Réponse au discours de réception d’Auguste Barbier

Le 19 mai 1870

Ustazade SILVESTRE de SACY

Monsieur,

Permettez-moi de suspendre un moment la réponse que je vous dois. Comment mes premières paroles ne seraient-elles pas l’expression du deuil que nous avons tous dans le cœur ? Puis-je voir à côté de moi ce fauteuil vide sans que tous mes souvenirs y replacent celui qui l’a occupé avec tant d’éclat pendant près de quarante années, qui l’occupait encore il y a si peu de jours, notre confrère, notre maître, notre ami, le représentant et l’honneur de l’Académie française ? C’en est fait, nos yeux ne le verront plus ! l’Académie a perdu une de ses gloires les plus brillantes dans la personne de son secrétaire perpétuel : M. Villemain a cessé de vivre !

Ainsi cette voix, si connue et si aimée du public, ne se fera plus entendre dans cette enceinte ! M. Villemain ne sera plus l’interprète éloquent et fidèle des décisions de l’Académie ! Son suffrage personnel, toujours marqué par quelques traits heureux, n’ajoutera plus aux couronnes qu’il distribuait en notre nom une valeur et un lustre qui en doublaient le prix ! Et nous, dans nos séances particulières, en vain chercherons-nous longtemps encore M. Villemain ; nous ne jouirons plus de son esprit si juste et si fin, de sa vaste littérature, de l’intérêt et du charme qu’il savait répandre sur les discussions les plus arides !

Ne semble-t-il pas qu’en frappant l’Académie au cœur, cette perte nouvelle ravive le sentiment de toutes les autres et les rassemble, pour ainsi dire, sous nos yeux ? Nous avons vu disparaître en peu de mois l’élégant traducteur de Lucrèce, M. de Pongerville ; Sainte-Beuve dans toute la force de son talent de critique ; le duc de Broglie, un des plus nobles caractères, une des plus pures illustrations de notre époque ; M. de Montalembert, auquel une infirmité cruelle n’avait rien ôté de cette vie de l’esprit et du cœur qui semblait surabonder en lui ! L’année dernière, c’était M. Viennet, M. Berryer, M. Empis que la mort nous enlevait presque à la fois ! Nous ne pouvons plus faire un pas sans nous heurter contre un cercueil. Il faut marcher pourtant, serrer les rangs, combler les vides, et continuer sa route en voyant tomber à côté de soi ceux avec qui on avait commencé et l’on espérait finir sa carrière. Dure loi, mais sans laquelle la vie fléchirait devant la mort et lui céderait l’empire de ce monde ! L’Académie ne peut pas périr. Plus ses pertes sont nombreuses, plus il importe qu’elle se hâte de les réparer. Ses obligations se multiplient sous les coups mêmes qui la frappent et ne lui permettent pas de donner à la manifestation de ses deuils tout le loisir qu’elle voudrait. Hier, nous accompagnions M. Villemain à sa dernière demeure ; aujourd’hui nous avons une séance publique. Le temps nous presse. L’Académie doit un dernier hommage à la mémoire des confrères qu’elle a perdus, le jour où un nouveau membre vient s’asseoir à leur place ; elle se doit à elle-même de justifier ses choix par l’exposition des titres de ceux qu’elle appelle dans son sein , et de prouver qu’au milieu même de ses préoccupations les plus douloureuses, aucun mérite, aucun talent n’échappe à son attention et à sa justice.

C’est ce double devoir que j’ai à remplir en ce moment envers notre regrettable confrère, M. Empis, et envers vous, Monsieur, qui lui succédez.

La première moitié de cette tâche, vous vous en êtes déjà trop bien acquitté pour qu’il me reste beaucoup à faire. Poëte, et poëte satirique, qui pouvait être meilleur juge que vous des œuvres et du talent dramatiques de M. Empis ? La parenté est ancienne entre la poésie et le théâtre ; la satire et la comédie sont sœurs. On l’a bien vu, il a qu’un moment, à vos considérations générales sur l’avenir de notre muse comique et aux brillantes destinées que vous lui promettez encore. Le ciel vous entende, et puisse notre démocratie française avoir son Molière comme la vieille France de Louis XIV a eu le sien ! L’art, vous le savez, n’a rien de plus fin et de plus délicat que cette comédie à laquelle vous avez donné le nom de comédie moyenne. Serait-il bien possible qu’elle refleurît un jour chez nous pour le plaisir des masses, comme vous semblez l’espérer, et que l’exquise politesse de son langage et de ses mœurs trouvât jusque dans nos bourgs et dans nos villages des esprits capables de l’apprécier ? Tout serait dit alors ; la civilisation aurait consommé son œuvre ; la décentralisation serait un fait accompli, et nous aurions autant d’Athènes que de communes en France.

En attendant que ce jour arrive, et ce ne sera pas demain, aux conditions mêmes qu’y met votre prophétique prudence, le mieux, je pense, est de nous contenter, même à Paris, de la comédie telle que là faisait M. Empis et que la font encore tant de brillants esprits. Ce n’est plus la comédie aristocratique, j’en conviens, et ce n’est pas encore votre comédie démocratique ; ne pourrait-on pas la caractériser d’un mot en appelant la comédie bourgeoise ? Mais, mon Dieu ! de quoi vais-je me mêler, et est-ce bien à moi de parler du théâtre ? je l’ai si peu fréquenté ! Faut-il l’avouer à ma confusion et à mon grand regret ? Je crois, Dieu me pardonne, n’avoir jamais vu jouer aucune des pièces de M. Empis, quoique beaucoup d’entre elles aient été représentées souvent et avec éclat. La lecture seule me les a fait connaître. Rude épreuve pour un auteur dramatique ! terrible tête-à-tête dans lequel personne ne plaide pour lui que lui seul ! Pas d’acteur qui relève par son jeu la médiocrité du style quand le style est médiocre et faiblit, pas de bouche aimable pour donner aux scènes les plus invraisemblables la chaleur et la vérité de la passion ! Tout est perdu si le lecteur, s’oubliant lui-même, ne joue pas, sans y penser, tous les rôles, et qu’une voix intérieure, plus juste et plus flexible que toutes les voix de théâtre, ne fasse pas retentir aux oreilles de son âme tantôt les accents de la colère ou du repentir, tantôt ceux de la tendresse ou de l’ironie. Il est vrai qu’une fois gagné le lecteur ne marchande plus avec l’auteur qui l’attendrit ou qui le fait rire. Rien ne lui coûte. Il se travestit en Scapin, il se drape en héros ; il est Alceste avec Célimène, ou Xipharès avec Monime, sans avoir besoin d’une Mars ou d’une Rachel. Quand on s’appelle Corneille, Molière ou Racine, peut-être gagne-t-on à n’avoir pour interprète que soi-même auprès d’un lecteur intelligent et ému. Les autres y perdent plus ou moins ; quelques-uns, si ce n’est le plus grand nombre, y perdent tout, dit-on.

J’offenserais la mémoire de M. Empis, et je manquerais aux souvenirs de franchise et de modestie qu’il nous a laissés, si j’osais le nommer à côté des grands noms que je viens de citer. Je ne veux dire qu’une chose, et je puis la dire sans ombre de flatterie ou de complaisance : ayant lu le théâtre de M. Empis une première fois avec le plus vif plaisir, je l’ai lu une seconde fois par devoir, et, à ma propre surprise, l’intérêt et le plaisir, bien loin de diminuer, se sont accrus à cette seconde lecture. La nouveauté de moins, j’ai retrouvé aux mêmes passages la même émotion. Plus attentif aux détails de la composition, mille choses m’ont frappé que l’entraînement d’une première lecture m’avait dérobées : l’habile entrelacement des scènes, l’art avec lequel sont ménagés des contrastes qui semblent résulter naturellement de la différence des âges, des positions et des caractères, le mérite et l’agrément d’une intrigue qui se noue et se dénoue en quelque sorte d’elle-même, le tour clair, facile et naturel du style. Pas de jargon, de faux esprit, de déclamation prétentieuse et à contre-temps ; l’expression répond avec justesse à la passion ou au caractère qu’elle doit peindre. L’énergique concision peut manquer quelquefois à M. Empis ; le bon goût et la simplicité ne lui manquent jamais. Les traits spirituels et piquants abondent sans que la main de l’auteur se fasse sentir. M. Empis ne les cherche pas, on dirait qu’il les rencontre, ou plutôt qu’ils naissent tout faits sur les lèvres du personnage auquel ils échappent. Vous souvenez-vous du mot qui termine la jolie pièce intitulée la Dame et la Demoiselle, lorsque la vieille intrigante de province, madame de Saintine, qui s’est transportée tout exprès à Paris pour empêcher encore une fois la pauvre Pauline de passer d’un trop long célibat au mariage, voyant tous les efforts de son malin bavardage échouer contre le bon sens et l’expérience d’un amoureux parisien, s’écrie avec un dépit si comique : « En province elle ne serait jamais mariée ! » Je n’y étais pas, mais je suis sûr que le mot a été dit. Regnard lui-même n’aurait pas désavoué un trait si fin et si vrai. Il y en a beaucoup de pareils dans les pièces de M. Empis.

N’est-ce pas ce qui l’a autorisé à leur donner le titre de comédie qu’une critique rigoureuse pourrait peut-être leur contester quelquefois ?Dieu me garde de faire la théorie d’un art que je connais si peu ! N’y a-t-il pas lieu pourtant de distinguer au théâtre deux genres qui se touchent sans se confondre : l’un où l’événement n’est que la toile sur laquelle se déroule la peinture des mœurs et des ridicules, et qui est proprement ce que l’on appelle comédie ; l’autre où l’intérêt principal porte sur l’événement et qui mériterait mieux le nom de drame ? Les pièces de M. Empis, les meilleures même, appartiennent, si je ne me trompe, à cette seconde classe : ce sont avant tout des leçons tirées des événements de la vie. Rien ne se prêtait mieux que cette sorte de comédie-drame, d’un genre inférieur peut-être sous le rapport de l’art, aux sentiments moraux qui remplissaient le cœur de M. Empis, et à l’effet qu’il voulait produire. On peint les caractères, on ne les change pas. On se moque des ridicules ; tout le monde en rit, et personne ne s’en corrige. Notre propre caractère nous convient toujours ; ce sont les autres qui en souffrent. Le ridicule qu’on nous montre dans le plus fidèle miroir est celui du voisin, jamais le nôtre. Croit-on qu’il y ait eu dans le monde un Tartuffe ou un Harpagon de moins depuis Molière ? L’événement, au contraire, est impitoyable, et, s’il frappait toujours aussi juste qu’il frappe fort, la morale serait toute faite ici-bas ; les prédicateurs et les moralistes pourraient prendre d’éternelles vacances. Heureux l’auteur dramatique qu’inspire l’amour de la justice ! S’il le veut, l’événement devient sous sa main ce qu’il devrait toujours être, l’infaillible châtiment du crime, de la faute ou de l’erreur, la récompense méritée d’une bonne, d’une prudente, d’une sage conduite.

Jamais les droits de cette seconde providence, qui n’est, à vrai dire, qu’une providence de théâtre, n’ont été mieux placés qu’entre les mains de. M. Empis. Le mal n’a pas beau jeu avec lui : la punition suit la faute d’un pas agile. Peu s’en faut qu’à force de rigueur, il ne tourne l’intérêt et la pitié sur le coupable, surtout quand le coupable est une femme que la passion a égarée un moment, que le remords déchire, et qui succombe à la fois sous les reproches de sa conscience et sous les malheurs qu’elle a semés autour d’elle ! J’en suis fâché, mais à la fin de la pièce intitulée la Mère et la Fille, je suis pour la femme malgré sa faute ; le mari qui l’outrage me paraît plus odieux qu’elle. Le public a été d’un autre avis. C’est un terrible moraliste, au théâtre, que le public ! De toutes les pièces de M. Empis, la Mère et la Fille est celle qui a obtenu le plus brillant et le plus durable succès.

Une part du mérite et de l’honneur dans cette pièce et dans plusieurs autres revient, je le sais, au collaborateur habituel de M. Empis, le spirituel M. Mazère. Ponctuel dans l’accomplissement de ses devoirs de fonctionnaire et de père de famille, comment M. Empis aurait-il pu suffire seul à de si nombreuses productions dramatiques ? Dans le même mois de la même année, à trois jours de distance, la Mère et la Fille était représentée au Théâtre-Français, la Dame et la Demoiselle à l’Odéon. Et toujours M. Mazère avec M. Empis ! Grand embarras pour la critique, si elle veut être juste. À qui cette jolie scène, ce mot piquant ? À qui la première idée et le plan de la pièce ? Faites au moins vos parts vous-mêmes, Messieurs, et ne nous laissez pas dans cette cruelle incertitude ! En homme de conscience, j’ai cherché des différences entre les pièces qui sont de M. Empis tout seul, l’Héritière, par exemple, et le Jeune Ménage, et celles qu’il a faites en collaboration soit avec le bon Picard, soit avec M. Mazère ; je n’en ai trouvé aucune. Même esprit, même style, même tendance morale. Heureusement M. Empis n’a pas eu de collaborateur dans celui de ses ouvrages que je place comme vous, Monsieur, au premier rang parmi ses titres littéraires, et qu’il a appelé : les Six Femmes de Henri VIII, scènes historiques.

Six femmes, c’est beaucoup, même pour un roi d’Angleterre ! Je suis toujours obligé de les compter sur mes doigts : Catherine d’Aragon, Anne de Bolein, Jeanne Seymour, Anne de Clèves, Catherine Howard, Catherine Parr, qui eut le bonheur ou l’habileté de survivre à son terrible époux ; les voilà bien toutes les six. Deux périrent sous la hache du bourreau, Anne de Bolein et Catherine Howard ; Jeanne Seymour mourut fort à propos en mettant au jour le prince qui fut depuis Édouard VI ; Anne de Clèves fut assez adroite pour renoncer à temps à son titre de reine et l’échanger contre celui de sœur du roi. Seule Catherine d’Aragon, sûre de ses droits d’épouse et de reine, les soutint noblement, et il fallut que tout un royaume changeât de religion pour qu’une inique sentence prononçât la nullité de son mariage.

Henri VIII est un type national. Ce n’est pas le tyran romain ou français, un Néron ou un Louis XI ; c’est le tyran anglais, mettant toujours avec scrupule la forme de son côté. Bien des traits de son caractère se retrouvent dans quelques-uns des rois ses prédécesseurs, et il y a du Henri VIII jusque dans Cromwell. Aussi ce roi, que l’histoire nous peint sous de si noires couleurs, l’Angleterre l’a-t-elle supporté, qui sait ? aimé peut-être ! Sa race est montée sur le trône après lui, la sanglante Marie, la despotique Élisabeth, tandis que les Stuarts ont été chassés ; ils n’étaient pas assez nationaux, et c’est ce qu’un peuple ne pardonne jamais.

Une critique sévère demanderait à M. Empis quel nom il faut donner à son ouvrage. Est-ce un drame ? La représentation en est impossible. Un roman ? L’histoire y est suivie de trop près, et les romans ne décrivent pas en dialogues. Une histoire ? Trop de détails romanesques et de pure invention s’y mêlent à l’exactitude des événements. L’histoire est plus sobre et plus grave. Dans ce bref et admirable récit de la mort d’Agrippine et de sa dernière entrevue avec Néron, Tacite ne fait pas dialoguer la mère avec le fils parricide ; il n’invente rien, il peint tout. Visiblement Shakespeare est le modèle que s’est proposé M. Empis, modèle dangereux ! Les défauts de Shakespeare sont à tout le monde, son génie n’est qu’à lui. Ces réserves faites, il faut convenir qu’on ne quitte pas aisément le livre de M. Empis une fois qu’on l’a ouvert. Il est vivant par la vérité du coloris. On croit être dans cette cour où tout le monde tremble et où tout le monde intrigue ; parmi ces femmes qui rivalisent d’ambition et de coquetterie et briguent une couronne, sans ignorer comment un jour elle pourra tomber de leur tête ; auprès de ce roi ingénieux et subtil dans sa barbarie même, ayant toujours un argument de théologie ou de droit au service de ses passions et de ses caprices sanguinaires, un vrai roi cependant par quelques côtés de son âme, un politique, un Anglais jaloux de la grandeur de sa nation. Quelque chose de l’intérêt qu’inspire l’ouvrage de M. Empis est dû, sans doute, au sujet lui-même ; l’histoire n’en offre pas de plus curieux par l’originalité des caractères, de plus fécond en péripéties tragiques et touchantes ; la comédie même y a sa part. M. Empis n’a pas été au-dessous de son sujet dans l’exécution, et ce livre, de quelque nom qu’on l’appelle, roman, histoire ou drame, a couronné dignement la vie de son auteur.

Bientôt, en effet, M. Empis ne devait plus exister que pour sa famille et pour lui-même. L’Académie, qu’il aimait et où il était aimé, ne devait plus le revoir. Sans éteindre le feu de son âme, un mal cruel allait paralyser ses forces et enchaîner pendant plusieurs années sur son fauteuil celui qu’une ardeur naturelle semblait rendre si peu propre à ce triste et monotone genre de vie. M. Empis ne le supporta pas seulement avec courage, mais avec gaieté, heureux jusqu’à la fin par la sérénité de son âme, heureux par les tendres soins d’une femme, d’un fils, d’une famille qu’il adorait et dont il était adoré. Hélas ! il était assis à ce bureau, il m’encourageait de ses regards et de ses applaudissements le jour où, tout ému, je vins prendre dans l’Académie une place que j’étais moi-même étonné d’y avoir ; le feu de ses yeux, la vivacité de ses mouvements, lui donnaient comme une seconde jeunesse, et, quoique un peu moins âgé que lui, combien étais-je loin de croire alors que ce serait moi qui serais appelé à lui dire le dernier adieu sur sa tombe, et à recevoir son successeur !

L’Académie désirait un poëte, et c’est vous, Monsieur, qu’elle a choisi pour remplacer M. Empis. Un mot suffirait pour justifier son choix ; vous êtes l’auteur des Iambes, cela dit tout. Par une fortune singulière, le titre de la première et de la plus brillante de vos productions poétiques est devenu, pour ainsi dire, votre nom personnel. Bien des gens ne connaissent pas M. Barbier ; l’auteur des Iambes est connu de tout le monde. Ainsi les noms de nos vieux maréchaux s’effacent et disparaissent sous le nom que la victoire leur a donné.

Quarante ans se sont écoulés depuis le jour où parut la première de vos satires politiques, votre fameuse Curée. C’était au lendemain de la révolution de Juillet, à cette heure si triste où le butin se partage et éveille tant de convoitises. Au spectacle de toutes ces mains tendues, et que la poudre n’avait pas noircies pour la plupart, votre indignation juvénile éclata en des vers si passionnés et si beaux qu’on les sait encore par cœur. Le soleil de juillet lui-même n’avait pas été plus brûlant. Plein de cet enthousiasme qu’inspire le premier jour d’une révolution à ceux qui n’en ont encore vu qu’une, votre cœur naïf, à côté de l’avidité des solliciteurs qui le révoltait, n’apercevait que patriotisme et que dévouement dans la foule. Vous étiez le Tyrtée de la révolution-de 1830, comme André Chénier l’avait été de la révolution de 1789, et, comme lui aussi, bien des déceptions vous attendaient, moins cruelles que les siennes pourtant, grâce au ciel ! Vous avez pu chanter les vôtres tout à votre aise et ajouter bien des Iambes à votre premier cri d’enthousiasme et de colère ; André Chénier n’a eu le temps de consigner les siennes que dans ce peu de vers immortels, mais inachevés, qu’il écrivait presque au pied de l’échafaud.

Quoi qu’il en soit, Monsieur, du premier coup vous aviez créé un genre, ce qu’on peut appeler la satire populaire ou démocratique, et avec le genre la langue que ce genre demande, une langue vraiment neuve, non par l’invention de mots nouveaux et étranges, mais par l’emploi vigoureux et hardi des mots de l’usage vulgaire. À mesure que montait le flot des passions qu’une révolution, même la plus juste, soulève toujours, et que décroissaient vos illusions ; aux cris des émeutes, au bruit du tambour battant le rappel ; au spectacle plus affligeant encore de la licence des mœurs au théâtre, dans les bals publics, du débordement des doctrines et des idées les plus faites pour corrompre et abattre le cœur de ce peuple qui vous avait paru si grand, la colère bouillonnait dans votre âme de citoyen et de poëte ; les Iambes se succédaient avec une rapidité inouïe, sous des titres quelquefois bizarres, qui enflammaient encore la curiosité publique la Curée, l’Idole, la Popularité, Melpomène, Terpsichore, le Lion, Desperatio, et bien d’autres. Les années 1830 et 1831 en virent éclore le plus grand nombre. Il faut vous rendre justice : vous ne faisiez grâce à aucun scandale, pas plus aux scandales de la rue qu’à ceux des salons et des antichambres ; vous n’épargniez personne, et moins que personne ce peuple que vous aviez d’abord presque divinisé. Votre muse vengeresse portait courageuse ment sa lyre jusque sur ces rivages empestés dont la seule vue aurait fait fuir une muse plus délicate. Ce que chante la vôtre, elle le peint ; il ne faut pas vous lire si l’on veut ignorer jusqu’où le génie du mal et l’emportement des passions peuvent faire descendre la pauvre humanité, malgré le signe de Dieu empreint sur son front.

On vous a lu pourtant. Le succès a été immense. On vous a si bien lu, et vos vers sont entrés si profondément dans les mémoires, qu’aujourd’hui encore une bonne partie du public en est demeurée à vos Iambes, et vous considère, ou peu s’en faut, comme un homme mort depuis bien des années pour la poésie. Il y a si longtemps qu’il n’a rien fait entendions-nous dire au moment de votre nomination. Tant de vers, qui attestent la souplesse de votre talent, sont restés comme non avenus pour ces obstinés et exclusifs admirateurs de vos Iambes. Ils admettraient plutôt, je crois, l’existence d’un autre M. Barbier, poëte d’un ordre moins élevé, mais plus gracieux et plus pur, auquel nous devrions les Silves, par exemple, ces fantaisies charmantes de votre veine poétique, nées du caprice de chaque jour et de l’inspiration fortuite des bois et des champs, de l’aspect d’un nuage qui vole dans le ciel, de l’éclat subit d’un rayon de soleil qui réjouit les fleurs ou va se briser contre l’ombrage d’un grand arbre ; les Chants civils et religieux, défense rhythmée et souvent éloquente de tout ce qui a droit au respect dans la société, la religion, la propriété, le mariage, la vieillesse, dont la cause est la nôtre aujourd’hui et sera demain celle des imprudents qui la méprisent en nous ; ces Satires nouvelles, dont le badinage ingénieux s’éloigne, il est vrai, beaucoup de la rude et presque sauvage allure de l’auteur des Iambes ; les Rimes légères, enfin, une de vos plus agréables publications , qui vous montrent sous la figure un peu inattendue d’un aimable et sensible épicurien.

Encore pourrait-on pardonner à ces entêtés de ne vous avoir pas reconnu dans votre traduction en vers du Jules César de Shakespeare ; les chaînes de la traduction sont trop lourdes à traîner pour un talent aussi spontané que le vôtre ; ou dans les trois nouvelles que vous avez fait paraître sous le titre de trois passions, le Jeu, l’Amour et l’Idée. L’amour et le jeu sont aussi vieux que le monde. L’idée est une passion de notre temps. C’est une forme nouvelle du fanatisme et de l’orgueil, l’idole à laquelle on élève des autels dans son cœur. Je n’aime pas votre Marcel, le héros de l’Idée. Il se sacrifie, il est vrai, à son idée, qui n’est qu’une idée politique et socialiste ; mais se sacrifier à son idée, qu’est-ce donc, sinon se sacrifier à soi-même ? Il se fait tuer pour son idée, mais il tue aussi les autres. Ce n’était pas à son idée, mais à son devoir, que se sacrifiait le chevalier d’Assas ; et le meurtrier de César, Brutus lui-même, que vous condamnez avec tant de raison dans l’excellente préface de votre traduction de Shakespeare, en immolant le grand homme qu’il aimait, n’en faisait pas le sacrifice à son idée ; il obéissait ou il croyait obéir aux dures lois de sa patrie malgré son cœur.

Deux poëmes cependant, publiés peu de temps après vos Iambes, il Pianto et Lazare, ont bravé avec succès cette terrible concurrence. L’un et l’autre sont le fruit de vos voyages. Vous êtes bien un vrai poëte, Monsieur ; tout ce qui frappe vos yeux, tout ce qui fait naître une pensée dans votre esprit, un sentiment dans votre cœur, prend aussitôt la forme poétique sous votre plume. Il Pianto, ou le gémissement, est un touchant appel à l’opinion en faveur de cette Italie si belle par son climat et par son soleil, si grande dans l’histoire des arts par ses Raphaël et ses Michel-Ange, si malheureuse, quand vous l’avez vue, sous le joug de l’étranger qui l’opprimait. Il est brisé aujourd’hui, ce joug ! Que cette glorieuse phalange d’artistes, dont vous invoquiez le souvenir, se lève et salue de ses acclamations le libérateur ! Ou, si la pierre de leur tombeau est trop lourde, la reconnaissance de l’histoire acquittera leur dette ; l’affranchissement de l’Italie suffirait seul à illustrer un règne !

Le tableau de la misère anglaise est le sujet de votre second poëme. Votre muse n’a pas craint d’en affronter les plus révoltants détails. Bien aveugle, cette fois, qui n’aurait pas reconnu l’auteur des Iambes dans ces vers forgés sous un marteau brûlant. La Lyre d’airain, le Gin, le Minotaure, peuvent se placer hardiment à côté de la Curée, de l’Idole et de vos plus belles pièces. C’est la même vigueur, la même soif d’impitoyable vérité dans la peinture. Le spectacle de la misère anglaise, en affligeant vos yeux et votre cœur, ne vous a pourtant pas fait méconnaître la grandeur de l’Angleterre. Tant de douleurs et de souffrances ne vous ont pas caché les causes qui élèvent cette nation à un si haut rang dans le monde, cet indomptable esprit de travail, ce bon sens, cette patience qui la caractérisent, ce patriotisme que rien ne décourage et ne rebute. Puissent les peuples qui essayeront de lui prendre ses institutions, lui prendre aussi ses mœurs, avancer comme elle d’un pas modéré, mais sûr, vers le progrès, et ne jamais compromettre la liberté acquise dans le fol espoir d’en acquérir un peu plus vite une un peu plus grande !

Monsieur, le caractère d’un véritable écrivain, et surtout d’un poëte, se peint toujours dans ses ouvrages. Deux choses m’ont frappé dans vos Iambes : votre franchise, vous n’hésitez jamais à corriger, par de nouveaux vers ceux que l’emportement de la plume a pu vous arracher quelquefois, et dont l’expression dépasse la mesure de vos sentiments ; votre indépendance, vos opinions, et vos erreurs même sont les vôtres, jamais celles de la mode ou d’un parti, quel qu’il soit. Franchise et indépendance, deux qualités rares ! Vos poésies m’en fourniraient de nombreux exemples. Quel dommage qu’il ne soit pas facile de lire tout haut, devant une assemblée comme celle-ci, une suite un peu longue de ces vers qu’on lit avec entraînement tout bas, même malgré soi ! Mon vers rude et grossier est honnête homme au fond, avez-vous dit dans le prologue de vos Iambes. La forme, qui ne le sait ? fait passer bien des choses. Le fond aurait-il le même privilége ? Essayons, un peu de courage.

La liberté, écriviez-vous dans votre première satire, la Curée :

... la liberté n’est pas une comtesse
Du noble faubourg Saint-Germain,
Une femme qu’un cri fait tomber en faiblesse,
Qui met du blanc et du carmin ;
C’est une forte femme

Ah ! me voici obligé de m’arrêter tout court ; je saute au dernier vers :
… Et qui veut qu’on l’embrasse
Avec des bras rouges de sang.

Cette liberté-là n’est pas la mienne, Monsieur ! Elle n’est pas la vôtre non plus. Par une confusion assez naturelle alors, vous aviez révolution-dans l’esprit ; votre plume a écrit liberté. Aussi avez-vous senti le besoin de protester vous-même contre le sens qu’on aurait pu donner à vos paroles. Il suffit, pour le voir, de tourner quelques pages et de lire dans la Popularité ces vers, aussi beaux que les premiers, et plus conformes à la générosité de votre âme, dans lesquels vous vous élevez avec une si noble indignation contre une nouvelle race de courtisans, les flatteurs du peuple. N’est-ce pas pitié, vous écriez-vous éloquemment,

D’entendre autour de lui mille bouches mielleuses
Souillant le nom de citoyen,
Lui dire que le sang orne des mains calleuses
Et que le rouge lui va bien ;
Que l’inflexible loi n’est que son vain caprice,
Que la justice est dans ses bras,
Sans craindre qu’en ses mains l’arme de la justice
Ne soit l’arme des scélérats !

Nous voilà d’accord, Monsieur !

Citons maintenant un exemple de votre indépendance, et ce sera tout. Il vous a plu un jour, c’était en 1831, d’accabler de vos malédictions le plus grand nom des temps modernes, un nom que chantait la bouche des poëtes les plus populaires, et sous lequel l’opposition la plus avancée elle-même s’abritait souvent, le nom de Napoléon. L’Idole est peut-être la plus entraînante de vos satires ; nulle part vous n’avez déployé plus de verve poétique ; on dirait que les vers jaillissent de votre âme comme un flot de lave ardente. Eh bien, Monsieur, cette justice que vôtre cœur de poëte aurait pu ne pas refuser au prisonnier de Sainte-Hélène, quand votre cœur de citoyen aurait cru ne rien devoir au vainqueur de Marengo, d’Austerlitz et de Wagram, je vous la rendrai ! Vous étiez injuste et cruel, à mon avis, dans vos invectives passionnées ; mais vous étiez indépendant et courageux en professant avec tant de hauteur une opinion qui blessait alors, vous ne l’ignoriez pas, le sentiment national dans sa fibre la plus sensible. La France pardonne beaucoup à la gloire, elle pardonne tout au malheur. La noble cavale, pour vous emprunter votre poétique comparaison, voyant à terre celui qui l’avait conduite à tant de victoires, baissait tristement la tête, et, ne se souvenant plus de ses sueurs et de son sang prodigués, elle laissait couler de ses yeux, sur le héros vaincu, ces grandes larmes que l’âme de Virgile a si bien vues et si bien peintes :

… Guitisque humectat grandibus ora.

Croyez-moi, tous les poëtes du monde s’y mettraient qu’ils ne dégoûteraient pas l’humanité de la gloire, ce bien, le seul des biens de ce monde, dont le partage soit égal entre tous les enfants de la même patrie. Au fond de sa chaumière, le cœur du plus pauvre de nos paysans bat aussi fort, plus fort peut-être, à la nouvelle d’une victoire qui honore les armes françaises, que le cœur du riche dans son hôtel. L’humeur des poëtes est trop capricieuse, d’ailleurs. De la même plume dont il outrage le vainqueur de Darius, Boileau célèbre triomphalement les conquêtes de Louis XIV, et vous-même, Monsieur, en 1840, dans ce drame satirique auquel vous avez donné le titre un peu étrange de Pot de vin, n’invitiez-vous pas la France à sacrifier tous ses intérêts matériels, commerce, richesse, industrie, pour aller planter son drapeau libérateur en Italie, en Espagne et jusqu’en Pologne ? Toutes les guerres de l’Empire à la fois ne vous faisaient plus peur, même avec Napoléon de moins pour commander nos soldats !

Touchez là, Monsieur ; nous n’aurons pas d’autre querelle. L’amour des lettres porte dans le cœur un esprit de concorde et d’union. D’autres, parmi nos confrères, auraient bien mieux fait ressortir que moi votre talent de poëte, dans son caractère et dans ses nuances ; nul ne le sent plus vivement. Vous êtes de la race des Juvénal, des Gilbert, et proche parent de celui dont j’ai déjà prononcé le nom immortalisé par le talent et le malheur, André Chénier. On n’emportera pas vos Iambes à la campagne comme on emporte un Horace, un Boileau, un Lamartine ; on ne s’en fera pas une lecture familière, une consolation dans les jours de peine, un plaisir de plus dans les jours de bonheur. On les lira pour se fortifier l’âme et s’affermir dans le bien par l’horreur du mal. Il ne faut pas beaucoup de livres de ce genre : il en faut quelques-uns ; le vôtre était nécessaire à l’époque où vous l’avez publié. Il y a longtemps, Monsieur, qu’il m’avait inspiré pour vous la plus sincère et la plus haute estime. Dans les rapports qu’a établis entre nous notre nouvelle confraternité, à l’estime s’est jointe l’affection la plus vraie, et ce jour où j’ai le plaisir et l’honneur de vous recevoir restera certainement dans ma mémoire comme un des plus aimables et des meilleurs de ma vie.