Rapport sur les concours de l’année 1882

Le 6 juillet 1882

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 6 JUILLET 1882.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1882.

 

 

MESSIEURS,

Trois fois de suite, en moins de trois mois, l’Académie vous a conviés à ces réunions de famille dont votre présence fait pour nous des fêtes ; fêtes mêlées de joie et de tristesse qui, nous trouvant toujours dans le deuil, presque toujours nous y laissent, tant la mort se joue cruellement, et sans relâche, de nos immortalités éphémères. Il vous a été donné ainsi d’entendre tour à tour des voix puissantes et diverses s’élever librement sur d’illustres tombes ; au plus grand honneur des lettres, dont la science et la philosophie augmentent la gloire en la partageant. Le droit de tout dire n’est subordonné qu’au devoir de bien dire, et les échos de l’Institut sont restés sous le charme de vos impressions d’hier.

Aujourd’hui, Messieurs, les chants ont cessé ; mais, pour être plus modeste, notre tâche sans éclat ne sera pas sans douceur. Elle a cela de bon qu’à aucun de nos éloges ne viendra se mêler quelque douloureux souvenir. C’est à l’espérance, c’est à la jeunesse, c’est à la vie que maintenant nous avons affaire, c’est le travail et le talent que va couronner l’Académie.

Moins nombreux que d’habitude, les concours de cette année se sont, en revanche, distingués presque tous par la valeur exceptionnelle des œuvres qui ont pris part à la lutte et qui vont prendre part à la récompense. Au premier rang j’aime à signaler, par les noms honorés de leurs fondateurs, les concours Bordin, Thérouanne et Marcelin Guérin, et surtout le concours plus large institué par M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs.

Je n’oublie pas le concours Gobert ; son importance demande toujours qu’on le proclame en tête de ligne, n’a pas démérité, au contraire. Au même mérite, aux mêmes ouvrages sont décernés de nouveau les mêmes prix.

Comme en 1882, comme en 1881, le grand prix Gobert est attribué à l’ensemble des travaux de M. Chéruel sur l’histoire de France pendant la minorité de Louis XIV. Aux quatre volumes de ce bel ouvrage qui, à la rigueur, pouvait s’arrêter à cette date, leur savant auteur, ainsi que nous nous permettions de le lui conseiller dans notre dernier rapport, en a ajouté un nouveau, digne en tout des premiers et qui en laisse espérer d’autres. L’Histoire de France sous le ministère de Mazarin était la suite obligée de l’Histoire de France sous la minorité de Louis XIV.

Je louais, l’an dernier, à cette place, deux volumes publiés par M. Berthold Zeller, l’un sur le connétable de Luynes, l’autre sur Richelieu et les ministres de Louis XIII, de 1621 à 1624 ; l’Académie leur avait attribué le second prix Gobert. Elle le leur décerne encore cette année. En agissant ainsi, quand elle croit juste de le faire, l’Académie n’use pas seulement de son droit ; elle se conforme aux intentions du donateur, elle satisfait au vœu de la donation.

Le moins heureux de tous nos concours, je le dis à regret, a été celui qui jadis excitait le plus, au contraire, l’ardeur des concurrents ; celui qui, pour un travail spécial, demandant un grand effort, mériterait peut-être d’autant plus qu’on en recherchât l’honneur, quand l’honneur en est jusqu’ici la principale récompense.

Comme le prix de poésie, il y a un an, le prix d’éloquence n’a pu être décerné cette année.

Le sujet proposé par l’Académie était : l’Éloge de Rotrou. Rendre hommage à l’homme et à l’écrivain nous avait paru simple et facile. Trois ou quatre tragédies survivent à peine dans toute son œuvre à trente autres pièces tombées dans l’oubli, et qu’il était bon d’y laisser. Venceslas et Saint Genest au premier rang, Cosroës et Antigone au second, sont des dates dans l’histoire du théâtre en France, et leur auteur a sa place dans le grand mouvement littéraire du grand siècle. Sa mort héroïque méritait aussi qu’on s’en souvînt, plus que de sa vie, et peu de pages semblaient devoir suffire à louer dignement tout ce qu’en lui la postérité veut qu’on loue.

Les concurrents ne l’ont pas compris ; le mot Éloge a troublé les uns et indigné les autres, qui ne s’en sont pas cachés. Une étude critique sur la vie et les œuvres de Rotrou leur eût convenu davantage. La critique étant aujourd’hui plus à la mode que l’éloquence, ils souhaiteraient qu’on sacrifiât l’éloquence à la critique. L’Académie, Messieurs, ne fonde pas elle-même ses concours ; elle ne peut, en principe, que se renfermer dans les conditions du programme que chacun d’eux lui apporte et qu’elle a le devoir d’appliquer. Ici pourtant, quand le donateur n’est pas mort, quand, institué par le gouvernement et accepté par l’Académie, le prix d’éloquence peut, à la rigueur, être modifié du consentement et avec l’approbation des deux parties contractantes, l’Académie, qui ne s’obstine qu’à tacher de bien faire, se prêterait volontiers à une réforme utile dont le besoin éclaterait à tous les yeux. Est-ce bien le cas, Messieurs, et en sommes-nous arrivés là ? L’éloquence est abandonnée, dit-on ; raison de plus peut-être pour qu’ici un dernier asile lui reste ouvert dans son malheur.

Par une généreuse initiative, que je trahis avant le succès, mais que je trahis par reconnaissance et pour en saluer l’espoir, le Ministre des Lettres a demandé au Parlement de doubler la somme consacrée depuis longues années au prix d’éloquence et au prix de poésie. Attendons avec confiance le résultat de ce nouvel attrait et ne nous décourageons pas nous-mêmes, pour ne pas donner aux autres l’exemple du découragement.

À défaut de quelques pages éloquentes qu’elle désirait et qu’elle n’a pas obtenues, l’Académie a distingué une longue et savante étude qu’on croirait composée, moins en vue de notre concours, que comme une sorte d’introduction au théâtre complet de Rotrou, véritable biographie pleine de documents curieux et que, dans un écrit récent, son auteur qualifiait lui-même d’œuvre fort peu académique.

Le prix ne pouvait, lui être attribué ; mais, par égard pour des qualités réelles qu’elle n’a pas méconnues, l’Académie a voulu accorder une mention honorable, avec une médaille de mille francs, à ce travail d’érudition dont le manuscrit, enregistré sous le no 17, portait pour épigraphe ce vers de Rotrou lui-même :

Qui meurt par sa vertu, renaît par sa mémoire.

L’auteur ne peut pas dire qu’il ignorait, ni même qu’il blâmait les conditions du concours ; loin de les combattre alors, il les avait si bien remplies il y a six ans, que l’Académie l’en félicitait spécialement par ma bouche, en lui décernant un prix d’éloquence pour son Éloge de Buffon.

J’aime à proclamer de nouveau le nom de M. Félix Hémon, aujourd’hui professeur de rhétorique au lycée de Brest.

Et maintenant, Messieurs, sans changer pour cela son programme, mais sans tenir autrement non plus à ce pauvre mot d’Éloge qu’on poursuit plus que de raison, l’Académie propose pour sujet du prochain concours d’éloquence, dont le prix sera décerné par elle en 1884 : Un Discours sur la vie et les œuvres d’Agrippa d’Aubigné.

Lorsque, après tant d’autres, il publiait une savante notice sur le vigoureux aïeul de madame de Maintenon : « On voit, disait notre illustre ami Sainte-Beuve, qu’il ne manquera bientôt plus rien à l’étude du caractère et de l’écrivain ; il en sera, à cet égard, de d’Aubigné comme de Pascal, on aura tout dit sur lui, et pour, et contre, et alentour ; on l’aura embrassé dans tous les sens. »

Tout, en effet, a été dit, ce jour-là, sur cette forte figure et pour, et contre, et alentour : si bien que désormais, au point de vue de la critique littéraire, la matière semble épuisée ; il ne s’agit donc plus pour les concurrents de prendre au berceau l’enfant précoce qui traduisait Platon à l’âge où, d’ordinaire, nous apprenons encore à lire, et de suivre pas à pas, pendant les quatre-vingts années de sa vie ardente et pleine de contrastes, le fier soldat toujours fidèle à son roi comme à son Dieu, le rude historien, le poète bel esprit, l’âpre satyrique enfin qu’on pût surnommer un jour : le Juvénal du XVIe siècle.

Quand le principe même de ce concours est attaqué, quand de savants critiques nous reprochent d’encourager la poésie officielle et l’éloquence académique, puis-je mieux faire que de répondre avec M. Villemain, et en me couvrant de son autorité supérieure, que « des variantes d’anecdotes ne valent pas une page de réflexions judicieuses et précises » ; et que « le meilleur effet d’un concours c’est d’obliger les jeunes talents à de nouveaux efforts, à plus de choix dans leurs pensées et d’élégante netteté dans leurs expressions ». II demandait alors aux concurrents, et nous le leur demandons encore avec lui : « Une composition rapide et attachante, un écrit dont la diction naturelle et bien française atteste d’autant mieux l’étude du sujet et du temps. »

Qu’on appelle cet écrit étude, éloge ou discours, en résumant, en condensant dans un cadre étroit, avec l’élégante netteté que réclamait M. Villemain, tout ce que fut d’Aubigné devant la critique et l’histoire, on arrivera facilement à l’éloquence qui, avant tout, est l’art de bien dire. L’Académie n’en connaît pas d’autre.

S’il pouvait exister une éloquence académique, on la chercherait à tort dans ces compositions déclamatoires qui voudraient vainement s’en attribuer le privilège nous l’aurions trouvée plutôt, Messieurs, dans quelques ouvrages qui n’y prétendaient pas et que, cette année, l’Académie a distingués avec plaisir dans ses différents concours.

Par l’élégance de la forme, jointe à l’élévation de la pensée, les lettres échangées pendant le congrès de Vienne entre le roi Louis XVIII et le prince de Talleyrand atteignent parfois à la véritable éloquence.

Tout le monde sait avec quelle habileté, renversant les rôles au nom du droit et de la tradition, M. de Talleyrand parvint alors à replacer au premier rang parmi les nations la France vaincue, opprimée, occupée même encore par les puissances étrangères. Ces souvenirs consolants revivent à chaque page dans une correspondance du plus puissant intérêt. Là, tandis qu’avec son laisser-aller de grand seigneur, le prince-ministre mêle aux vues les plus hautes les grâces piquantes de son intarissable esprit, le souverain s’impose à notre admiration par la grandeur de son âme, par sa confiance dans son propre droit, comme par son respect du droit des autres.

Si curieuse et si attachante que soit cette correspondance historique, l’Académie ne pouvait en couronner les auteurs dont la gloire échappe à nos récompenses.

Depuis longues années, ces lettres dormaient ensevelies dans les archives de l’État ; les y avoir cherchées fut une inspiration heureuse, les en avoir exhumées pour les rendre à la lumière n’est pas un petit mérite. M. Georges Pallain l’a fait en homme habile, en érudit modeste qui se renfermerait volontiers dans son rôle d’éditeur ; mais, à tout moment, son utile concours se trahit par des notes savantes, par des éclaircissements précieux, qui, servant de traits d’union à des lettres éparses, éclairent à propos le lecteur sur le sens et la portée d’incidents et de sous-entendus mystérieux, parfois difficiles à comprendre, sur les personnes qui occupent la scène au grand jour, comme sur les choses qui s’agitent, plus haut ou plus bas, dans les coulisses de la politique.

Très grand en France et très durable, le succès de ce livre n’a pas été moindre ailleurs ; en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, partout il a été traduit dès son apparition, et goûté partout comme une œuvre pleine d’intérêt et de charme.

Loin de méconnaître le service rendu par des publications de cette importance, l’Académie les encourage volontiers en les consacrant ; c’est à ce titre que, par une faveur spéciale, elle décerne une médaille d’or à M. Georges Pallain.

À côté de ce livre, l’Académie en avait distingué un autre, d’un rare mérite aussi et qui, puisé eux-mêmes sources, avait de plus ce grand avantage d’être une œuvre neuve et personnelle ; grave et instructive comme l’histoire, agréable et attachante comme le roman.

Grâce aux mesures libérales qui, depuis peu, ont ouvert à tous les travailleurs les sacro-saintes archives de l’État, M. Albert Vandal a pu, comme M. Pallain, savourer à son aise ces pages jaunies qui jadis cachaient tant de souvenirs et qui aujourd’hui les révèlent. « Le passé, dit-il, redevient vivant et des passions refroidies depuis longtemps se raniment pour vous pénétrer. » Le plaisir qui fut le sien, grâce à lui devient le nôtre ; entraînés par lui, nous le suivons dans ses recherches et jouissons de ses découvertes : les faits semblent nouveaux, tant il nous aide à les mieux voir et à les mieux comprendre. Dans les dépêches des ministres et des ambassadeurs, il nous est donné de saisir les causes d’évènements qui restaient obscurs et, selon le mot de Leibnitz, nous parvenons à surprendre « le pourquoi du pourquoi ».

Sous ce titre : Louis XV et Élisabeth de Russie, M. Albert Vandal a publié l’histoire des relations de la France avec la Russie, pendant la première moitié du XVIIIe siècle. Après avoir rappelé les avances amicales faites, sous Louis XIII, au tsar Michel Romanof, il nous montre Pierre le Grand arrivant tout à coup à Paris, sans presque s’y être fait annoncer, et bientôt, dans les affectueux égards qu’il témoigne au jeune roi, nous voyons percer de nouveau l’arrière-pensée d’une alliance intime entre deux grandes puissances que, de tout temps, des intérêts pareils semblaient devoir réunir, tandis que la distance même qui les sépare éloignerait naturellement pour elles toute occasion de se heurter et toute raison de se combattre.

Ce n’est pas seulement à l’union des deux peuples, c’est à l’union des deux familles souveraines que Pierre le Grand songeait alors ; sa fille, la jeune princesse Elisabeth, souriait de loin à ce rêve, qui deux fois faillit se réaliser. Son cœur s’était épris à distance de Louis XV enfant, et, sans l’avoir jamais vu, elle lui garda, même sur le trône et jusqu’à la fin de sa vie, une tendre préférence qu’elle cachait à peine, un véritable amour platonique qui, du reste, ne les gêna ni l’un ni l’autre.

La France comprit trop tard de quel intérêt serait pour elle un accord avec la Russie. L’alliance qui tant de fois lui avait été offerte, elle la rechercha enfin, le jour même où la mort de l’impératrice Élisabeth allait livrer son pays, et bientôt le nôtre, aux dangers de la triple alliance.

« La triple alliance a survécu à l’écroulement du vieux monde, et elle se présente, au XIXe siècle, avec les mêmes caractères qu’au XVIIIe », dit l’auteur de ce livre avec un sentiment patriotique attristé. — « L’histoire ne se refait pas, mais elle se continue et l’étude du passé, en jetant la lumière sur des desseins séculaires, dont nous voyons se développer l’exécution, explique le présent et révèle parfois le secret de l’avenir. »

M. Albert Vandal est jeune. Je ne le lui reproche pas, au contraire. Sans en avoir les défauts naturels, son style a toutes les qualités de la jeunesse, vif, alerte, brillant et coloré, ferme pourtant et d’une élégante solidité, il ne faiblit jamais et se prête, avec des nuances heureuses, à la peinture des récits divers qui remplissent son livre, l’un des meilleurs de tous nos concours.

L’Académie lui décerne le prix Bordin (2,500 francs).

Le prix Marcelin Guérin, qui d’ordinaire n’est que de 5,000 francs s’élevait heureusement cette année à 6,000 fr., par suite d’intérêts arriérés. Tant de livres, et de bons livres, s’en disputaient une part que, pour les honorer au moins, sans les récompenser suffisamment, l’Académie a dû en couronner six ; à mille francs pièce ; c’est pour rien !

Ces livres sont :

Un Condottiere au XVe siècle, Rimini, par M. Charles Yriarte ; Histoire des Conspirateurs royalistes du Midi sous la Révolution, par M. Ernest Daudet ; les Avocats au Conseil du Roi, Étude sur l’ancien régime judiciaire de la France, par M. Émile Bos ; Histoire de la Littérature française au XIXe siècle, par M. Frédéric Godefroy ; la Jeunesse de Fléchier, par M. l’abbé Fabre ; Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, par M. F.-A. Lunel.

 

Ce n’est pas dans les archives de la France, c’est dans celles de l’Italie que M. Charles Yriarte a puisé à pleines mains pour composer l’étrange et curieux ouvrage qu’il a publié sous ce titre : Un Condottiere au XVe siècle, Rimini. Étude sur les lettres et les arts à la Cour des Malateste.

De cette famille qui, pendant trois siècles, tint une place considérable dans les troubles des petites dynasties italiennes, et dans leurs rapports avec la Cour de Rome, tout souvenir eût depuis longtemps disparu peut-être, si quelques vers de Dante n’eussent sauvé sa mémoire en immortalisant son nom. Comme la poésie, la peinture et la musique, ses sœurs, ont le secret de tout embellir. Avec elles nous continuerons à déplorer, de confiance, la tragique aventure de ces jeunes amants, dont les âmes jumelles continueront aussi à s’étreindre dans un vol sans fin. L’histoire, qui veut toujours reprendre ses droits, nous prouvera vainement que Paolo avait 34 ans, qu’il était marié, père de deux enfants, chef de bande estimé d’ailleurs, c’est-à-dire propre à toutes les choses d’alors, bonnes ou mauvaises. Nous ne la croirons pas.

M. Charles Yriarte n’a rien négligé pour faire connaître avec précision, et dans le plus grand détail, tout ce qui intéresse cette famille. Après leur glorieux chef, le premier seigneur de Rimini qui vécut cent ans, après Paolo qui vivra toujours, il nous montre toute une succession de Malatesta, étonnant tour à tour l’Italie par leur puissance et leur luxe, séduisant les artistes et les gens de lettres par le charme de leur goût fin et délicat ; puis, se faisant haïr par leur caractère dur et oppressif, et donnant enfin carrière à leurs plus mauvais appétits, jusqu’au jour où les voilà qui s’éteignent abandonnés, méprisés et haïs de tous, dans la honte et dans l’indigence.

Les monuments qu’ils ont créés, les lieux qu’ils ont habités, les médailles qui rappellent leurs traits, les sculptures qui consacrent leur souvenir, sont reproduits avec profusion dans ce beau livre un peu confus, mais dont l’importance est complétée par une collection précieuse de pièces justificatives d’une grande valeur historique.

Encore un livre d’histoire que son auteur a composé sur des documents authentiques empruntés aux archives nationales et locales, aux traditions conservées dans les familles de ceux qui, acteurs ou victimes, prirent part aux évènements qu’il raconte.

Sous ce titre : histoire des Conspirateurs royalistes du Midi sous la Révolution, M. Ernest Daudet nous retrace en détail, avec une scrupuleuse exactitude, les évènements tragiques qui s’accomplirent dans les Cévennes pendant la première Révolution ; nous faisant assister, coup sur coup, au rassemblement du camp de Jalès, à l’échauffourée du comte de Saillant, aux tentatives de révolte du notaire Charrier. Un pays sauvage, une race passionnée, des haines de religion irréconciliables, des conflits politiques incessants et de profondes rivalités sociales, tout se réunit pour donner à ce livre d’histoire une saveur de roman qui le remplit du plus dramatique intérêt.

En intitulant son livre : les Avocats au Conseil du Roi, Étude sur l’ancien régime judiciaire de la France, M. Émile Bos commence peut-être par où il devrait finir. C’est l’ancien régime judiciaire de la France tout entier qu’il a étudié, et l’histoire des avocats au Conseil du Roi ne se mêle qu’incidemment à ses recherches savantes, comme un épisode familier de ce beau travail, accompli avec autant de sagacité que de soin.

Les juridictions féodales ramenées à l’autorité royale par droit d’appel ; les jugements d’appel disputés entre le Conseil du Roi et les Parlements ; les efforts persévérants de la royauté pour fonder en France l’unité de justice et l’unité de pouvoir, tout ce grand labeur national est ici observé de près et nettement mis en lumière par un homme du métier, qui vit pour ainsi dire dans l’intimité de nos anciens corps judiciaires et qui démonte, avec une rare sûreté de main, les ressorts compliqués de ces vieilles et fortes machines.

C’est par là surtout, et aussi par la clarté de la composition, comme par la correction et le mouvement du style, que ce livre rentrait dans les conditions de notre concours.

Ouvrez-le sans crainte et, parmi les curiosités historiques et littéraires que M. Bos a découvertes, vous lirez avec intérêt, avec plaisir, des lettres d’affaires écrites par le grand Corneille, un mémoire de Mirabeau, des pièces relatives aux procès de Beaumarchais et des détails assez inattendus sur les prétentions nobiliaires... de Danton

M. l’abbé Fabre publiait, il y a quelques années, un volume contenant des lettres inédites de Fléchier, adressées à Mme Deshoulières et à sa fille.

C’est un ouvrage plus important, un ouvrage en deux volumes, qu’il vient de publier aujourd’hui sur la jeunesse du futur évêque de Nîmes ; étude attentive, non seulement de l’existence facile du brillant abbé et des écrits légers qu’il composait alors, mais du monde charmant et frivole au milieu duquel il vivait ; de cette société polie, élégante et précieuse qui s’est épanouie à l’aurore du grand règne. L’Académie a trouvé là un curieux mélange d’études historiques et de critiques littéraires ; un travail intelligent, bien ordonné, soigneusement fait, avec l’impartialité d’un esprit très ouvert et en pleine possession de son sujet.

Plusieurs fois déjà, l’Académie a encouragé les persévérants efforts de M. Frédéric Godefroy qu’elle connaît et apprécie comme un érudit sagace, comme un travailleur ardent et infatigable. À ses premières études sur l’Histoire littéraire des XVIe, XVIIeet XVIIIsiècles, le savant auteur du Dictionnaire de l’ancienne langue française vient d’ajouter quatre volumes qui contiennent le tableau de notre littérature en prose et en vers, depuis le commencement du XIXe siècle.

Par la multiplicité de ses citations, cet ouvrage ressemble quelque peu à une anthologie ; mais l’auteur y a joint des notices biographiques et littéraires, des analyses détaillées et des appréciations judicieuses qui lui ont mérité un nouveau témoignage d’intérêt et d’encouragement.

Né en Bretagne, M. Luzel s’est dévoué à l’étude de son pays natal, de ses anciennes coutumes, de ses chants rustiques et de ses légendes héréditaires, dit-il, de commune en commune, cherchant, m’informant partout ;... souvent aussi, je faisais venir à Plouaret, où j’avais établi mon quartier général, les conteurs et chanteurs émérites qui m’étaient signalés à plusieurs lieues à la ronde. Je leur demandais de me débiter leurs contes ou de chanter leurs chansons en breton, et, comme ils en avaient l’habitude, au foyer des veillées d’hiver. Un crayon à la main, je reproduisais les chants et les récits, séance tenante, littéralement pour les chants, aussi exactement qu’il m’était possible pour les contes. »

Remercions M. Luzel d’avoir sauvé de l’oubli ces derniers vestiges d’une littérature naïve, curieuse et originale.

Le prix Thérouanne n’a pas été moins brillamment disputé que le prix Marcelin Guérin, et, cette fois encore, pour être juste, l’Académie a dû partager entre trois ouvrages la récompense que vingt candidats sérieux avaient pu se flatter d’obtenir.

L’Histoire de Philippe II, par M. Henri Forneron, a tout droit d’être nommée en première ligne. C’est l’histoire du monde civilisé, à une époque où l’Espagne, pour bien peu de temps il est vrai, était encore la plus puissante des grandes nations, ayant à ce titre la main dans les affaires intérieures de presque tous les autres états. Grâce à des recherches habiles et à d’heureuses découvertes, M. Forneron a pu dissiper les dernières ténèbres de ces temps obscurs et rectifier des erreurs que la légende avait imposées à l’histoire.

À côté de ces rectifications utiles, qui ne sont ni le seul ni même le principal mérite du livre de M. Forneron, on y trouve une peinture exacte, et à peu près complète, de la situation de l’Espagne pendant le XVIe siècle, avec l’indication des causes qui, au milieu d’une grandeur plus apparente que réelle, préparaient déjà sa ruine et la rendaient inévitable. L’étrange et terrible figure de Philippe II en ressort, d’un bout à l’autre, avec une effrayante vérité. Au commencement de notre XIXe siècle, une certaine réaction a voulu, en Espagne, réhabiliter ce roi et ce règne. Le livre de M. Forneron ne laisse plus de place qu’à la justice.

L’Académie lui décerne la première moitié du prix fondé par M. Thérouanne (2,000 francs).

Le surplus est attribué, par portions égales :

1° À une grande étude historique que, sous le titre de : Introduction à la publication des lettres de Catherine de Médicis, M. le comte Hector de La Ferrière a placée en tête de la correspondance de cette princesse, correspondance publiée par l’Imprimerie nationale sur la proposition de la Section d’histoire et de philosophie du Comité des travaux historiques et des sociétés savantes ;

2° À un ouvrage de M. le comte de Luçay sur les Origines du pouvoir ministériel en France, avec ce sous-titre : les Secrétaires d’État depuis leur institution jusqu’à la mort de Louis XV.

Ce dernier livre est une savante monographie de l’administration française, écrite simplement, mais avec beaucoup de goût et de correction. On y voit par quels degrés les clercs-notaires du roi, appelés successivement, clercs du secret, puis secrétaires des finances, et enfin, depuis le XVIe siècle, secrétaires d’État, sont arrivés peu à peu, du rôle de simples intermédiaires des volontés royales, à celui de directeurs absolus des grands services publics. Entravé souvent dans ses progrès, tantôt par le caractère du monarque, tantôt par l’omnipotence jalouse d’un premier ministre, le pouvoir ministériel ne parvint qu’avec beaucoup de peine à triompher enfin de résistances intéressées dont ce livre révèle en détail les longs efforts et les curieuses vicissitudes.

D’une tout autre, nature est l’intérêt très réel qui s’attache au travail de M. le comte de La Ferrière. Son Introduction n’est rien moins qu’une étude critique, historique et biographique, incomplète il est vrai, mais qui déjà conduit le lecteur jusqu’au moment où Catherine de Médicis se trouve en possession presque entière de l’autorité souveraine. M. de La Ferrière ne la suit pas dans cette seconde phase de son existence ; répugnant peut-être à nous montrer, sous un nouveau jour, la femme dont il semblait avoir pris à tâche d’atténuer les torts lorsque ces torts n’étaient pas encore des crimes.

La série de lettres publiées clans ce premier volume ne va pas au delà de l’année 1563, vingt-cinq ans avant la mort de Catherine de Médicis. Souhaitons que les séries suivantes soient accompagnées, à leur tour, d’introductions semblables à celle que l’Académie couronne aujourd’hui comme une œuvre vraiment distinguée qui, par un récit rapide, élégant et judicieux, jette sur l’ensemble des faits une grande et vive lumière.

« Avez-vous lu Barruch ? » disait un jour La Fontaine aux amis qu’il rencontrait dans la rue.

« Avez-vous lu Philostrate l’Ancien ? » serais-je tenté de vous dire à mon tour.

Notre confrère et ami, M. Renan, qui sait tout et qui a lu Barruch, a lu aussi Philostrate l’Ancien, et son neveu Philostrate le Jeune, deux rhéteurs grecs qui brillaient à Rome, l’un au commencement, l’autre à la fin du IIIe siècle.

Sur son rapport, l’Académie a décerné le prix Langlois à M. Bougot, professeur à la faculté des lettres de Dijon, pour sa traduction d’un des meilleurs ouvrages de Philostrate l’Ancien : Galerie antique.

C’est la description d’une collection de tableaux qui auraient plus ou moins existé à Naples, et que l’auteur explique à un enfant. Œuvre de déclamation plus que de critique d’art, ce livre a quelque chose du caractère peu sérieux des autres ouvrages de l’auteur, faits presque tous pour amuser une cour superficielle d’impératrices syriennes. Mais, tel qu’il est, il offre un intérêt véritable.

La traduction de M. Bougot est excellente. Elle a, en outre, le mérite de contenir un ample commentaire où les descriptions de l’auteur grec sont éclairées par les monuments figurés de l’antiquité qui sont venus jusqu’à nous et surtout par les peintures récemment découvertes à Rome.

Le beau livre de M. Bougot sera lu avec plaisir et avec fruit par tous ceux qui aiment les arts et que leur histoire intéresse.

Entre le concours Langlois, qui vient de nous entraîner un peu loin en arrière, dans l’antiquité gréco-romaine, et le concours Montyon, qui nous ramènera bientôt à des œuvres plus modernes et plus françaises, les ouvrages de philologie présentés au concours Archon-Despérouses demandent à nous arrêter un moment, à moitié chemin.

La Commission, chargée de leur examen, avait distingué avec estime deux intéressants volumes intitulés :

1° Essais sur le patois normand du Bessin, par M. C. Soret ;

2° Recueil de textes de l’ancien dialecte gascon, par M. A. Luchaire.

Ces savants travaux consacrés à l’étude de deux patois méritaient d’être remarqués ; mais, par leurs sujets mêmes, ils s’éloignaient trop des conditions régulières de ce concours pour qu’une récompense leur pût être accordée.

Il en est autrement de trois publications importantes, entre lesquelles, dans des proportions inégales, l’Académie a partagé la somme de 4,000 francs, montant du prix fondé par M. Archon-Despérouses.

En première ligne, elle place une série d’ouvrages de littérature et d’histoire, publiés par la Société des anciens textes français, et contenant entre autres les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, le Ministre du Viel Testament, la Chanson d’Aiol et la Chanson de saint Gilles, qui en est le complément naturel. Puis : le Débat des Hérauts d’armes, curieux dialogue entre un Français et un Anglais, composé au XVsiècle pour mettre en relief, non sans une certaine partialité qui s’explique, la supériorité de la France sur le plus puissant de ses voisins Le saint voyage de Thérusalem, du seigneur d’Anglure en 1395 et la Chronique de l’Abbaye du Mont Saint-Michel, qui nous montre, au XIVeet au XVe siècle, les moines et les hommes d’armes volontairement emprisonnés dans cette puissante forteresse, au milieu des flots, et défendant seuls la nationalité française pendant trente-trois années que dura la domination anglaise en Normandie.

Ce précieux recueil a paru digne à tous égards d’un intérêt tout particulier ; intérêt que, par elle-même et par ses constants efforts, la Société des anciens textes français mérite toujours et qui plus que jamais lui est dû, quand la mort si malheureuse de son jeune, savant et généreux collaborateur M. le baron James de Rothschild vient de lui porter un coup doublement cruel.

L’Académie lui accorde, à titre de récompense et d’encouragement, une somme de deux mille francs.

Les deux mille francs de surplus sont partagés par moitié (mille francs chaque), entre deux publications de même nature et d’un égal intérêt.

1° Édition nouvelle de la Correspondance de l’abbé F. Galiani, l’un des plus brillants esprits de son temps, avec des femmes distinguées, et des écrivains célèbres du XVIIIe siècle.

Entièrement rétablie d’après les textes originaux, et augmentée d’un grand nombre de lettres inédites, cette savante édition contient une curieuse étude sur la vie et les œuvres de Galiani, par MM. Lucien Perey et Gaston Mangras. Étude virile, dont la forme se distingue en même temps par beaucoup d’élégance et de délicatesse.

2° Collection des lettres du XVIIe et du XVIIIe siècle, revues sur les éditions originales, accompagnées de préfaces, avertissements, index, notices biographiques et jugements littéraires, par M. Eugène Asse. Le nom de leur auteur en garantissait d’avance le mérite ; M. Eugène Asse ayant, mieux que personne, étudié en érudit les épistoliers et surtout les épistolières de cieux grands siècles.

Je vous l’ai déjà dit, Messieurs, parmi les remarquables concours de cette année, le concours Montyon a mérité encore qu’on le remarquât en première ligne.

Cent trente-huit ouvrages y avaient été présentés, et l’Académie avait commencé par en réserver une vingtaine. Elle en couronne huit ; huit seulement, pour tâcher d’être plus juste en faisant une part plus grande aux plus dignes.

Cinq prix de deux mille cinq cents francs chaque sont décernés aux cinq ouvrages suivants :

De la Certitude morale, par M. Ollé-Laprune ;

L’Instruction publique et la Révolution, par M Albert Duruy ;

Le Péril national, par M. Raoul Frary ;

Le Marquis de Grignan, par M. Frédéric Masson ;

Et le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’institut, par M. Anatole France.

Deux prix, de deux mille francs chaque, sont décernés à

La Terre Sainte, par M. Victor Guérin ;

Petites Misères, par M. H. Lafontaine.

Enfin un prix de quinze cents francs est attribué à un volume de vers intitulé la Jeunesse pensive, par M. Auguste Dorchain.

L’Académie voudrait pouvoir se montrer plus généreuse envers la poésie. En l’absence d’un prix spécial, elle aime à lui faire au moins une petite part dans ce concours institué pour les ouvrages utiles aux mœurs. Tout ce qui élève l’esprit est utile aux mœurs, et M. Dorchain a pu y prétendre en composant ces vers, dont l’inspiration ne manque ni d’ampleur ni d’éclat. Ce qu’il décrit, c’est la lutte des sens avec l’idéal, les luttes de la pensée avec les tentations vulgaires, les troubles de l’âme vierge, les honnêtes scrupules et la résistance aux amours frivoles.

Tout n’est pas d’égale force dans ce petit volume, mais deux belles pièces, telles que Éros enchaîné et surtout les Étoiles éteintes, suffisent pour qu’on puisse juger le poète et pour qu’un encouragement lui soit dû.

En tête des cinq ouvrages qu’elle a réservés particulièrement, l’Académie a placé le beau livre de M. Ollé-Laprune : De la Certitude morale,

Dans cette œuvre, pleine d’âme, et de talent, on trouve, avec beaucoup de science et avec un rare mérite de style, une probité morale et intellectuelle qui en fait le charme et qui, d’avance, semblait la désigner comme rentrant au plus haut degré dans le programme de ce concours.

L’auteur expose, à son point de vue, les raisons que tout homme qui réfléchit et qui sent doit avoir, selon lui, de croire à ces quatre vérités fondamentales, principes et substance du spiritualisme philosophique et religieux : la Liberté, la Loi du devoir, la Vie future, Dieu. Il distingue avec soin ce qu’il appelle la certitude morale de la certitude rationnelle ; comme il distingue deux ordres de vérités qui correspondent à ces deux espèces de certitudes : les Vérités morales et les Vérités positives.

L’originalité de ce livre est de définir avec précision la nature de la certitude morale, et d’en rechercher les conditions dans la conscience.

S’appuyant sur des témoignages de Pascal, de Kant, de Maine de Biran et même de M. Cournot-, M. Ollé-Laprune cherche à établir qu’il y a un élément moral, un élément de liberté dans toute conviction métaphysique et que, tandis que dans l’ordre des mathématiques et des sciences, la vérité s’impose à nous, même si nous voulons y résister, ici, clans l’ordre des convictions morales, il faut consentir à la vérité ; il y a une préparation spéciale du cœur et un acte de liberté dont rien ne dispense ; il y a un développement de la vie intérieure, une culture obligatoire de la conscience qui constitue une part de mérite, et qui établit la responsabilité de chacun de nous dans cet ordre de convictions.

L’erreur, selon lui, peut avoir des causes morales, non moins que des causes intellectuelles ; l’obstacle qui empêche la vérité d’être reconnue peut être un obstacle moral non moins qu’un obstacle intellectuel, et cela non seulement dans le cas d’une mauvaise foi expresse, mais aussi par une défaillance quelconque, ou par n’importe quelle disposition vicieuse de la volonté. L’erreur peut donc être coupable pour peu qu’elle soit volontaire et coupable dans la mesure même où, la volonté a contribué à la causer.

Qu’aurait dit Malebranche ! qu’auraient dit nos ancêtres du XVIIe siècle ! eux pour qui la Raison était quelque chose d’absolu, qui s’impose. En leur nom, comme au nom de la Raison elle-même, des réserves ont été faites dans ce sens et j’ai reçu le mandat de les renouveler ici. D’un autre côté, en laissant à M. Ollé-Laprune toute la responsabilité qui lui appartient, l’Académie a vu et couronné dans son nouvel ouvrage un livre sincère et persuasif, d’une haute portée philosophique, une savante étude qui se distingue à la fois par la solidité du fond, comme par l’élégante correction de la forme.

« En publiant son ouvrage sur Instruction publique pendant la Révolution, M. Albert Duruy a rendu un véritable service à la science de la pédagogie. C’est un livre très savant, très instructif, rempli d’idées justes et écrit dans une très bonne langue, sobre et virile. »

Cette phrase n’est pas de moi, Messieurs ; prononcée devant l’Académie par un de nos plus illustres confrères, elle obtint l’assentiment de tous et entraîna tous les suffrages, qui ne demandaient qu’à se laisser faire. Heureux de la reproduire aujourd’hui devant vous, je me défends ainsi moi-même contre le soupçon d’une partialité légitime que j’éprouverais volontiers pour un jeune et vaillant écrivain qui porte fièrement, sans défaillir, un nom cher à l’Université, doublement cher à l’Institut.

Plus impartial que moi, M. Albert Duruy a recueilli, avec autant de patience que d’exactitude, dans nos Archives nationales, un grand nombre de documents inédits, de natures très diverses, et, dans son livre, il les expose avec la loyauté d’un historien sincère qui, ne voulant flatter aucun parti, et, protestant d’avance contre tout reproche d’hostilité systématique, ne recherche et ne dit que la vérité.

S’il reconnaît, d’une part, que, dans les 562 collèges et les 21 Universités qui, déjà, existaient avant la Révolution, l’enseignement était insuffisant, étroit, arriéré, et que les sciences n’y avaient pas leur part, il démontre, en même temps, combien injustes et passionnées sont les accusations sous lesquelles devait succomber, de nos jours, cette ancienne organisation des études qui aura produit, en fin de compte, deux des plus grands siècles dont, pour l’honneur des Lettres, la France ait droit d’être fière.

Après avoir analysé les grands projets de Mirabeau et de Talleyrand, de Condorcet et de Lakanal, de Romme même et de Lepelletier de Saint-Fargeau, l’auteur retrace les efforts qu’a faits la Convention pour organiser l’instruction publique. Il ne dissimule pas les fautes commises dans une série d’expériences qui n’ont pas toujours réussi ; mais, avec une entière bonne foi, il reconnaît que la Convention a été souvent détournée de son œuvre, et entraînée dans sa marche progressive, par les plus redoutables périls et les plus grandes responsabilités.

Si M. Albert Duruy se montre plus sévère pour le Directoire que pour la Convention, c’est la logique des faits qui l’y pousse. Un gouvernement mal pondéré, qui oscillait entre la violence et la faiblesse, avait amené, sans le vouloir, mais sans pouvoir l’empêcher, un abaissement progressif des études, contre lequel vint heureusement réagir le glorieux fondateur de l’Université.

Ce livre n’est pas seulement une œuvre d’érudition et de pédagogie ; sa valeur littéraire égale sa valeur historique. À tout propos, et dès son premier chapitre intitulé « Avant 1789 » ; plus loin, dans celui qu’il consacre aux « Écoles primaires sous le Directoire », et enfin dans un tableau saisissant des « Fêtes nationales sous tous les régimes de la Révolution », sans qu’il perde jamais son sujet de vue, le jeune auteur s’arrête à chaque pas pour jeter avec nous, en passant, un regard curieux sur tout ce qui touche aux lettres et aux arts, à l’histoire et à la philosophie, aux caprices même du goût et de la mode, à tous les jeux d’alors, parfois sanglants.

Agréable autant qu’instructif, et non moins remarquable par la hauteur des vues que par l’équité des jugements, ce livre est l’œuvre honnête et distinguée d’un érudit, d’un penseur et d’un écrivain.

On a dit que le patriotisme était une des formes les plus vivantes et les plus pratiques de la morale. M. Raoul Frary ne s’est donc pas trompé de porte en présentant au concours des ouvrages utiles aux mœurs un livre que le patriotisme lui a seul inspiré et qu’il a publié sous ce titre : le Péril national.

Si, dans ce livre, on trouve quelques allusions aux malheurs de la France et aux victoires de ses ennemis, il ne faut pas s’y arrêter. Le péril national n’est pas là. Il est chez nous, en nous, et dans l’affaiblissement de toutes nos virilités. Quand les économistes s’effraient de la dépopulation de la France, il faut savoir gré à celui qui signale ce danger comme un péril national ; il faut l’en louer et l’en remercier, sans peut-être s’en rapporter entièrement, pour guérir le mal, aux remèdes que sa conclusion propose.

Autrefois il semblait difficile de dire la vérité aux rois ; la dire aux peuples est aujourd’hui moins facile encore. M. Raoul Frary le fait avec autant de courage que de talent, dans un langage élégant et ferme, sans flatter ceux-ci, sans provoquer ceux-là, sans manquer jamais de bon sens, de fermeté ni de mesure. Rien n’est plus utile aux mœurs que de réveiller les cœurs en relevant les Lunes, et ce serait pousser la préoccupation politique jusqu’à la faiblesse, la prudence jusqu’à l’injustice que d’hésiter, en pareil cas, à honorer un livre utile, solide et substantiel à qui, je le répète, on ne peut reprocher qu’un louable excès de patriotisme.

Il est bon de respirer un peu après s’être élevé ainsi au plus haut de la morale, à la suite des trois écrivains dont je viens d’indiquer les œuvres, en les esquissant à peine.

Un charmant volume d’histoire intime et un roman des plus aimables vont nous procurer ce plaisir et ce repos. Nous ne descendrons pas pour cela, les deux livres dont je vais parler ayant été placés par l’Académie, comme les trois autres, au premier rang dans ce concours.

Nous ne savions presque rien du petit marquis de Grignan, si ce n’est qu’il avait été l’honneur et la joie de son orgueilleuse famille, l’amour surtout de son incomparable grand’mère,

Sévigné de qui les attraits
Servaient aux grâces de modèle !

Dans le livre très piquant et très savant que M. Frédéric Masson a publié sous ce titre : le Marquis de Grignan, on suit avec intérêt ce fier jeune homme, depuis le jour de sa naissance jusqu’à celui de sa mort, trop voisins l’un de l’autre. Présenté hier à la cour, le voilà qui part pour sa première campagne ; à quel prix ! L’auteur nous fait pénétrer alors dans le mystère de ce qu’était trop souvent l’éclat factice des grands seigneurs de ce temps, étalant devant nous les souffrances, les embarras, la détresse secrète d’une famille noble, ruinée par l’orgueil au service du roi, et réduite, pour redorer son blason, à subir, à rechercher même une mésalliance avec quelque fille de traitant.

Ce n’est pas là l’histoire de toute une époque et de toute une race, c’est, en particulier, la splendeur et la décadence d’une grande maison, avec le développement des causes morales qui l’amènent, le luxe, la vanité, le désir de paraître, de grands besoins, mais aussi de grands devoirs.

Il y avait alors, malgré tout, et comme une compensation à ces misères, un sentiment supérieur qui rachetait bien des fautes et bien des faiblesses : l’honneur !

Dans sa préface, M. Frédéric Masson fait en quelques pages qu’il faut lire et que je voudrais pouvoir citer entièrement, l’historique de ce sentiment si français.

« L’honneur a été le Dieu de la noblesse française. Le jour où Montesquieu se mit à en raisonner, l’honneur agonisait et cette société est morte. »

Rassurons-nous, Messieurs, la France, elle, ne meurt jamais et l’honneur y revit toujours !

Le crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut.

Voilà un titre effrayant, et des mots bien surpris, j’espère, de se trouver ainsi rapprochés. L’Institut n’en voudra pas à M. Anatole France d’avoir fait commettre à l’un de ses membres le plus honnête et le plus innocent de tous les crimes.

Sylvestre Bonnard nous a rappelé plus d’un de nos meilleurs confrères, les plus vénérés, et chacun de nous voudrait qu’on pût le reconnaître dans ce grand coupable qui s’avise, un beau matin, d’enlever une jeune fille ; oui, vraiment ! mais cette jeune fille, cette pauvre orpheline, dont jadis il avait aimé la mère, il n’y a que ce moyen de l’arracher à la tyrannie d’une méchante femme qui la détient et qui l’opprime. Sylvestre Bonnard l’enlève donc et, pour la marier avec un jeune savant de ses amis, il vend ce qu’il a de plus cher au monde : ses livres !

La naïveté du savant, l’ingénuité de son âme, et sa bonté que rien ne déroute à travers les embuches qui ne cessent de l’entourer, sont peintes d’une façon charmante. Le récit est vif et l’intérêt soutenu. Si parfois le style tombe un peu dans la préciosité, sa facture, en général, est plutôt bonne, élégante et correcte.

L’Académie a voulu honorer par une récompense exceptionnelle une œuvre délicate et distinguée ; exceptionnelle aussi peut-être.

Chargé, à diverses reprises, de plusieurs missions scientifiques, M. Victor Guérin a longtemps exploré la Palestine et, à la suite de ses voyages, il a publié d’importants travaux sur les lieux saints et sur les livres sacrés.

Son nouvel ouvrage, intitulé la Terre Sainte, est comme un résumé de ses premières publications et contient de précieux documents sur les régions immortelles qu’il a parcourues en savant et en moraliste. C’est un beau voyage fait par un voyageur honnête et persévérant, qui a beaucoup vu et qui fait voir beaucoup à ses lecteurs, charmés d’avoir un si bon guide. On s’est demandé si M. Victor Guérin n’avait pas eu tort de croire à l’existence de Béthulie qui, pour la science moderne, ne ferait qu’une seule et même chose avec Jérusalem. Longtemps encore, la patrie de Judith sera défendue par la légende. Les plus savants auront du mal à la détruire. Un autre reproche a été fait à ce beau livre si magnifiquement illustré par la gravure. Pour être utile aux mœurs, il est trop gros, a-t-on dit, et trop cher ! Aux yeux de l’Académie, Messieurs, une œuvre de ce poids et de ce prix, qui a coûté tant de peine, tant de travail et tant d’argent, est d’autant plus intéressante.

Sans qu’il ait entièrement renoncé à la carrière dramatique, M. H. Lafontaine, ancien sociétaire de la Comédie-Française, consacre aujourd’hui ses loisirs à quelques travaux littéraires. La faveur publique, qui lui est restée fidèle, l’en a déjà récompensé. Le dernier de ses ouvrages, intitulé : Petites Misères, semble avoir été composé tout exprès en vue du concours Montyon, tant il réalise, au plus haut degré, les conditions de son programme. Ce n’est pas un roman, c’est une série d’anecdotes émouvantes qui, toutes, contiennent d’honnêtes exemples et des enseignements utiles. Le dévouement, la résignation, le sacrifice et la vertu sont, tour à tour, mis en scène avec beaucoup d’art. Écrit sans prétention et non sans élégance, ce livre, plein d’intérêt, mérite qu’on le signale comme très bon à lire et à faire lire.

Voilà, Messieurs, les huit ouvrages que l’Académie couronne au nom de M. de Montyon. Elle en avait distingué d’autres qu’elle regrette de ne pouvoir récompenser également et dont elle veut au moins qu’en indiquant leurs titres, je nomme devant vous les auteurs : Un Village au XIIeet au XIXsiècle, par M. L. Barraeand ; le Journal d’une femme de bien, par Mme Lila Pichard ; le Petit Henri Saint-Aignan, par J. d’Arsac ; Biographies des grands inventeurs dans les sciences et l’industrie, par M. J. Desclosières ; Recueil de morceaux choisis de prose et de vers, par M. Léon Ricquier ; Pylade, par M. Rocoffort ; Nos Américains, par Mme de Bellaigue ; Césette enfin, surtout Césette, par M. Émile Pouvillon, sont des livres intéressants à divers titres, et dont le mérite n’a pas été méconnu. J’en dois dire autant de deux volumes de vers qui ont été justement remarqués : Poèmes d’Auvergne, par M. Gabriel Marc ; Damnations, poésies satiriques, un peu trop violentes pour nous, dont M. Justin Bellanger est l’auteur.

Une mention à part est due à deux livres de haute philosophie qui n’ont que le tort d’être d’un ordre trop spécial : Descartes, par M. Louis Liard, et la Parole intérieure, par M. Victor Egger. Si l’occasion nous en est offerte, nous retrouverons avec plaisir ces Messieurs sur leur véritable terrain.

Les mêmes motifs écartaient d’avance de ce concours une excellente étude, à la fois sociale et criminelle que des juges plus compétents attendaient clans une autre académie. Le livre de M. Joseph Reinach sur les Récidivistes a d’abord fixé notre attention par l’intérêt saisissant de la thèse qu’il soutient, par l’exposition rapide et presque dramatique des faits qu’il dénonce, et enfin par la vigueur élégante avec laquelle il est écrit. Mais l’Académie française n’est pas une société de législation et elle ne saurait prendre parti dans une controverse juridique. La récompense que nous ne pouvions lui offrir, M. Joseph Reinach l’a trouvée ailleurs. Venu à l’heure opportune, il a montré avec tant de force un des périls qui menacent l’ordre social, que l’opinion publique s’en est émue. Déjà même deux projets de loi conformes aux idées qu’il développe sont soumis au Parlement.

Cette récompense a son prix.

Je finis par un charmant livre que l’Académie des beaux-arts nous envierait et que, mieux que nous, elle eût pu apprécier et récompenser. Artiste éminent et l’un des professeurs les plus distingués du Conservatoire de Paris, M. Eugène Sauzay a refait, après Lulli, la musique d’une des moindres comédies de Molière, le Sicilien ou l’Amour peintre. Illustrée d’ornements exquis, dessinés à son intention par M. Claudius Popelin, et de quelques gravures du temps reproduites avec art, cette publication est des plus curieuses ; mais il nous serait presque interdit d’en parler si M. Sauzay n’y eût joint une introduction très intéressante sur les Origines de la comédie du Sicilien et une piquante notice sur les circonstances qui ont dû précéder, accompagner et suivre la première représentation de cette pièce.

On a dit que la partition de M. Sauzay était une œuvre de délicatesse écrite avec un tact suprême. La double étude qu’il y a jointe n’a pas moins droit au même éloge.

En dehors des ouvrages qu’elle couronne, ou qu’elle regrette de ne pouvoir couronner, l’Académie a encore à décerner aujourd’hui trois prix qui, ne s’adressant plus à des livres, mais tenant compte aux écrivains eux-mêmes de leurs efforts ou de leurs succès, doivent être des encouragements pour les uns, pour les autres des récompenses.

Je vous ai dit que, dans le concours Montyon, l’Académie avait remarqué un roman de M. Émile Pouvillon, intitulé Césette ; livre étrange, vivant, original, qui a son cachet à part ; joignant à beaucoup de réalisme une forte dose d’idéal ; amusant d’ailleurs et plein d’intérêt ; écrit avec élégance et avec grâce ; avec prétention aussi, et sans se méfier assez des néologismes qui parfois troublent son harmonie.

Ce livre n’a pu être couronné comme un ouvrage utile aux mœurs ; mais son auteur méritait qu’un témoignage de sympathie l’encourageât. L’Académie lui accorde le prix Lambert.

Le prix fondé par M. le comte de Maillé Latour Landry est attribué à M. Léon Cladel qui, jeune encore, mais ayant à lutter toujours contre la maladie, travaille depuis quinze ans avec courage et avec succès. Depuis le Bouscassié qui fut publié en 1869 et dont on se souvient encore comme d’une œuvre singulière et très personnelle, M. Léon Cladel a publié trois ouvrages qui lui ont créé des titres à l’intérêt de l’Académie.

Tout finit par des chansons, a dit Beaumarchais. Ne nous en plaignons pas, Messieurs, et souhaitons que toujours il en soit de même.

Il ne s’agit pas ici de rappeler des titres que personne n’ignore, et trop heureux les hommes dont il suffit de prononcer le nom pour que chacun comprenne et applaudisse.

Est-ce un poète, est-ce un musicien, est-ce un philosophe ? C’est tout cela, Messieurs ; c’est un chansonnier ! Depuis plus de trente ans il chante ; ses chansons nous sont allées au cœur et nous les avons chantées après lui.

C’est bonhomme
Qu’on me nomme !

a-t-il dit un jour, et le nom lui en est resté.

J’allais vous parler du talent, de la bonne grâce, de la belle humeur, du désintéressement et de toutes les vertus de ce bonhomme ! Je m’arrête ! Déjà, du milieu de vous, j’entends s’échapper comme l’écho d’un refrain connu qui nous dit : Vous avez raison ! quand je vous annonce que l’Académie décerne l’un de ses plus gros prix, le prix Vitet, à M. Gustave Nadaud.