Rapport sur les concours de l’année 1859

Le 25 août 1859

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1859.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 25 août 1859

 

 

MESSIEURS,

La fête d’un conquérant vient de se célébrer, cette année, sous les auspices de la paix. Pour les nations puissantes et éclairées, la paix avec la liberté dont elle a besoin, est le but assez élevé des plus grands efforts ; et, chez ces nations, pour ceux qui cultivent avec le plus de dévouement les sciences et les arts, la paix sera toujours la meilleure protection du travail. C’est donc avec plus de confiance que nous reprenons aujourd’hui ce compte rendu de tant d’essais divers, qui passent sous nos yeux, que parfois nous avons fait naître, et que nous sommes heureux d’honorer en publie.

Notre zèle pour les lettres, notre ambition de les voir, laborieuses et fortes, se renouveler comme les âges mêmes de la nation, n’est que trop souvent mêlée de regrets sur des pertes longtemps irréparables. À ce moment, où nous avons à décerner les Prix qu’une généreuse création a fondés pour l’utilité morale, c’est-à-dire pour la dignité même du talent littéraire, nous voyons se lever devant nous le souvenir tout présent de l’illustre écrivain qui, dans cette enceinte, mérita le premier cette récompense aussi complète que le fondateur l’avait conçue. Il y a déjà vingt-quatre ans qu’ici même, à titre de grand prix Montyon, un beau livre, la Démocratie en Amérique, était proclamé, sous l’approbation de l’Institut et de la France.

Le jeune auteur, M. Alexis de Tocqueville, avait annoncé là ce qu’il fut bientôt, à la chambre des députés, un publiciste philosophe et citoyen, ami des droits populaires, mais les voulant conformes à la justice et dominés par la loi morale. Avec la chaleur d’un récent témoin, attentif jusqu’à la passion, mais trop éclairé pour être séduit, il avait décrit, il avait expliqué cette merveilleuse croissance des États-Unis d’Amérique, cette civilisation rapide comme les instruments de force et de célérité qu’elle emprunte à la vieille Europe, et qu’elle agrandit de l’immense nature, où se déploie sa jeunesse.

On avait bien jugé le premier ouvrage de M. de Tocqueville. Le caractère distinctif de l’auteur était surtout dans le sentiment profond de ce qui dépasse le temps et la matière, dans le culte de l’indépendance civile et de la foi religieuse. Par-là, ses analyses des Institutions américaines pénétraient plus avant que la question même de gouvernement : elles touchaient à la grande contradiction sociale du monde moderne, au divorce trop fréquent de deux principes du même ordre, l’esprit de religion et l’esprit de liberté. M. de Tocqueville montrait admirablement jusqu’où, dans l’Amérique en particulier, l’Évangile a été le supplément et l’appui de la loi et combien c’est au prix de la contrainte volontaire sur soi-même que tant de liberté publique est possible ! Belle leçon d’un impartial et généreux publiciste, qui, dans l’étude même d’un monde si différent, voulait nous apprendre surtout à garder nos propres lois et à les aimer, en les perfectionnant !

Plus tard, et malgré les obsessions ou les mécomptes de la vie publique, la même pensée lui inspirait, sur les Institutions de l’ancienne France, cet ouvrage, dont il méditait encore la suite, il y a peu de mois, et qui est tombé de ses mains mourantes ; testament incomplet d’un esprit supérieur et d’un cœur patriote, d’un martyr des nobles études et des nobles regrets, enlevé, dans la force de l’âge, à l’estime de l’Europe éclairée et à la gloire intellectuelle de la France !

Une telle carrière, ainsi parcourue, ainsi brisée, sous nos yeux, exclut les comparaisons ; et je n’en ai pas à essayer ici. Seulement, la destination de ce grand Prix inauguré par M. de Tocqueville n’aura pas dégénéré, quant au choix des graves questions et des savantes études, auxquelles nous allons attribuer une part de la même récompense.

Disons-le d’abord, avec assurance, d’un ouvrage érudit et judicieux, inspiré, à l’origine, par la sage direction d’une autre Académie, couronné par elle, puis étendu, complété dans un second travail, et transporté de l’analyse comparée des deux grands philosophes de la Grèce à l’histoire successive de la philosophie morale et politique, chez les anciens et les modernes.

Le premier succès de cet ouvrage, il est vrai, semblait un obstacle au jugement de l’Académie Française. Un imposant suffrage était acquis en dehors d’elle, et n’admettait guère de nouvelle sanction. Mais, d’autre part, ce travail, déjà si justement apprécié, s’était agrandi sous l’autorité des mêmes principes, à la lumière de la même méthode, par des applications d’autant plus instructives qu’elles étaient plus diverses, et cependant remontaient toujours aux mêmes vérités.

C’est ainsi que les considérations ajoutées par l’auteur à son premier Mémoire, que ses vues nouvelles sur le progrès moral daté de l’ère évangélique, et, comme il le dit heureusement, sur l’accent chrétien du monde à cette époque, puis sur les bienfaits et les abus de la même influence à travers le moyen âge, sur la politique perverse pratiquée dès lors et résumée plus tard dans Machiavel et son école, nous présentaient comme un nouvel ouvrage et un précieux appendice à l’étude de ces deux grands maîtres opposés, de ces deux génies contraires, Platon et Aristote, prédestinés à nous rappeler toujours, par leurs dissidences mêmes, la liberté de l’esprit humain, non moins que sa grandeur.

Dans cette vaste revue, poursuivie jusqu’à nos derniers temps, les recherches de M. Paul Janet sont ingénieuses, sa critique précise, son jugement impartial et ferme. Il croit à la justice absolue, comme à Dieu même ; il la sent vivante et démontrée dans la conscience humaine ; il la déclare nécessaire dans la société civile. C’est assez dire le blâme qu’il a dû porter sur tant d’erreurs, tant de serviles sophismes entassés à l’appui de la force et la confondant avec le droit.

Dans son examen de cette barbarie, que le christianisme lui-même ne dissipait qu’à demi, dans ses récits des anciennes luttes du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, l’homme du XIXe siècle nous a paru seulement oublier trop que, devant la force matérielle, il fut un temps où la force morale n’était rien, si elle n’était sacrée, et que ce pouvoir spirituel, dont il s’alarme dans le passé, était l’expression seule efficace alors de cette raison et de cette justice, qu’il invoque comme la première autorité des siècles éclairés, où même elle ne prévaut pas toujours.

Mais, nous aimons à le dire, si l’auteur n’a pas suffisamment marqué cette distinction équitable pour le moyen âge, combien, à travers les temps qui suivirent, il sait établir avec énergie le principe d’une morale unique, imposée à la vie sociale, comme à la vie privée, et revendiquant, sous des formes diverses, un égal degré de droit, de modération, de règle dans la liberté et de dignité dans l’obéissance !

Sur cette route si longue l’auteur rencontre, même chez les savants et les sages, plus d’un paradoxe à détruire, et aussi, dans l’histoire, bien des démentis affligeants pour la morale. Mais sa raison, d’autant plus constante qu’elle est plus modérée, poursuit toujours le même but, parce qu’elle aperçoit toujours les mêmes conséquences et, qu’à ses yeux, le droit et le devoir ne peuvent pas plus changer que la réalité même des choses. L’Académie décerne à ce livre de M. Paul JANET la première médaille du concours.

L’Académie ne s’éloigne pas de ces hautes études, en reportant de là ses suffrages sur l’œuvre érudite et scrupuleuse d’un ecclésiastique qui cherche et retrouve dans les premiers interprètes de la foi les vérités de la raison, au lieu de prétendre décréditer la raison par la foi. Clément d’Alexandrie est pour lui le témoin bien choisi de cette double épreuve. C’est un savant grec né en Égypte, dans la métropole nouvelle de la Grèce, devenue reine de l’Orient, mais conquise elle-même ; c’est un élève des philosophes et des poëtes profanes, mais un sectateur des prophètes et des apôtres, indigné du joug de Rome et de ses apothéoses, de ses Césars et de ses dieux, et ne voyant plus de liberté au monde que dans les vertus chrétiennes et dans l’identité de l’Évangile avec la conscience humaine.

Un tel esprit pouvait-il nier la raison, la dédaigner ou la craindre ? Ne devait-il pas reconnaître avec amour, dans le culte nouveau, ce qu’il avait d’abord le plus admiré dans la science antique ? Cette science n’était-elle pas pour lui comme une première défense préparée, soit contre un paganisme superstitieux et persécuteur, soit contre ces hérésies subtiles qui déchiraient la religion naissante ? Après avoir, comme un autre chrétien du même temps, essayé tour à tour des diverses philosophies et senti par sa raison leur impuissance, pouvait-il abdiquer cette raison même, sous prétexte de mieux comprendre à ce prix la vérité divine, dont elle est éclairée ?

C’est là ce que, sans faux ornements, avec une netteté pleine de force, M. l’abbé COGNAT, l’historien de Clément d’Alexandrie, fait habilement ressortir et met sous les yeux d’un monde et d’un siècle si différents de ceux qu’il a décrits. Cette différence même, il est vrai, le docte écrivain ne l’aperçoit pas assez, dans la préoccupation de sou étude. De là, peut-être, le tort de mêler à d’anciennes erreurs des noms actuels, d’imputer à nos contemporains des hérésies du second siècle et d’oublier la tolérance, sans profit pour la vérité. Gardons-nous d’altérer par les controverses du jour l’originalité de ces âges antiques, dont le tableau, plus désintéressé, ne serait que plus instructif ! Si Clément d’Alexandrie vous rappelle quelque chose du temps présent, que ce soit surtout l’hommage de justice dû à la science contemporaine ! L’Égypte, où le génie de la guerre, au début de ce siècle, avait ouvert les tombeaux, illuminé les monuments, et fait du moins apparaître les inscriptions silencieuses encore, l’Égypte, cette conquête délaissée ou perdue sans retour, n’est-elle pas encore une province de l’érudition française, grâce au génie de Champollion et à l’ardeur sagace et persévérante des élèves que nous lui voyons dans cette assemblée, les uns sédentaires et inventifs, les autres arrivant des fouilles de Karnac, avec des trésors antéhistoriques exhumés par leur courage, expliqués par leur science ?

L’Académie décerne la seconde médaille du Concours à la pensée principale, à l’intention religieuse et philosophique et aux attachants récits de l’ouvrage sur Clément d’Alexandrie.

Nous revenons maintenant aux études plus variées de la littérature séculière, comme disaient les savants docteurs de ces premiers temps. Deux recueils de poésie ont fixé le choix de l’Académie. Elle n’oublie pas le vœu dont elle est dépositaire. Elle doit accueillir, exciter l’apostolat du bien par la littérature, à tous les degrés, sous toutes les formes. La Bruyère le disait, au XVIIe siècle : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et généreux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage ; il est bon et fait de main d’ouvrier. » Le fondateur de nos prix a pensé de même. Que nos choix le justifient ! Si des légendes bien contées intéressent par des sentiments forts et purs, par une poésie cordiale dans sa simplicité, par quelques traits heureux de nature, qui peuvent plaire aux savants, mais qu’un esprit, même inculte, saisit et répète avec bonheur, n’hésitons pas à les couronner.

Un historien justement admiré dans son pays, un des brillants orateurs d’un libre parlement s’était annoncé, de nos jours, par des ballades en vers anglais sur l’histoire romaine. Aucune des formes de l’art n’est interdite l’important est de bien choisir et d’appliquer à propos. S’il s’agit de ressusciter la ballade, et d’offrir au peuple une poésie naturelle aidée par le chant, mieux vaut pour texte la charité chrétienne que Romulus ou Numa, que Tarquin ou Clélie.

Les Légendes de la Charité, c’est le titre heureux et bien rempli d’un touchant volume de M. Charles LAFONT. Quelques scènes de la vie domestique, quelques malheurs bien supportés, les peines d’une condition indigente, les vertus nées des sacrifices, la générosité du pauvre, tout cela forme autant de leçons que la poésie qui les anime rend plus expressives.

Même intérêt et même éloge, avec des nuances diverses, s’attachent au recueil de M. PÉCONTAL, aussi sous le nom de Légendes.

Les deux poëtes se sont quelquefois rapprochés par le sujet comme par l’accent moral ; rencontre honorable à tous deux ! Ainsi la Mère et la Marâtre de M. Pécontal, les Enfants de la morte, par M. Lafont, sont deux petits drames du même ordre, deux pathétiques avertissements aux cœurs gâtés ou vulgaires, que la gêne peut endurcir, deux touchantes sauvegardes pour l’enfance d’autant plus faible et plus dénuée, dans la pauvreté de la chaumière. On sent là comme palpiter le talent ému et, dès lors, intelligible à tous. Les Légendes de M. Pécontal feront du bien à l’âme simple qui les lira. Mais l’auteur lui-même, par d’autres côtés de son art, non sans éclat, peut plaire au goût des plus habiles. Les grands sujets lui sont accessibles et lui conviennent, comme les plus humbles. S’il fallait le prouver, il suffirait de quelques vers détachés d’un hymne à notre immortel confrère, au grand écrivain, au noble et ardent publiciste de la première moitié de ce siècle, à M. de Chateaubriand, à son génie, à sa vie agitée, à sa tombe sur un écueil désert de son rivage natal :

Quand la terre des rois manque même à leur cendre,
Quel est donc cet homme puissant
Qui dit : « Voilà la tombe où j’aspire à descendre, »
Et qui, plein de gloire, y descend ?
Cet homme il est de ceux dont le génie ordonne,
De ces monarques sans États,
Qui portent le seul sceptre et la seule couronne
Que les peuples ne brisent pas.

À travers le granit sa volonté s’est faite,
Et, s’y creusant son dernier port,
À la mer qu’il domine il a pris la tempête
Pour être gardé dans sa mort.
Eh ! qu’importe au génie ou faveur ou disgrâce,
Alors qu’il sait s’appartenir !

Le poëte est peu fait pour la gloire qui passe :
Son règne, à lui, c’est l’avenir.

L’Académie décerne aux deux auteurs des Légendes, à M. Charles Lafont, et à M. Pécontal, sous-bibliothécaire du Corps législatif, deux médailles semblables à celle du Prix de poésie.

Un récit romanesque fondé sur une étude attentive des mœurs et des lieux, les Fiancés du Spitzberg, a obtenu de nos suffrages même distinction. Critique d’un esprit élégant et d’une instruction variée, M. MARMIER s’est longtemps occupé des idiomes du nord, de leur souche primitive et de leurs rameaux divers. Il avait de bonne heure étudié cette poésie scandinave, sur laquelle un des lettrés éminents de notre siècle, un de nos savants confrères, et certes le plus voyageur, comme le plus ingénieux à conter ses voyages, M. Ampère, devait jeter tant de charme par ses analyses en tableaux et ses fragments de traductions en vers. Plein des souvenirs de cette nature pittoresque et hardie comme la poésie qu’elle suscita jadis, M. Marmier s’est plu à retracer des mœurs naïves et des sentiments profonds. Un style naturel et pur, un intérêt sans effort, l’image des vertus que donne une vie simple sous un ciel sévère, c’est là, non pas une fantaisie des jours de mode, un excitant pour le goût blasé, mais une étude saine avec agrément, et où la vérité du pinceau rajeunit le fond même du sujet.

Après ces œuvres littéraires de bon goût, un livre pour la première enfance, un livre judicieux, pratique et senti avec âme, obtient la récompense que lui aurait offerte M. de Montyon lui-même. C’est l’œuvre de madame Marie PAPE-CARPANTIER justement distinguée pour son ingénieux savoir et son habile direction des salles d’asile.

L’Académie, dans le juste emploi des dons qu’elle transmet, cherche toujours et rencontre parfois ensemble le talent, le malheur, les utiles services et les bons ouvrages. Combien, naguère, elle a remercié la fondation récente qui lui permettait d’honorer et d’adoucir d’un secourable hommage les derniers jours d’une femme, dont l’infortune avait achevé le talent commencé par la passion, d’une femme poëte, comme elle était mère, madame DESBORDES-VALMORE !

En dehors de ces noms si rares qui, dans la plus humble retraite, sont encore populaires, il est des efforts, des ambitions de l’esprit où se consume la vie, sans atteindre le but. La même, soyons attentifs, pour être justes. L’estime peut s’attacher où tarde encore le succès. Parmi tant d’essais critiques ou poétiques, tant de conjectures et d’études sur le Dante, l’Académie devait apprécier une traduction tentée pour la première fois de deux écrits latins du grand poëte, le Traité de la monarchie et le Traité de la langue vulgaire, l’Empire et l’Italie, l’Italie, telle que l’espérait le poëte créateur, qui lui donna une fois du moins l’unité de son génie. L’Académie décerne une de ses médailles littéraires à M. Sébastien RHÉAL.

D’autres récompenses, plus déterminées dans leur objet, sont devenues libres pour nous, par la disparition du grand talent et de la destinée à part qui les avaient arrêtées sur un même nom, pendant quinze années, toute la durée d’un règne. Désormais, dans les limites obligées de ce Concours, la palme pour notre histoire nationale changera souvent de place. La possession sera variable ; mais, elle peut recommencer, à titre nouveau. Serait-il juste que l’écrivain dévoué, dans sa patiente ardeur, à la poursuite et à l’achèvement de nos longues Annales, malgré de justes objections à quelques parties de son œuvre, ne fût pas plusieurs fois le candidat du Prix national fondé par le baron Gobert ? Que de mérites divers, que de chances opposées de talent peuvent se produire, dans la durée d’un tel travail ! Que de transformations du récit sont imposées par le sujet même ! Que d’histoires successives, sous un titre unique !

Le plus récent volume publié par M. Henri Martin nous a paru, dans un cadre bien marqué, sous l’impression de recherches nouvelles et de vives études, offrir un heureux ensemble d’instruction et d’intérêt. La France de 1715 à 1763, cette grande partie du siècle de Louis XV, comme parlait la flatterie contemporaine, même par la bouche de Voltaire, c’est là, sans doute, un sujet bien près de nous, bien connu, ce semble : mais, que de choses en restaient inédites, ou mal comprises ! Le nouvel historien a mis dans cette œuvre la droiture d’âme, la curiosité du vrai, la passion du juste, surtout l’amour de la patrie, et, par là même, l’intelligence bien sentie de quelques nobles efforts et de quelques grands caractères qui luttaient trop isolés contre le déclin passager de notre mobile, mais immortelle grandeur. À ce titre, nous citerons les attachants et complets récits des guerres du Canada et de l’Inde, ces colonies lointaines, dont la perte impose d’autant plus le devoir de refaire, en Afrique, au nom de la France, l’œuvre militaire et civile de Rome.

L’Académie, qui a deux fois honoré de son suffrage le précieux travail, encore incomplet, de M. Poirson sur Henri IV, décerne, pour la présente année, au quinzième volume de M. Henri MARTIN, le prix fondé, suivant l’expression du testateur, pour un morceau de notre histoire nationale.

L’Académie maintient le partage du second prix entre MM. CHERUEL et LAVALLÉE, de qui elle attend une suite à des études, où ils sont maîtres.

Il nous était confié, Messieurs, un autre Prix annuel, de fondation récente, consacré d’abord par le deuil public sur la tombe d’Ozanam, et qu’aurait obtenu plus d’une fois un autre brillant interprète de l’enseignement, Hippolyte RIGAULT, enlevé si vite à une vie qui semblait si forte d’intelligence et d’ardeur, enlevé à sa jeune famille, à sa renommée croissante, à ce don naturel de la parole soudaine, non moins rare que le talent d’écrire.

Qu’une médaille, qui rappelle de tels noms et de tels regrets, ne soit accordée, même dans cette époque de distractions et de hâtives études, qu’à l’heureuse alliance de la justesse d’esprit et de l’art, du bon jugement et du bon style ! La pensée du fondateur, M. Bordin, aura été comprise ; et, on peut le prévoir aussi, la saine et libre tradition de l’Université se reconnaîtra souvent à l’œuvre et au succès.

Si, dans nos jours modernes, la Critique littéraire, c’est-à-dire la biographie du talent et l’histoire des idées, est une part importante de l’histoire générale, en est parfois l’explication, parfois un des plus attachants tableaux n’oublions pas que ce travail veut d’abord un cadre bien choisi, puis une sagacité sans paradoxe, un amour du beau sans emphase et sans subtilité, un sentiment de l’honnête et du juste, dernière passion et passion nécessaire, dans l’impartialité même du penseur et de l’arbitre moral. Voilà ce qu’un homme de goût, un maître connu de la jeunesse, a bien compris et réalisé d’une main habile, dans son court et élégant ouvrage de la Littérature française, pendant la Révolution. Ces onze années si puissantes en ruines, si terribles dans la guerre, si sanglantes dans la paix, ne gardaient-elles pas en effet bien des traces du pouvoir des lettres, la royauté du XVIIIe siècle ? ne devaient-elles pas y mêler encore une autre puissance, celle de la parole déchaînée par tant de passions violentes ? Ailleurs même, quel éloquent polémiste avait été Milton, avant d’être un poëte si savant et si sublime ! Quel généreux et touchant rêveur avait été le républicain Harrington, un moment agenouillé au pied de l’échafaud de Charles Ier ! Quel poëte aimable et gracieux fut Waller accusé de conspiration, sous le long Parlement, et chantre du génie de Cromwell, avant de l’être des rayonnantes beautés de la cour de Charles II !

Plus vaste et bien autrement destructive, combien de vigoureux et brillants esprits consuma ou abattit soudain notre Révolution, depuis le politique et tribun Mirabeau jusqu’à l’élégiaque André Chénier, de Malesherbes, de Bailly à Condorcet, et des martyrs de la liberté aux Rabelais de la Terreur ! Distinguer dans ce chaos, ne jamais flatter le mal, juger la contagion du crime et la part libre de l’homme, peindre avec une vive conscience et, par là même, avec force et finesse, c’est là ce qu’a su faire M. GÉRUZEZ et ce que l’Académie couronne en lui.

Sur une époque plus éloignée de nous, l’Académie avait demandé dès longtemps une étude, neuve à beaucoup d’égards, nécessaire à la filiation bien comprise du caractère et du génie français : c’était le XVIIe siècle d’avant Louis XIV, le travail de la nation, tantôt plus libre, tantôt plus rudement dominée, mais dans l’âge adulte de la pensée, et s’essayant, avec pleine vigueur, à ce qu’elle rendrait, un jour, avec plus de correction éclatante et d’irréprochable maturité. L’introduction naturelle d’un tel sujet, c’était la fin même du siècle précédent, ses derniers feux mêlés encore de lourdes vapeurs, les rayons qui s’en dégagent. Pour ces deux époques se touchant ainsi, les héros, les hommes d’État se succédaient, d’Henri IV à Richelieu ; les historiens, du capitaine Montluc au jeune abbé de Retz écrivant des récits de conspirations, en attendant l’âge de conspirer à son tour ; les poëtes se comptaient, de d’Aubigné à Malherbe, puis à Corneille ; les orateurs, de cette impétueuse prédication de la Ligue oubliée comme les passions d’alors, au génie naissant de Bossuet ; les philosophes, de Montaigne à Descartes, du doute éloquent et spirituel à la raison calme et sublime. L’écueil d’un tel sujet n’était que dans son étendue, la variété des points de vue à saisir, des prédilections à satisfaire. L’érudition la philosophie, la théologie le droit civil, le droit public, apparaissaient comme autant de buts prédominants ; et il fallait ne négliger aucune curiosité de la langue et du goût, aucune nuance de l’art tour à tour inculte et raffiné. De là, sans doute, les longs retards et l’imparfaite issue de ce Concours. L’Académie n’a pas obtenu tout ce qu’elle avait ambitionné. Quelques-uns même des candidats se sont lassés de la route ; et les ajournements accordés, pour une œuvre si complexe, ont semblé diminuer les tentatives et les chances de succès.

L’Académie ne pouvait cependant ni se repentir de la question posée, ni la croire aisément résolue. Il lui semblait surtout que, pour bien expliquer les principes et le début de la grande époque du génie français, la critique avait besoin, non pas seulement de la science, mais de quelque chose qui, dans la langue et la diction, rappelât le goût même de cette époque. Après une longue attente, nous devions cependant être équitables pour des recherches laborieuses, des vues saines et pures, et souvent la justesse du sens historique suppléant même au sentiment littéraire. Ces mérites ne pouvaient être méconnus de l’Académie, dans un grand travail plusieurs fois ramené sous ses yeux, retouché, sans devenir assez correct, plus développé, sans devenir complet, mais savant, curieux et sincère. Ce que l’auteur avait le mieux traité, c’étaient les côtés les plus graves du sujet, les grandes controverses, la science du droit, la philosophie, l’influence des lettres érudites sur la religion et la politique. Quelques pages sensées et fortes, en pareille matière, rachètent plus d’une erreur et d’une omission. L’Académie croit d’ailleurs que la sagacité persévérante, qui a conduit si loin une si difficile étude, sentira le besoin d’en revoir sévèrement toutes les parties. Elle décerne sur le prix proposé une médaille de quinze cents francs à l’ouvrage marqué du n° 2, et portant pour épigraphe : Agnovi quod in his esset labor. L’auteur est un magistrat, M. Jules JOLY, substitut de M. le procureur impérial de la Seine. Les plus importantes parties de son ouvrage, bien d’accord avec l’épigraphe, rappellent par le goût des études antiques, comme par la gravité des principes, ce qui faisait la grandeur de cette magistrature du XVIe siècle, qu’il a si justement décrite et regrettée.

L’Académie, dans les Prix nombreux dont elle dispose, ne saurait négliger aucune des études qui méritent encouragement et faveur. Elle honore la poésie, l’éloquence, l’histoire, la haute critique ; elle est attentive à la grammaire. L’étude comparée des siècles divers nous apprend quelle place le progrès ou le déclin du langage occupe dans l’histoire de l’esprit des peuples ; c’est tour à tour une étude philosophique ou minutieuse, une inspiration pour le goût de l’artiste, une note pour le commentateur. II fut un temps, où la pensée timide de Rome déchue se réduisait à ce travail ; mais César et Cicéron s’en étaient occupés dans leurs entretiens et dans leurs écrits ; et Marc-Aurèle, le plus puissant des sages, se plaisait à cette étude, dans ses rares loisirs.

Aujourd’hui que la langue française, enrichie par trois grands siècles et portée bien au delà de notre territoire, semble, comme les langues anciennes, avoir presque essayé toutes les formes de la pensée, l’étude approfondie de ses variétés n’est pas indifférente au maintien de son génie, comme à la gloire de la nation qui lui imprima tant de tons divers. C’est l’objet du lexique et de l’analyse que l’Académie avait demandés sur Corneille ; et cette recherche est, à quelques égards, si bien d’accord avec certaines curiosités du temps que les concurrents sont arrivés en foule. Beaucoup de travail et de savoir a passé sous nos yeux, dans de longs manuscrits. L’Académie ne peut récompenser toutes les choses qu’elle estime ; elle a dû choisir, en préférant le savoir le mieux dirigé par la méthode et le mieux résumé dans des considérations générales énoncées avec justesse et précision. À ces titres, elle désigne d’abord, pour la part principale du Prix proposé, l’ouvrage inscrit sous le n°4, et portant pour épigraphe : Il est constant qu’il y a des préceptes, puisqu’il y a un art. L’auteur est M. MARTY-LAVEAUX. Mais, sur le Prix même, elle décerne une médaille de mille francs à un autre grand travail portant le n°7, et cette inscription Multus labor, multa in labore methodus. L’auteur est M. Frédéric GODEFROY.

D’autres essais encore, offerts à ce laborieux concours, méritent des éloges et donnent des espérances de talent avec des gages d’érudition. L’Académie a surtout remarqué le n°1, savante étude d’un esprit pénétrant, M. Félix CADET, professeur de logique au collége d’Alger ; et le n°8 vaste étude d’un philologue qui promet un écrivain, M. BESLAY, jeune érudit, et en même temps avocat déjà distingué par l’estime des chefs de sa noble profession.

Voltaire, jetant à la hâte ses commentaires sur Corneille, et mêlant à son admiration éloquente, mais trop rare, des injustices, des impatiences, parfois même des erreurs et certains oublis du caractère de la langue qu’il parlait si bien, Voltaire, dis-je, s’accuse souvent avec humilité et craint de devenir scoliaste et glossateur. Le péril n’était pas grand pour lui ; d’autres seraient plus exposés, si la minutie des détails n’était relevée toujours par la vérité des choses, la justesse des vues, le sentiment du beau. En un mot, l’érudition prépare les matériaux de l’art, la raison mûrie les emploie, le talent les ranime et les rajeunit.

Par là, Messieurs, nous touchons à l’objet de ces institutions académiques, à nos plus anciennes couronnes, celles qui, dans des jours de grand éclat littéraire, appelaient encore l’émulation de plus d’un talent célèbre. Laissons à part ce mot d’éloquence, ambitieux et parfois trompeur ; mais penser juste et bien écrire, goûter le vrai et l’exprimer, est un mérite qui ne passe pas de mode en France.

Vous le sentirez à la lecture des ouvrages qu’a préférés l’Académie, entre bien des discours sur le poëte Regnard, et bien des pièces de vers sur un sujet touchant et simple, que tout, même la gloire des armes, nous rappelle.

Définir et peindre au naturel, je ne dis pas le meilleur élève de Molière (un grand génie original ne fait pas d’élèves proprement dits), mais le meilleur comique du XVIIIe siècle, c’était une œuvre digne d’efforts ; seulement, elle demandait la sagacité philosophique, comme la justesse du goût. Pour juger l’auteur du Joueur et du Légataire, pour l’excuser à propos, par son temps, il faut un moraliste historien, dont le coup d’œil ait pris sur le fait et bien pénétré les dernières années du XVIIe siècle, cette décadence de l’âme qui précède celle de l’esprit, cette corruption avide qui s’amuse d’elle-même, ce scepticisme étourdi dont l’impudence fait la gaieté.

Sur trente concurrents, bien peu ont touché le but. La pureté du goût, les saines doctrines, l’art d’écrire, n’y suffisaient pas. Le discours même qui obtient l’accessit est trop grave pour le sujet. L’auteur, M. DIDIER, jeune et habile professeur de littérature classique, trouvera dans d’autres concours de l’Académie, avec moins de travail peut-être, un succès mérité. L’Académie, en ayant à louer çà et là plus d’une page ingénieuse, n’a reconnu le sujet entier et bien saisi, que dans le discours inscrit sous le n°8, et sous la devise : J’ai ri, me voilà désarmé.

L’auteur est M. GILBERT, déjà couronné pour un Éloge de Vauvenargues, heureuse et délicate étude complétée par la recherche et la réunion de tout ce qui pouvait se retrouver encore des essais épars de ce talent si pur, enlevé si tôt.

Le nouveau succès de M. Gilbert n’apportera rien d’inédit au trésor des lettres. Mais, avec une saine vivacité de langage, une justesse maligne que voulait le sujet même, on y sent ces retours d’élévation morale auxquels se plaît l’auteur, et qui semblent l’engagement donné par son premier écrit.

Les saillies de l’esprit s’émoussent à la longue ; l’art lui-même devient monotone : ce qui touche le cœur ne s’use pas ; ce qui soulage et honore l’humanité est toujours populaire. De là, sans doute, l’éveil d’émulation excité chez tant de jeunes esprits par ce texte bien simple, qu’avait proposé l’Académie, la Sœur de Charité au XIXe siècle. Entre beaucoup de pièces de vers, un poëme assez court, partout animé d’une éloquence émue et naturelle, devait l’emporter. C’est le n°131, sous la devise évangélique : « Venez à moi, vous qui travaillez et qui êtes accablés, et je vous soulagerai. »

Plusieurs essais de ce nombreux concours, le n°11 et le n°130, dont l’auteur M. BORNIER, s’honore justement de la mention qu’il partage, offrent des vers heureux, parfois même un commencement d’invention pathétique avec naturel. Mais le n°131, venu après tant d’autres, presque au terme de ce long examen, a paru seul nous rendre toute la poésie de ces touchants souvenirs, qui naguère encore étaient, pour les blessés et les mourants, des bienfaits de chaque jour, et comme l’héroïsme habituel de la femme et de la religieuse.

Le poëte inconnu, que cet heureux essai désignait aux suffrages de l’Académie, est mademoiselle Ernestine DROUET. Sans doute, c’était à un cœur de femme, c’était à l’inspiration délicate et sévère d’une jeune institutrice qu’il appartenait d’acquitter cette part de la reconnaissance nationale, et d’exprimer, avec les grâces de la poésie, dans la langue du peuple qui gagne des batailles, l’admiration du monde pour une pieuse et modeste gloire, souvent consolatrice de gloires plus brillantes, la Sœur de Charité au XIXe siècle.