Réponse au discours de réception du marquis de Pastoret

Le 24 août 1820

Jean-Louis LAYA

Réponse de M. Laya
au discours de M. de Pastoret

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 août 1820

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

« Rien n’est moins aisé que de louer dignement » (a dit un ancien) ; et la difficulté s’accroît en proportion du mérite des personnes qu’on célèbre. Aussi n’ai-je pu songer à l’honorable tâche que j’ai à remplir, sans éprouver la crainte d’un double échec, dans une seule tentative. Votre discours, Monsieur, me fait reprendre un peu d’assurance. M. de Volney, grâce à vous, aura été jugé comme il doit l’être. Si votre éloquence ne met que plus en lumière l’insuffisance de la mienne, j’emporterai cette consolation que du moins la mémoire de l’un de nos plus célèbres confrères n’aura pas reçu un hommage incomplet dans cette enceinte. En ce qui vous concerne, Monsieur, je n’ai pas la même espérance, et vous n’aurez pas le même bonheur : mais le public lettré connaît vos titres ; il sait les apprécier ; et notre auditoire, ajoutant de soi-même, dans sa pensée, à ce que n’aura pas su dire l’orateur, remplira ses omissions involontaires.

M. de Volney, dès ses premières années, montra cette curiosité ardente d’un esprit qui veut connaître ce qu’il ignore, et cet obstiné courage dans l’étude qui est le premier indice du génie. L’amour de la science paraît avoir été l’une des affections les plus vives de son âme. Il a fait à cette noble passion tous les sacrifices, celui-là même qui coûte souvent le plus aux hommes, le sacrifice de sa fortune. Il en a trouvé le dédommagement dans une richesse moins périssable, dans ces trésors de savoir, qui sont aujourd’hui l’héritage le plus glorieux de ses descendants, le legs le plus précieux qu’il pût laisser à ses contemporains. On rencontre beaucoup d’hommes qui sont habiles à répéter l’érudition des autres ; l’on en voit peu qui aient su faire leur propriété de la science qu’ils ont acquise. M. de Volney, même en marchant sur les traces d’autrui, possède le rare secret de se faire toujours distinguer comme un de ces esprits indépendants et originaux qui s’appartiennent et paraissent nés pour frayer les routes. Son élan est rapide, hardi, hasardeux. Dans l’essor qu’il prend, on le voit suivre les inspirations d’une philosophie transcendante, qui ne se plaît que dans les hauteurs. C’est en se plaçant toujours dans un point élevé, et devant le plus vaste horizon, qu’il a conçu et exécuté ses ouvrages.

La liberté n’eut point d’apôtre plus fervent ; on le conçoit : il écrivait pour l’affranchissement des peuples sur le sol de l’esclavage, entouré des victimes du despotisme. Le spectacle de tant d’excès l’avait soulevé d’indignation. Aussi, dans ses peintures des abus et des fureurs de la tyrannie, il décrit ce qu’il voit avec une énergie si effrayante, que la vérité y semble quelquefois portée au delà de la vraisemblance.

S’il maudit le despotisme dans un seul, il ne lui fait pas plus de grâce, lorsqu’il le signale dans plusieurs. En cent endroits, il manifeste son aversion pour la licence et pour les excès des révolutionnaires, dont il fut aussi la victime. Nous le voyons livrer différents genres de combats aux sanguinaires novateurs de 1793. Ici, avec l’arme du sarcasme et de l’ironie, il attaque ces insensés qui voulaient appliquer à une population de trente millions d’hommes les codes oligarchiques d’Athénée et de Lacédémone ; là, il se contente dé lancer sur eux ce trait original et pénétrant : « Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer : le fer des piques ne produit que du sang ; on n’a de pain qu’avec le fer des charrues. »

Oserai-je, après vous, Monsieur, jeter un coup d’œil sur les principaux ouvrages de M. de Volney ? Je le ferai rapidement.

Le premier, qui est une peinture descriptive de la Syrie et de l’Égypte, sous le titre modeste de Voyage en Syrie, etc., ouvrit un nouveau genre d’études aux historiens voyageurs. On remarqua que l’écrivain ne se mettait jamais en scène. Le peintre s’effaçait pour ne laisser voir que le tableau. Ce tableau avait un coloris qui frappait l’imagination, qui rendait l’esprit silencieux, et l’invitait à méditer. Si l’on douta de la fidélité du narrateur, ce ne fut que jusqu’au moment où, son livre, à la main, nos Français vérifièrent le site qu’il avait décrit. Alors s’évanouirent tous les doutes. M. de Volney parut être le continuateur d’Hérodote ; on peut ajouter, son vengeur. En effet, il réhabilita sa gloire, en rectifiant les faux jugements qu’on avait portés sur ce prince des historiens. Hérodote, dès lors, ne parut plus que ce qu’il est réellement, un sage et véridique observateur, un peintre exact, quelquefois sublime, et non plus un conteur agréable, ou un rêveur éloquent.

Dans une autre production du même genre (je veux parler du Voyage aux États-Unis), nous admirons une grande patience jointe, dans M. de Volney, à un rare talent pour l’observation. Là, se trouve tracé de main de maître le plan topographique de ces vastes régions qui semblent former une longue chaîne, dont chaque anneau est une haute montagne. Cette peinture, sévère tout à la fois et brillante, semble avoir été composée pour les regards du philosophe qui aime à faire un retour sur soi-même, à l’aspect de ces scènes imposantes, dans lesquelles la majesté de la nature contraste avec notre néant ; mais particulièrement pour les regards du peintre qui vient y chercher des inspirations. Là, peut-être plus qu’ailleurs, M. de Volney a un pinceau qui anime tout. Ne remarquons que sa définition pittoresque des vents : il n’a pas songé à les personnifier ; et cependant vous voyez qu’ils prennent, dans ses descriptions animées, une sorte de forme et de stature homérique. Ce sont des puissances ; les fleuves et le continent sont leur empire ; ils commandent aux nuages ; les nuages, comme un corps d’armée, se rallient sous leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts, deviennent le théâtre bruyant des combats. L’exposition des marches, des contre-marches de ces tumultueux courants d’air qui se brisent les uns contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent, entre les monts à pic, avec une impétuosité retentissante ; tout ce désordre de l’atmosphère forme un effet qui saisit à la fois l’âme et les sens, et les fait tressaillir d’émotions nouvelles, devant ces nouveaux objets de surprise et de terreur.

Le Voyage en Syrie et en Égypte avait commencé la réputation de M. de Volney ; quelques années après, une production d’un genre plus original fit voir toutes les ressources de son esprit, ensemble abstrait et entreprenant.

Dans le livre des Ruines, on dirait que M. de Volney a voulu reconstituer une nouvelle terre des débris de l’ancienne. C’était vouloir en quelque sorte répéter l’œuvre de la Providence, ou renouveler la louable chimère qui a égaré tant d’écrivains philanthropes. Depuis Platon, l’on s’est transmis, de siècle en siècle, ces utopies séduisantes qui ne seront jamais peut-être que les rêves d’un homme de bien.

Ce beau spéculatif est la grande pensée qui tourmente M. de Volney. C’est là le trait dominant de ses ouvrages sur l’histoire, et même sur les langues, dont il aspire à perfectionner le mécanisme.

Ses leçons sur l’histoire sont dictées dans cet esprit d’investigation qui ne veut rien moins que des moyens excellents, parce que c’est à une fin de perfection qu’il se propose d’atteindre.

Du moins cette passion pour le perfectionnement absolu suggère à M. de Volney des idées originales, qui peuvent devenir des moyens pour arriver à un perfectionnement relatif. Par exemple, il voit dans l’étude analytique des langues comme une échelle de degrés pour remonter jusqu’à l’origine la plus reculée des peuples. Ses vues, qu’il explique, ne sont pas une simple spéculation, Qu’on y réfléchisse : ne reconnaît-on pas les progrès de la philosophie chez un peuple, dans les progrès plus ou moins philosophiques qu’a faits sa langue ? Ne pouvez-vous pas aussi, d’après sa langue, juger ses connaissances en morale, en législation, en littérature ? car les signes qu’elle admet sont ceux de ses idées. Ses tours plus ou moins précis et serrés indiquent la tournure d’esprit de ses citoyens ; la force et le coloris des termes qu’elle emploie peignent l’énergie de leur caractère et l’éclat plus ou moins brillant de leur imagination.

Pour résoudre le problème du perfectionnement de l’esprit, il faut songer à perfectionner l’instrument de la pensée. Le meilleur moyen serait d’amener les hommes à parler le même langage. Ce point d’excellence ne pouvant peut-être s’obtenir, M. de Volney se persuada que ce serait gagner beaucoup que d’établir un alphabet unique pour toutes les langues. Ce serait, pour les étudier, une difficulté de moins ; ce serait un moyen de communication et de rapprochement de plus entre les peuples. C’est bien là le vœu d’un philanthrope. Il l’avait conçu depuis longtemps. Il a voulu qu’on travaillât à le réaliser après lui. C’est une des idées consolantes de ses derniers moments ; et vous savez, Monsieur, que si, par ses talents, il a pu se flatter de se voir survivre dans ses ouvrages, ses legs prouvent qu’il a eu à cœur de se survivre dans ses bonnes œuvres.

Toute votre vie, Monsieur, a été consacrée, comme celle de M. de Volney, à l’étude de l’homme, envisagé dans ses rapports avec la société. Comme lui, vous vous êtes occupé des systèmes artificiels qui règlent l’ordre social ; et vous avez voulu éclaircir par le développement les nombreuses législations des différents peuples. Montesquieu avait révélé l’esprit de ces législations ; vous en avez suivi l’histoire. Vous avez dû, dans vos plans moins théoriques, vous attacher à ce qu’elles offrent de positif, recherchant les résultats de ces institutions dont ce grand publiciste s’est plu à scruter les causes. C’est une entreprise qui ne demande rien moins que la vie d’un homme. Quel travail que de concentrer, sous un seul point d’optique, tant de codes divergents ; que de réussir à surprendre, jusque dans leur premier germe, les législations naissantes, pour les suivre dans leurs progrès ; que d’indiquer la raison de leur durée et celle de leur décadence successive ! Là, il faut expliquer, commenter, faire sortir de leurs poudreuses ténèbres des codes de lois ; ensevelis sous les ruines du temps ; il faut dire dans quel esprit, pour quelle fin, leurs auteurs les ont rédigés. Favorables à tel peuple, ils ont été nuisibles à tel autre. Leur imperfection ou leur vertu a dépendu quelquefois des localités, des circonstances, des besoins, des mœurs, du caractère de ces peuples. Il faut montrer la sagesse d’une loi dans ce qu’elle parait offrir de bizarre, ou de nuisible même ; et le danger, l’inconséquence ou l’iniquité de telle autre loi qui, sous une apparence de raison et de justice, a fait plus de mal que de bien aux peuples qu’elle a régis ; car il est, comme dit Tacite, des époques où le citoyen a plus à souffrir des lois, qu’il n’a souffert, à d’autres époques, du crime que ces lois punissent.

Continuez, Monsieur, l’important travail de cette encyclopédie législative, que pourront consulter avec fruit les publicistes, les jurisconsultes, les magistrats de tous les rangs, juges civils et militaires, les historiens, tous les citoyens instruits, ou qui veulent s’instruire. Il n’appartient qu’à des esprits qui ont, le courage d’une volonté permanente, de concevoir d’aussi grands projets pour amener d’aussi grands résultats.

Dans plusieurs de ses écrits votre illustre prédécesseur recommande l’étude philosophique de l’histoire, dont il s’occupa lui-même d’une manière si élevée. Les jugements qu’il porte ont quelquefois un peu d’amertume. Il est plus blessé du mal qu’il remarque dans les lois qu’il ne jouit des principes de bien qu’elles recèlent. Vous, Monsieur, sans dissimuler les vices, dont vous désirez aussi la réforme, vous voyez quelques améliorations dans le présent, et vous vous en félicitez pour vos concitoyens ; M. de Volney ne les entrevoit que dans l’avenir, et il s’en félicite pour ses descendants. Vous ne niez pas la possibilité d’un mieux relatif ; mais vous pensez qu’il n’est donné qu’au créateur de l’homme de perfectionner indéfiniment les facultés de l’homme en reculant sa vie mortelle ; ce qui serait arriver à un prodige par un prodige. Le passé vous dit ce que sera l’avenir. Aussi vos vœux se bornent-ils à ne désirer que des lois praticables. Celles qui conviendraient à des anges conviendraient mal à des hommes ; mais, à des hommes aussi, il faut des lois humaines : or, votre ouvrage sur les lois pénales est un docte commentaire de cette pensée de Montesquieu, « qu’il ne faut pas que les hommes soient conduits par des lois extrêmes » ; ou de cette autre maxime si touchante et si profonde de Shakspeare, « que la pitié est la vertu des lois. »

À l’époque où parut votre livre, c’était une sorte de courage de braver, comme vous le disiez vous-même, la médiocrité routinière. En extase devant le passé, elle ne vit dans le présent que pour s’efforcer de le vieillir.

La grande question touchant la peine de mort vous arrêta. Elle est délicate, elle est périlleuse. Quelque parti qu’on prenne, on peut penser qu’il faudra que le problème soit résolu au préjudice des intérêts de la justice qui épargnera un coupable, ou bien au préjudice des intérêts de l’humanité qui regrettera un innocent.

Entraîné autrefois par la recherche du perfectionnement social, vous avez voulu, jeune magistrat, ramener nos débats judiciaires à la simplicité des tribunaux de famille. Vous pensiez, dans la confiance d’une âme pleine de douces illusions, qu’il serait salutaire de proscrire l’éloquence et ses mouvements passionnés du temple de la justice. Ce dut être une chose remarquable de voir un jeune orateur traiter cette matière avec le désintéressement d’un écrivain qui n’aurait pas eu, un jour, à attendre de l’éloquence une partie de sa renommée. Au surplus, ce n’était pas la première fois, et ce ne fut pas la dernière, que vous fîtes à l’intérêt public le sacrifice de votre amour-propre. Si l’on suit les phases de votre vie littéraire, on vous voit immoler toujours au désir d’être utile à vos semblables jusqu’aux plus doux penchants de votre jeunesse. D’intervalle en intervalle, un attrait qui semblait invincible vous ramenait à vos premiers goûts ; presque aussitôt la voix austère du devoir se faisait entendre, et les goûts étaient surmontés.

Né sous le ciel des troubadours, dans les climats enchantés de la Provence, vous aviez offert vos premiers hommages aux muses de votre belle patrie. Vos vers, inspirés par ces immortelles, durent faire regretter que vous ayez délaissé leur culte. Ce sacrifice, méritoire dans tous les temps, l’est surtout dans l’âge des illusions poétiques. C’est à cette époque même qu’on vous a vu revenir à la muse sévère de l’histoire.

Dans vos profondes recherches sur la législation des Hébreux, l’un de vos ouvrages les plus importants, vous avez expliqué avec une sagacité précise ces institutions théocratiques qui ont survécu aux gouvernements dont elles faisaient la force, et qui, même aujourd’hui, tiennent lieu de patrie à un peuple errant et dispersé sur la terre.

Poursuivez, Monsieur, cette carrière d’utilité. Plusieurs de vos écrits sont de bonnes actions, et vos bonnes actions, à leur tour, produisent de bons ouvrages. Nous en avons la preuve dans ce rapport développé sur l’état des maisons hospitalières en France, considérées dans les divers régimes qu’elles ont subis depuis un grand nombre d’années. Dans ce travail, qui peut servir de modèle, par la distribution du plan et la netteté de la rédaction, aux administrateurs les plus consommés, vous vous êtes constitué le rapporteur de la bienfaisance elle-même ; vous y parlez au nom de cette vertu ingénieusement active et surveillante, qui recherche, accueille et protège l’indigence laborieuse, prévient le coupable égarement du désespoir, combat la paresse en la faisant rougir, et la force de se rendre utile en la soulageant.

Poursuivez donc, Monsieur ; à côté de ces monuments estimables, continuez d’élever ce vaste édifice où seront placées les Thémis des différents peuples de la terre, comme le furent, dans le Panthéon romain ; toutes les divinités qui recevaient les différents cultes du monde. Sans doute, la première récompense d’une vie occupée si dignement est dans les travaux mêmes qui la remplissent ; mais vous en obtenez une bien douce et bien glorieuse dans la reconnaissance publique, dans l’attachement de vos confrères, qui se félicitent de s’unir à vous d’un double lien, et dans ces marques d’illustration qui sont un gage de l’estime personnelle dont le prince vous honore. Les écrits utiles sont placés aussi haut que les œuvres les plus élevées du génie, dans la pensée d’un monarque qui veut le bonheur autant que la gloire des peuples qu’il gouverne. C’est aux écrivains français d’immortaliser la reconnaissance nationale par des ouvrages qui soient dignes du bienfaiteur. Les marbres périssent. La gloire des bons écrits est impérissable, comme celle des belles actions des rois qui remettent entre les mains des poëtes, des orateurs, des historiens, le dépôt de leur renommée. L’homme de génie est le plus bel ouvrage de la nature ; et le prince qui favorise le développement du génie et des talents, s’associe au pouvoir créateur qui les fait naître.