De la précision considérée dans le style, les langues et la pantomime

Le 24 avril 1824

Pierre-Édouard LÉMONTEY

DE LA PRÉCISION

CONSIDÉRÉE

DANS LE STYLE, LES LANGUES ET LA PANTOMIME,

PAR M. LÉMONTEY.

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 24 AVRIL 1824.

 

 

La précision, qui consiste à bannir du discours tout le superflu, et à n’y rien omettre du nécessaire, est une économie qu’on loue ordinairement plus qu’on ne la pratique. Quelques rhéteurs l’ont même passée sous silence, car elle doit avoir peu de crédit dans les écoles, où la profession du maître repose en grande partie sur le débit des ornements, et où des prix d’amplification attendaient naguère les plus verbeux des élèves. Il faut la distinguer d’une de ses branches, qu’on appelle la concision, et qui s’attache à l’épargne des mots et au resserrement de la phrase plutôt qu’à la mesure rigoureuse de l’expression avec la pensée. La concision prête indifféremment son secours à la fausseté comme à la vérité, tandis que la précision ne se conçoit pas sans justesse et sans clarté ; la concision peut n’être aussi qu’une affectation de l’esprit, au lieu que la précision se forme surtout de la vigueur combinée du jugement et du caractère. Elle est, dans l’homme, l’attribut de la force et de la raison ; dans l’ordre social, le langage de la loi qui prescrit et du pouvoir qui commande ; dans les sciences, le but et la perfection des méthodes et des nomenclatures.

 

Il est des esprits fermes, tranchants et austères, dont la pensée se presse, s’épure et s’échappe naturellement, comme le métal du laminoir, sous la forme la plus compacte. L’antiquité a même eu un peuple moulé dans des institutions si fortes, que cet attribut de quelques hommes singuliers était devenu sa nature commune. Le mot de laconisme a conservé le souvenir du langage bref et poignant des Spartiates[1]. La nation moderne qui excelle dans l’art de converser, y doit sa supériorité au secret qu’elle possède de tout abréger, et de semer le plus d’idées dans un moindre espace. La haine des répétitions et des longs discoureurs y fait, comme à Sparte, la police des entretiens. Qu’on ne s’étonne pas trop de voir les Lacédémoniens et les Français arriver au même but ; car si l’effet est semblable, les causes sont différentes.

 

Notre esprit vif et impatient, et notre langue privée d’inversions obligent, dans nos cercles, l’interlocuteur à être précis. Comme en effet la construction directe de la phrase en découvre le sens dès les premiers mots, et que la promptitude de l’intelligence française le saisit aussi vite et brûle de s’en attribuer l’honneur, on se voit contraint de donner au dialogue la prestesse de la pensée, sous peine d’être interrompu par les uns, et fastidieux pour tous. Cette observation se vérifie en sens contraire dans la langue usitée sur les deux bords du Rhin, où une seule circonstance grammaticale rend, très à propos, la patience de celui qui écoute égale à la lenteur de celui qui parle. Il suffit que la particule négative soit placée, par l’usage, à la fin de la phrase allemande, pour opérer ce prodige. L’auditeur le plus emporté souffre avec flegme le développement de toute une période, car il ne peut savoir, qu’après en avoir pesé le dernier mot, si elle est une affirmation ou une négation, c’est-à-dire, un axiome ou un paradoxe, un madrigal ou une injure. J’ignore si le naturel des Allemands a produit les suspensions habituelles qui distinguent leur langue, ou si, au contraire, cette singularité de leur grammaire a influé sur l’esprit germa nique ; mais je sais bien que si les Français étaient soumis tout à coup à un pareil frein, ils ne tarderaient pas à changer de syntaxe ou de caractère.

 

La précision, étrangère aux protestations de l’amour, aux confidences de l’amitié, à la liberté du style épistolaire, et aux ténèbres de la diplomatie, rencontre des obstacles légitimes dans l’éloquence, dans la poésie, dans l’art dramatique. Toutes les fois qu’on parle simultanément à plusieurs hommes, il faut 5e proportionner à l’attention des plus frivoles, à l’intelligence des plus simples, à la paresse des plus lents. Toutes les fois qu’il s’agit de convaincre des esprits divers, quelle variété de tons et d’images, quelles attaques redoublées ne sont-elles pas nécessaires contre des dispositions dont la malveillance connaît plusieurs degrés, contre des préjugés dont les racines ne sont pas les mêmes ! Ainsi la chaire sacrée, la tribune politique, essaient des routes différentes, et tour-à-tour s’arment de véhémence, d’onction, d’autorités, d’imagination et d’arguments. De son côté, la poésie, plus amante des digressions, se nourrit de luxe et d’éclat r étale ses richesses et ses jeux, et comme la musique, dont elle est soeur, répand sa mélodie dans le retour d’harmonieuses périodes. La muse dramatique explique tout sous peine d’être obscure, produit l’illusion et la sympathie par le nombre et l’exactitude des détails, et déploie la langue fougueuse et abondante des passions. Les combats du barreau sont encore moins favorables à la précision, à la précision si chère aux juges, mais si odieuse aux plaideurs, et qui de toutes les qualités de l’avocat est la plus mal récompensée.

 

Cependant la précision est une alliée si heureuse de la raison humaine, qu’il n’est pas rare de la voir pénétrer dans les genres qui lui semblent le plus opposés. La poésie l’accueille dans l’épigramme, la satire et les préceptes didactiques. Elle a frappé d’admirables maximes sous le coin de Corneille, et dérobé de piquants proverbes à la muse prolixe de Gresset. La grâce même a sa précision, la mélancolie intéresse surtout par son silence ; et la plus incertaine des beautés littéraires, la négligence, cesse de plaire si elle est prolongée. Peut-on oublier que la philosophie, dont l’enseignement se piqua le plus de précision, fut ce Portique célèbre qui érigea en devoir l’activité de l’âme et l’amour des hommes, donna Marc-Aurèle au trône, et mit au sein de la sagesse un coeur pour la pitié et de l’héroïsme pour la vertu ? Au théâtre, la logique si expansive des passions sent à la fin le besoin de se resserrer, comme un fleuve à l’approche des cataractes, et signale volontiers ses derniers éclats par ces vives saillies et ces traits simples et sublimes que trouva le génie de Racine. L’art oratoire lui-même ne semble prodiguer de somptueux développements que pour préparer à ses harangues un résumé plus pressant, et finir comme Démosthène ce qu’il a commencé comme Isocrate. Autant il craignait dans sa marche l’aridité de la précision, autant il en invoque l’énergie en approchant du but. Semblable à l’athlète qui ramasse son corps et ses muscles afin de terminer la lutte par un coup décisif, l’orateur, prêt à quitter la parole, saisit la hache de Phocion, ou agite le dilemme aux deux tranchants ; il sait que les traits aigus laisseront seuls une trace durable, et veut, pour dompter les esprits, que sa phrase soit courte comme l’épée romaine qui subjugua le monde[2].

 

Je ne connais dans l’action de la parole que deux modes absolument incompatibles avec la précision ; l’un est celui de tromper, ou l’empirisme, et l’autre, l’improvisation propre ment dite. A moins que le charlatanisme ne couvre ses fausses sciences des ambiguïtés d’une langue morte, il doit se replier en mille détours pour lasser l’attention, éblouir la faiblesse, et surprendre la crédulité. Quelquefois, il est vrai, un fourbe plus effronté impose aux hommes par le laconisme des apophthegmes ; mais remarquez bien qu’alors son langage procède à la manière des oracles, et que loin d’être précis il se fait obscur. On rencontre sous l’enseigne de l’empirisme la polémique en tous genres, qui exagère nécessairement la vérité, quand elle ne la trahit pas, et l’esprit de secte qui ne se pique pas de plus d’impartialité. Tous deux sont ennemis naturels de la précision, et cette remarque critique n’a pas échappé à la bonne foi littéraire de l’auteur de la Henriade. « La profusion des mots, dit-il, est le grand vice du style de tous nos philosophes et antiphilosophes modernes[3]. » Je suis bien tenté de ranger à leur suite une classe de novateurs en littérature, qui professe un égal attachement pour la diffusion : je veux parler des créateurs de la prose poétique. Ce genre, qui, jusque dans ses chefs-d’oeuvre, conserve un air de parodie, a singulièrement troublé et appauvri une langue où, comme dans la nôtre, les limites de la prose et de la poésie sont d’une extrême délicatesse. Des sentiments vagues quoique affectés, des pensées fausses en termes impropres, et d’éternelles descriptions d’un coloris outré, n’offrent-ils pas des éléments irréconciliables avec toute idée de justesse, de naturel et de vérité ? Ronsard fut plus excusable, puisqu’il n’altérait encore qu’un idiome rude et incomplet. J’épargne d’autres reproches à une aberration où le ridicule des imitateurs a suffisamment puni le talent égaré des premiers modèles.

 

L’improvisation, arrivée, par l’habitude, au point où elle mérite spécialement ce nom, est une faculté précieuse ou un abus importun. Qu’après une méditation sérieuse, l’orateur ému par la passion, ou le professeur riche de longues études, l’emploient dans une mesure convenable ; je partage avec ivresse leur inspiration. Mais si, à mon commandement, la statue de l’improvisateur module des sons sur la matière que je lui prescris, je n’accorde à cette magie que mon étonnement. L’artifice de l’enchanteur consiste à gagner, par le sujet mécanique de paroles surabondantes, assez de loisir pour penser vite et réfléchir en courant. Ce luxe de mots, qui est le travail d’un rhéteur de cabinet, est au contraire, pour l’improvisateur, quel qu’il soit, un secours et un repos pendant sa fièvre spontanée. C’est assez dire que dans sa bouche, la précision offrirait une espèce de contre-sens, ou plutôt qu’elle exigerait un effort supérieur à la puissance de l’organisation humaine. Si jamais cet art devenait une profession, ce serait probablement sous les auspices d’une langue obséquieuse et sonore, difficilement concise, et souple avec mollesse, et au sein d’un peuple dont l’esprit aurait pour signalement l’étendue et la mobilité.

 

La précision, ainsi modifiée par le caractère des hommes et la nature des compositions, mérite aussi d’être observée dans ses rapports avec la progression des langues. Peu de besoins et peu d’idées réduisent l’enfance des peuples au plus simple langage. Si par hasard quelque nuance plus délicate pénètre dans leur esprit, ils ne peuvent en donner, par de pénibles périphrases, qu’une notion imparfaite ; et s’ils sont frappés d’un grand spectacle, ils ne sauraient l’exprimer que par une image commune ; ils confient leur expérience à quelques adages grossiers, et leurs souvenirs à des signes mal ébauchés sur la pierre ou le métal. Le doute est permis sur les prétendues beautés que le caprice des modernes se plaît à découvrir dans des expressions et des harangues de sauvages ou de peuples barbares ; car ces juges blasés appellent sublime ce qui est nu, de même que sous le nom de pittoresques ils ont vanté plus d’une fois les difformités du monde physique. N’accordons pas si facilement les honneurs de la précision à la disette des idées et aux difficultés de l’écriture lapidaire. La pauvreté du langage n’est pas plus de la précision que la famine n’est de la tempérance.

 

Le même principe qui a fait commencer par la poésie la littérature des peuples, a voulu que dans la prose le style précis et coupé fût précédé par le style périodique. Cette loi des nations gouverne aussi les individus ; la vagabonde imagination est le propre de la jeunesse, comme la judicieuse précision l’est de la virilité, et l’on sait combien les novices en l’art d’écrire ont coutume de se perdre en des phrases interminables ! La marche des temps, qui donna aux Grecs Hérodote avant Thucydide, Platon avant Aristote, et aux Romains, Cicéron et Tite-Live avant Sénèque et Tacite, s’est reproduite ailleurs dans un ordre pareil ; et parmi nous, Balzac et Pélisson, d’Aguesseau et Fléchier avaient déployé leurs phrases symétriques, lorsque Voltaire, Montesquieu et Duclos prêtèrent à la langue une allure plus rapide. Il est assez ordinaire de regarder dans les écoles l’abandon de la période cicéronienne comme un défaut de l’écrivain et un signe de la décadence littéraire du siècle. L’espèce de culte qu’on porta, dès la renaissance des lettres, aux oeuvres de l’orateur romain, presque toutes- sauvées du naufrage de l’antiquité, a donné à cette opinion la force d’un préjugé. Sans nous rendre partie de ce procès éternel entre les rhéteurs et les philosophes, remarquons seulement que le style a dû se resserrer de lui-même par le progrès de la vérité et l’accroissement de la langue.

 

Dans toute civilisation, le seul mouvement de l’esprit humain suffit pour augmenter graduellement le nombre des vérités convenues. Ce qui était obscur s’éclaircit ; ce qui était douteux se vérifie ; et une foule de problèmes se changent en théorèmes. Ainsi, d’innombrables résultats s’introduisent dans la langue soit écrite, soit parlée, comme des formules arrêtées dont l’essence est de tendre toujours à s’abréger ; car on n’ignore pas que dans les formules, même dans celles qui se forment de signes algébriques, la précision prend le nom d’élégance. Ne soyons donc point surpris que telle proposition qui coûtait à Cicéron plusieurs périodes, se retrouve intégralement dans quelques mots de Sénèque. Le premier commençait l’éducation philosophique des Romains, avec les lumières empruntées des Grecs, et le second l’achevait avec les notions que Rome avait acquises. La contraction, si remarquée dans le style de ce dernier, effet nécessaire des choses et du temps, ne doit être imputée ni en bien ni en mal au précepteur de Néron, dont la tête n’était point d’ailleurs naturellement précise, et qui se plaisait, comme l’a fait depuis Massillon, à multiplier les formes de la même idée, avec la différence que c’est une abondance utile dans les communications d’un orateur, et un abus de l’esprit dans les méditations d’un philosophe.

 

Si on applique le parallèle entre Cicéron et Sénèque aux époques de notre littérature, on reconnaîtra aussi qu’une simple incise, sous la plume de Fontenelle, de Montesquieu, de Voltaire et du président Hénaut, contient souvent la substance de longues phrases du dix-septième siècle. Pourquoi auraient-ils développé ce que tout le monde savait ? Pourquoi auraient-ils prouvé ce qui n’était plus douteux ? La précision des derniers venus était née, presque à leur insu, du progrès des connaissances, de l’application vulgaire des sciences exactes, de l’intelligence plus exercée des lecteurs, de la maturité plus générale de la société, ou même, si l’on veut, de sa lassitude[4] ; je ne nie pas que chez des écrivains antérieurs, tels que Montaigne, Bossuet, le cardinal de Retz, madame de Sévigné, il ne se rencontre des traits d’une admirable précision, mais on sent qu’ils appartiennent à l’élan du génie ou à la vivacité de l’esprit, et non à la texture habituelle du style. Je ne parle pas de la Bruyère, d’ailleurs si énergique et si précis, parce que ce moraliste s’étant affranchi de la plupart des conditions qui constituent le style, doit être envisagé moins comme un écrivain que comme un excellent graveur de pensées. Mais j’aurais pu citer encore, comme de charmants modèles d’une précision toute française, certains passages des lettres et des harangues de Henri IV ; car, si je ne me trompe, entre tous ses bienfaits, le Béarnais au panache blanc, au sens droit et au coeur chaud, n’a pas apporté à notre langue un tribut à dédaigner. En général, le goût et l’oreille avaient dû avertir nos pères que, dans une langue privée d’inversions, le style périodique était toujours menacé de paraître immobile, traînant ou monotone. Malheureuse ment la crainte de cet écueil jette les imprudents sur un autre. On arrive des teintes vives aux tons heurtés, et du style concis au style haché. L’ambition de s’exprimer sans relâche, par des chocs de mots et par des traits ou trop fins ou trop multipliés, produit l’éblouissement et fatigue autant que le labyrinthe de la période carrée.

 

J’ai dit comment le nombre des vérités mises en circulation tournaient à l’avantage de la précision ; voyons maintenant combien le nombre des mots lui est favorable. On a déjà compris que la précision était incompatible avec une langue pauvre ; car, ou les termes y manqueront aux idées, et il faudra se taire, ou l’on tâchera de se faire entendre par des équivalents et des circonlocutions, et alors on sera prolixe. La véritable précision ne saurait donc se soutenir que par un dictionnaire abondant, parce que l’obligation de s’exprimer en peu de mots, suppose la nécessité de n’employer que les mots propres[5], et que la découverte des mots propres suppose la faculté de les choisir dans un grand nombre d’expressions proportionnées à la multitude des perceptions humaines. Cette richesse met entre les mains du génie, des instruments d’une précision surnaturelle. Un mot, un verbe, une simple épithète échappée sans affectation, frappe d’une lumière soudaine, ou remue une longue chaîne d’idées. Ces prodiges sont familiers sous la plume de Pascal et de Buffon. Les fleuves, dit l’un, sont des chemins qui marchent. Le désert africain, dit l’autre, est une terre morte écorchée par les vents ; et ailleurs, suivant les pas de la Condamine dans la solitude immense et silencieuse des Cordillères, il y montre la nature étonnée de s’entendre interroger pour la première fois. Cette précision étincelante, ces traits si profonds et si vifs, dus à l’emploi d’une seule expression, ne sont que des points ; mais ils éclairent tout un horizon[6].

 

Après l’examen des causes qui favorisent ou contrarient la précision, il est temps de la considérer elle-même comme une cause qui agit par sa propre puissance sur les formes du langage. Le besoin de la précision n’est autre chose que la rectitude même de l’esprit humain, à laquelle nous revenons toujours à travers les écarts de l’imagination et les troubles de la sensibilité. Si vous apercevez aux côtés d’un grand chemin des sentiers que le voyageur a tracés malgré l’obstacle des fossés et des haies, vous en concluez que la route pouvait être plus commode ou plus courte. Le même incident a lieu dans les langues. Dès qu’une idée ne peut y être exprimée qu’avec ambiguïté ou périphrase, la loi irrésistible de la précision veut qu’on y pourvoie ; le peuple, comme le piéton, se jette hors de la voie commune, et crée le mot nécessaire. L’armée des grammairiens s’irrite, et entre aussitôt en campagne. Si le peuple triomphe, on a un mot nouveau, c’est-à-dire un moyen de précision ; si le pédantisme l’emporte, on a une acception nouvelle d’un mot ancien, c’est-à-dire un germe de confusion. L’alternative est inévitable. Et si, dans cette lutte, le peuple a ordinairement l’avantage, c’est qu’il emploie ingénument la plus droite des logiques, celle du besoin. Les découvertes, les systèmes des savants et les prétentions des écrivains tendent aussi à l’accroissement arbitraire des langues. En général, la néologie a flotté jusqu’à présent au hasard, et attend la direction philosophique qui lui manque.

 

Ce n’est pas seulement contre la périphrase que se dirige l’action constante de la précision : elle travaille encore, à mesure que la langue se perfectionne, à délivrer la syntaxe de ses entraves. L’ellipse, fille chérie de la précision, imprime au style la vie et le mouvement, la hardiesse et la chaleur, et, sous la seule condition de ne jamais nuire à la clarté, elle est pour l’esprit ce que la métaphore est pour l’imagination. Quelques tropes ne sont eux-mêmes que des ellipses, c’est-à-dire des moyens d’arriver par une voie plus vive et plus courte à la représentation de l’idée. Les puristes superstitieux qui apportent tant de scrupules à mal écrire, regrettent amèrement leur pesant bagage, et se plaignent en vain qu’on leur retranche l’attirail de particules dont ils aimaient à cheviller chaque membre de leurs périodes. La précision poursuit ses heureux larcins jusque sur les signes matériels du langage, et dévore, dans les syllabes, cette foule de consonnes inutiles et de lettres doubles qui surchargeaient l’ancienne orthographe. Si l’on compare des livres français ou anglais imprimés de nos jours, aux éditions qui en avaient été faites sous les règnes de Henri IV et d’Elisabeth, on est agréablement surpris du prodigieux dépouillement de caractères alphabétiques qui s’y est opéré, au profit de la simplicité et de la clarté. En dépit d’étymologies, douteuses pour l’origine, et souvent trompeuses pour le sens, bien des mots ont jeté bas la livrée étrangère, et n’ont plus autant outragé leur langue adoptive par une prononciation malsonnante et une orthographe insolite.

 

À la différence des langues anciennes, incapables, dans leur état pour ainsi dire fossile, de perdre ou d’acquérir, les langues si justement nommées vivantes offrent en effet le phénomène de la vie, et portent dans leur sein une fermentation qui, sans en rompre l’unité, en renouvelle sourdement les parties. Quoique cette agitation vitale ait plusieurs causes, on peut assurer que la précision en est la principale. Vous avez déjà vu, en parcourant l’échelle du langage comment elle resserre le style par l’aversion des périphrases et la génération des mots nouveaux ; comment elle allége la syntaxe par des ellipses ; comment elle accourcit jusqu’aux syllabes par la simplification graduelle de l’orthographe. Il ne lui reste plus, pour constater l’universalité de son empire, qu’à exprimer la pensée sans la parole, ce qui est bien le dernier degré de la précision : elle y parvient par ce langage primitif et universel, que le geste prononce, que le regard entend, que l’infirmité des organes et la différence des idiomes rendent parfois nécessaire, mais dont les hommes se servent aussi volontaire ment et avec succès. Quelles paroles peindraient l’orgueil, la duplicité, l’ordre impérieux, le désir, la supplication, aussi rapidement que peuvent le faire le jeu de la figure et le mouvement du corps ? L’histoire en conserve d’illustres exemples ; les peuples taciturnes ou réfléchis, tels que les Turcs, les Anglais, les Hollandais, ont du goût pour cette manifestation abrégée de leurs volontés ; elle est un supplément nécessaire dans les écoles et les cloîtres soumis à la discipline du silence ; et si l’on passe de la réalité aux fictions de théâtre, ce qu’on y appelle le jeu muet n’est-il pas la partie la plus savante de l’art, et le genre de perfection qui met le sceau à la renommée des grands comédiens ? Ce serait tomber en d’oiseuses subtilités que de chercher la théorie de ce mécanisme, et tous les points où il touche à la précision, qui est la matière principale de nôtre examen. J’entrevois cependant un problème dont la solution n’y serait pas superflue, et nous apprendrait pourquoi les hommes rassemblés sont revenus, sans autre besoin que le plaisir, à cette langue pantomime qui avait probablement, au berceau du monde, précédé les essais de la voix articulée.

 

Il est assez remarquable que les spectacles pantomimes n’ont point été l’amusement des sociétés naissantes, mais le fruit d’une civilisation très-avancée. Les Romains, qui s’y portèrent avec fureur, possédaient Lucrèce, Horace et Virgile. Ils sacrifièrent à ces jeux muets l’art dramatique, qui comptait parmi eux des comédiens aussi fameux que Roscius, Ésope et Pâris, et des auteurs tels que Plaute, Térence, Ovide, Sénèque, Andronicus, Pacuvius, et bien d’autres dont les oeuvres sont perdues. On traite ordinairement de démence et de dépravation ce goût effréné des pantomimes, et j’ai été curieux de m’expliquer cette inconséquence du peuple romain si violemment condamnée. J’avais peine à croire qu’une masse d’hommes pût agir sans motifs, et j’ai cherché le mot de l’énigme, non dans les conjectures des érudits, mais dans l’étude du coeur humain, et dans les faits qui se passent sous nos yeux. Nous avons des pantomimes à la manière des anciens ; non sur la scène de l’Opéra où la saltation les étouffe, mais sur des théâtres inférieurs, où l’action et les péripéties se déroulent avec force et netteté. Il n’est pas sûr que nos mimes y vaillent Pylade et Bathylle ; mais le peuple de Paris les idolâtre, tout comme s’il était romain[7].

 

La circonstance qui frappe d’abord dans la représentation des pantomimes, à l’Opéra comme ailleurs, c’est le profond silence du public qui était bruyant et causeur tant qu’on lui parlait, et qui se tait dès qu’il n’a plus rien à entendre. Cette apparente contradiction annonce déjà que le silence n’est point ici un besoin de l’oreille, mais le signe d’un intérêt puissant qui concentre toutes les facultés de l’homme dans l’attention. Averti par ce phénomène, je me suis supposé dans un théâtre romain ; et, parmi la foule des assistants, j’ai attaché mes regards sur la physionomie de quelques artisans robustes qui me représentaient plus naturellement les prolétaires de l’ancienne Rome, le matelot du port d’Ostia, ou le forgeron du mont Quirinal.

 

Le rideau se lève, l’action commence, et j’étudie les effets de la pantomime sur ces faces communes, interprètes d’un système nerveux qui ne doit pas s’ébranler à peu de frais. Je vois bientôt ces spectateurs populaires, l’oeil saillant, la bouche entrouverte, les muscles et les veines du cou enflés, le corps immobile, et la poitrine agitée. Les sympathies dramatiques se peignent sur leurs visages baignés tour à tour de sueur et de larmes, et il s’échappe involontairement de leur bouche, tantôt des cris sourds, tantôt des mots, peu élégants sans doute, étrangers peut-être à votre dictionnaire, mais pleins d’énergie et de justesse. Les pièces parlées n’avaient pas si violemment ému les mêmes hommes, et la réflexion en découvre aisément la cause. Le spectateur d’un drame n’est qu’un simple auditeur, plus ou moins touché des impressions transmises par des intermédiaires qui ont pensé et parlé pour lui. Souvent même il chicane ses propres plaisirs, et préfère à la douceur de sentir la vanité de juger ; mais le plus grossier spectateur d’une pantomime est obligé d’entrer en partage de la composition, et de remplir le canevas muet qu’on lui montre ; il devient auteur lui-même ; et au lieu d’une action passive et d’emprunt, la sienne est immédiate et personnelle. Quoiqu’il ne prononce pas le dialogue des personnages, il l’écrit certainement dans sa tête et dans son coeur. Tout son extérieur, et jusqu’au mouvement de ses lèvres, en attestent le travail. Si ce langage interne pouvait être entendu, on y admirerait probablement un style que rien n’arrête, aussi prompt, aussi chaud, aussi vrai que la passion. La supériorité des jouissances de cet homme sur celles du spectateur ordinaire des drames dialogués sera évidente, au jugement de quiconque a éprouvé l’ivresse de la composition, et connaît la prédilection de l’homme pour son propre ouvrage. En fallait-il plus pour entraîner le peuple romain au jeu des pantomimes, et nous faire concevoir la préférence qu’Auguste et Mécène, Sénèque et Lucien leur ont accordée ?

 

Que doit-on conclure de cette expérience ? C’est que l’émotion s’accroît à mesure que les moyens de la produire sont plus simples et les intermédiaires moins nombreux, c’est-à-dire, qu’ils se rapprochent davantage des éléments de la précision. Cette loi représente dans le monde intellectuel ce que des géomètres ont appelé le principe de la moindre action dans le jeu des forces motrices de la nature. Pour nous résumer, l’effet général de cette précision en littérature est de rendre plus saillant ce qui est bien, et moins lourd ce qui est mal. Les cas où elle dégénérerait en sécheresse sont indiqués par le goût, qui n’est autre chose que le bon sens appliqué avec délicatesse. Je m’abstiens de nouveaux développements, afin que, dans un écrit où l’on recommande la précision, le précepte ne soit pas gâté par l’exemple.

 

 

[1] Il est juste de dire que le laconisme tenait aussi à l’esprit dominateur de la nation. On remarqua fort bien le changement qui s’y fit après la bataille de Leuctres. Epaminondas ne se vanta pas sans raison d’avoir allongé la phrase lacédémonienne.

[2] L’aréopage, qui se déliait tant de l’éloquence, n’avait pas manqué d’interdire aux orateurs ces résumés nerveux et entraînants, désignés sous le nom de péroraisons.

[3] Dictionnaire philosophique, au mot Style.

[4] Les révolutions du style offrent communément la succession de trois âges. Faute d’idées et de mots, on écrit d’abord peu et mal ; c’est l’âge de l’indigence. Ensuite on s’abandonne à l’exercice de toutes ses facultés, on écrit bien, beaucoup et longuement ; c’est l’âge de l’abondance. Enfin, accablé sous le poids de tant de richesses, on sent la nécessité de les épurer et de les classer pour en jouir ; c’est l’âge de l’ordre et de la précision. Nous n’y sommes peut-être pas tout à fait arrivés ; mais on le désire, et on y touche. Rien ne dispose mieux à la plainte contre la prolixité que la vue de nos immenses bibliothèques. On a calculé que, sur les deux hémisphères, l’imprimerie ajoute encore, année commune, à ces montagnes d’écrits, quarante mille ouvrages nouveaux ; et l’on accuse les presses de France, d’Angleterre et d’Allemagne d’en fournir seules la moitié. Au milieu de ces halles de livres, où l’esprit humain hésite et s’effraie, comme au bord d’un abîme, qui ne ferait des vœux pour qu’on séparât enfin de ce chaos toujours croissant, la partie qui en est réellement utile ou agréable ? En attendant une réforme intellectuelle qui abrège les ouvrages, nous accueillons des transformations matérielles qui rendent les livres plus légers Déjà ces volumes énormes, qui gisent aux bas étages de nos bibliothèques, comme une sorte de fondation cyclopéenne, divisent leur masse incommode. Nous voyons les Chroniques de France, les Pandectes de Justinien et le Dictionnaire de Bayle, renaître avec les dimensions de l’in-8° ; il n’est pas jusqu’à l’Art de vérifier les dates, qui, réduit au même format, n’ait rompu l’antique union des bénédictins et des in-folio. La précision est telle ment le besoin du siècle, qu’à défaut de la réalité, on s’amuse de l’apparence.

[5] Les mots n’étant que des signes, ils ne peuvent jamais rendre la sensation et la pensée que d’une manière approximative. Il ne faut donc pas prêter un sens trop rigoureux à ce qu’on entend par mots propres, au point de soutenir, comme le font quelques personnes, qu’il n’existe point de synonymes. Une telle subtilité décolorerait tout langage, et conviendrait à des automates, et non pas à des hommes. On tomberait de la nature flexible et animée, dans la précision mathématique, source d’erreurs ou de ridicules funestes, lorsqu’on l’applique aux matières qui ne sont pas de son domaine. La précision peut sans doute avoir ses excès. Il semble que le célèbre Linnée en a touché les justes limites, dans la langue vive et singulière qu’il créa, en quelque sorte, pour faire la description classique des trois règnes de la nature.

[6] Si quelqu’un veut connaître, par un exemple sensible, en combien peu de temps agissent les causes de la précision, il peut embrasser d’un coup d’oeil les trente-cinq années qui se sont écoulées depuis que la discussion politique et parlementaire a été ouverte aux Français, et suivre les pas que leur éloquence a faits dans cette carrière nouvelle. S’il compare les premiers temps de cette époque aux derniers, il sera frappé de voir combien, dans l’intervalle, l’élocution est devenue d’un goût plus sévère, d’une trame plus serrée, d’une sève plus substantielle. Aux mouvements étudiés, à l’éclat du style, aux théories magistrales, a succédé une diction sobre de phrases et de détails, nourrie de principes et de vérités. Ce qui était alors encouragé par l’admiration, risquerait aujourd’hui de n’éveiller que l’impatience. Le prix du temps et l’attrait du positif ont fort désabusé du luxe oratoire, et l’on sent de plus en plus, dans notre rhétorique parlementaire, les progrès et la leçon de l’expérience. J’éclairerais volontiers cette assertion par un parallèle de nos divers orateurs politiques, si les passions du moment souffraient qu’on traitât de pareilles matières, dans le seul intérêt de la science.

[7] Si depuis quelque temps on joue un peu moins de pantomimes, il ne faut pas en accuser le refroidissement du public, mais l’épuisement des auteurs : car la difficulté est bien plus grande à faire une pantomime qu’un drame médiocre. La pantomime se compose exclusivement de ce qu’il y a de plus pénible dans l’art dramatique, l’invention et le plan. Peu de sujets lui conviennent, et le choix exige beau coup de discernement. L’auteur doit concilier la rapidité de la marche avec la gradation de l’intérêt, la simplicité de l’action avec la variété des ressorts, et l’extrême clarté avec l’absence des moyens d’être clair. Tout son mécanisme joue a découvert ; il n’y a là ni vers ni prose pour remplir les vides, déguiser les in vraisemblances, expliquer les doutes, et faire prendre le change sur les fausses situations ; en un mot, les obstacles sont plus grands, les ressources moindres, et la gloire à peu près nulle. C’est un sujet de regrets pour les spectateurs délicats, dont au moins les oreilles ne retrouvent pas dans la pantomime l’emphase et le solécisme, qui sont ordinairement les deux muses de la tragédie foraine.