Un souvenir de Manin

Le 14 août 1858

Ernest LEGOUVÉ

Un souvenir de Manin[1],

Lu dans la séance publique des cinq Académies

le 14 août 1858

par M. Ernest Legouvé

 

 

Compagnes de plaisirs et de goûts studieux,
Sœurs par des nœuds plus doux que des nœuds de familles,
Un soir, dans un réduit calme et silencieux,
Un livre entre les mains et des pleurs dans les yeux,
Un soir causaient deux jeunes filles.

La plus jeune, le doigt sur la page arrêté,
Interrogeait le livre avec anxiété,
Interrogeait sa sœur à ses côtés assise,
Et tandis qu’elle parle, et son front, et sa voix
Et ses grands yeux naïfs respirent à la fois
L’enthousiasme et la surprise.

 

BERTHE (montrant le livre qu’elle tient encore ouvert).

Quoi ! ma sœur, ce Vénitien
Dont je vois là l’histoire et si courte et si pleine !
Ce dictateur, homme de bien.
Qui soudain, en un jour, devenant capitaine
A force d’être citoyen,
Disputa dix-huit mois sa Venise à la haine
Du tout-puissant Autrichien
Quoi ! ce martyr sur qui tant de pleurs ont coulé
Même en la nation qu’ils avait combattue !
Quoi ! cet immortel exilé
A qui son lieu d’exil élève une statue !
Manin !... Il végétait, ici, dans ce quartier ?
D’un pauvre professeur il faisait le métier,
II donnait des leçons ?... JI en manquait peut-être !
Tu le connus ? Il fut ton maître ?...
Comment osais-tu le payer ?

 

CAMILLE.

Oh ! la première fois, ma crainte fut bien grande.
En vain depuis deux jours je m’essayais ! En vain,
Dans le fond d’une bourse, ouvrage de ma main,
Avais-je déguisé mon paiement en offrande,
Je n’en tremblai pas moins dans le moment urgent ;
Je roulais sous mes doigts ce malheureux argent ;

Ma main s’avançait, puis se retirait plus prompte ;
Je me sentais rougir, je n’osais regarder ;
J’aurais eu, je crois, moins de honte
A la tendre pour demander.

 

BERTHE.

Je le comprends.

 

CAMILLE.
Mais lui, me souriant en père :
« Ah ! pauvre enfant ! quel embarras !
« Allons, n’ayez pas peur ; donnez-moi mon salaire :
« De meilleurs que Manin ont passé sur la terre,
« Vivant de leur travail et n’en rougissant pas !
« Puis le labeur. soutient ! La paix est sa compagne,
« Et son joug merveilleux semble tout alléger ;
« Le pain même de l’étranger
« N’est plus amer quand on le gagne. »

 

BERTHE.

Dois-je te l’avouer, ma sœur ? sa pauvreté
M’étonne ; je croyais… à tort, je le suppose…
Que d’un emploi public, d’un jour d’autorité
Il restait toujours quelque chose,
Même après qu’on l’avait quitté
Et lui qui, sous l’effort d’une armée assiégeante,
D’un peuple tout entier eut le gouvernement,
Lui qui fut dictateur…

 

CAMILLE.

Il le fut, mais comment ?...
Je ne veux pas, dit-il, que solde ou traitement
Appauvrisse pour moi la patrie indigente !
Et pendant ce long dévouement
Pendant vingt mois de puissance suprême,
Sais-tu ce qui fit vivre et les siens et lui-même ?
Un manuel de droit dont il était l’auteur,
Et le pauvre avocat nourrit le dictateur.

 

BERTHE (avec émotion).

On nous vante toujours ceux de Sparte et de Rome,
Mais dans tout leur Plutarque est-il un plus grand homme ?
Qu’importe que l’État, sous l’Autriche courbé,
Eût plus ou moins de territoire ?
Et qu’importe encore à l’histoire
Qu’il n’ait lutté qu’un jour, et qu’il ait succombé ?
Ce livre le dit bien, ce n’est pas la victoire,
Ce n’est pas la durée ou le prix du débat,
Ni le nombre des gens qu’en bataille on dispose,
Non ! c’est la grandeur de la cause
Qui fait la grandeur du combat !
Et tous ces fameux Grecs immortels par la guerre
Me touchent moins le cœur que ce pauvre avocat,
Qui, sans armes, sans or, sans pouvoir, sans soldat,
Réveille en un jour cette terre
Qu’on nommait la terre des morts,

Déchaîne d’une main le peuple tributaire,
Mais de l’autre lui met et le frein et le mors ;
Ne permet pas un meurtre et pas une rapine,
Même contre les étrangers ;
Combat tous les fléaux joints à tous les dangers,
Disette, choléra, bombardement, famine ;
Et quand, à bout de force, il ne peut plus lutter,
A son pays vaincu lègue un honneur suprême
Plus durable et plus pur que la liberté même,
La gloire de la mériter !

Berthe s’arrête alors, étonnée et confuse
Du langage inconnu que lui dicte son cœur ;
D’un sentiment nouveau, parfois, l’élan vainqueur
Nous ouvre des pensers que l’âge nous refuse
Et cet être ingénu, tout à coup s’échauffant
Au mâle souvenir du vaincu triomphant,
Son admiration s’était changée en muse,
Et l’histoire parlait par la voix d’un enfant !
Mais de l’austérité de ce grave langage
Redescendant bien vite aux discours de son âge

 

BERTHE.

Etait-il jeune encor, chère sœur ? Quel effet,
Quand tu le vis d’abord, t’a produit son visage ?
Lisait-on sur son front tout ce qu’il avait fait ?

 

CAMILLE.

Oui ! même on y lisait tout ce qu’il comptait faire !

 

BERTHE ;

T’imposait-il ?

 

CAMILLE.

Un peu.

 

BERTHE.

Te faisait-il peur ?

 

CAMILLE.

Non.

 

BERTHE.

Près de lui cependant tu devais d’ordinaire
Éprouver ce respect, ce trouble involontaire,
Cette crainte qu’inspire un grand homme, un grand nom !
Lui-même, car enfin ils sont ce que nous sommes,
Devait dire : Je fus dictateur, potentat…

 

CAMILLE.

Il disait : Plaignez-moi, j’ai perdu mon état.
Je n’étais bon à rien qu’à gouverner les hommes !

 

BERTHE.

A chacun de ses mots, un nouvel horizon
S’ouvre, et plus je t’entends, plus je voudrais t’entendre.
Quand vous retrouviez-vous ? Est-ce en cette maison ?
Savait-il enseigner ? qu’aimait-il à t’apprendre ?
Comment se passait ta leçon ?

 

CAMILLE.

D’une assez singulière et piquante façon.
D’abord, pauvre grand homme, il voulut par scrupule,
Et pour être bien sûr qu’il gagnait son argent,
D’un maître de grammaire empruntant la férule,
M’enseigner verbe, adverbe, et nom, et particule ;
Mais, las ! qu’il était gauche en habit de régent !
Pour lui cette grammaire et son étroite règle
Etait comme une cage où se débat un aigle !
Il n’y tint pas. Un jour, rejetant loin de lui
Méthodes et syntaxe. Oh ! c’est par trop d’ennui,
Dit-il ni vous ni moi ne sommes faits, ma chère,
Pour toujours ressasser ce fatras de pédant
Cherchons une plus pure et plus haute atmosphère,
Cherchons la liberté, la flamme, la lumière,
Cherchons la poésie ! Et depuis ce moment
Nous n’avons pas un jour ouvert le rudiment.

 

BERTHE.

Quel poëte aimait-il entre tous ?

 

CAMILLE.

Oh ! le Dante !

 

BERTHE.

Le Dante, fugitif, exilé comme lui ?

 

CAMILLE.

Oui !

 

BERTHE.

Le Dante, pleurant l’Italie esclave !

 

CAMILLE.

Oui !

 

BERTHE.

Le Dante s’écriant dans sa douleur ardente :
« O terre de malheur, que toute gloire a fui !»
Qu’il devait être beau quand il lisait le Dante,
Et quelle clarté pure en ces jours t’aura lui !

 

CAMILLE.

Du plus grand de ces jours te dirai-je l’histoire ?

 

BERTHE.

Oh ! parle !

 

CAMILLE.

Une bien chère et bien triste mémoire,
(Mes traits pour lui, dit-on, étaient un souvenir)
A nos graves leçons bientôt venant unir
L’amical abandon des liens de famille,
Changeait le maître en père et l’écolière en fille.
Un jour, un jour d’hiver, sombre, humide et glacé,
Il arrive, tremblant de froid, le front baissé :
Fils de cette contrée heureuse et printanière
Où les nuits sont, dit-on, plus belles que nos jours,
De nos hivers, pour lui, la brume coutumière
Était encor l’exil,… l’exil de la lumière,
Et sous notre ciel gris il frissonnait toujours.
Dès qu’il entre, selon ma moqueuse habitude,
Près du large foyer du cabinet d’étude
Je l’entraîne, en riant de son air tout transi ;
Mais il lève la tête, et mon cœur est saisi.

 

BERTHE.

Saisi ?

 

CAMILLE.

D’étonnement, de tristesse, d’alarmes.
Ses yeux étaient gonflés et tout rouges de larmes,
Une pâleur de mort sur son front s’étendait ;
Et son regard farouche, et son gant qu’il tordait,
Tout révélait en lui quelque affreuse tempête
Qui dans son âme encor bouillonnait et grondait.

Tremblante, auprès de lui je mets son cher poëte ;
Il en lit quelques vers, puis le jette ma main
Lui présente Silvio, Monti ; même dédain.

 

BERTHE.

Qu’avait-il donc ?

 

CAMILLE.

Attends. Tout à coup il se lève :
« Que m’importent les vers de tous ces beaux esprits,
« Dit-il, sont-ce donc là des hymnes de proscrits ?
« Non Le voilà, le chant de la lyre et du glaive ! »
Et tirant un vieux livre en ses habits caché,
II commence ce psaume incomparable, immense,
Le plus douloureux cri que trente ans de souffrance
Du cœur d’un peuple esclave aient jamais arraché !
« Le long des fleuves d’Assyrie… »

 

BERTHE.

Le chant des Juifs ! le chant de la captivité !

 

CAMILLE.

Lui-même ! Et pas un mot par Manin répété
Qui dans mon âme encor ne résonne et ne crie !
« Le long des fleuves d’Assyrie,
« Nous étions assis et pleurions,
« Nous pleurions, ô chère patrie,
« Car de toi nous nous souvenions ! »

 

BERTHE.

O malheureux ! Je vois, je vois couler ses larmes !

 

CAMILLE.

« Sion !Sion !belle de tant de charmes !
« Sion, objet de tant d’alarmes !
« Chère Sion avant de t’oublier,
« Mes yeux oublieront la lumière,
« Et ma langue, comme une pierre,
« Se séchera dans mon gosier !

« Nos maîtres nous ont dit Esclaves,
« Vos voix sont douces et suaves,
« Chantez-nous. »
A ce mot, « chantez-nous, il hésite, il s’arrête,
Et, froissant dans ses mains le livre du Prophète.
Chanter ! chanter ! dit-il, en marchant à grands pas,
Voilà l’odieux mot que l’Europe répète…
Vous êtes des chanteurs, des instruments de fête ;
La musique et les vers, voilà votre œuvre !... Ingrats !
Parce que l’Italie a sur leur froide race
Épanché ses trésors d’élégance et de grâce,
Et qu’ils ont de nous seuls appris tout ce qui plaît,
Leur dédain, pauvre peuple, armé de ton bienfait,
Te refuse un cœur d’homme, à toi qui les enchantes,
Et nous accable avec nos qualités charmantes !

 

BERTHE.

Il a raison !

 

CAMILLE.

Eh bien ! s’écria-t-il enfin,
Assez d’affronts ! Debout ! Faisons voir à la terre
Que notre arme n’est pas un luth de baladin !
Des fusils ! Des canons ! La bataille ! La guerre !
Et jetons-leur le cri du Psalmiste divin !
« O misérable Babylone !
« Heureux celui qui te rendra
« Tout ce que souffre et souffrira
« Le peuple que Dieu t’abandonne !
« Heureux, heureux les triomphants,
« Qui, de pleurs noyant ta paupière,
« Ecraseront contre la pierre…
« Le front de tes… petits… enfants !... »
Non ! non, dit-il soudain en pâlissant d’effroi,
Non ! ne me croyez pas ! je blasphème ! Qui ? Moi’ !
Moi, Manin, qui suis bon, humain ; moi qui fus père,
Moi !...Moi !... Parler d’enfants écrasés sur la pierre,
Et du meurtre mêler les sinistres accents
Aux leçons dont j’entoure une enfant de seize ans !
Pardonnez ! pardonnez ! chère et douce Camille.
Si j’appelais leur mort, c’est qu’ils ont, eux aussi,
Tout tué parmi nous, tout brisé sans merci,
C’est qu’ils nous ont ravi patrie, amis, famille,

C’est qu’à pareil jour, moi, moi-même... j’ai perdu.
Et sans pouvoir finir il s’enfuit éperdu.
Ce jour était le jour de la mort de sa fille !

 

BERTHE.

Une fille !... Il avait une fille !

 

CAMILLE.

Vingt ans ?
Vingt ans à peine !

BERTHE.

Et morte ! En quels lieux ? En quel temps ?

 

CAMILLE.

En France. Dans l’exil ! Morte comme sa mère !
Morte en le laissant seul sur la terre étrangère !

 

BERTHE.

Oh ! c’en est trop, mon Dieu ! c’en est trop pour un cœur !

 

CAMILLE.

Eh ! que dirais-tu donc si, comme moi, ma sœur,
Tu les avais pu voir, elle et son père, ensemble !
Entre un père et sa fille il est parfois, ce semble,
Un nœud mystérieux, plus puissant et plus doux
Que du père à son fils, de l’épouse à l’époux.
La différence même et du sexe et de l’âge,
Certain rapport secret d’esprit ou de visage,
Ce qu’un front de seize ans par son candide aspect
Répand autour de soi de calme et de respect,
Enfin je ne sais quoi de pur, de poétique,
Que le cœur sent bien mieux que la voix ne l’explique,
Et qui s’échappait d’eux comme un rayonnement,
Faisait de leur tendresse un spectacle charmant.

 

BERTHE.

Je le crois ! Se sentir la fille d’un tel père !

 

CAMILLE.

Elle était tout ensemble et sa fille et sa mère ;
Et leur amour croissait de toutes leurs douleurs
Tour à tour consolés ou bien consolateurs,
Chacun, que ce fût l’ange ou que ce fût l’apôtre,
Séchait soudain ses pleurs s’il voyait pleurer l’autre,
Et, dans ce doux mélange et d’amour et d’appui,
Elle, pour l’affermir, devenait forte, et lui,
Lui, touchant abandon de l’amour paternelle,
Il faiblissait parfois pour s’appuyer sur elle !

 

BERTHE.

Mais il avait donc tout : grâce, bonté, douceur !

 

CAMILLE.

Hélas ! Il l’avait, elle ! Et dans ce jeune cœur
Il retrouvait si bien son héroïque flamme !
C’était si bien l’enfant de son sang, de son âme
Ah ! lorsqu’il la voyait, l’œil brillant de fierté,
Tressaillir et pâlir au nom de liberté,
Il lui semblait, orgueil et volupté suprême,
Voir paraître à ses yeux l’Italie elle-même,
Mais l’Italie heureuse et la jeunesse au front,
Pure de tout excès comme de tout affront,
Les mains libres, debout, belle, régénérée,
Telle qu’au monde, un jour, lui-même il l’a montrée,
Et telle qu’à son heure, et quand le temps viendra,
Que nos cœurs en soient sûrs, Dieu la réveillera !

 

BERTHE.

Mais elle !... son enfant ! Mourir en pleine vie !
A notre âge comment ? Par quel fléau ravie…

 

CAMILLE.

Un fléau ! Tu dis bien ! Mal étrange, inconnu,
Fatal comme l’exil dont il était venu !
Ah ! si je te contais cet horrible martyre,
Si je te disais… Non ! je ne veux pas le dire ;
Non ! Ce fut trop affreux ! Mais sache seulement
Que pendant vingt-deux mois d’incurable tourment,

Lui seul dut la soigner, la veiller, la défendre ;
Qu’une aide mercenaire, il ne pouvait la prendre,
Trop pauvre pour payer, trop fier pour recevoir !
Et le matin, après ces nuits de désespoir,
Quand la nature en lui succombait épuisée,
Tout pâle d’insomnie, et la tête brisée,
Il allait, se traînant plutôt qu’il ne marchait,
Reprendre ses leçons et gagner son cachet,
Pour que son seul travail, du pauvre être en délire
Allégeât, hélas non ! prolongeât le martyre,
Mais ce martyre était tout ce qui lui restait :
Il la voyait souffrir ! Oui ! mais il la voyait !... »

De Camille, à ces mots, la voix tombe et s’arrête ;
Les pleurs la suffoquaient. Elle cache sa tête
Dans les bras de sa sœur qui sanglotait aussi,
Et toutes deux longtemps demeurèrent ainsi,
Honorant, dans leur âme héroïque et fidèle,
Des douleurs de l’exil cet accompli modèle.
Puis relevant les yeux, et d’un ton faible et lent,
Toutes les deux, moitié pleurant, moitié parlant :

 

BERTHE.

Combien survécut-il encor ?

 

CAMILLE.

Deux ans à peine.

 

BERTHE.

Le revis-tu souvent ?

 

CAMILLE.

Un jour par semaine.

 

BERTHE.

Il était donc toujours maître d’italien ?

 

CAMILLE.

Oui, puisqu’il n’avait rien, et qu’il n’acceptait rien.

 

BERTHE.

Et ta vue à son cœur n’était pas douloureuse ?

 

CAMILLE.

Je lui faisais du bien.

 

BERTHE.

Etait-il très-changé ?

 

CAMILLE.

Non, pas trop ! Seulement,
Il parlait bien plus bas, marchait plus lentement,
Et semblait par moment respirer avec peine.

 

BERTHE.

Ah !

 

CAMILLE.
Comme j’avais vu qu’il perdait presque haleine,
Quand, l’escalier franchi, dans ma chambre il entrait,
J’allais à lui, sitôt que la porte s’ouvrait,
Lui parlant la première, avec chaleur, de suite…
De ma ruse innocente il s’aperçut bien vite,
Il voyait tout. Alors, de son air fin et doux,
Il me dit souriant : « Vous êtes bonne, vous !
Mais le coup est porté, mon enfant, et peut-être
Vous faudra-t-il bientôt choisir un autre maître. »
Les leçons, en effet, jour à jour, s’espaçaient ;
Quelques mots de sa main souvent les remplaçaient ;
Puis, un matin, sa plume elle-même s’est tue,
Et quelques jours plus tard. on votait sa statue !

L’entretien s’éteignit de nouveau dans les pleurs.
Mais bientôt, et tout bas, la plus jeune des sœurs
Reprit : Je voudrais bien, Camille, à son image
Apporter mon offrande…

 

CAMILLE.

Oui ! mais un tel hommage

Venu de notre part, peut-être étonnera.

 

BERTHE.

Nous tairons nos deux noms et nul ne le saura…

Vain espoir ! on le sait, enfants ; on vous a vues !
Tandis que du proscrit vos âmes ingénues
Reflétaient, pur miroir, le sévère profil,
Il entendait tout, lui ! Jusqu’à lui vos louanges
Montaient comme un écho du chant même des anges,
Et cependant son front viril
Se penchait, tout en pleurs, sur sa fille chérie,
Car il l’a retrouvée, et dans une patrie
Où l’on ne connaît pas l’exil !

 

 

[1] Après la chute de Venise, en 1849, Daniel Manin, qui pendant ce siège héroïque avait soutenu presque seul le poids du gouvernement, se réfugia à Paris. Il y vécut dans la pauvreté, y mourut dans la douleur, et quand on proposa de lui élever une statue, tous les partis souscrivirent, car Manin avait été l’honneur, non d’un parti, mais d’une cause ; et il avait tout fait pour cette cause, hors le mal.