La peur de lire

Le 2 novembre 2017

Danièle SALLENAVE

bloc-notes du mois de novembre 2017


Ces temps derniers, nous avons pu constater avec joie que les plus hautes instances se montraient extrêmement préoccupées de faire de la France, à nouveau, un « pays de lecteurs ».

Nous autres qui lisons beaucoup, chaque jour, parfois plusieurs heures, depuis notre enfance, nous déplorons que tout le monde n’en fasse pas autant, que les enfants, les adolescents au lieu d’y progresser, perdent progressivement le goût et l’habitude de la lecture. Nous y voyons, non sans raison, un mauvais apprentissage de la lecture qui la rend malaisée ; l’influence des jeux vidéo ; le temps passé à échanger sur les réseaux sociaux ; et une forte tendance de la société moderne, qui dévalue singulièrement les livres et l’acte de lire.

D’où notre croisade pour la lecture ; la défense des livres et de la lecture est un de nos thèmes favoris ; nous faisons entendre ou essayons de faire entendre le plaisir et les bienfaits qu’on retire de la lecture, l’élargissement de l’expérience que donnent les livres, le sens du partage, l’écoute de l’autre... Nous ne manquons pas d’arguments, nous nous échauffons à les développer, nous rappelons les moments d’ennui de notre enfance sauvés par un livre.

Mais voilà : nous rencontrons une résistance, parfois insurmontable. « J’aime pas lire ! » disent les collégiens, garçons plus encore que filles. C’est pour eux une obligation scolaire, un pensum, une corvée. Cette résistance nous désarçonne, on y soupçonne de la mauvaise volonté, car qui pourrait de bonne foi et honnêtement se soustraire à ce qui fait du bien ? L’école a souvent été incapable de tenir compte de ces refus, de les comprendre, de les accepter, donc de les traiter.

On a oublié en effet quelque chose : qu’il existe une peur de lire, et une peur du livre. Quelqu’un qui ne lit pas, c’est quelqu’un que le livre effraie. Qui n’ose pas entrer dans une librairie, que les bibliothèques impressionnent. Les amateurs de livres leur semblent appartenir à une espèce rare, née comme ça, tombée d’une autre planète. « Vous avez lu tout ça ? » : qui n’a entendu cette remarque d’un non-lecteur à la vue de rayonnages de livres couvrant les murs du sol au plafond ? Cette stupeur est le signe d’une peur, bien plus que de l’ignorance ou du mépris.

Il y a, d’évidence, une puissance mystérieuse dans le livre, qui effraie d’ailleurs les tyrans : celui qui lit s’absente du monde, se soustrait à son emprise. Mais s’absenter du monde, cela ne va pas sans risques. Sur la peur de lire, un excellent livre de Michèle Petit, paru en 2002 aux éditions Belin, Éloge de la lecture, la construction de soi, nous donne de précieux éléments d’analyse. Cette peur est très présente dans les milieux défavorisés, mais on peut aussi la rencontrer dans les catégories privilégiées. Car les raisons en sont très nombreuses, et relèvent d’ordres très différents. La lecture, dit Michèle Petit, « peut se révéler impossible ou risquée, si elle implique d'entrer en conflit avec des façons de vivre, des valeurs propres à la culture du groupe ou du lieu où l'on vit. [...] Elle peut enfin être incompatible avec certains fonctionnements psychiques ».

Lire ne va pas de soi ; la lecture dérange ; elle oblige à faire silence, à rentrer en soi-même, à se confronter à des univers inconnus ; à fournir tous les matériaux nécessaires à une représentation mentale de lieux, de situations, de conflits. Cet effort pour oublier le présent est coûteux, et ne donne pas aussitôt sa récompense. Avant de se retrouver, il faut d’abord accepter de se perdre. C’est cela aussi que les livres apprennent : « Le plus long détour est le plus court retour », disait James Joyce. Le livre en est l’occasion quotidienne.

Au fond, à y bien réfléchir, quelqu’un qui ne lit pas, ce n’est peut-être pas quelqu’un qui ne veut pas, mais quelqu’un qui ne peut pas lire, dans tous les sens du terme : parce qu’il lit mal, parce qu’il n’ose pas se confronter à des univers inconnus, parce que son propre moi est trop fragile. Aidons celui qui a peur de lire, qui recule devant la lecture, en lisant devant lui, avec lui, en même temps que lui ; montrons-lui notre propre fragilité et la ressource que, justement, nous puisons dans les livres.