Réponse au discours de réception d’Alexandre Soumet

Le 25 novembre 1824

Louis-Simon AUGER

Monsieur,

Vous avez loué dignement l’académicien auquel vous succédez. Vous avez senti, vous avez peint en poëte le talent poétique du traducteur de l’Iliade et de l’auteur de la tragédie de Brunehaut. Rien ne manque aux honneurs que sa mémoire a droit d’attendre en cette circonstance. Ce qui me reste de temps, ce qui reste d’attention à l’assemblée qui nous écoute, il semble que je devrais le réserver pour vous seul. Qu’il me soit cependant permis d’ajouter à l’éloge que vous venez de faire de M. Aignan, quelques traits qui ont pu ne pas parvenir à votre connaissance, et que des relations directes avec sa personne m’ont mis à portée de recueillir.

Vous avez dit, et très-bien dit, Monsieur, comment M. Aignan fut nourri de bonne heure des sucs de la littérature ancienne, et quelle salutaire influence cette sorte d’éducation exerça sur la direction de son esprit et sur les qualités de son style. Le latin et le grec, ces deux principales sources de toute instruction véritable, ont peu de secrets qu’il ne se soit efforcé de pénétrer, peu de finesses qu’il ne se soit appliqué à saisir. Il ne se borna pas à l’étude approfondie des langues savantes : l’italien et surtout l’anglais lui furent très-familiers ; et il fit passer dans notre langue deux des productions les plus célèbres de la littérature britannique, l’Essai sur la critique et le Ministre de Wakefield. La littérature des anciens et des modernes ne suffisait pas à son ardeur d’apprendre, à son besoin de savoir : celle du moyen âge lui ouvrit ses obscures archives ; et on le vit en extraire avec discernement, et présenter au public étonné, de ces vieux monuments de la pensée dont notre ignorance a fait des nouveautés.

Vous avez parlé, Monsieur, de la tragédie à laquelle M. Aignan dut son plus brillant succès. Il est une autre production de sa première jeunesse, dont il est juste que je fasse honneur à sa mémoire. C’était une tragédie aussi ; mais elle n’était pas destinée pour le théâtre ; et le seul triomphe qu’elle pût procurer au poëte était la mort sur un échafaud. Quand un odieux arrêt, dicté par le crime, et prononcé par la peur, eut envoyé au supplice le meilleur et le plus vertueux des rois, M. Aignan éprouva le besoin de répandre les sentiments dont son âme était remplie, la pitié pour la victime, l’horreur pour ses bourreaux, l’admiration pour les généreux citoyens qui s’étaient voués à sa défense. Il les mit tous en action dans un tableau dramatique, dont je ne veux examiner ni le dessin ni les couleurs. Ce n’est pas d’une composition littéraire que je parle ; c’est d’un acte de dévouement et de courage. La critique n’a point de droits sur un écrit inspiré par une pieuse indignation, et fait au péril de la vie. La tragédie de la Mort de Louis XVI fut imprimée, publiée, peu de semaines après l’affreux événement qu’elle retrace, et sous les yeux mêmes des féroces personnages qu’on y voit figurer.

Si M. Aignan, qui venait d’exposer sa tête, n’accrut point alors le danger par des confidences indiscrètes, on ne le vit pas non plus, le péril passé, tirer vanité de sa courageuse imprudence. Il n’en faisait ni ostentation ni mystère ; il aimait seulement qu’on en fût informé. Une fois pourtant il céda au désir de s’en glorifier lui-même. Peu de mois avant sa mort, dans une de nos séances académiques, il aborda, j’en fus témoin, l’illustre défenseur de Louis XVI, et lui demanda s’il savait qu’il eût osé le faire agir et parler dans un drame, et revêtir des formes de la poésie quelques traits de cette éloquence par qui l’auguste client eût été sauvé, s’il avait pu l’être.

Ou je me trompe, Messieurs, ou le trait dont je viens de vous faire le récit, doit suffire pour mettre la mémoire de M. Aignan sous la protection de tous les cœurs généreux. Je veux maintenant, ne considérant plus en lui que l’écrivain, le venger d’un injuste reproche qui tourmenta longtemps sa vie, et qui poursuit encore son souvenir.

M. Aignan, difficile envers lui-même, comme l’est tout homme d’un vrai talent, avait courageusement refait son Iliade, qu’assez de faveur avait cependant accueillie la première fois, pour qu’il pût se dispenser d’une sévérité si grande et d’un travail si pénible. Soudain un cri s’élève : « Cette traduction ne lui appartient pas ; il l’a dérobée à Rochefort, et il a tu jusqu’au nom de cet écrivain qu’il dépouillait. » Beaucoup d’entre vous, Messieurs, se rappellent combien cette inculpation trouva, dans le public, de crédulité maligne, et d’ardeur cruelle à la propager en tous lieux. Ces hommes qui, les premiers, reprochèrent à M. Aignan d’avoir manqué de bonne foi, n’en manquèrent-ils pas eux-mêmes ? mais n’accusons, s’il se peut, les intentions de personne. Contentons-nous de dire qu’ils furent bien légers, bien inconsidérés. Si leur empressement à examiner l’ouvrage pour en attaquer l’auteur, leur eût permis de jeter seulement les yeux sur la préface, ils y auraient lu ces propres paroles : « J’ai beaucoup profité de l’estimable traduction de M. de Rochefort. Je lui dois, non-seulement des vers entiers ou faiblement altérés, mais la pensée, la coupe, le mouvement d’un grand nombre d’autres, qu’il serait difficile de reconnaître au milieu des changements qu’ils ont subis. » Que devient, je le demande, cette accusation de plagiat furtif, dont on avait fait tant de scandale ? Que fallait-il donc que fit l’auteur pour s’en garantir, si une déclaration si nette et si formelle l’y laissait toujours exposé ? Je le dis hautement et sans craindre un démenti, M. Aignan ne méritait aucune espèce de reproche. Empruntant à un de ses devanciers de beaux vers qui n’avaient pu préserver son ouvrage d’un oubli presque total, il avait usé de son droit ; en le déclarant avec franchise, il avait rempli son devoir.

M. Aignan, en élevant un double monument à la gloire d’Homère, a posé le plus solide fondement de sa propre renommée. Avant lui, la France enviait à l’Angleterre une imitation vraiment poétique de l’Iliade et de l’Odyssée ; grâce à lui, elle la possède. L’entreprise immense qu’il a mise à fin ne petit-elle pas être recommencée quelque jour et achevée avec plus de bonheur encore ? Qui oserait le nier ou l’affirmer ? Mais ce qu’on peut assurer d’avance, c’est qu’une pareille tentative placerait sou auteur dans cette alternative inévitable : s’il ambitionnait d’être supérieur en tout à son prédécesseur, sa tâche serait trop difficile pour qu’il pût compter sur le succès ; s’il consentait à lui emprunter tout ce qu’il est impossible de faire mieux, elle serait trop aisée pour qu’il pût en attendre de la gloire.

M. Aignan fut surpris par la mort dans la plus grande activité de ses travaux, dans toute la force d’un âge jeune encore et d’une santé qui n’avait reçu aucune atteinte. Il a laissé des ouvrages inachevés ; il a emporté avec lui la pensée de quelques autres qu’il méditait : mais il a assez vécu, il a assez produit pour que, dans les fastes littéraires, son nom obtienne et conserve une de ces places honorables, qui sont le prix assuré d’un talent laborieux, formé par l’étude et orné d’un savoir varié.

Pour vous, Monsieur, qui êtes à peine dans votre maturité, et à qui un plus long avenir est réservé sans doute, ce que vous avez déjà parcouru de votre carrière a été marqué par des succès éclatants, que l’envie même ne conteste pas. Ce n’est point par de timides essais, par les jeux d’une Muse adolescente, que vous avez révélé votre nom : les trois chants de l’Incrédulité ont appris à la France qu’elle comptait un poëte de plus. Toujours supérieur à Bernis, vous avez souvent égalé Louis Racine, et vous l’avez quelquefois surpassé : c’était beaucoup de gloire pour un poëte de vingt ans. Plus versés que vous dans les matières de la Foi, vos devanciers avaient mis dans leurs poëmes plus de dialectique et de méthode : vous avez déployé dans le vôtre un talent de versification plus brillant, dont l’éclat, pour devenir aussi pur qu’il était vif, n’attendait qu’un léger progrès de l’âge et une nouvelle occasion de s’exercer. Je me souviens avec joie, Monsieur, que, sans vous connaître, je fus un des premiers à prédire vos destinées poétiques ; et vous pouvez apercevoir que l’académicien qui vous reçoit, ne tient pas un autre langage que le critique qui vous jugeait.

Dans cette lice brillante que nous ouvrons d’année en année aux jeunes nourrissons des Muses, vous avez, Monsieur, triomphé deux fois ; et, une troisième fois, vous avez approché le plus près du but qu’un émule fortuné venait d’atteindre. Souvent ces prix sont l’heureux présage d’une récompense plus glorieuse encore. Dans les jeunes écrivains qui sont sortis le plus souvent vainqueurs de ces nobles combats, l’Académie aime à voir d’avance les collègues ou les héritiers des juges mêmes qui les ont couronnés. Ses espérances, ses vœux pour vous, se réalisent en ce moment. Après avoir obtenu plusieurs des palmes qu’elle propose, vous venez vous asseoir parmi ceux qui les décernent.

Mais, à dire vrai, Monsieur, ce sont des triomphes plus glorieux encore dans une carrière plus vaste, plus difficile et plus périlleuse, qui vous ont si promptement concilié nos suffrages. Le poëte qui réussit plus d’une fois et avec éclat au théâtre, est vraiment l’élu du peuple ; on pourrait presque dire qu’il entre à l’Académie en vertu d’un plébiscite. Par vous, Monsieur, un fait nouveau, un fait unique a été inscrit dans les fastes dramatiques : deux tragédies d’un même auteur ont paru, à un jour de distance, sur deux scènes rivales, et elles y ont obtenu toutes deux des applaudissements également vifs. Longtemps Clytemnestre et Saül ont fait retentir à la même heure les deux rives de la Seine des acclamations triomphales décernées à votre talent pathétique et brillant.

Deux maîtres du théâtre avaient déjà montré avec gloire Oreste punissant, par un meurtre parricide, un assassinat adultère. Ni le génie de ces deux poëtes et le succès de leurs ouvrages, ni la voix du public, qui depuis longtemps semblait demander qu’on cessât d’évoquer les ombres de cette race de Pélops, si féconde en malheurs qui sont tous des forfaits, rien n’a pu intimider votre généreuse audace. Vous avez créé de nouveaux ressorts ; vous avez rajeuni des situations aussi anciennes que l’art même ; et, ce qui est le comble du bonheur, après les fameuses reconnaissances tant admirées dans Eschyle, Sophocle, Euripide, Crébillon et Voltaire, vous en avez inventé une qui diffère de toutes, et qui n’est peut-être inférieure à aucune.

Vos deux tragédies sont fondées sur la fatalité, mais la fatalité modifiée d’après la différence des systèmes religieux : ainsi, de l’unité même de moyen, vous avez fait sortir la variété des effets et des impressions. Oreste est poussé invinciblement au crime par les furies qui l’obsèdent, et Saül par le noir esprit dont il est possédé. Le fils d’Agamemnon est l’instrument de la vengeance céleste ; le roi d’Israël est le jouet de la malice infernale. L’un survit à son crime involontaire, en le détestant, en accusant les dieux qui ont conduit sa main ; l’autre meurt fier de ses forfaits, et se punissant lui-même de n’en avoir pas augmenté le nombre. La terreur règne presque universellement dans votre drame mythologique : les horreurs consacrées de ce sanglant sujet n’admettaient aucun mélange de sentiments tendres et doux ; et la voix de l’amitié, celle de la nature même, n’y devait faire entendre que des accents de douleur ou de haine. Dans votre drame biblique, au contraire, vous avez heureusement associé aux fureurs impies de Saül et aux sacrilèges évocations de la Pythonisse, ces délicieuses amours de David et de Michol, dont les livres saints vous ont prêté les chastes et naïves couleurs.

À celui qui ne compte guère que des victoires, et qui promet d’y en ajouter beaucoup d’autres, on peut parler d’un jour où ses armes ont été moins heureuses, surtout si de ce récit doit sortir quelque chose d’honorable pour son caractère ou d’instructif pour son talent. Lorsqu’une place vacante parmi nous vous fit désirer, Monsieur, d’obtenir nos suffrages pour la remplir, vous aspiriez à mériter de nouveau ceux du public, en lui présentant une troisième tragédie. Cédant un moment à des conseils timides, vous avez craint d’affronter à la fois les chances d’une double poursuite ; il vous a semblé qu’échouant dans l’une, vous pourriez compromettre le succès de l’autre, au lieu de l’assurer : mais bientôt revenant à des sentiments plus courageux, vous vous êtes offert en même temps aux hasards d’une représentation théâtrale et d’une candidature académique. Vous avez bien présumé de nous et de vous-même. Votre nouvel ouvrage, quel que fût son sort, ne pouvait détruire les droits que les autres vous avaient acquis. Bien plus, il ne pouvait manquer de former pour vous un nouveau titre littéraire, puisque, s’il était possible que les destinées capricieuses du théâtre vous fussent moins favorables cette fois, il ne l’était pas que vous eussiez écrit une pièce sans élégance, sans verve et sans coloris. On n’ignorait pas, d’ailleurs, que Cléopâtre était l’ouvrage de votre première jeunesse ; et par là s’excusait aisément le choix d’un sujet intraitable, où les personnages donnés par l’histoire sont tellement avilis, qu’on ne peut placer à côté d’eux un personnage digne d’intérêt, sans qu’il ajoute à leur abjection, et perde lui-même quelque chose de sa dignité. Vous n’avez pas échoué ; c’est avoir réussi. Une belle scène entre le soldat débauché qui laisse échapper l’univers de sa main, et le politique artificieux qui s’en saisit, a prouvé que vous possédiez aussi le secret du coloris mâle et sévère qui convient aux tableaux historiques.

Le caractère de composition et de style de vos tragédies, et l’hommage que tout à l’heure vous venez de rendre à la supériorité de notre système dramatique sur cette poétique barbare qu’on voudrait mettre en crédit, répondent suffisamment à ceux qui affectaient d’élever des doutes sur votre orthodoxie littéraire. Non, ce n’est pas vous, Monsieur, qui croyez impossible l’alliance du génie avec la raison, de la hardiesse avec le goût, de l’originalité avec le respect des règles. Ce n’est pas vous qui traitez d’esprits étroits et serviles ceux qui ne sont pas assez inconséquents pour admirer les chefs-d’œuvre de l’antiquité, et mépriser en même temps les principes sur lesquels leur excellence se fonde ; pour désirer qu’on atteigne au but de la perfection dans les arts, et souhaiter qu’on abandonne la route qui seule y peut conduire. Ce n’est pas vous, enfin, qui faites cause commune avec ces amateurs de la belle nature, qui, pour faire revivre la statue monstrueuse de saint Christophe, donnaient volontiers l’Apollon du Belvédère, et de grand cœur échangeraient Phèdre et Iphigénie contre Faust et Goetz de Berlichingen.

Vous aspirez, Monsieur, à une palme encore plus haute que toutes celles du théâtre. Le vaste champ de l’épopée s’est ouvert devant vous. Digne émule du chantre brillant de Philippe-Auguste (M. Parseval-Grandmaison, dont le poëme est attendu avec une si vive impatience), vous célébrez, comme lui, les exploits de nos preux vainqueurs, de nos éternels ennemis. Vous racontez la gloire et les malheurs de cette vierge inspirée qui battit l’Anglais, releva le trône, y replaça son roi, et mourut sur un bûcher, victime de ceux qu’elle avait vaincus. Poursuivez, Monsieur, poursuivez ce noble ouvrage : nos vœux vous accompagnent dans la carrière ; nos couronnes vous attendent au but de votre course. Vous aurez plus fait qu’honorer votre pays et vous-même. Vous aurez vengé votre héroïne d’un outrage qui souille une autre mémoire que la, sienne : votre poëme sera une œuvre expiatoire. N’en disons pas davantage, et respectons, du moins par le silence, le génie qui ne s’est pas respecté lui-même.

Quel moment, Monsieur, pour chanter notre douce et chère patrie ! L’aurore du plus beau jour vient de se lever pour elle. Un roi nous est donné, qui réunit la bonté, la franchise et la grâce, toutes les qualités dont nous sommes idolâtres. Il aime, il est aimé. S’il se montre à nos yeux, son noble visage rayonne à la fois de l’amour qu’il nous porte et de celui qu’il nous inspire. S’il parle, son cœur s’échappe en mots heureux qui savent excuser une erreur, pardonner une faute, récompenser un service, consoler une infortune, et charmer la douleur même. Son règne, à peine commencé, nous a donné le plus grand des biens, le seul qui nous manquât depuis tant d’années, celui qui double et embellit tous les autres, la paix avec nous-mêmes, l’accord des sentiments et des volontés. Tendres enfants du plus tendre père, en l’entourant tous à la fois, en se sentant tous à la fois pressés sur son cœur, les Français ont reconnu qu’ils étaient frères. Les Muses seront trop heureuses sous un tel prince. Il a promis de les protéger, et sa parole est sûre ; mais il fera plus encore pour elles : il mettra en honneur, par son exemple, tous ces nobles sentiments dont elles vivent, et qui sont la source de leurs plus sublimes inspirations. Les Muses sont fières et douces ; elles sont sévères et compatissantes ; elles sont sincères jusque dans leurs fictions. Elles peuvent s’abandonner sans contrainte à tous leurs généreux penchants. Elles ne diront pas une vérité qui puisse offenser le monarque, ne plaindront pas un malheur qu’il ne soit disposé à réparer, ne flétriront pas un vice qu’il ne réprouve, ne vanteront pas une vertu dont il n’offre le modèle ; et elles pourront le louer lui-même, sans qu’on les accuse de le flatter.