pas encore reçu sa destination définitive.

Pour aujourd’hui, Messieurs, elle a été répartie de la manière suivante :

Quinze cents francs sont attribués à M. Nadault de Buffon pour une publication récente de la correspondance de son illustre aïeul, de 1729 à 1788 ;

Quinze cents francs à M. Van Hamel pour la publication, avec notes et glossaire, des romans de Carité et Misereré, du poète picard connu sous le nom du Renclus du Moiliens, compositions pieuses et allégoriques, satyriques et morales, qui, jusqu’à ce jour, étaient restées inédites ;

Et mille francs à M. Paul Ristelhüber, auteur d’une édition nouvelle des Deux dialogues du nouveau langage françois italianisé, par Henry ESTIENNE, œuvre d’érudition que M. Ristelhüber a complétée en y joignant un grand nombre de notes claires et instructives.

Une mention honorable est, en outre, accordée à l’auteur d’un savant Dictionnaire du patois normand, M. Henri MOISY.

Six cents lettres de Buffon forment naturellement un ensemble plein d’intérêt. Dans cette correspondance intime et familière, où il semble que sa pensée se repose des fatigues du travail, le grand écrivain, l’homme de toutes les élégances, se montre à nous en déshabillé ; simple et facile, bonhomme et bon maître ; tout au bien public et à la science. À le voir ainsi et de si près, on l’admire encore davantage.

Parmi les annotations qui accompagnent ce curieux recueil, je trouve une anecdote qui intéresse trop particulièrement l’Académie pour qu’elle ne soit pas ici à sa place.

Le 4 juillet 1753, annonçant à son ami, le président de Ruffey, qu’il ne viendrait à Paris que pour sa réception à l’Académie française fixée au 15 août suivant : « Je ne sais pas encore ce que je leur dirai », écrivait Buffon, un peu bourgeoisement peut-être. Ce qu’il devait leur dire, Messieurs, vous le savez tous. Un mois après, le 7 août, huit jours avant sa réception, c’est ce beau, ce grand, ce magnifique discours sur le style, qu’il soumettait à l’examen, à l’approbation, à l’admiration l’Académie !

L’an dernier, Messieurs, un certain étonnement se manifesta dans l’auditoire quand, très innocemment et sans songer à mal, j’annonçai ici que 144 ouvrages avaient été présentés à l’Académie pour le concours moral fondé par M. de Montyon.

Cette année, — et ne nous plaignez pas, bien que notre tâche en devienne de plus en plus difficile, — l’Académie en a reçu 156.

Dans cette quantité respectable d’honnêtes ouvrages, inspirés par l’amour du bien et par la bonne intention d’être utiles aux mœurs, à défaut de grandes œuvres auxquelles l’Académie aimerait à faire largement leur part, nous en avons distingué beaucoup qui, dans une certaine mesure, mériteraient d’obtenir des témoignages d’estime et de sympathie et, comme tannée dernière, l’Académie s’est trouvée encore dans la nécessité d’en couronner douze.

Et ce n’est pas tout ! Plusieurs autres, réservés d’abord, demandent aussi qu’un mot les signale à votre attention.

Quelques études biographiques, qui ne manquent ni de mérite, ni d’intérêt, rentraient plus ou moins dans les conditions de ce concours par les bons exemples qu’elles vulgarisent, par les beaux noms qu’elles rappellent et par les grands talents qu’elles glorifient :

Corneille et La Fontaine, par M. Émile FAGUET.

Vie et œuvres d’Achille et de Christophe Gamon, par M. A. MAZON.

Victor de Laprade, par M. Edmond BIRÉ.

Édouard Turquety, par M. F. SAULNIER.

Augustin Dumont, par M. G. VATTIER.

Parmi les nombreux romans envoyés à ce concours, plusieurs, avec quelque raison, ont pu longtemps espérer d’obtenir ici plus qu’une citation honorable : le Petit Rozeray, par Pierre CŒUR ; Karita, par M. Charles DIGUET ; Maurianne, par Georges RAYNAL ; Contes patriotiques, par M. Joseph MONTET ; les Bons Camarades, par M. H. LAFONTAINE, l’artiste en renom, dont l’Académie a déjà couronné un premier volume, intitulé : Petites Misères.

Nous avions remarqué encore d’autres ouvrages, de genres divers, dont le mérite ne pouvait passer inaperçu :

Une curieuse et savante étude historique, philosophique et morale, intitulée la Parole, dont M. Paul LAFFITTE est l’auteur ;

Un charmant récit de voyage, De Paris à San-Francisco, par M. Alexandre LAMBERT de SAINTE-CROIX ;

Une touchante histoire des enfants abandonnés, par M. Léon LALLEMAND.

Et, en dernier lieu, un singulier petit volume, à moitié plein de pages blanches, qu’un ancien magistrat, M. Jules LEGOUX, aujourd’hui maire de sa commune, a publié sous ce titre : histoire des Chapelles-Bourbon.

C’est moins qu’un livre, et plus peut-être, c’est une idée ! une bonne idée, je pense, puisque, presque au même moment, qu’il l’ait ou ne l’ait pas connue, un de nos honorables législateurs proposait qu’une loi, créât, dans toutes les mairies de France, des registres d’éphémérides communales ; c’est-à-dire précisément ce Livre de la famille communale, que M. Legoux avait eu l’esprit d’inaugurer chez lui, aux Chapelles-Bourbon, et qu’il conseillait à ses collègues d’établir de même dans les trente-six mille communes de la France.

Moins modeste que l’humble memento journalier M. Jules Legoux, le projet de loi en question demande qu’un Livre d’or, — le mot y est, — soit ouvert dans chaque commune. Beaucoup de belles actions mériteront sans doute d’y figurer avec honneur. J’en sais une, grande, noble et généreuse entre toutes, que l’Institut reconnaissant aimerait à inscrire lui-même, en tête de la première page, sur le Livre d’or de la commune de Chantilly !

Donc, je le répète, sur les cent cinquante-six ouvrages qu’elle a examinés cette année, l’Académie en a couronné douze qu’elle a divisés en trois catégories :

Deux prix, de deux mille francs chacun, sont décernés à deux ouvrages, de genres bien différents.

Essai sur le génie dans l’art, par M. Gabriel SEAILLES.

Terre de France, par M. ou Mme François de JULLIOT. Quatre prix de quinze cents francs sont décernés aux quatre ouvrages suivants :

Pensées, par M. l’abbé Joseph ROUX.

Trente-deux ans à travers l’Islam, par M. Léon ROCHES.

Histoire de M. Émery, et de l’Église de France pendant la Révolution, par M. l’abbé Élie MÉRIC.

Dans les montagnes Rocheuses, par M. le baron E. de MANDAT-GRANCEY.

Et six prix de mille francs aux ouvrages suivants : L’Amiral Courbet, par M. Émile GANNERON.

Les Vies muettes, par M. Léon ALLARD.

Le Cabaret du Puits sans Vin, par M. Louis MORIN.

Trop riche, par GENNEVRAYE.

Récits militaires, par M. le général AMBERT.

L’Enfant des Alpes, par Mme Jeanne CAZIN.

Ces six derniers ouvrages se recommandent par des qualités diverses, dans le détail desquelles je regrette de ne pouvoir entrer aussi longuement que j’aimerais à le faire.

Rien de plus émouvant, de plus fin à la fois et de plus délicat que ces Vies muettes dont M. Léon Allard, dans un style de bonne race, nous raconte tristement, et poétiquement les déceptions douloureuses. Plus gai que lui, M. Louis Morin fait, avec esprit, trinquer ensemble le roman et l’histoire dans son Cabaret du Puits sans Vin ; tandis que l’aimable auteur de l’Ombra, Gennevraye, nous charme et nous attendrit de nouveau, en étalant devant nos yeux surpris les misères d’une jeune fille trop riche ; heureux malheur, qui, d’ordinaire, n’est pas de ceux que l’on déplore, mais plutôt de ceux qu’on envie. Le joli livre de Mme Jeanne Cazin instruit nos enfants qu’il amuse, et les Récits militaires du respectable général Ambert réveilleraient en nous le patriotisme, s’il était possible qu’il s’endormît jamais dans nos cœurs.

Le même service nous serait rendu, au besoin, par le très intéressant volume que M. Émile Ganneron a consacré pieusement à raconter la vie de M. l’Amiral Courbet. Déjà, il y a deux ans, l’Académie honorait ici une mémoire non moins glorieuse, en couronnant l’histoire du Général Chanzy. Un hommage égal était dû par elle à ces deux fiers soldats, à ces héros de nos deux armées, dont la France est encore en deuil. Relisons la vie de nos grands hommes, pour pleurer d’autant plus leur mort !

Dans une belle étude sur les Pensées de M. l’abbé Roux, un de nos savants confrères [1] nous avait d’avance fait connaître le rare mérite de l’auteur et de l’ouvrage. » Ce n’est pas là, disait-il, un de ces recueils de Maximes, comme il s’en produit un si grand nombre, que leurs auteurs composent artificiellement, page par page, en consignant le soir, sur leurs tablettes, les observations piquantes qu’ils ont recueillies dans le monde et les bons mots qu’ils y ont entendus. »

M. l’abbé Roux n’emprunte rien à personne ; il pense lui-même, et ce qu’il pense, il l’exprime dans le meilleur langage ; non sans tristesse parfois, ni sans amertume. Le chagrin de la solitude a été. dit-il, son compagnon de route depuis sa jeunesse. Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter bravement : « Nul plus que moi n’aime le bien, le beau et le vrai. » Chez lui, l’esprit est malade ; mais le cœur est sain. Prêtre et philosophe, il observe avec finesse, il juge avec conscience, il écrit avec beaucoup d’art et, à part quelques phrases de critique littéraire qu’une autre plume semble avoir tracées, son livre, qu’il faut lire, est une œuvre de style, en même temps qu’un recueil de grandes et belles pensées, qui font penser ceux qui les lisent.

Il en est des jugements historiques comme des jugements littéraires ; l’entière bonne foi du juge ne suffit pas toujours pour en garantir l’entière impartialité. En se proposant d’écrire l’histoire de l’Église de France, de 1789 à 1816, M. l’abbé Méric s’était donné une grande et belle tâche, mais une tâche limitée, que, mieux que personne, il était capable de bien remplir.

À travers les événements multiples de cette terrible époque, se détache la figure d’un prêtre modeste et supérieur, l’abbé Émery, qui joint à une volonté ferme toutes les lumières de l’intelligence et de l’érudition théologique, avec une modération inflexible, inflexible à ce point que, dans une discussion mémorable, dans une lutte d’une grandeur épique, elle triompha d’un souverain assez grand lui-même pour ne pas craindre de s’abaisser en subissant avec respect l’ascendant de la vérité, du courage et de la vertu.

Pendant quatre-vingts ans, la vie de M. Émery ne fut qu’une vie de sacrifice, de devoir et d’honneur ; une vie toute morale, édifiante au plus haut degré, dont M. l’abbé Méric a su faire un récit touchant et coloré, dans une monographie digne de son sujet.

Parti pour l’Afrique à l’âge de vingt-trois ans, M. Léon Roches y vécut pendant trente-deux années consécutives, ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage qu’il remplit aujourd’hui de ses souvenirs. Ce qu’il raconte, il l’a fait, ou il l’a vu faire ; et c’est sans prétention, avec un grand accent de vérité, qu’il parle des événements clans lesquels, auteur ou témoin, il a eu tant de fois l’occasion de jouer un rôle dont il ne s’exagère pas trop l’importance.

Secrétaire d’Abd-el-Kader dans sa première jeunesse, il assiste plus tard, sous le drapeau français à la bataille d’Isly ; il s’y conduit en soldat et mérite les félicitations du maréchal Bugeaud, qui le met à l’ordre du jour de l’armée. Entre ces deux termes de sa carrière agitée, nous le voyons faisant, au grand péril de sa vie, le pèlerinage de la Mecque comme un vrai Musulman, qu’il n’est pas !

Son second volume, qui ne sera pas le dernier, finit au moment où M. Léon Roches entre dans la carrière diplomatique comme consul à Tanger et, telle qu’elle est, cette première partie de ses souvenirs constitue déjà un ensemble complet, aussi agréable qu’il est intéressant et instructif.

M. le baron de Grancey n’a pas vécu pendant trente-deux ans dans les Montagnes Rocheuses, mais lui aussi raconte ce qu’il a vu et il le fait avec un charme extrême, avec un esprit et une verve qui ne se fatiguent jamais. Sous l’apparente légèreté de la forme, le fond, plus sérieux qu’il n’en a l’air, ne manque pas de solidité. Impossible de mieux dépeindre la façon, ou plutôt le sans-façon avec lequel Messieurs les Américains s’établissent partout en maîtres dans ces contrées qu’ils ruinent d’abord, sauf bientôt à les enrichir, en s’enrichissant eux-mêmes ; émigrants sans scrupules, avides et querelleurs, pour qui le revolver est le dernier des arguments, quand il n’en est pas le premier. Dans ce tableau peu flatteur, M. de Grancey nous montre l’envers d’une société jeune et brillante dont jusqu’ici le beau côté était presque le seul qu’il nous fût donné de connaître. Si l’on trouve un plaisir très vif à parcourir avec lui les Montagnes Rocheuses, oserai-je dire, un peu trop vulgairement peut-être, et après avoir lu son livre, on est plus tenté de le croire que d’y aller voir.

En remontant toujours, de bas en haut, me voici arrivé aux deux ouvrages que, dans ce concours, l’Académie a placés au premier rang, et à chacun desquels un prix de deux mille francs est décerné.

Il est rare qu’un roman soit appelé à recevoir une pareille récompense. Celui-ci, Terre de France, par François de Julliot, n’est pas seulement une touchante histoire, un petit drame d’un grand intérêt ; c’est, avant tout, une œuvre élevée qui se distingue par le plus ardent, par le plus louable patriotisme. Ce livre n’est pas de ceux que l’on raconte ; il est de ceux qu’on fait bien de lire. Les meilleurs sentiments y abondent, exprimés dans un bon langage, trop recherché parfois peut-être. Se distinguant surtout par l’esprit d’observation, par l’originalité des caractères et la finesse des réflexions, par sa rare moralité enfin et par tout le bien qu’il peut faire, il méritait une faveur, que la justice seule a inspirée.

L’Essai sur le génie dans l’art, par M. Gabriel Seailles, est à la fois l’œuvre d’un philosophe et celle d’un artiste, celle d’un écrivain aussi. Sans cela, c’est à deux autres Académies que ce livre eût dû s’adresser. Écrit dans un style riche et varié, on lui a peut-être un peu reproché la richesse même de ses formules et l’éclat d’un lyrisme que, d’ordinaire, des questions de cette nature ne semblent pas devoir provoquer.

Comme philosophe, l’auteur s’étudie d’abord à donner une explication, une définition du génie. Dans le génie, il voit la pensée arrivée au point culminant de son organisation possible et, d’un autre côté, les conceptions de l’art sont, pour lui, la vie spirituelle fixée dans un concert d’images ; l’expression suprême de l’art, c’est, dit-il, la plus haute harmonie créée dans le monde des idées.

Dans ce livre, rempli de théories ingénieuses, et de sentiments délicats, on respire le culte de l’art, le culte de la pensée, la religion du beau et du bien. En voici la conclusion que l’Académie française devait approuver, plus encore peut-être que ne l’eût fait l’Académie des Beaux-Arts :

« L’art n’est pas dans la forme, il est avant tout dans la pensée ; il procède de l’esprit ; il est l’expression directe de ses plus nobles amours ; il n’est pas seulement une longue patience, il est une grande passion. »

Cette définition de l’art pourrait, à peu de chose près, s’appliquer aussi à la poésie, cette grande passion !

La poésie est partout, Messieurs, et, là où elle la trouve, sous quelque forme que ce soit, l’Académie s’en empare volontiers pour encourager ses efforts et pour consacrer ses succès.

Bien que les pièces de théâtre relèvent surtout et pres­que uniquement du public, dont la compétence en pareille matière est au-dessus de toute autre juridiction, c’est dans deux comédies en vers, ou, pour mieux dire, dans deux idylles dramatisées, que l’Académie a trouvé cette année l’occasion qu’elle cherchait de témoigner de sa sympathie pour les poètes et pour leurs œuvres. Le public lui-même, par ses applaudissements, nous avait signalé d’avance ces deux pièces de vers, — pardon : ces deux pièces en vers, qui se distinguent l’un et l’autre par beaucoup de grâce, de charme et de poésie.

L’une, en quatre actes, est intitulée : Conte d’avril.

L’autre, en un acte, est intitulée : Cynthia.

M. Auguste Dorchain, déjà lauréat de l’Académie, est l’auteur de la première ; la seconde est presque l’œuvre de début d’un jeune poète, digne de tout encouragement, M. Louis Legendre.

À chacune de ces deux fantaisies poétiques, Conte d’avril et Cynthia, l’Académie, au nom de M. de Montyon, décerne une médaille d’or, du plus grand module.

L’Académie ne couronne pas que les livres. Spécialement fondés pour les personnes, en dehors des œuvres, trois autres prix, dont il me reste à vous entretenir, lui permettent d’accorder encore d’utiles encouragements et d’honorables récompenses. Si la jeunesse a des droits à ses préférences, il lui sied aussi de ne pas oublier les doyens, quand eux-mêmes s’oublieraient peut-être. « Nous l’allons montrer tout à l’heure », dirait La Fontaine à ma place

Le premier de ces prix, le plus ancien, sinon le plus considérable, le prix Maillé Latour-Landry, est attribué à un homme de lettres que de nombreux travaux et une situation intéressante désignaient à l’attention de l’Académie ; M. Constant Améro avait présenté cette année au concours Montyon un très agréable ouvrage en trois volumes, intitulé : le Tour de France d’un petit Parisien.

Le second, le prix Lambert, est partagé par portions égales entre trois personnes dont chacune eût mérité de l’obtenir tout entier :

M. Ernest d’Hervilly, poète en prose comme en vers, dont la fantaisie est la muse, légère, brillante et féconde.

M. Alphonse Delaunay, qui, se souvenant d’avoir été soldat, a publié et soumis à l’Académie un petit volume patriotique intitulé : Discipline.

Une jeune fille enfin qui, douée d’un talent au-dessus de son âge, jouit déjà d’une sorte de célébrité à Lorient, sa ville natale, et qui, trop modeste, a cru devoir cacher, sous le pseudonyme de Gabrielle d’Arvor, le nom respecté de son père, M. Isnard de Belley.

Le troisième, Messieurs, le plus important de tous, dont le montant variable s’élève, pour cette année, à sept mille sept cents francs, est le prix Vitet, ce grand prix d’excellence dont l’Académie est restée libre de disposer, comme bon lui semble, en ne s’inspirant que de l’intérêt qui la touche le plus, l’intérêt des lettres.

Avant tout, je le répète, l’intérêt des lettres veut sans doute que, dans sa jeunesse et dans sa force, le talent soit soutenu par des encouragements et consacré par des récompenses ; il veut aussi, vous disais-je, que, dans sa vieillesse respectable, on l’honore par des témoignages de souvenir, d’estime et de sympathie.

L’Académie s’est placée à ce double point de vue, en décernant, au nom de M. Vitet, deux prix inégaux, l’un de cinq mille francs, l’autre de deux mille sept cents, à des écrivains dont les titres littéraires diffèrent entre eux autant que le font leurs âges, que le font aussi leurs renommées.

Le nom du premier, vous le connaissez tous, comme l’un de ceux que de charmantes œuvres ont rendu le plus populaire, je ne dis pas dans vos antichambres, mais dans vos salons, à coup sûr.

Il n’en est pas de même du second ! Parmi vous, Messieurs, parmi ceux qui l’ont pu connaître, quand nous l’applaudissions, il y a près de cinquante ans, en est-il qui de lui se souviennent encore : tant il a volontairement disparu dans la retraite et le silence ? Il vient d’en sortir, en nous envoyant, du fond de l’Anjou, le recueil complet de ses œuvres : tragédies, fables et poèmes, le tout en vers, en vers d’autrefois, qui n’en sont pas pour cela plus mauvais. Deux tragédies sur la Mission et sur la Mort de Jeanne d’Arc ; une autre intitulée Napoléon et Joséphine, qui traitait la question du divorce et dont la destinée fut très honorable en 1846 ; la première de toutes enfin : André Chénier, qui, en 1843, obtint, sur le théâtre de l’Odéon, un succès éclatant, dont le souvenir rajeunit mon cœur.

À côté de ces œuvres capitales, nous avons revu, et relu avec plaisir, deux poèmes que l’Académie couronna successivement et que, deux fois de suite, leur auteur débita lui-même, au milieu des applaudissements, sous cette coupole qui, depuis, n’a plus entendu prononcer son nom.

Pour le concours de poésie de 1855, le sujet proposé par l’Académie était : les Restes de saint Augustin rapportés en Afrique.

Cent pièces de vers avaient répondu à cet appel : « mais l’émulation empressée n’est pas le talent. », disait alors M. Villemain, en annonçant que le prix n’avant pu être décerné, le même sujet était remis au concours pour l’année suivante.

« Nous n’avons pas, ajoutait-ii, l’orgueil de croire former à volonté des poètes ; c’est beaucoup d’entretenir le goût, le respect de la poésie ; c’est quelque chose de contribuer à maintenir en France, sous toutes les formes, cet amour des lettres, cette admiration sévère de la beauté antique et de l’art moderne qui fait, depuis deux siècles, une si noble part de l’esprit français. »

Non, sans doute, on ne fait pas à volonté des poètes ; mais, par un pareil langage, on réveille, on stimule, on entraîne ceux qui d’avance étaient tout faits.

Les belles paroles de M. Villemain avaient ému l’auteur d’André Chénier. « Voilà un beau sujet, me dit-il, en sortant de la séance ; j’essaierai de le traiter. » Il le traita et le traita si bien que, le 28 août 1856, le prix de poésie lui était décerné par l’Académie.

Deux ans après, au concours de 1858, l’Académie couronnait de nouveau le même poète, pour un autre poème sur la Guerre d’Orient.

Aujourd’hui, Messieurs, quand sa modestie l’avait fait oublier de tout le monde, excepté de l’Académie, c’est encore à lui, c’est encore à M. Julien Daillière, qu’est décerné, comme un bon souvenir et comme une juste récompense, le prix de deux mille sept cents francs.

Partageant sa vie entre deux carrières parallèles, qui sembleraient devoir se nuire l’une à l’autre, le jeune écrivain auquel l’Académie décerne la dernière, la plus belle peut-être de ses couronnes, a su jusqu’ici les mener de front avec une ardeur égale, avec un égal succès. Poète et soldat, je l’aurais volontiers suivi de loin sur terre et sur mer, travaillant et veillant tour à tour, dans son cabinet d’étude et sur son banc de quart, depuis son entrée à l’École navale en 1867 jusqu’à son périlleux voyage au Tonkin en 1883 et, plus récemment, à Formose et au Japon, d’où il revient à peine, avec de nouveaux titres à notre sympathique estime. À chacun de ses retours en France, je vous l’aurais montré rapportant pour vous une de ces œuvres que tous nous aimons à lire et dont, par le souvenir seul, la dernière vous émeut encore.

Mais à quoi bon, Messieurs, vous parler de ses ouvrages quand il me suffirait de prononcer son nom qu’avant moi vos lèvres murmurent ? Que dis-je, son nom ! il en a deux : un pour chacune de ses carrières ; le premier qu’il honore par sa bravoure, le second que, par son talent, il a déjà presque illustré. C’est ce dernier que l’Académie connaît ; c’est ce dernier qui figure seul sur tant de livres dont plusieurs sont de petits chefs-d’œuvre. Que M. Julien Viaud, lieutenant de vaisseau, porte avec orgueil sur son cœur la médaille que rapportent du Tonkin tous les braves qui ont le bonheur d’en revenir ; ici, Messieurs, c’est à sa plume, plus qu’à son épée, que l’Académie s’intéresse ; c’est à l’ensemble de ses travaux littéraires qu’il lui appartient de rendre justice, et le nom qu’elle me charge de proclamer en finissant, c’est le nom poétique, élégant et déjà célèbre, que le jeune romancier s’est donné lui-même, en l’empruntant au premier, au plus gracieux de ses héros, c’est le nom de Pierre Loti !

 

[1] M. Caro.