Réponse au discours de réception d’Alfred de Musset

Le 27 mai 1852

Désiré NISARD

RÉPONSE DE M. NISARD

Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. ALFRED DE MUSSET

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE DU 27 MAI 1852

 

 

Monsieur,

En traçant le portrait de l’homme rare auquel vous succédez, vous aviez craint d’omettre quelque trait caractéristique, ou d’ajouter quelque trait de votre invention. Vous devez être rassuré. Le personnage que vous venez de peindre est bien le confrère dont la perte nous a été si sensible. Vous croyiez ne pas le connaître assez ; vous l’avez cherché, vous l’avez trouvé dans nos souvenirs encore douloureux, et vous nous l’avez rendu au vrai, comme ces peintres habiles auxquels il suffit des indications d’une famille affligée pour faire un portrait ressemblait de quelque mort chéri. On le sent à votre ton pénétré : vous avez aimé M. Dupaty. Pourquoi pas plus tôt ? Vous le dites avec tristesse : ce sont les révolutions qui brisent les amitiés anciennes et empêchent les amitiés nouvelles. Ne faut-il pas y ajouter, pour les gens de lettres, certaines préventions qui les rendent suspects les uns aux autres par l’effet des classements arbitraires de la critique ? Vous ne connaissiez pas M. Dupaty, par la très-mauvaise raison qu’il ne vous connaissait pas lui-même. L’Académie, vous le saurez de reste, est bonne à bien des choses : elle détruit ces préventions, elle rapproche des hommes qui se croyaient de deux camps opposés ; et, par ce noble usage de confier au nouvel élu l’éloge public de son prédécesseur, elle fait, nous venons de le voir, un dernier ami à celui qui n’est plus.

Vous ne m’avez laissé rien à dire, Monsieur, de la vie de M. Dupaty, ni de ses aimables ouvrages, ni de ce qu’on pourrait appeler ses qualités héroïques. Après votre discours, après celui que vous avez rappelé, et qui eût rendu notre tâche si difficile, s’il s’agissait ici d’une lutte de bien dire, et non d’une sincère émulation de regrets, rien ne manque à l’hommage qui était dû à notre confrère. Mais peut-être reste-t-il quelque chose à ajouter sur son caractère privé, sur ce que fit l’homme de tous les jours. Votre discours le fait deviner ; j’essayerai de le dire ; et si j’y mêle mes sentiments personnels, l’Académie me le permet, sachant bien que je ne songe pas à les distinguer des siens, mais à donner quelques motifs de plus de notre regret commun. Je ne sais rien d’ailleurs de M. Dupaty que ne sachent tous ceux qui l’ont pratiqué et aimé. Mais, admis un des derniers à l’honneur de son amitié, peut-être ai-je été plus attentif à tout ce qui en faisait le prix, et ai-je goûté plus profondément un bien que je voyais si près de m’échapper !

On a souvent dit de M. Dupaty : Il n’y a plus d’hommes tels que celui-là ! Est-ce à dire qu’il a emporté avec lui les qualités d’esprit et de cœur que vous venez de louer si dignement ? Ces qualités, grâces à Dieu, lui survivent ; elles sont l’apanage de l’homme, et elles animent parmi nous d’autres cœurs d’élite. Mais M. Dupaty les avait d’une certaine manière qui les lui rendait propres et personnelles ; et c’est cette manière qu’il a emportée avec lui.

Voilà pourquoi on peut parler de sa probité, quoique parler de la probité d’un homme, ce soit, à ce qu’il semble, ou le louer de trop peu, ou trop peu estimer les autres hommes. Mais de même qu’il y a une probité chagrine qui se paye de ce qu’elle fait par trop d’estime pour elle-même et trop de sévérité pour autrui, de même il y en a une autre plus aimable qui ne se donne pas pour une rareté, afin de n’offenser ni de ne décourager personne, et qui, indulgente pour les autres, n’est sévère que pour elle seule. Telle était la probité chez M. Dupaty. C’est la différence entre l’honnête homme et le galant homme. Le monde nous donne le premier titre par esprit de justice ; le second, qui semble avoir été inventé pour M. Dupaty, c’est le cœur de nos amis qui nous le décerne.

Ce que j’ai dit de sa probité, je le dirai de sa bienveillance. Il y a aussi deux sortes de bienveillance : l’une qui s’arrête aux bons mouvements et se dissipe en paroles ; l’autre, qu’un grand docteur de l’Église, saint Ambroise, a raison de mettre au-dessus de la bienfaisance même, parce qu’elle y mène invinciblement, et qu’elle donne encore là où la bienfaisance n’a plus à donner. C’est de cette façon que M. Dupaty était bienveillant. Il s’était comme engagé à vie au service de tous ses amis, et peu s’en fallait qu’il ne fut pour ami quelconque avait besoin de lui. Tout ce qu’on peut avoir d’habileté permise pour ses propres affaires, sa bienveillance le lui suggérait pour les affaires des autres. Soit qu’il s’agit d’une froideur à dissiper dans l’intérêt d’un ami, ou d’une volonté incertaine à faire pencher en sa faveur, ou d’une confidence à attirer sans avoir l’air de l’attendre, personne n’était plus pénétrant ni d’une insinuation plus efficace. Il m’a fait souvent penser, contre l’apparence, que le dévouement est la plus sûre des lumières, et que l’égoïste consommé, qui étudie les hommes pour s’en servir, les connaît moins que l’homme bienveillant qui s’aide de leurs imperfections même pour leur faire du bien.

Cette habileté innocente qui le rendait si utile à ses amis, il l’oubliait quand il s’agissait de lui-même. Il semblait qu’il ne fût armé que pour la défense des autres. Toujours confiant, l’âme découverte et nue, il vivait au milieu du monde comme au milieu d’amis, s’avançant au-devant d’inconnus, non du pas prudent des gens qui tâtent le terrain, mais comme un enfant qui ne soupçonne pas de pièges. Je lui en parlais souvent, et m’étonnais qu’ayant toujours été si exposé, il eût été si respecté, et que le monde lui eût permis d’être un si galant homme impunément. Il m’en donnait des raisons tout à 1’éloge du monde. Pour moi, tout en croyant que la loyauté et l’ouverture sont une meilleure défense que l’artifice, j’expliquais cette impunité de l’homme de bien, chez M. Dupaty, par une susceptibilité courageuse dont on n’eût pas osé se jouer. Nul n’était plus prompt à pardonner une offense ; mais on savait qu’il ne la pardonnait qu’après l’avoir relevée.

La promptitude d’esprit qu’ont certaines gens pour la médisance ou la raillerie, il l’avait pour la louange. Quelques personnes n’y voulaient voir d’abord qu’une certaine frivolité sur un fonds d’obligeance naturelle ; mais, à l’user, elles reconnaissaient dans cette prétendue frivolité une justice délicate qui tenait compte à chacun de ce qu’il avait d’aimable. Que tous les compliments qu’il savait si bien faire ne fussent pas toujours mérités, le plus grand tort en était aux gens ; pour lui, c’était un peu de liqueur généreuse, débordant d’un vase trop plein.

Il était aimable jusque dans une faiblesse dont on peut parler à l’honneur de sa mémoire. Auteur et poëte, comment n’eût-il pas eu beaucoup de tendresse pour ses ouvrages ? Il aimait donc à en parler, mais comme on parle de ses meilleurs sentiments ; il aimait à lire ses vers, mais comme ce qu’il savait de mieux à dire à ses amis. Sa faiblesse, c’était peut-être de voir des amis dans tous ceux auxquels il lisait ses vers. Si c’était plutôt un peu de vanité littéraire que trop de candeur, je l’ignore : en tous cas, j’aime mieux la vanité qui parle que celle qui se tait ; car ce que Sénèque a dit des douleurs de l’âme, n’est pas moins vrai des vanités : les petites parlent beaucoup, les grandes sont muettes.

Aussi bien, ce n’est point de ses anciens ouvrages qu’il était vain, quoique ce que vous venez d’en dire, Monsieur, avec la double autorité du succès et du talent, prouve qu’il en aurait eu sujet. De tout son passé si brillant, il avait coutume de dire : « Je suis entré à l’Académie avec de la monnaie de billon. » Sa plus grande complaisance se portait sur ce qu’il composait, au moment où il le composait ; et le pire qu’on risquât en l’allant voir sur les entrefaites, c’était d’entendre un poëte septuagénaire débitant, avec le feu de la jeunesse et l’enthousiasme de l’art, de très-beaux vers, composés le plus souvent dans des nuits sans sommeil, où il voulait, disait-il, regagner le temps perdu, et où il abrégeait sa vie.

Vous avez fait un juste éloge d’Isabelle de Palestine, qui fut d’abord un opéra-comique, puis une tragédie, et que j’ai vu peu à peu tourner à l’épopée. C’est cette pièce dont il aimait à réciter des passages à ses amis. Il la recommençait sans cesse, comme s’il avait eu une seconde vie devant lui. Il est tel feuillet du manuscrit qui est formé de vingt feuillets superposés, et le dernier ne devait pas être le feuillet définitif. Quand on engageait M. Dupaty à s’arrêter, « J’expie, disait-il, la trop grande facilité de mes premiers succès. » Sur la fin de sa vie, une grave affection de la vue l’empêchant d’écrire, toutes ces corrections se faisaient dans sa mémoire, et c’était, chaque matin, comme un flot nouveau qui effaçait ce qu’il avait écrit la veille sur le sable. Souvent je lui offris ma main pour fixer sur le papier de très-beaux passages pour lesquels je craignais quelque rature dans la nuit. Il aimait mieux les garder dans sa tête pour en être plus longtemps le maître. C’est ainsi qu’il a emporté dans la tombe ses plus beaux vers. Que ne les ai-je retenus ? Que n’ai-je du moins le crédit de persuader que cet ouvrage, rendu public, lui eut assuré, à plus de trente ans de sa vogue de jeune homme, une renommée durable !

Dans ce poëme tout religieux, M. Dupaty voulait rendre sensible par la forme dramatique l’idée chrétienne qui met tout le mal à la charge de l’homme, et rapporte tout le bien à Dieu. Cette idée était devenue pour lui une croyance de cœur, dès le jour de ce combat du 13 prairial que vous avez si bien raconté. Quand le vaisseau le Patriote fut hors de danger, l’aspirant Dupaty, étonné d’être debout et sans blessure sur le pont jonché de cadavres, voulut voir si dans toutes les parties du bâtiment où l’avaient appelé son devoir et entravé son courage il y avait un espace de la largeur de sa tête, que les boulets anglais n’eussent pas troué. Il se trouva que, durant ce glorieux combat d’un de nos vaisseaux contre trois, le jeune officier n’avait pas fait un pas sans qu’un boulet ne prît sa place, pas un mouvement sans que la mort n’eût passé devant ou derrière lui. Sa vie, ainsi sauvée, lui parut un bienfait direct de la Providence, et désormais il en fit deux parts, prenant à son compte tout ce qui lui arrivait de mal, renvoyant à la Providence le bien même dont il eût pu faire honneur à sa volonté. Il confessait ainsi le dogme chrétien qui concilie la Providence avec le libre arbitre ; dogme incompréhensible pour ceux qui ne savent pas s’en vouloir de leurs fautes, ni n’être pas vains de leurs vertus ; croyance facile et familière pour l’homme de bien.

Je comprends que M. Dupaty ait eu cette croyance, et qu’il y ait été fidèle jusqu’à la mort. Outre sa vie plusieurs fois sauvée de périls extrêmes, vertus, talents, tout chez lui était don d’en haut : il le sentait, et il ne se servait de la réflexion que pour s’ôter le mérite de ce qu’il faisait sans elle. Ce poëme qu’il tint renfermé non-seulement pendant les neuf années que prescrit Horace, mais pendant la moitié de sa vie, ne fut qu’une longue et douce méditation sur toutes ces choses, et, en dernier lieu, une préparation à ce qu’il regardait comme le dernier bienfait de la Providence, la mort dans la paix de l’homme humble et reconnaissant. C’est pour cela qu’il ne voulut ni l’achever ni le livrer au public, et que jusqu’aux approches de l’heure suprême il put, sans profanation, mêler et par moments confondre ses derniers rêves de poëte et ses dernières prières de chrétien !

Un esprit si aimable, un cœur si rare avaient valu à M. Dupaty une grande faveur à l’Académie. Son secret pour la garder était bien simple ; il aimait l’Académie, et l’Académie le savait. Aimer l’Académie, c’est autre chose que de s’y plaire, et de s’y montrer assidu à des séances où l’on entend les maîtres de la parole et de la plume parlant des choses de l’esprit. Aimer ainsi l’Académie, c’est l’aimer pour soi. M. Dupaty l’aimait de la vraie façon, pour elle-même. Il lui était fort dévoué, et n’avait rien plus à cœur que de lui plaire. C’est pour cela, Monsieur, que vous alliez devenir, presque à son insu, son candidat. On avait pu lui donner quelques scrupules d’école, non sur la valeur de vos titres, mais sur leur orthodoxie classique. Ce qu’il pressentit des dispositions de l’Académie à votre égard le tourna peu à peu du côté de vos espérances. Je vis les scrupules se dissiper et naître la sympathie. Je me souviens qu’il me parlait de votre mère. Son cœur était déjà dans vos intérêts : votre cause était gagnée.

Comment M. Dupaty n’eût-il pas aimé en vous ce que vous avez de commun avec lui, parmi des différences profondes, l’inspiration, la veine ? C’est ce que je me félicite d’avoir goûté des premiers, il y a vingt ans, dans les poésies de votre début. Tandis que bien des lecteurs s’en inquiétaient pour les lettres et pour vous-même, j’osais en faire l’éloge dans un des mille écrits oubliés, auxquels votre premier recueil donna sujet ; et peut-être me sera-t-il permis, le jour où vos vers vous font entrer à l’Académie, de rappeler que, dès ce temps, je vous voyais marcher, tout en vous jouant, dans le grand chemin qui y mène. Votre recueil avait des défauts ; mais tandis que chez d’autres les défauts ont l’air de tenir à leur chair et à leurs os, vous portiez les vôtres comme un déguisement pour un jour de plaisir. On sentait que le naturel et la franchise prendraient bientôt le dessus, et que cette source jaillissante de vive et fraîche poésie, qui sortait, mêlée d’un peu de vase, à vingt pas de là, coulerait pure et limpide.

Je ne veux pas m’attirer à moi-même ce que vous venez de dire de si noble contre ceux qui s’entêtent à ne pas croire à la conversion des gens, pour se donner le plaisir de leur reprocher des erreurs dont ils sont guéris. Mais comme tout événement doit avoir sa morale, il semble que votre réception n’aurait pas la sienne, si, pour ne pas rappeler les légères fautes de vos commencements, on risquait de ne pas faire ressortir assez le mérite de vos progrès : et puisque j’ai parlé de conversion, en gardant le silence sur les erreurs passées, n’ôte-t-on pas à la conversion ce qui lui donne l’autorité du bon exemple ? Vous êtes en vue aujourd’hui, Monsieur, pour que les lettres, auxquelles vous êtes si cher, rapportent une partie de l’honneur que vous recevez aux principes qui vous ont aidé à le mériter ; et, dans les éloges que je vous adresse au nom de l’Académie, je craindrais de faire tort tout à la fois aux principes en ne disant point ce qu’ils ont fait pour vous ; à vous, Monsieur, en ne disant point ce que vous avez f’ait pour vous-même.

Vous aviez pris pour le héros de vos premières poésies l’Enfant de siècle. Vous nommiez ainsi un jeune homme sorti la veille du collége, et qui s’était jeté dans les plaisirs, pensant entrer dans la vie. La mode était alors de mépriser les hommes avant de s’être mêlé à eux, de douter de la vertu avant d’avoir eu des devoirs, et de Dieu avant de le connaître. L’Enfant du siècle avait donné dans cette mode, s’imaginant qu’il prenait possession de ses vrais sentiments. Admirateur de lord Byron, s’il ne se croyait pas lord Byron, tout au moins se croyait-il son don Juan.

Pour peindre ce personnage au naturel, vous vous étiez mis à douter vous-même de choses infiniment moins respectables, mais qui ne laissent pas d’avoir leur prix, notre vieille prosodie, par exemple. Vous étiez le plus vif à cette guerre qu’on lui fit sous la bannière de l’enjambement et du vers brisé ; guerre dont, elle et vous, vous êtes seuls sortis sans blessures.

Vous aussi vous admiriez beaucoup lord Byron ; mais, pouvant déjà imiter de lui les admirables poëmes où son imagination sincère domine son humeur, vous aimiez mieux le Don Juan, par lequel il a fini, en persifflant toutes choses, même la poésie. Toutefois, plus d’un passage où vous aviez rencontré ses beautés en cherchant peut-être ses défauts, et bon nombre de vers que vous aviez bien voulu laisser sur leurs pieds, charmaient tous ceux qui se connaissent aux nouveautés durables ; en sorte que jamais début littéraire ne causa tant d’inquiétude et ne donna tant d’espérance.

Vous aviez alors l’âge de votre héros. Moins de quatre ans après, nous vous retrouvons, lui et vous, mais combien chargés ! L’Enfant du siècle est un sérieux jeune homme, déjà las des passions contre lesquelles il lutte encore. Le premier orgueil de la vie a été abattu. L’arme du doute avec laquelle il jouait enfant, a éclaté dans ses mains saignantes. Dans l’excès de sa douleur, il s’en prend au XVIIIe siècle, à Voltaire, à lui-même. Il vaut mieux, parce qu’il a souffert ; et s’il, n’est pas encore édifiant, son exemple n’est déjà plus à craindre.

À mesure que le modèle était devenu meilleur, le talent du peintre avait grandi. C’est peu de laisser là les vers brisés, comme Sixte-Quint jetant ses béquilles, au grand déplaisir des dupes de la théorie, qui comptaient leurs beaux vers par le nombre de ceux qu’ils estropiaient ; vous entriez dans la voie de la grande poésie. Vous trouviez, pour toutes les contradictions du cœur de votre héros, pour la vanité de ses plaisirs, pour ses réveils généreux après la léthargie, pour cet amour persévérant de l’art et du beau, qui tantôt le charme comme un rêve, tantôt le poursuit comme un reproche, vous trouviez des vers pleins de force et de couleur, et vous rachetiez vos irrévérences envers la vieille prosodie en la rajeunissant. De vos vers de jeune homme, il ne restait déjà plus que la jeunesse, la première et la dernière des grâces du vrai poëte.

Vous n’imitiez plus lord Byron ; mais n’y a-t-il pas une imitation indirecte qui vient d’avoir trop aimé le modèle ? Celle-là se mêlait encore à vos richesses naturelles : elle n’y a rien ajouté ; et votre exemple m’est une preuve illustre qu’il y aura toujours plus de péril que de profit pour nos poëtes à se laisser aller aux charmes du grand poëte anglais.

Ce farouche plaisir que prend lord Byron à ne respecter rien de ce que nous respectons, à briser dans notre main le bâton qui nous aide à marcher, à nous ôter tous les ressorts naturels de notre âme, pour les remplacer par l’orgueil, comme si l’orgueil était possible à beaucoup d’hommes, ou comme s’il soutenait personne ; cette fureur de singularité par laquelle il aime mieux le désespoir pour lui seul qu’une espérance qu’il faudrait partager avec les autres hommes ; ces contradictions du poëte qui s’enthousiasme, et du penseur qui ne tient pas pour vrai ce qu’il pense ; tant d’élan pour tomber de plus haut dans l’abîme ; tant de lumière pour produire ce qui ressemble le plus à la nuit profonde, l’éblouissement ; tout cela ne convient pas au génie sain et pratique de notre pays. Pour un tour d’esprit de ce genre, il faut une langue chargée de mystère et d’ombres, toujours en deçà ou au delà des mots qui servent à exprimer les passions générales et les vérités accessibles à tous. Notre langue ne veut point s’y prêter ; et c’est tant mieux pour nos poëtes, car en leur refusant son service pour l’imitation étrangère, elle les renvoie à leur naturel, et d’un imitateur ingénieux, mais gêné, elle fait un poëte libre et original.

C’est ce qui vous est arrivé, Monsieur; et, quoiqu’il y ait beaucoup à louer dans ce que vous avez imité ou reproduit naturellement du grand poëte anglais, permettez-moi de préférer ce que vous tirez de votre propre fonds. Lord Byron ne vous a pas donné l’idée de la belle pièce, Espoir en Dieu, où, après vous être débattu si douloureusement avec le doute, vous finissez par les accents de l’hymne religieux. Vos Nuits de mai, d’août, de septembre, sont votre bien propre et le nôtre ; et la sensibilité par boutades de l’auteur de Don Juan ne vous a pas inspiré ces admirables stances sur la mort de madame Malibran, où, de ce qui fut, il y a quinze ans, le regret passager de la société polie, vous avez su faire un sujet éternel de douces larmes.

Ces pièces, qui ne périront pas, nous font toucher, Monsieur, au dernier progrès de votre talent, alors que vous vous séparez de l’Enfant du siècle pour ne plus parler qu’en votre nom. Vos muses sont désormais la raison, restée libre, mais sans caprices ; la mélancolie, qui vient en son temps des choses trop aimées, et qui nous invite à en chercher de meilleures ; le doute, parfois encore, mais le doute triste, touchant, et qui va se rendre ; la tendresse, qui survit à la passion, et qui en purifie les souvenirs ; l’aimable philosophie, qui nous guérit du dédain stérile. Tout, dans vos dernières poésies, est à la fois plus viril et plus doux. Les esprits difficiles disent pourtant qu’on y pourrait surprendre quelques vers qui trahissent votre ancienne inimité avec l’Enfant du siècle. J’ai le bonheur de ne pas les voir ; et j’admire avec quel mélange de liberté et d’art, de hardiesse et de mesure, vous faites faire place à votre pensée au milieu des difficultés de notre langue. Quelquefois, c’est en vous jetant tout au travers ; mais, le plus souvent, ce sont les obstacles qui paraissent se retirer d’eux-mêmes devant vous.

Tandis que vous marchiez, chaque jour, à plus grands pas dans les voies de la belle poésie, vos opinions littéraires se rapprochaient de plus en plus de la vérité. Opinions est peut-être un mot un peu pédantesque pour vous, qui avez plus songé à produire qu’à juger, et à la poésie qu’à l’esthétique. Appelons cela vos sentiments sur l’art et sur ses exemplaires immortels ; c’est aussi sérieux, et plus aimable.

Au commencement, les novateurs croyaient avoir de vous d’assez bons gages. Vous ne ménagiez pas les doctrines classiques, qui pourtant ne vous gênaient guère, et qui trouvaient même leur compte à la façon piquante dont vous les attaquiez. Dans une boutade de jeunesse contre ce que la critique appelle la vérité du cœur humain, vous disiez, avec trop d’esprit pour la cause :

Le cœur humain de qui, le cœur humain de quoi ?

Et le lendemain, car c’était à deux ou trois ans de là, vous rendiez hommage à cette vérité, en trouvant le cœur humain dans votre propre cœur. Vous vous rangiez librement aux doctrines classiques, comme à des lois faites pour vous. Avec quel sentiment ne parlez-vous pas de nos grands écrivains ! Autour de vous, on admirait Molière pour faire pièce à tel de ses illustres contemporains ; vous, vous l’admiriez sans dire de mal de Racine. Pour louer la Fontaine, vous retrouviez quelques-uns de ses vers.

Dans cette justesse exquise sur tout ce qui touche à l’art français et à ses modèles, je ne regrette qu’une chose : c’est que vous en ayez excepté Boileau. Vos dernières rigueurs contre lui remontent, il est vrai, à dix ans. Mais c’était au temps de vos plus beaux vers, et peut-être dans la meilleure de vos dernières pièces. De quoi lui en vouliez-vous ? Serait-ce de n’avoir pas été capable de certaines faiblesses intéressantes de votre Enfant du siècle ? Ce serait juste, s’il en avait eu la prétention. Vous lui préférez Regnier ! Pourquoi ne pas les aimer tous les deux ? Je vais bien le venger, Monsieur, en disant que, dans cette pièce où vous lui étes si sévère, vous avez plus d’un trait de cette poésie franche, sobre, colorée par le fonds, qui fait sa gloire ; et que, partout où votre aimable laisser-aller ne coule pas jusqu’au sans-façon de Regnier, vous écrivez comme Boileau.

Tout le monde sait le mot charmant de Voltaire, sur ce qu’il en coûte de dire du mal de Nicolas. Vous en avez pu dire impunément : cela seul me serait une preuve que vous deviez finir par n’en plus penser. Je puis donc vous prendre à témoin, Monsieur, qu’un poëte aurait une idée bien étroite de son art, s’il ne le reconnaissait pas dans l’homme illustre qui fait sortir la poésie de deux sources principales : le cœur d’un homme touché d’une passion vraie, et le cœur d’un homme de bien. J’irai plus loin ; aussi bien, aux yeux des gens qui n’aiment pas Boileau, j’ai, depuis longtemps, toute honte bue à son sujet, j’étendrais la maxime comminatoire de Voltaire à toute génération qui, en France, ferait mépris de Boileau. Témoin le XVIIIe siècle, Voltaire en tête, auquel il n’en eut pas pris mal, ce semble, d’avoir plus de respect pour sa morale, et d’être plus fidèle aux traditions de son grand goût. Aimer Boileau, non d’amour, qui le demande ? mais comme on aime la vérité et le devoir, est, j’ose le dire, une qualité sociale dans notre pays. Les vicissitudes de sa gloire, tour à tour ébranlée et raffermie, y marqueront toujours, dans la raison publique, un progrès ou un déclin.

Quand on vous a loué de vos vers, Monsieur, on n’a fait que la moitié de votre éloge. Les qualités de vos ouvrages en prose, comme celles de vos poésies, sont des dons. Vous ne cherchez pas cette phrase leste, piquante, de premier jet, que nous y adulerons, quoique un peu moins que vos vers. Si le travail la polit, l’inspiration vous la donne.

Le talent de conter brièvement, et avec intérêt ; l’art de rendre ce que vous imaginez aussi vraisemblable que ce que vous savez ; I’amour senti et peint délicatement, au lieu de cette métaphysique grossière du plaisir que certains romans nous donnent pour l’amour ; des descriptions qui ne viennent pas au secours d’une invention languissante, et ne sont que les cadres légers de tableaux agréables ; un dialogue vif, un style simple et franc, qui fait les fausses couleurs, comme votre récit fuit les descriptions ; enfin, la plume de Prévost, tenue d’une main plus légère, voilà ce qui distingue vos Nouvelles ; outre leur petit nombre, qui est à la fois une critique discrète de la fécondité des conteurs en ce temps-ci, et une manière de revendiquer, pour ce genre aimable, le mérite de la difficulté vaincue.

J’ai quelquefois assisté à des lectures qui se faisaient de vos Proverbes, devant d’aimables mères de famille, assises autour de la table du salon, dans la soirée, à l’heure où les enfants sont retirés. On s’envoyait des invitations pour ces fêtes délicates de l’esprit, et, ces jours-là, il n’y avait guère d’excuse. Quels succès de bon aloi n’y avez-vous pas obtenus, Monsieur ! Quels éloges précieux sortaient de toutes les bouches à la fin de la lecture ou dans les entr’actes, soit qu’il s’agit de louer la conduite ingénieuse et simple de la pièce, soit qu’on remit sur les traits d’observation fine ou de passion vraie, et qu’il s’engageât quelque contradiction aussi flatteuse que l’éloge, où ceux qui croyaient défendre la vérité contre vous ne s’avisaient pas de ne pas admirer votre esprit ! Ces lectures étaient elles-mêmes des scènes presque dignes de votre plume ; et vous seul auriez su peindre la vivacité de ces causeries inspirées par vous ; le silence, d’embarras plutôt que de blâme, aux endroits risqués, et le plaisir innocent que prenaient d’honnêtes gens à cette fantaisie discrète qui ne cache pas la réalité, à ce romanesque modéré qui ne dégoûte pas du devoir.

Il y eut un temps où le public impatient attendait ces Proverbes. Il les attendait, il ne vous les commandait point ; car c’est encore un de vos traits, que même en étant populaire, vous avez su ne pas obéir à la mode. Vous la forciez de prendre vos heures : c’est ainsi seulement qu’elle peut ajouter à la réputation des écrivains sans compromettre leur gloire. Est-ce le bruit de ces lectures de salon, alors presque générales, ou le succès de quelques représentations sur des théâtres de société, qui fit songer à porter vos Proverbes à la Comédie-Française ? Vous, Monsieur, vous n’y pensiez guère On vint vous dire, un jour, que, sans vous en douter, vous aviez écrit pour notre première scène ; et, fort heureusement, on vous le persuada. Il s’était formé tout exprès, pour vos pièces, des acteurs qui avaient senti naître en eux, en les lisant, le talent de les rendre. Tout était prêt. Il n’y fallait, on le sait, ni machines ni décors, et le magasin du théâtre n’avait pas à prendre part au succès. Vous fîtes choix, par ces petites pièces, des plus propres à la scène ; nous allâmes applaudir au théâtre ce que nous avions applaudi a la lecture ; mais ce n’était plus des proverbes : le public leur donna leur vrai nom ; il les appela des comédies

Toutes ont réussi ; quelques-unes resteront au théâtre. Elles y resteront d’abord à titre de tableaux fidèles des mœurs de notre temps, s’il est vrai, comme le disent de très-bons juges, que vos personnages existent, et que vous ayez peint d’après nature un certain monde, – le grand monde, dit-on, – élégant, aiguisé ou plus spirituel que passionné, plus jaloux de parer u¹ trait d’esprit qu’un contre-temps, et de causer que d’agir. Elles y resteront en outre, et plus certainement, par mille traits de vérité durable, par des types déjà populaires, par le tour si français du dialogue, par plus d’une scène neuve, où vous ne permettez pas à vos originaux d’avoir plus d’esprit qu’ils n’en ont besoin, et à votre grand monde d’en avoir plus que tout le monde.

Vos ouvrages en prose ont cette grâce particulière, que, sans être jamais de la prose poétique, on y sent toujours le poëte. Quelle est cette poésie qui surnage ainsi parmi tout ce que vous avez écrit, jeunesse de sentiment et de pensée, frais coloris, musique intérieure que vous seul savez noter ? Je l’ignore, mais je la sens, et l’impression en est charmante. On ne dira pas de vous, Monsieur, ce qu’Ovide a dit de lui, Que tout ce que vous voulez écrire est un vers ; on dira : Que tout ce que vous écrivez est d’un poëte. Là est votre gloire. Vous êtes poëte en un temps qui lit plus de vers par respect humain que par goût ; et ce temps est étonné de vous lire avec plaisir, et il vous applaudit de la douce violence que vous lui faites. Il est plus aisé de dire à quel rang vous appartenez, qu’à quel genre. Poëmes dramatiques, élégies, contes, satires inclinant vers l’épître, chansons, stances, tous ces genres vous doivent ou des modèles agréables ou quelques beautés nouvelles. Il y a des gens qui cherchent encore un sonnet sans défaut : je pourrais leur en montrer plus d’un dans votre Recueil. Enfin, quand il vous plaît de traduire un poëte ancien, vous écrivez d’original. L’ode d’Horace à Lydie, dans vos vers si aisés, si vifs et si fidèles, est elle plus d’Horace que de vous ?

Que vous dirais-je encore, Monsieur ? Vous êtes poëte, et vous n’avez jamais songé à être autre chose. La politique ne vous a point tenté. Vous avez fait pourtant des vers politiques, et de fort beaux ; mais soit que votre indignation prophétique flétrisse dès 1840, les doctrines sauvages de 1848, soit que vous adressiez à ceux qui régnaient alors de ces vers qui ne se tournent pas ;en outrage aux jours du malheur, parce qu’ils n’ont pas été des flatteries aux jours de la puissance, personne ne s’est avisé d’y voir une candidature au gouvernement. Vous avez fait de la politique comme en faisait la Fontaine, qui ne songeait guère à être ministre, mais qui se permettait par moments de rêver à la grandeur et à la gloire de son pays.

Enfin, le même bonheur qui vous a gardé de la politique vous a gardé de l’esprit de parti en littérature. Quoiqu’il ait plu à votre modestie de parler de vos maîtres, vous n’avez été le disciple d’aucune école ; c’est pour cela sans doute que vous n’avez pas eu, comme il arrive, à travailler de vos propres mains à votre gloire, sous prétexte de travailler à la fortune d’une école. Vous n’avez pas eu de camarades, mais vous avez eu beaucoup d’amis. Vos ouvrages ont fait tout seuls leurs affaires.

Il est un côté surtout par où ils devaient plaire à l’Académie française : c’est que leurs qualités sont du meilleur temps de l’esprit français. Notre siècle a connu et admiré deux sortes de beautés littéraires : j’oserai comparer l’une a un visage dont la beauté serait légèrement altérée par la maladie ; I’autre, à un usage où la santé ajouterait son coloris aux grâces de la beauté. Si la première paraît plus touchante, elle est plus fragile, et elle risque de n’être pas du goût de tout le monde ; l’autre est l’habitude et le naturel même de l’esprit français, et elle plaît à tous. Tel est le caractère des beautés de vos ouvrages. On peut différer d’avis, même à l’Académie, sur leur nombre ; mais celles dont on est d’accord ont, aux yeux de tous, la fraîcheur d’empreinte de monnaies qu’on aurait retrouvées du grand siècle.

L’Académie savait aussi, par vos sentiments sur l’art et sur ses modèles, quel secours elle se donnerait, en vous nommant, pour ses travaux intérieurs. À cet égard, le temps a beaucoup ajouté aux devoirs qui lui sont tracés par son institution séculaire. Par les prix qu’elle décerne, par les travaux que suscitent ses concours, elle exerce, sans la chercher, une influence utile sur les lettres. Vous 1’y aiderez, Monsieur ; vous viendrez fortifier l’esprit qui domine à l’Académie, esprit sévère sur le choix du beau, libéral sur ses diversités et ses origines, qui admire, en les distinguant, Dante et Virgile, Racine et Shakespeare, et qui ne fait pas un tort à Régnier de ce que certaines personnes le préfèrent à Boileau. À cet esprit général de l’Académie, vous ajouterez vos propres lumières, et tout ce que vous avez tardé, dans un goût plus difficile, de votre hardiesse d’autrefois et de vos admirations plus éclairées et plus sûres. Vous rendrez votre part dans cette tâche douce mais délicate de provoquer et de récompenser des écrits utiles, et d’entretenir le goût des lettres, qui va s’affaiblissant tous les jours dans ce pays dont il a fait la gloire. Votre prédécesseur, – vous ne lui enverrez pas un dernier regret que je mêle à votre éloge,– votre prédécesseur s’y montrait parmi les plus zélés ; il s’agissait de l’honneur des jugements de l’Académie et de quelques heureux à faire ; c’était de quoi occuper tout entier. Vous aurez à cœur de revendiquer cette partie de son héritage ; et, comme vous avez su rester poëte malgré la politique, malgré la poésie elle-même, vous resterez académicien.