Éloge de M. Thiers

Le 8 novembre 1884

Jules SIMON

Éloge de M. Louis-Adolphe Thiers

par

M. Jules Simon,
Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques

Lu dans la séance publique annuelle du 8 novembre 1884

 

Messieurs,

J’ai à vous parler d’un homme qui a été journaliste, historien, chef d’opposition et chef de gouvernement ; qui a fait une révolution, guéri les blessures d’une autre, vaincu une troisième ; qui était célèbre à l’âge où l’on en est encore à chercher sa voie, et qui, après avoir été calomnié, abandonné, proscrit, s’est retrouvé puissant et populaire jusque dans l’extrême vieillesse. Si j’avais prononcé ce discours il y a sept ans, au moment où M. Thiers venait de mourir, je n’aurais été en peine que de répondre à l’exaltation du sentiment public. Il n’en est pas de même aujourd’hui ; et parmi tant de statues que lui ont votées ses contemporains, il en est une qui reste dans l’atelier du sculpteur, parce que ceux qui l’avaient commandée n’en veulent plus. En la commandant, ils ne pensaient qu’à ses services ; en la refusant, ils pensent à ses opinions. Il ne faut ni s’en étonner, ni s’en irriter, ni même le regretter. On voit aussi clairement ce qu’il ferait aujourd’hui que ce qu’il faisait hier. C’est peut-être une partie de sa gloire.

 

Louis-Adolphe Thiers naquit à Marseille le 15 avril 1797, d’une famille de commerçants ruinée par la Révolution. Il était parent des deux Chénier par sa mère. Il entra comme boursier au lycée de Marseille en 1806, et après de brillantes études où il ne se distingua pas moins dans les sciences que dans les lettres, il se rendit à Aix pour y faire son droit. C’est là, en 1817, qu’il rencontra M. Mignet, et qu’il commença avec lui une amitié qui ne devait finir qu’avec sa vie. Ils furent reçus avocats ensemble et s’attachèrent au barreau. C’était un grand barreau, mais un barreau de province qui ne pouvait suffire à l’activité de leur esprit. Ils s’occupèrent de travaux littéraires. M. Mignet fut couronné par l’Académie de Nîmes pour son éloge de Charles VII et partagea avec M. Beugnot le prix de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour un Mémoire sur l’état du gouvernement et de la législation en France à l’époque de l’avènement de saint Louis. L’Académie d’Aix avait mis au concours l’éloge de Vauvenargues. M. Thiers concourut. Son ouvrage fut très remarqué ; mais on sut ou on devina le nom de l’auteur, et comme il fallait qu’il rencontrât devant lui la politique dès son premier pas dans la vie, on ne voulut pas donner le prix à l’un des chefs de la jeunesse libérale, et on prorogea le concours jusqu’à l’année suivante. M. Thiers se soumit de bonne grâce et annonça très haut qu’il allait refaire son travail ! Il le remania en effet, et il venait de le déposer au secrétariat, en se cachant pour obéir au règlement, et en se laissant voir-pour prouver sa docilité, quand on apprit dans Aix qu’il y avait un nouveau concurrent et qu’un Mémoire était arrivé directement de Paris. Ce ne fut pas une médiocre joie pour l’Académie. Elle donna le prix au Parisien et l’accessit seulement au Marseillais. Mais quand on ouvrit les enveloppes cachetées qui accompagnaient les deux Mémoires, il se trouva que M. Thiers était l’auteur de l’un et de l’autre et que l’Académie, qui n’avait pas voulu lui donner une couronne, était réduite à lui en donner deux à la fois. Il quitta Aix après cet exploit et rejoignit à Paris M. Mignet qui l’y avait précédé de quelques semaines.

 

Les deux amis s’étaient installés dans une chambre plus que modeste du passage Montesquieu. Ils ne connurent pas les longs déboires qu’ont subis tant d’autres jeunes hommes venus à Paris, comme eux, avec beaucoup de talent et peu de ressources. M. Mignet, arrivé le premier, faisait déjà partie de la rédaction du Courrier Français. M. Thiers était recommandé à Manuel. Manuel le présenta à Étienne ; Étienne l’introduisit au Constitutionnel, et il se trouva d’emblée l’un des rédacteurs du journal le plus influent et le plus répandu de l’opposition libérale.

 

M. Thiers avait les deux qualités principales du journaliste : la décision et la précision. Il voyait sur-le-champ le point capital et la solution pratique de toute question ; et, ce qu’il voyait, il le disait sans ambages. Il avait compris dès le premier jour que, dans un siècle de discussion, sous un régime de publicité, il fallait avant tout avoir le courage de l’esprit ; je crois fermement qu’il se serait donné ce courage par des efforts de volonté, s’il l’avait fallu, mais il l’avait naturellement et il l’eut toute sa vie au plus haut degré. Dans ses écrits, dans ses discours, dans ses actes, il est clairvoyant et résolu. Il va au-devant des responsabilités, comme tous les ambitieux de haute volée qui aiment le pouvoir pour lui-même et veulent en avoir les périls puisqu’ils en ont les avantages.

 

Il avait encore le mérite d’être infatigable. Il ne tarda pas à être chargé de la politique dans le Constitutionnel. Non seulement il suffisait à cette rude besogne ; mais il publiait par fragments son éloge de Vauvenargues, il donnait carrière à sa passion pour les arts en décrivant le Salon de 1822, celui de 1824 ; il parcourait tout le Midi, de Marseille à Bayonne, et rendait compte de son voyage dans des articles charmants ; il entrait avec Mignet, Rémusat, Jouffroy, Dubois aux Tablettes universelles sans ralentir sa collaboration au Constitutionnel. En même temps, il voyait le monde, non pas le monde des salons frivoles, mais le monde politique ; M. de Talleyrand, qui se prit de goût pour lui très rapidement, le baron Louis, le général Foy, Jomini ; et il trouvait moyen, au milieu de tout cela, de commencer son grand ouvrage sur la Révolution française, dont les deux premiers volumes parurent en 1823.

 

Ses Salons de 1822 et 1824 furent très remarqués, le premier dans le Constitutionnel, le second dans le Globe. Il ne faisait pas, comme la plupart des critiques d’art, un catalogue de médiocrités, il allait droit au talent, ne voyait que lui, le jugeait avec respect, mais avec indépendance, sans parti pris, quoiqu’il fût en art comme en littérature un classique déterminé, et quelquefois le devinait, comme il fit pour Eugène Delacroix dont il comprit le génie et prédit l’avenir. Le Voyage dans les Pyrénées et le midi de la France, qui au fond est un pamphlet, a été réédité en 1877 et on y trouve encore aujourd’hui avec un plaisir extrême l’armée de la Foi qui venait d’être culbutée par Mina et jetée sur nos frontières, le roi Mata-Florida avec ses pages, son moine et ses ministres, tous semblables, et pour cause, à des clercs d’avoués de province ; le trappiste portant un grand sabre pendu par un cordon autour de son cou et flottant sur sa robe de capucin en compagnie d’un rosaire immense. Il ne restait en Espagne pour soutenir les droits de Ferdinand que le baron d’Érolès, à qui l’on donnait 40 000 hommes à Montpellier, 20 000 à Narbonne, 10 000 à Perpignan, 5 000 sur les frontières, et qui, peut-être, de l’autre côté des Pyrénées, n’avait plus rien.

 

Il est à croire que M. Thiers, tout occupé de sa lutte contre la Restauration, avait considéré surtout l’histoire de la Révolution française comme une arme de guerre. Les deux premiers volumes qui contenaient l’histoire de la Constituante et de la Législative, parurent en 1828. M. Thiers avait vingt-six ans. Ils étaient signés Adolphe Thiers et Félix Bodin. Bodin était un rédacteur du Constitutionnel un peu plus âgé que M. Thiers, un peu plus ancien dans le journalisme, et à cause de cela plus connu des libraires qui avaient demandé l’adjonction de son nom comme garantie de succès. Ce nom disparut des volumes suivants et fut effacé, dès la seconde édition, sur les deux premiers volumes. Bodin mourut en 1827. On dit qu’il avait donné à M. Thiers l’idée d’écrire son livre : il ne peut lui avoir donné que cela. On y reconnaît M. Thiers à toutes les pages et on n’y trouve nulle part la trace d’une autre main.

 

Le livre paraissait en pleine Restauration, presque au lendemain des affaires de Belfort, de Saumur, de La Rochelle, de Strasbourg ; l’année même de l’expulsion de Manuel. C’était la première histoire de ces années magnifiques et terribles, dont les témoins vivaient encore et dont on semblait séparés par tout un siècle : la première du moins qui fût écrite par un ami de la Révolution. L’œuvre magistrale de M. Mignet, qui comprend en deux volumes la Révolution et l’Empire, ne parut qu’en 1824. Jusqu’au livre de M. Thiers on n’avait sur la Révolution que des dissertations philosophiques telles que les ouvrages de Burke, de Fichte, de Mme de Staël, les journaux du temps, qui sont innombrables, une quantité prodigieuse de Mémoires, quelques ouvrages décorés par leurs auteurs du nom d’Histoires de la Révolution, mais qui, loin de mériter ce titre pompeux, n’étaient que des notes prises au cours des événements, quelque chose comme des journaux sans publicité. De ces prétendus historiens, les uns s’arrêtaient en 1797, comme Bertrand de Moleville ; d’autres avaient commencé la publication de leur livre en 1790, comme les deux amis de la liberté (Kerverseau et Clavelin), ou en 1801, comme Lecomte, Beaulieu, Toulongeon, Ségur. Toulongeon s’occupait surtout des armées et des évènements militaires ; Ségur, des négociations diplomatiques. L’Histoire de la Révolution, de Papon, n’a été publiée qu’au commencement de la Restauration ; mais l’auteur était mort depuis 1803 : c’est un Mémoire contemporain. Il en est de même du Précis historique de la Révolution, par Lacretelle le jeune. II doit être tiré de la foule à cause de sa vogue immense, mais il parut pour la première fois en 1801, et n’est, sous sa première forme, qu’un pamphlet contre la Révolution. La plus grande crise sociale de l’humanité n’avait donc pas, en 1823, une histoire digne de ce nom, c’est-à-dire rétablissant les faits dans leur exactitude historique, les présentant dans leur ensemble et les jugeant sous leur véritable point de vue philosophique. La Révolution, à peiné terminée, se perpétuait dans la mémoire des hommes, non par son histoire, qui eût éclairé et apaisé, mais par ses légendes, éternel aliment de l’enthousiasme et de la haine.

 

Les deux premiers volumes de M. Thiers fournissaient la preuve irrécusable d’un très grand talent ; ils n’étaient pas de tous points irréprochables. L’auteur avait travaillé vite ; il n’avait pas eu recours aux sources. Il n’entrait pas dans le détail approfondi des finances ; il ne rendait compte ni de la force militaire dont le roi pouvait disposer pour se défendre au dedans, ni de celle qu’il avait préparée avec le concours de l’Assemblée pour couvrir la France au dehors. Il se contentait de signaler les grands coups portés à la Constitution et à la législation de l’ancien régime, sans faire connaître l’immense travail de réorganisation qui, résumé, condensé, fixé sous le Consulat, aboutit à la création de nos codes. Mais ces deux premiers volumes, quoique certainement incomplets, avaient un double mérite qui présageait la grandeur et l’importance de l’œuvre : la justesse des appréciations et l’art incomparable de la composition.

 

Rien n’était plus difficile que de présenter avec clarté l’histoire de ces deux années qui terminaient un monde et en créaient un nouveau, sans pourtant creuser entre l’un et l’autre un abîme aussi profond que le croyaient les contemporains. D’abord, il fallait faire marcher de front l’histoire des faits et celle des idées. Et puis, il y avait trois histoires : celle du roi, derrière lequel se groupaient la noblesse et les classes privilégiées, celle de la bourgeoisie, celle du peuple. Roi, noblesse, bourgeoisie, peuple, tous étaient enflammés du désir de mettre fin aux abus de l’ancien régime. Mais le roi voulait régler et adoucir sa prérogative sans y renoncer ; le peuple, éclairé par les philosophes sur ses droits, et beaucoup plus vite sur la cause de ses souffrances, sentait croître chaque jour sa haine et ses convoitises. Seule, la bourgeoisie savait ce qu’elle voulait et ce qu’elle faisait ; mais n’ayant par elle-même d’autre force que la justice de sa cause, et contrainte d’appeler le peuple à son secours, elle tremblait devant cette puissance inconsciente et terrible, après l’avoir elle-même évoquée. Attaquée à la fois par le roi qu’elle voulait éclairer, et par le peuple, qu’elle voulait guérir et grandir, la bourgeoisie fit comme ce personnage de la Révolution à qui l’on demandait : « Qu’avez-vous fait sous la Terreur ? » Et qui répondit par ce grand mot, qu’il faut savoir comprendre : « J’ai vécu ! » Le jour vint où la Commune fut terrassée, le club des Jacobins dispersé, la multitude rassasiée de fureurs, épuisée, écrasée ; et ce jour-là, malgré le 31 mai, le 25 ventôse, le 11 germinal, il se trouva que les fondateurs de la Révolution étaient sur leurs bancs, qu’ils avaient la puissance de faire des lois, et qu’ils en usaient pour achever leur œuvre. Ils avaient vécu, et la Révolution vivait avec eux. Le second volume de M. Thiers s’arrête au moment où la royauté était anéantie, et la multitude maîtresse de la rue et de la loi. Jamais tant de lumière n’avait été jetée sur cette suite terrible d’événements. La clarté incomparable du récit en faisait la force. M. Thiers conduisait cent mille faits, comme un général habile conduit cent mille hommes.

 

Pendant que tous les libéraux applaudissaient, seul, M. Thiers n’était pas content de son œuvre. Il s’était senti devenir historien, en écrivant cette histoire. La passion de la vérité s’était emparée de son âme, et ne la quitta plus. Il comprit qu’il fallait, avant d’écrire, avoir rassemblé et pesé tous les témoignages, et qu’on devait chercher les causes des événements, non seulement dans l’étude approfondie du caractère, des passions, des intérêts, mais dans les institutions, dans la statistique, dans la géographie, dans les données positives de la science financière et de la science militaire. Comme l’histoire raconte tout et explique tout, il lui parut que l’historien devait tout savoir, en tout cas, n’être étranger à rien. « Je me serais cru déshonoré, me disait-il un jour en parlant de ce grand ouvrage de sa jeunesse, si j’avais écrit une seule phrase dont je n’eusse pas compris le sens et prévu toutes les applications. » II avait été un polémiste ; il devint un savant. Les documents s’accumulèrent autour de lui. Il se montra plus assidu chez Talleyrand et le baron Louis, parce qu’au lieu d’y porter uniquement, comme autrefois, la curiosité très éveillée d’un esprit adonné à la politique, il y allait avec l’ardente préoccupation d’un historien qui veut être complet et juste. Il connaissait Jomini, qui fut son maître dans la guerre comme le baron Louis dans la finance. Il voulut même tâter de la pratique. Il était lié avec des officiers d’artillerie ; il assista avec eux, et comme un d’entre eux, aux expériences qui se faisaient à Vincennes. On commençait dès lors à le railler, parmi ses amis, sur son génie militaire. Il laissait dire, et se souvenait que Carnot avait gagné des batailles dans son cabinet. Dès son troisième volume, on vit le résultat de ces nouvelles et fortes études.

 

L’ouvrage entier avait dix volumes et se trouva complètement publié en 1827. L’effet fut considérable, et ne fit que s’accroître dans les années suivantes, surtout lorsque la révolution de Juillet eut placé l’auteur en pleine lumière. On s’explique ce succès en lisant le livre aujourd’hui, car il n’a perdu pour nous aucune de ses grandes qualités ; mais il paraissait, en 1827, au milieu de la lutte décisive entre ceux qui voulaient consolider la Révolution en la réglant et ceux qui voulaient la détruire. C’était à la fois un livre durable et un livre de circonstance : une œuvre et un acte. « Il fit l’effet d’une Marseillaise », dit Sainte-Beuve. Quelque voisin qu’on fût alors de la Révolution, il la révélait à la génération nouvelle, et peut-être même à la génération précédente, car les contemporains ne voient pas toujours ce qui se passe sous leurs yeux, et ne le comprennent presque jamais. L’enseignement donné par M. Thiers pénétrait dans les esprits d’autant plus profondément qu’il ne se montrait pas. L’auteur ne soutient pas de thèse ; il ne fait pas de dissertations. Il n’a pas même de ces mots frappants qui arrêtent l’attention et se gravent dans le souvenir. Il est tout entier, et on est tout entier à son récit ; mais ce récit-là contient tout ; il donne la leçon de philosophie en même temps que la leçon d’histoire. L’Histoire de la Révolution est la première entrée de M. Thiers dans la gloire. C’est sa campagne d’Italie.

 

Les dernières années du XVIIIe siècle et les premières de celui-ci ont été marquées par de tels triomphes de la force, que les esprits n’étaient pas moins asservis que les volontés. On croyait à la fatalité de l’histoire, aux hommes nécessaires, à l’absolution du crime par le succès. On entendait retentir dans les chaires de philosophie ces étranges paroles : « Le grand homme n’est pas une créature arbitraire, qui puisse être ou n’être pas. Le succès, quand il est éclatant et définitif, est la consécration du génie et la justification de la faute. » Ces doctrines, aujourd’hui si justement décriées, mais que la plupart des libéraux de la Restauration ne désavouaient pas, furent imputées à M. Thiers, dès l’apparition de son livre, par tous les ennemis de la Révolution, et par les républicains, eux-mêmes, qui prirent soin de rappeler et d’envenimer ses jugements sur la Convention, pour se donner le droit de crier à l’apostasie.

 

M. Thiers, disaient-ils avec une modération apparente et une habileté cruelle, M. Thiers se serait contenté, au début de la Révolution, d’un roi constitutionnel. Mais il pense que Louis XVI ne pouvait être ce roi, parce qu’un roi dépouillé ne songe qu’à retrouver ce qu’il a perdu. Il admet donc le 10 Août ; il ne blâme, dans cette journée, que les excès. Supprimant le roi, la Révolution veut tuer l’homme : M. Thiers n’est pas, tant s’en faut, pour le régicide ; mais il dit que la Gironde a laissé tuer le roi pour se sauver, qu’on l’attendait là, qu’elle était perdue si elle hésitait. Il n’approuve pas, à Dieu ne plaise ! Il excuse. Quand la Gironde à son tour est attaquée, il la loue avec un enthousiasme sincère ; mais il ajoute qu’elle avait compromis le pays. Et comment l’avait-elle compromis ? Ce n’est pas en soulevant les départements, puisque cette révolte a suivi la journée du 31 mai et en a été, pour ainsi dire, la revanche. Serait-ce en luttant contre la Montagne pour empêcher le régime de la Terreur ? Dans ce conflit entre girondins et jacobins, M. Thiers donne toute son admiration aux modérés ; mais il ne leur donne que cela, il leur refuse son adhésion. Suivant lui, c’est la Montagne seule qui peut lutter, au dedans contre la Vendée et les trames secrètes des royalistes ; au dehors, contre la coalition. Il cite ce grand mot, ce mot redoutable de Danton : « II n’y a qu’un moyen d’empêcher l’invasion, c’est de faire peur aux royalistes du dedans. » II en voit l’affreuse portée. Il le rapproche des journées de Septembre et de l’établissement du tribunal révolutionnaire, qui en sont l’application. Mais, tout en exprimant son horreur pour les hécatombes commençantes, il convient que le salut de la Révolution était à ce prix. Lorsque Danton, qui, selon l’expression de M. Mignet, était exterminateur sans être féroce, croit « qu’on a fait peur » assez longtemps et demande à se reposer après tant d’égorgements, la Montagne répond que le moment de désarmer n’est pas venu, et, comme on ne pouvait alors se séparer sans s’entre-tuer, elle tue Danton. Que fait M. Thiers ? Il glorifie la victime qui n’est pas tant à glorifier, et en même temps il la condamne pour le seul de ses actes qui soit vraiment grand. Il laisse voir que si la Révolution s’était arrêtée en ce moment-là, elle périssait. Ainsi, la Révolution est solidaire de la Terreur ; la Gironde et Danton ont deux fois compromis la Révolution : la Gironde en essayant d’empêcher la Terreur, Danton en voulant l’arrêter. C’est seulement au 9 Thermidor que la Terreur cesse, non pas d’être abominable, elle l’était depuis le commencement, mais d’être indispensable. Lamartine, qui écrivait après la publication de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, déclare que M. Thiers s’y montre fidèle à lui-même, qu’il admire son héros au point de ne plus pouvoir le juger, qu’il accepte et glorifie le 18 Brumaire. Le réquisitoire est complet, et Lamartine en donne en ces termes le résumé et la conclusion : « C’est un écrivain complice de la fortune ; il ne reconnaît le tort que quand le tort est puni par le revers. »

 

Si l’arrêt était mérité, je ne le trouverais pas trop sévère. Je crois, j’affirme, et tous les moralistes affirment avec moi, qu’il n’y a pas une morale privée et une morale publique, que la justice est la même pour les individus et pour les peuples, la même pour tous les peuples et pour tous les siècles ; qu’il ne saurait être permis de placer le devoir d’un côté de la balance, et, de l’autre, un intérêt, quelle qu’en soit la dimension ; qu’en pesant tout, la véritable habileté est l’accomplissement du devoir, et qu’aucun avantage, aucun progrès ne compensera jamais le mal fait à l’humanité par le spectacle du crime triomphant.

 

Mais est-il vrai que M. Thiers soit fataliste, et surtout qu’entre le crime triomphant et la justice opprimée il prenne parti pour le crime ? Est-ce donc être fataliste que de rattacher les événements à leurs causes et de les discipliner sous des lois ? La doctrine qui nous apprend à voir dans les révolutions successives l’exécution d’un grand dessein auquel nous obéissons, non pas passivement comme les forces inconscientes de la nature, mais en luttant et en souffrant, comme le veut la glorieuse destinée des forces intelligentes et libres, est plus ancienne que l’Histoire de la Révolution, plus ancienne que le Discours sur l’histoire universelle ; elle remonte jusque dans l’antiquité, aux premiers bégayements de la philosophie de l’histoire. Et telle est chez les grands historiens la pénétration, l’étendue et la sûreté du jugement, que si, par un cataclysme, tous les témoignages se trouvaient anéantis, quand d’ailleurs l’action est engagée et le caractère du personnage déterminé, un Polybe, un Tacite, un Montesquieu seraient capables de reconstruire une époque, comme Georges Cuvier refaisait un monde avec des débris imparfaits. N’est-ce pas là ce qui élève l’histoire au-dessus de la curiosité et en fait une partie de la philosophie et comme la reproduction de la psychologie en grands caractères ? Entendre ainsi le développement des générations et des siècles, est-ce du fatalisme ? Dépouillerons-nous l’histoire de sa substance ? Oterons-nous à l’histoire son enseignement et son expérience à l’humanité ? Et ne dirons-nous pas avec M. Thiers, qui a défini l’historien dans une préface célèbre, qu’il ne suffit pas, pour mériter ce grand nom, d’avoir la connaissance des événements, et qu’il faut surtout en avoir l’intelligence ?

 

On veut qu’il ait pris parti pour la force contre le droit. Il a pu dire que, pour consacrer à jamais la Révolution dans sa partie civilisatrice, l’âme d’un Napoléon valait mieux que celle d’un Louis XVI. Mais est-il donc injuste ou malveillant dans le jugement qu’il porte sur le malheureux roi ? Personne n’a plus fermement attesté ses vertus privées, ni raconté ses malheurs avec plus de sympathie, ni mieux dépeint la noblesse de son attitude pendant son procès et sa captivité, le courage, la dignité et la sainteté de ses derniers moments. A-t-il approuvé les décrets contre les prêtres insermentés, la loi des suspects, les réquisitions, les confiscations, le maximum ? N’a-t-il pas flétri avec indignation la domination de la Commune et des jacobins, le pillage, l’impiété, le massacre, et toutes les horreurs de la guerre civile qu’on l’accuse d’avoir ou approuvées ou pardonnées ? Les adversaires systématiques et violents de M. Thiers ont tout exagéré. Ils ont pris une explication pour une absolution. Ils l’ont jugé par ses imitateurs et ses plagiaires plutôt que par ses propres paroles. Ils ont mis en pleine lumière ce qui les servait, et laissé dans l’ombre ce qui les réfutait. Non, M. Thiers n’a pas passé sa vie à obéir aux majorités ; il n’a pas été le courtisan et le flatteur de la force : il a été constamment le contraire. S’il sort de son livre une apothéose de la Révolution, c’est qu’il l’aimait, c’est qu’il voulait en ranimer l’esprit, en conquérir une seconde fois les bienfaits. J’avouerai cependant que nous ne voyons plus, en 1884, comme il voyait et comme il sentait en 1823. Il me paraît que, tout entier à son idée principale, excité par l’ardeur imprévoyante de la jeunesse, et par les idées en sens divers qui régnaient autour de lui, il n’a pas montré une haine assez vigoureuse contre les forfaits des années terribles. Il n’a pas compris combien son apologie de la Révolution aurait gagné en éclat et en puissance, s’il avait séparé plus profondément la grande réforme sociale et libérale des convulsions et des horreurs qui l’ont souillée. Sans jamais aller, comme on l’en accuse faussement, jusqu’à pardonner le crime, il a tenu trop de compte des résultats dans les suprêmes arrêts de l’histoire. C’est une erreur de croire avec Joseph de Maistre que nos neveux, en dansant sur nos tombeaux, se consoleront des crimes que nous avons vus, et qui leur auront donné la paix et la prospérité. L’humanité ne se guérit pas des grands crimes ; elle en conserve la blessure à travers les âges. Et c’est une faute de dire avec Cousin qu’on peut pardonner aux grands hommes le marchepied de leur grandeur. Il faut aimer la justice, elle seule, et l’aimer d’un amour à la fois ardent et impitoyable.

 

Au reste, si M. Thiers, historien, écrivant à vingt-cinq ans, au milieu des ennemis de la Révolution, sous le coup de leurs anathèmes et avec la ferme volonté de lui conquérir des partisans, n’a pas assez durement condamné ceux qu’on appelle et qu’il appelle les géants de la Convention, M. Thiers, au pouvoir, n’a pas ménagé leur détestable et médiocre postérité. Il a dit qu’on ne trouverait pas dans son livre une ligne, une seule ligne qui excuse le crime ; on ne trouverait pas, dans sa vie politique, un jour, une heure, où il n’ait été prêt à le réprimer ou à le combattre.

 

Tout en écrivant l’histoire de la Révolution, il avait continué son métier de journaliste au Constitutionnel. Il avait même donné à l’Encyclopédie progressive une série d’articles sur Law, qu’il fit paraître à part en 1826 ; exposition aussi claire que complète du fameux système qui a causé tant de désastres au début du règne de Louis XV, et, par une sorte de compensation dont la postérité recueille les fruits, jeté sur l’administration des finances dans un grand État, de si vives lumières. Mais, soit qu’il sentît quelque lassitude après l’Histoire de la Révolution, soit qu’il désespérât d’un succès prochain de ses idées,. soit enfin qu’il fût attiré par un penchant irrésistible vers les études historiques, il conçut le projet d’écrire une histoire universelle, et résolut, conformément à ses habitudes, de commencer par se familiariser avec le théâtre des événements, en étudiant à fond, et sur place autant que possible, la géographie du globe. Justement, un officier de la marine royale, le capitaine Laplace, était sur le point de partir pour un voyage de circumnavigation ; c’était pour M. Thiers un coup de fortune. Il demanda et obtint d’accompagner à ses frais l’expédition. Sa cabine était retenue, ses malles étaient faites, quand le Moniteur du 5 août 1829, annonça la formation du ministère Polignac. M. Thiers comprit qu’il fallait rester et combattre.

 

Parmi les membres actifs de l’opposition, bien peu rêvaient le retour à la République ; tous les vœux étaient pour une monarchie constitutionnelle ; mais les uns voulaient conserver la famille régnante, et la contraindre, par des moyens légaux, à subir et à pratiquer la liberté ; les autres regardaient cette espérance comme une vaine utopie, et croyaient qu’il fallait de toute nécessité modifier la Constitution et changer la dynastie ; en un mot, donner à notre Révolution française la même conclusion que les Anglais en 1688 avaient donnée à la leur. M. Thiers était de ce dernier parti. Dans son journal, il rappelait sans cesse les ultras à la légalité, en sachant bien et en espérant même qu’ils la violeraient, et fourniraient ainsi une occasion et une justification à la résistance. Il disait plaisamment qu’il les enfermerait dans la Charte, et fermerait si exactement toutes les portes, qu’il les contraindrait de sauter par la fenêtre. Il avait pu, à diverses reprises, exprimer cette opinion dans le Constitutionnel, mais en passant, pour ainsi dire, et sans y insister. Le Constitutionnel était trop puissant, et surtout trop riche, il avait trop d’intérêts à ménager pour se mettre à la tête d’une campagne qui pouvait aboutir à une accusation de haute trahison. Il fallut donc se résoudre à créer un organe nouveau pour une situation et une politique nouvelles. M. Thiers s’entendit avec MM. Mignet et Armand Carrel, qui partageaient toutes ses vues, et ils fondèrent ensemble le National. Le premier numéro parut le 1er janvier 1830.

 

C’était un journal de combat. Le gouvernement de la Restauration, n’avait pas encore été attaqué avec cet esprit de suite, cette entente des affaires, et ce parti pris d’arriver à un changement radical de politique par un changement de dynastie. Dès le 5 janvier, M. Thiers propose « comme une ressource d’un usage facile et légal » le refus absolu du budget. Refuser un crédit spécial, c’est peut-être désorganiser un service ; mais refuser le budget entier, c’est seulement mettre le roi en demeure d’exercer sa prérogative constitutionnelle, en dissolvant la Chambre, ou en renvoyant le cabinet. Le 7 janvier, il discute l’article de la Charte sur lequel roulait toute la polémique de la réaction. La Cour dit : « Le dernier mot est au roi ; il est supérieur à la Charte, puisqu’il l’a octroyée. » Nous répondons : « Le dernier mot est au peuple. La Charte n’est l’œuvre de personne ; elle est le produit du temps et de la nécessité. La nouvelle royauté ne date que de 1814, quoique la famille qui en est investie date de dix siècles. » Le 18, il publie le manifeste qui devient son programme et celui de tout le parti libéral. Il le résumait dans cette phrase célèbre, la plus républicaine qui ait jamais été prononcée sous une Monarchie : .« Le roi règne et ne gouverne pas. » Le 9 février, il pose la candidature au trône du duc d’Orléans. C’était une idée qui venait alors à beaucoup d’esprits ; la logique de la situation y conduisait tous ceux que la légitimité irritait ou que la République effrayait. M. Thiers n’avait alors aucune relation directe ou indirecte avec le prince. Il pensait avec raison que, si l’on voulait éviter la République, il fallait se hâter d’accepter une Monarchie constitutionnelle. Passez avec nous le détroit, disait-il, ou vous serez contraints de pousser jusqu’en Amérique. Mais le plus important à ses yeux était de se débarrasser au plus tôt de la branche aînée, qui n’oubliait rien, qui ne pouvait et ne devait rien oublier. On n’oublie pas le sang d’un frère ! Lamartine qui, dans un camp opposé, regardait ce mouvement et cette activité avec une sorte d’admiration mêlée d’un certain effroi, prétendait « qu’il y avait assez de salpêtre dans ce petit homme pour faire sauter dix gouvernements ».

 

Pour que le nouveau journal acquît toute sa force, il lui fallait un procès et une condamnation. Ces articles lui donnèrent l’un et l’autre. Une souscription publique aussitôt organisée couvrit les frais de l’amende. M. Thiers et son journal tenaient décidément la tête du parti. Quand les journalistes de l’opposition se réunirent, le 26 juillet, pour délibérer sur la situation faite à la presse par les ordonnances, la réunion eut lieu au National. Ce fut M. Thiers qui proposa une protestation commune, ce fut lui qui la rédigea. Quelques voix s’élevèrent pour proposer de la publier dans tous les journaux, mais sans signature, et par conséquent sans autre responsabilité que celle des gérants : « Non, dit M. Thiers, il faut nos signatures, et il les faut toutes. Il faut des têtes au bas de ce manifeste » C’est lui qui, aussitôt après ces paroles, fit l’appel des journaux représentés à la réunion. Il y en avait quinze. Le Globe fut appelé le premier. M. de Rémusat s’avança et signa Tous les rédacteurs du National signèrent ensuite. Ce document porte 43 signatures. C’est encore dans les salons du National que se réunirent le lendemain les électeurs de la Seine. C’est M. Thiers qui les conduisit à la réunion des députés chez Casimir Périer. C’est lui qui, le 29 chez M. Laffitte, prononça le premier le nom du duc d’Orléans, lui qui rédigea sur un bout de table, pendant la discussion, une proclamation orléaniste répandue aussitôt dans la foule, lui qui le lendemain accepta du général Sébastiani la mission d’aller chercher le duc d’Orléans à Neuilly. « Je le verrai là pour la première fois », dit-il. Mais quand il arriva, après d’assez grandes difficultés, au terme de son ambassade, le prince était au Raincy. On peut affirmer que, pendant ces trois journées, M. Thiers fut toujours sur la brèche, et toujours au premier rang. On parlait de résistance légale : il parla, lui, de révolution. On proposait une protestation anonyme : il voulut que chaque journaliste jouât sa tête. On s’égarait dans des projets de Restauration impériale ou de République : il indiqua sur-le-champ la solution et l’homme. Il avait plus que personne préparé les esprits à la révolution, et il contribua plus que personne à l’accomplir.

 

Avec l’avènement du roi Louis-Philippe se termina la carrière de M. Thiers comme journaliste. Il fut d’abord attaché au baron Louis, ministre des finances, comme conseiller d’État et commissaire du gouvernement. Lorsque le baron Louis, vieux et fatigué, désira se retirer des affaires, il désigna au roi, pour être son successeur, ce jeune homme de trente-quatre ans, qu’il avait lui-même formé. Le roi fit appeler M. Thiers, qui ignorait cette présentation. « Êtes-vous ambitieux, monsieur Thiers ? » lui dit-il en souriant ; et il lui offrit le portefeuille des finances. M. Thiers était ambitieux et il ne le cacha pas : mais il avait ce genre d’ambition honnête et réfléchie, qui n’accepte le pouvoir qu’à la condition d’être en mesure de l’exercer dans sa plénitude. Il ne se récusa pas ; il s’ajourna. Sous-secrétaire d’État sous M. Laffitte, qui était absorbé par la politique et par ses affaires personnelles, il fut le véritable ministre des finances. Il ne fut pas employé dans le cabinet de M. Périer, qui succéda à celui de Laffitte. Il était alors député des Bouches-du-Rhône ; et quoique Laffitte, son ancien ministre, resté son ami, fût rentré dans l’opposition, il soutenait énergiquement dans la Chambre la politique de résistance que Casimir Périer avait inaugurée.

 

Enfin, en 1832, il fut compris comme ministre de l’intérieur dans le cabinet du 11 octobre. Il n’avait que trente-cinq ans ; et, sauf un court passage au ministère des finances, en qualité de conseiller d’État, puis de sous-secrétaire d’État, il n’avait été jusque-là, comme il le dit lui-même du haut de la tribune, « qu’un simple homme de lettres ». Il devait sa fortune à son talent et à son courage. « II n’est pas parvenu, il est arrivé », dit M. de Talleyrand ; et tout le monde d’applaudir. Mais M. de Talleyrand se trompait, au moins sur un point ; M. Thiers n’était pas encore arrivé ; il était seulement en route.

 

On sait comment la trahison de Deutz fournit au nouveau ministre de l’intérieur le désagréable mais infaillible moyen de mettre fin à l’insurrection de la Vendée. M. Thiers, se trouvant dès lors en présence d’une situation devenue relativement calme, et croyant qu’il importait à la consolidation de la Monarchie de Juillet de donner une grande impulsion au commerce et à l’industrie, quitta le portefeuille de l’intérieur pour prendre celui du commerce et des travaux publics, et, à peine installé dans son nouveau ministère, demanda aux Chambres un crédit de 100 millions, ce qui, à cette époque, était nouveau et énorme. Il remplaça le monument expiatoire érigé sur l’ancien emplacement de l’Opéra en mémoire de l’assassinat du duc de Berry par une élégante fontaine, rétablit sur la colonne Vendôme la statue légendaire de Napoléon, acheva le palais du quai d’Orsay, l’Arc de l’Étoile, l’église de la Madeleine, ouvrit des routes, creusa des canaux, imprima aux ateliers privés et à toutes les transactions une activité nouvelle. Il reprit le ministère de l’intérieur en 1834, quand l’insurrection de Lyon, promptement suivie des journées d’avril, le rendit de nouveau difficile, et occupa le même poste successivement dans plusieurs combinaisons ministérielles. Son caractère distinctif avait été, aux travaux publics, l’activité féconde ; il marqua son rang, au ministère de l’intérieur, par l’énergie de la répression. Il était peu enclin aux sévérités par sa nature ; mais il se contraignait à être sévère quand le péril social l’exigeait. Il pensait qu’il faut toujours regarder des deux côtés de la clémence. Deux fois, il fut chargé du ministère des affaires étrangères et de la présidence du conseil, en 1886 et en 1840 ; mais il avait, sur l’action de la France à l’étranger et sur l’autorité propre au conseil des ministres, des théories qui étaient en opposition avec les vues personnelles du roi et ne lui permirent pas de rester longtemps à la tête des affaires. Il quitta définitivement le pouvoir en octobre 1840 pour n’y revenir que trente ans plus tard, après trois révolutions.

 

Le roi Louis-Philippe, qui sentait sa très haute valeur personnelle, ne voulait pas s’accommoder à la maxime de M. Thiers : « Le roi règne et ne gouverne pas. » Il trouvait que cette maxime, strictement pratiquée, le réduisait à un rôle presque déshonorant. Il n’admettait pas, par exemple, qu’un cabinet qui avait la majorité dans le Parlement, pût proposer au nom du roi une mesure désapprouvée par le roi. Il disait que M. Thiers, qui d’ailleurs n’avait jamais caché son admiration pour la Constitution de Sieyès, avait entrepris de le réduire à n’être qu’un grand électeur. Le roi, qui ne voulait pas être effacé dans la politique intérieure, pratiquait pour la France une politique de temporisation que M. Thiers appelait une politique d’effacement. M. Thiers croyait allier dans une juste mesure la fermeté et la prudence, quand il disait à l’Europe : « Nous ne permettrons pas d’invasion en Suisse, en Belgique, parce que l’ennemi serait à nos portes ; nous voulons intervenir dans les affaires d’Espagne, parce qu’elles touchent à toutes les nôtres ; nous devons avoir notre part d’influence sur le sort du grand empire d’Orient, auquel est attaché l’équilibre européen. » Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si un tel langage pouvait et devait amener des complications extérieures ; je me borne à constater qu’il alarma le centre droit et détermina la chute de M. Thiers.

 

De 1830 à 1840, M. Thiers n’avait presque jamais cessé de faire partie du gouvernement. Pendant ces dix années si occupées, il n’avait publié qu’un opuscule intitulé la Monarchie de Juillet, qui parut en 1831, et qui a pour but de répondre à la fois aux rancunes des légitimistes et aux revendications des républicains. Mais s’il n’avait pas accru son trésor littéraire, il avait paré, en 1830, aux difficultés de la crise financière ; terminé, en 1832, la guerre de Vendée par l’arrestation de la duchesse de Berry ; repoussé, écrasé les émeutes de Lyon et de Paris, en payant lui-même de sa personne jusque sur les barricades ; rendu la sécurité et l’activité au commerce, augmenté la splendeur de la capitale, placé sur la tête et le cœur du pays la forte cuirasse de l’enceinte continue, appris à l’Europe que la France, quoique résolue à la paix, voulait être comptée et avait le pouvoir de s’imposer ; déployé en un mot les plus éminentes qualités de l’homme politique, de l’homme d’affaires et de l’orateur.

 

M. Thiers avait remplacé Andrieux à l’Académie française en 1833, et le marquis de Pastoret à l’Académie des sciences morales et politiques en 1840. Il disait dans son discours de réception : « Dès qu’il m’a été permis de me présenter à vos suffrages, je l’ai fait. J’ai consacré dix années de ma vie à écrire l’histoire de notre immense révolution ; je l’ai écrite sans haine, sans passion, avec un vif amour de la grandeur de mon pays ; et quand cette révolution a triomphé dans ce qu’elle avait de bon, de juste, d’honorable, je suis venu déposer à vos pieds le tableau que j’avais essayé de tracer de ses longues vicissitudes. Je vous remercie de l’avoir accueilli, d’avoir déclaré que les amis de l’ordre, de l’humanité, de la France, pouvaient l’avouer ; je vous remercie surtout d’avoir discerné au milieu du tumulte des partis, un disciple des lettres, passagèrement enlevé à leur culte. » Ce mot « passagèrement » provoqua quelques sourires. Ce n’était pas, dans la bouche de M. Thiers, une flatterie ; c’était l’expression fidèle de sa pensée ; il regarda toujours les lettres comme sa patrie Il aurait pu certainement être appelé dans le sein de l’Académie en sa qualité d’homme d’État de premier ordre L’Académie a prouvé, à toutes les époques de sa glorieuse existence, que toutes les grandes renommées lui appartiennent. Mais M. Thiers avait raison de dire qu’il y entrait comme dans sa propre maison, en vertu de son droit de grand écrivain ; et M. Viennet eut raison de lui répondre qu’il avait conquis dans les assemblées un nouveau titre littéraire, et qu’à la gloire de l’historien il ajoutait désormais la gloire non moins éclatante et non moins enviée de l’orateur.

 

Ses débuts à la tribune n’avaient pas été heureux. Il avait adopté dans ses premiers discours un style pompeux qui avait paru voisin de la déclamation et qui s’accordait mal avec sa voix et l’ensemble de sa personne. Il ne pouvait réussir que par la connaissance précise des affaires, par la clarté de l’exposition et de la démonstration, et par la netteté, la fermeté des affirmations. Il ne lui fallut pas longtemps pour le reconnaître et pour renoncer à l’éloquence. C’est en y renonçant qu’il la trouva. Il devint le premier debater du Parlement. Il n’avait pas pu passionner son auditoire, mais il réussit mieux que personne à l’éclairer et à le convaincre. La plupart de ses discours furent des leçons. Quand il fut complètement maître de sa manière, on découvrit que ces leçons portaient loin, qu’elles étaient pleines d’aperçus variés et nouveaux ; et comme il avait autant d’esprit que de sens, il sut y mêler dans une juste mesure des saillies et de la grâce, de sorte qu’on trouvait à l’entendre autant de plaisir que de profit. En parcourant l’immense collection de ses discours que notre confrère M. Calmon a publiée, on voit qu’il n’était jamais pris au dépourvu, qu’il avait tout prévu et tout préparé, qu’il avait un avis arrêté sur chaque matière, que son esprit était toujours clair, dispos, alerte, soit qu’il s’agît de finances ou de politique étrangère, ou de guerre ou de religion, ou d’éducation ; soit qu’il fallût répondre aux invectives qu’on ne lui a jamais épargnées, même aux époques les plus glorieuses de sa vie. Malgré son parti pris de simplicité, quelques-uns de ses discours ont une passion et une grandeur qui les placent dans un ordre à part parmi les plus beaux chefs-d’œuvre de l’éloquence ; mais cet éclat n’est pas cherché ; il n’est le résultat d’aucun artifice oratoire. Il vient de la force des arguments, de celle des situations. Il aimait à comparer- l’orateur, et surtout l’orateur de gouvernement, à un général ayant bien son armée dans la main, connaissant à fond le champ de bataille, possédant sur les ressources de l’ennemi toutes les informations qu’il a été possible à la vigilance de réunir, à l’intelligence de deviner, et qui, déjà sûr de la victoire, est surpris tout à coup par un de ces événements si fréquents dans les batailles, qui changent bout pour bout la proportion et la disposition des forces : il est perdu s’il ne sait pas dans le fourmillement de deux multitudes lancées à fond de train l’une contre l’autre, dans les angoisses que font peser sur son âme la destinée de la patrie et la vie de tant de milliers d’hommes engagés sur son sang-froid et son intelligence, improviser de toutes pièces un plan nouveau pour une situation nouvelle, pourvoir à tout sur tous les points, expédier partout de nouveaux ordres sans commettre aucun oubli ni donner lieu à aucune équivoque et inspirer en même temps à cette foule qui dépend de lui l’indomptable courage qui l’anime. Il en est de même de l’orateur chargé de défendre les grands intérêts de l’État, et qui sait que la patrie est sauvée ou perdue, selon le résultat de son discours. Les qualités maîtresses de l’orateur sont toutes celles d’un général d’armée : la connaissance approfondie de ses ressources et de celles de l’adversaire, la clarté et la précision du plan, une vive et prompte intelligence pour changer au besoin de tactique au milieu du feu, l’impétuosité à poursuivre un avantage, le sang-froid et l’impassibilité pour recevoir une blessure et couvrir une retraite. On l’écoute avec la même émotion et la même passion qu’on éprouverait si l’on était spectateur d’une bataille. Et ce sont, en effet, des batailles, qui ont, comme les autres, leurs blessés et leurs morts. Elles ont leurs héros, et c’est par ce nom de héros que M. Thiers mérite d’être appelé dans ses grandes journées parlementaires.

 

Il avait suivi pendant ces dix années une ligne politique conforme à ses précédents d’historien et de journaliste, conforme surtout à son caractère d’une originalité et d’une obstination très marquée, et à laquelle il resta fidèle dans toute la suite de sa carrière, au milieu de la transformation des hommes et des choses. Il était de cette école qui veut que tout citoyen puisse arriver par la capacité à l’autorité, et qui par conséquent repousse avec une égale obstination la domination d’une race de privilégiés et celle de la multitude. La multitude, suivant lui, n’avait pas à se plaindre, si l’on donnait à chacun le moyen de sortir du rang par sa volonté et son courage. En un mot, il ne voulait à aucun prix humilier le droit devant la force, la raison devant la déraison et la science devant l’ignorance. Nous, qui appartenions à la gauche plus avancée, nous lui reprochions de se contenter à trop peu de frais pour ceux qui sont en bas, de déclarer trop vite que leur sort était dans leurs mains, de leur rendre le succès si difficile qu’il n’était possible que pour de rares élus et dans des circonstances tout particulièrement heureuses. Il repoussait de toutes ses forces l’instruction obligatoire, en disant qu’il ne pouvait se résigner à mettre du feu sous une marmite sans eau, et il n’était pas moins hostile à l’établissement du suffrage universel qui ne fut jamais à ses yeux qu’un instrument de destruction ou de déception.

 

Le rôle de chef de parti ne suffisait pas à son activité, dans la condition où il lui échut à la fin de 1840. Il le soutint brillamment, mais, en même temps, il revint à ses études historiques. C’est en vain qu’il s’efforçait de songer à une histoire universelle ou à une histoire de Florence. Il tenait par tout son être à la politique, et tout particulièrement à la Révolution, pour laquelle il avait combattu quand il était dans l’opposition et qu’il avait essayé d’asseoir et de régler comme ministre. Il fut invinciblement conduit à compléter son histoire de la Révolution en écrivant celle du Consulat et de l’Empire, car l’empire, c’est encore la Révolution, et toute la Révolution, moins la liberté. Il se trouvait dans des conditions bien supérieures pour écrire ce nouvel ouvrage. D’abord, aucune ressource matérielle ne lui faisait défaut. Un mariage très heureux, à des points de vue plus importants, l’avait rendu riche. Il pouvait rassembler à grands frais les livres, les cartes, les manuscrits ; se donner, au besoin, des auxiliaires. Il pouvait voyager, visiter les principaux champs de bataille, les bibliothèques, les archives. Il n’eut garde d’y manquer. Il parcourut l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, recueillit à Londres des témoignages importants sur le blocus continental, la coalition, la captivité de Sainte-Hélène. Le rang qu’il occupait dans la politique et dans les lettres lui ouvrait toutes les portes. Il était dans l’âge où l’ardeur et l’activité de la jeunesse s’allient heureusement à l’expérience et à la maturité du jugement. Il avait acquis en composant son premier livre l’habitude d’étudier, l’art de composer ; il s’était fait une méthode, ce qui est la première tâche de l’écrivain et la plus difficile. La pratique des hommes et des affaires l’avait mis au courant de tous les ressorts de l’administration, de tous les secrets de la politique. Il avait du temps devant lui, ce qui lui permettait de revenir sur ses enquêtes, d’accueillir les informations nouvelles, de réformer dans l’occasion un premier jugement et de porter son récit au dernier degré de clarté et de perfection. Il mit vingt ans à son travail. Ses deux premiers volumes parurent en 1845 ; le 20e et dernier, en 1862. On connaît, par lui-même, la marche qu’il s’était tracée. Il commençait par construire son plan et par en arrêter toutes les divisions. Il étudiait ensuite à fond chacune de ces parties, et ne prenait enfin la plume que quand il se sentait en pleine possession de la vérité. Alors il écrivait d’une baleine tout un volume, comme on improvise, en s’abandonnant à sa verve et en prenant pour règle d’écrire tout et d’élaguer beaucoup. Ses premiers volumes excitèrent une admiration générale qui alla en s’accroissant jusqu’au dernier. Tout ce qui avait un nom, tout ce qui comptait, en politique et en littérature, applaudit. On fut frappé surtout de l’étendue de ses connaissances dans les matières de finances et de l’habileté avec laquelle il décrivait les opérations de guerre. Il s’y complaisait un peu, parce qu’il s’y sentait complètement maître. Nul, parmi les hommes qui n’ont pas livré de bataille, ne les a décrites avec tant de clarté et de compétence. Il arrive, par un art d’autant plus admirable qu’il ne se montre jamais, non seulement à vous éclairer sur les différentes phases de l’action, mais à vous les faire voir de vos yeux, et à vous remplir à la fois de curiosité et d’émotion. Lamartine, oubliant un peu son aversion pour la doctrine des hommes nécessaires, disait qu’il était prédestiné à raconter les campagnes de Napoléon, comme Napoléon avait été prédestiné à les conduire. Il n’était pas moins habile dans l’exposition des grandes négociations, au premier rang desquelles il faut citer le Concordat. J’avoue humblement que je ne partage pas toutes ses opinions sur ce pacte célèbre qui a survécu à tant de ruines ; mais il serait à souhaiter que ceux qui aujourd’hui s’occupent si souvent du Concordat avec l’arrière-pensée de le détruire, soit par la voie la plus simple et la plus honnête en le dénonçant, soit, par un procédé plus tortueux, et peut-être plus efficace, en l’exécutant au pied de la lettre après tant de changements d’un côté et de révolutions de l’autre, voulussent bien en apprendre chez lui l’origine et le caractère. Royer-Collard lui disait : « Vous avez écrit l’histoire du Concordat en homme qui aurait aimé à le faire. »

 

Les ennemis de l’Empire et de l’empereur n’ont pas manqué de reprocher à M. Thiers un 

enthousiasme trop exclusif pour son héros.

 

Ce reproche n’est pas fondé, il ne l’est à aucun degré. M. Thiers appartenait à une génération qui tendait à trop identifier Napoléon à la Révolution, comme la génération suivante a tendu à l’en trop séparer. Cependant il n’a admiré dans Napoléon que le général et le législateur ; et qui ne les admirerait ? Qui n’admirerait un homme qui ne peut être comparé comme capitaine qu’à Alexandre et Annibal, et qui est peut-être supérieur à tous les deux ; qui n’a pas d’égal comme législateur, car aucun autre n’a constitué une société dans des conditions aussi difficiles, ni approprié aussi complètement ses institutions aux besoins et au caractère du pays, ni conféré à ses lois autant de solidité ; qui, à son audace personnelle, la plus grande qui ait animé une âme humaine, joignait l’audace de la Révolution française, et qui, après s’être asservi la Révolution, l’ancienne France, l’Europe, l’Église, tomba tout entier, ne perdant pas autre chose qu’une couronne ?

 

Tout en admirant l’étonnant spectacle que Napoléon a donné au monde, M. Thiers juge sa politique avec une juste sévérité. Non seulement il l’accuse d’avoir régné en tyran, mais il lui reproche d’avoir subi la malédiction attachée d’âge en âge à l’exercice du pouvoir absolu, c’est-à-dire d’avoir été frappé de vertige. Si le négociateur de Campo-Formio, obligé de compter avec l’opinion, ayant au-dessus de lui un gouvernement et des Chambres, qu’il était sur le point de renverser, mais dont il lui fallait provisoirement subir le contrôle, était, du premier coup, malgré sa jeunesse, un négociateur de premier ordre ; le maître-tout-puissant de la France, le vainqueur de l’Europe, à force de braver tout, de réussir à tout et de dominer tout, avait perdu la rectitude de son jugement politique et jusqu’au discernement du bien et du mal. Après avoir tenu dans ses mains à deux reprises une paix glorieuse que l’Europe lui offrait, qui aurait donné à la France une prospérité sans exemple et en même temps consolidé sa dynastie, il nous précipita en aveugle dans des guerres dont tout le monde, excepté lui, prévoyait l’issue, et qui fauchaient des générations, sans avoir ni l’excuse de la nécessité ni celle de la justice. Les hommes font avec raison une grande différence entre celui qui fait tuer un million de soldats sur un champ de bataille et celui qui égorge froidement vingt ou trente mille victimes sur la place de la Révolution. L’un est un héros, l’autre est un bourreau. Mais il ne faut pas se laisser fasciner par la gloire au point d’amnistier les guerres injustes. Cette fascination, M. Thiers ne l’a pas subie. Ceux qui croient le contraire ne l’ont jamais lu.

 

A la veille de la Révolution de 1848, M. Thiers avait eu tous les succès qu’un citoyen peut ambitionner. Il avait été un brillant journaliste, un homme d’opposition courageux et dévoué, un grand ministre, un grand orateur ; il était au premier rang de nos historiens. Sa carrière littéraire était presque finie. Qui eût pu croire que la Providence lui réservait, en politique, une nouvelle et plus éclatante destinée ?

 

Nous passerons rapidement sur ces événements, parce qu’ils sont trop connus et qu’ils sont moins de notre domaine. M. Thiers fut le chef de l’opposition monarchique dans l’Assemblée constituante et l’Assemblée législative, où siégeaient à côté de lui les Bugeaud, les Mole, les Rémusat, les Odilon Barrot, les Falloux, les Montalembert, divisés la veille, alors réunis par un péril commun. Ils avaient fondé un cercle, rue de Poitiers, où ils organisaient la résistance contre le socialisme, et en même temps, nous le pensions du moins dans le camp opposé, l’attaque contre la République. M. Thiers lutta avec son courage ordinaire, et par tous les moyens en son pouvoir, contre la démagogie et son allié le socialisme, qui se divisait en une multitude de sectes, et qui, sous toutes ses formes, était menaçant et puissant. Proudhon, Considérant, Pierre Leroux, Louis Blanc lui-même étaient des isolés dans l’Assemblée ; au dehors ils avaient des légions, M. Thiers combattit sans relâche à la tribune des utopies qui n’avaient point de partisans sur nos bancs, mais dont il voyait les ravages au dehors ; et il lutta, avec la même persévérance, contre les projets de loi subversifs de la religion, de la famille, de la propriété, qu’on ne cessait d’accumuler, tantôt avec préméditation, tantôt par ignorance, et dans un vain désir de capter la popularité. Il était à cette époque, le chef tout-puissant de la droite, et l’objet de toutes les colères de la gauche. Un républicain estimé de tous les partis, Guinard, disait un jour, en pleine Assemblée : « Quand j’étais dans les prisons de M. Thiers... » Quoique M. Thiers fût depuis huit ans relégué dans l’opposition, on le rendait responsable de tout le règne et même des mesures qu’il avait combattues. Il ne sourcillait pas ; il se levait sur-le-champ, toujours prêt à la riposte. Quand il gravissait les marches de la tribune dans cette salle immense, au milieu de neuf cents représentants, presque tous adversaires de ses idées et ennemis de sa personne, on eût dit qu’il montait, lui tout seul, à l’assaut de la démagogie et du socialisme. Le général Cavaignac avait demandé à notre Académie une série de petits ouvrages propres à relever l’esprit public et à corriger l’effet des publications socialistes, dont nous étions inondés. M. Thiers composa, pour ce recueil, un petit traité, De la propriété, qui est un chef-d’œuvre de logique et de bon sens. Toute la matière y est traitée en moins de deux cents pages, qui satisfont les esprits éclairés et sont -à la portée des ignorants. Le jour vint où il crut le péril si pressant et si redoutable, qu’il chercha de tous côtés des forces pour le combattre ; et c’est alors que, renonçant à ses rancunes et à ses anciennes défiances, il s’allia avec le clergé et les chefs du parti catholique, pour faire la célèbre loi sur l’enseignement du 15 mars 185o. Cette loi, dont il fut l’auteur, en commun avec M. Dupanloup et les adversaires les plus connus et les plus passionnés de l’Université et de l’enseignement de l’État ; cette loi, si souvent discutée et si justement attaquée dans plusieurs de ses parties, a eu le très grand mérite de porter le dernier coup au monopole universitaire ; mais il la fit, on doit le reconnaître, moins par amour pour la liberté d’enseignement que dans le désir d’opposer l’action du clergé aux doctrines matérialistes, et à ce qu’on appellerait aujourd’hui, d’un nom tristement significatif, le nihilisme.

 

L’élection du Président de la République avait été précédée d’une période d’agitation extrême. Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, était le candidat des républicains modérés. Les républicains d’une nuance plus avancée portaient Ledru-Rollin ou Lamartine. Le prince de Joinville avait aussi ses partisans.

 

La candidature du prince Louis-Napoléon prit rapidement une telle importance, que la lutte parut circonscrite entre lui et le général Cavaignac. Le prince avait pour lui les anciens bonapartistes, ce qui était une escouade la veille de la bataille, et devait être une armée le lendemain ; un grand nombre de socialistes, qui le croyaient acquis à leur cause depuis sa brochure sur l’ Extinction du paupérisme, et tous ceux qui, voulant coûte que coûte renverser la République, le regardaient comme le plus résolu à y travailler et le plus capable d’y réussir. Il expliquait sa situation mieux que personne quand il disait à ses affidés, en montrant la statue qui surmonte la colonne Vendôme : « Voilà mon grand électeur ! » Les chefs de la gauche parlementaire hésitèrent longtemps. Le bruit courut que . Thiers songeait à se mettre lui-même sur les rangs, et, ce qui paraîtrait à peine croyable, si l’on ne connaissait la sottise des partis, on lui en faisait un reproche. Il aurait fallu l’en louer. Un homme qui a des convictions arrêtées et le sentiment de sa force, a le devoir d’être ambitieux. Nous étions destinés à voir se produire avec le temps des candidats de moins haute volée ! On raconta aussi que, dans les commencements, M. Thiers avait parlé du prince en termes injurieux. Il fallait, pour des raisons politiques que chacun sent, couper court à ces propos. M. Bixio les répéta devant M. Thiers qui, sur-le-champ, lui donna un démenti. M. Bixio, homme d’honneur et de valeur, voulut se battre. M. Thiers s’y attendait ; il accepta le duel, et le voulut immédiat. On sortit ; on se battit. Quel que fût le sentiment secret de M. Thiers sur le prince, ce qui est certain, c’est qu’il appuya sa candidature et concourut activement à en procurer le succès. Les monarchistes, en donnant leurs bulletins à l’héritier de l’empereur, qui avait dans son passé Strasbourg et Boulogne , ne votaient pas en réalité pour lui, ils votaient contre la République.

 

Mais à peine eut-on mis Louis-Napoléon à côté du trône, qu’il manifesta le désir de s’y asseoir, et montra qu’il en était capable. La conspiration fut habilement menée. M. Thiers vit, le premier, que l’empire était fait, et n’hésita pas à le dire du haut de la tribune. Au coup d’État, il avait le choix entre le rôle de premier ministre et la proscription Mais comme il pensait qu’il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, il préféra la proscription. On le mit à Mazas ; puis, on l’expédia en voiture cellulaire à la frontière belge, d’où on le conduisit directement jusqu’à Francfort. Il ne trouva pas à l’étranger, comme tant d’autres, les tracasseries de la police et le dénuement. Il rentra en France un des premiers, sans l’avoir demandé. Il se promena un instant, le jour de son arrivée, dans l’allée des Tuileries, qui était alors le rendez-vous des élégants et des oisifs. Il y fut l’objet d’une ovation. Il semblait, à ceux qui l’entouraient, qu’il rapportait avec lui les espérances de la liberté.

 

En 1863, Paris l’envoya au Corps législatif. Il fallut le vaincre pour lui faire accepter la candidature. A ceux qui le pressaient, il objectait « son livre ». Quel livre ? Ce n’était pas l’Histoire du Consulat et de l’Empire, dont le dernier volume avait paru l’année précédente ; ce n’était pas l’histoire de Florence, vers laquelle l’entraînait son enthousiasme éclairé pour les arts, et dont il disait : « J’y ai travaillé dix ans », voulant peut-être faire entendre qu’il y avait rêvé dix ans. Le livre qui l’occupait en 1863 et dont il fallut en quelque sorte le séparer de vive force, était un traité complet de philosophie. Une fois élu, il se montra aussi actif que les jeunes gens qui siégeaient à côté de lui sur les bancs de l’opposition. Il demanda l’ordre dans les finances, la paix et les libertés nécessaires.

 

Son discours sur les libertés nécessaires eut un grand retentissement. C’était, sous des formes courtoises, mais avec beaucoup de vigueur et de précision, une attaque directe contre tout le système du gouvernement impérial. Il demandait, en effet, comme absolument nécessaires à la France, cinq libertés : la liberté individuelle contre la loi de sûreté générale, la liberté de la presse contre le régime de l’autorisation préalable et des avertissements, la liberté électorale contre la candidature officielle, la liberté’ de la représentation nationale contre les entraves de toute nature apportées par la Constitution à l’initiative parlementaire, et enfin la responsabilité ministérielle contre l’audacieuse fiction de la responsabilité de l’empereur, qui ne laissait d’autre ressource au pays, pour faire prévaloir sa volonté, qu’une révolution.

 

Un autre de ses discours que les événements ont rendu inoubliable, est celui qu’il prononça au Corps législatif le 15 juillet 1870 : « Vous faites la guerre sans nécessité, sans préparation et sans alliances. » Quel homme intelligent, quel patriote n’aurait donné alors la moitié de son sang pour éviter cette funeste guerre ! Les hommes qui la votèrent et qui, croyant la France engagée, résistèrent aux arguments, aux prières, aux larmes du grand patriote, la voyaient commencer avec horreur. La France ne la voulait pas. Les gens sans aveu qui allaient le soir crier : A Berlin ! sous les fenêtres de M. Thiers n’étaient ni la France, ni Paris. L’Empire, dans son péril extrême, demanda les conseils de M. Thiers quand il n’était plus temps de les suivre. Le gouvernement qui recueillit le pouvoir vacant afin de donner une direction à la résistance, et qui prit le nom significatif de gouvernement de la Défense nationale, demanda à M. Thiers d’aller quêter dans toute l’Europe des sympathies et des secours ; d’aller démontrer à tout ce qui restait d’hommes politiques, que la France mutilée, affaiblie entraînait tous les neutres dans sa ruine. Il accepta sans hésiter. Il savait, et tout le monde savait qu’on ne pouvait confier une telle mission à aucun autre. Par la même raison, le premier acte, à Bordeaux, de l’Assemblée nationale, fut de lui conférer sous un nom modeste, une véritable dictature. Il obtint l’unanimité. Cette Assemblée, divisée sur tout, fut unanime sur lui. Vingt-six départements l’avaient élu député. Si la France avait voté pour nommer son délégué, il aurait eu l’unanimité de la France.

 

Il se rendit à Versailles pour négocier avec les vainqueurs. Négocier ! Cela s’appelle-t-il négocier ? La France ne pouvait menacer que de mourir et de vendre chèrement sa vie ; M. Thiers fut obligé plus d’une fois d’en venir à cette menace, devant l’excès des exigences. Il parla surtout de l’avenir, des inquiétudes des puissances, de l’état de l’Europe, de l’intérêt de l’Allemagne qui sacrifiait tout aux besoins, aux passions du moment, à l’enivrement du triomphe ; qui ne se contentait pas de mutiler la France, qui voulait lui mettre le pied sur la gorge, entrer dans Paris. Il n’obtint pas toujours d’être écouté. Il ne parvint qu’à force d’énergie à se faire respecter. Il se maîtrisait, se possédait le long du jour. Seul avec Jules Favre, le soir, dans sa voiture, en revenant de Versailles, il éclatait en sanglots. Il nous sauva Belfort... Quand il retourna en hâte à Bordeaux pour faire ratifier le traité, beaucoup, sans rien contester d’ailleurs, refusaient d’y mettre leur nom, semblables à un homme résolu au suicide qui approche le poison de ses lèvres et laisse échapper la coupe au dernier moment. Il leur dit : « J’ai engagé ma responsabilité ; il faut engager la vôtre » ; comme il avait dit aux journalistes en 1880 : « II faut des têtes au bas de ce manifeste. » II avait la France à pacifier, à reconstituer, l’ennemi toujours malveillant à apaiser, une rançon de cinq milliards à trouver, un déficit au moins égal, provenant des dépenses de guerre, à combler, des désastres affreux, innombrables, désastres privés, désastres publics, désastres matériels, désastres moraux à réparer ; c’est dans cet état que le prit la guerre civile. Il se demandait, avec nos recrues dispersées au premier mot de la paix, nos vieilles troupes prisonnières, et les débris de quelques régiments accablés par la défaite, dans lesquels on avait versé des hommes ramassés de toutes parts, si la France avait encore une armée.

 

Et voici la besogne qui avait été faite par lui deux ans après, avec le concours d’une Assemblée patriotique, mais par ses mains, sous sa direction, grâce à son dévouement sans égal, à son courage, à sa clairvoyance. Nous avions une armée solide et disciplinée. L’insurrection delà Commune avait été vaincue à Paris et dans les départements. Le gouvernement était obéi partout, avec autant de ponctualité que sous l’Empire. Les dégâts matériels, ponts, routes, canaux, édifices, étaient réparés. L’emprunt avait été plusieurs fois couvert, la rançon était payée. Tous les ateliers travaillaient ; l’impôt, le dur impôt, aggravé de tant de charges nouvelles, rentrait facilement. M. Thiers avait pu remplir ses engagements par anticipation, et, l’argent à la main, par les négociations les plus difficiles, obtenir de l’ennemi la libération immédiate du territoire.

 

La France, grâce à lui, fut rendue à elle-même deux ans avant l’époque fixée par le traité. Le 17 mars, M. de Rémusat, qui avait pour sa part vaillamment contribué à ce résultat, venait annoncer à l’Assemblée, au milieu d’une émotion universelle, bientôt suivie d’applaudissements et d’acclamations, que le dernier soldat allemand allait quitter notre sol. Les applaudissements et les acclamations ne furent pas moindres dans la France entière. On peut dire avec vérité que les applaudissements éclatèrent dans les deux Mondes, et que leur bruit durait encore quand on apprit inopinément le 24 mai que M. Thiers était renversé par un vote de la Chambre et rentrait dans la vie privée.

 

Il faut dire ce qu’avait été sa vie pendant ces terribles années. Tant qu’avait duré la guerre de la Commune, il avait partagé les travaux et les soucis journaliers du général en chef, et même ses périls, car il était présent de sa personne aux avant-postes chaque fois qu’on tentait un effort plus vigoureux. Après la pacification, il ne relâcha rien de sa surveillance sur l’armée. Il l’avait isolée et fait vivre sous la tente, autant pour la soustraire à la propagande démagogique que pour lui rendre les habitudes militaires et l’esprit de son état. Il ne se passait pas de jour qu’il ne se rendît au camp et qu’il n’eût au retour de longues conversations avec les intendants et les chefs de corps. Il recevait même des officiers subalternes, car il tenait à connaître le moral de la troupe, et il avait le goût, poussé parfois jusqu’à la minutie, de tout vérifier par lui-même. A cinq heures du matin, il travaillait avec son ami M. Barthélemy-Saint-Hilaire, qui dirigeait sa correspondance ; à six heures il faisait entrer deux ou trois ministres investis de sa confiance particulière et les directeurs des grandes administrations. A dix heures, il présidait le conseil des ministres. Il y avait conseil des ministres tous les jours, à l’exception des dimanches, et il n’y manqua pas une seule fois. Là se traitaient toutes les affaires grandes ou petites. Le ministère de la justice et celui de l’instruction publique et des cultes étaient les seuls dans le détail desquels il n’entrât pas. Il avait logé chez lui, à la Préfecture, le ministre des affaires étrangères, afin d’être avec lui en relation continuelle et immédiate. Il en était de même, en 1871, et jusqu’à la fin de la Commune pour le ministre de l’intérieur. Il est à peine nécessaire de dire qu’il ne se faisait rien sans lui au ministère de la guerre et au ministère des finances. Le ministère du commerce devint à son tour l’objet de ses préoccupations les plus vives quand il fallut créer de nouveaux impôts. Le conseil ne se terminait jamais avant midi et se prolongeait souvent au delà. Les ministres partis, c’était le moment de recev.oir les députés qui arrivaient isolément ou par petites troupes. La plupart des commissions de l’Assemblée voulaient avoir l’avis du chef de l’État ou le faire comparaître en personne devant elles. De leur côté, les groupes parlementaires venaient exposer leurs doléances et leurs volontés contradictoires. Enfin il y avait le défilé des Chambres de commerce et des corporations de toute nature. Il recevait tout le monde et répondait à toutes les harangues. De midi à deux heures, la place d’Armes était sillonnée de députés et de délégués, dont bien peu lui apportaient un encouragement ou un bon conseil.

 

Une clause du traité nous obligeait à ne conserver, pour la garde de l’Assemblée et le maintien de la tranquillité publique, qu’une force de 4o ooo hommes ; on n’avait pu prévoir une guerre civile ! L’ennemi parlait tous les jours de nous contraindre à réduire notre armée à ce chiffre visiblement insuffisant. Il fallait négocier avec lui pour obtenir le droit de combattre la sédition. Ses exigences s’accroissaient avec nos malheurs. Il arrivait par chaque courrier, de Nancy, où étaient les négociateurs, et de tous les chefs-lieux de commandement, soit des plaintes contre l’attitude des habitants, soit des réclamations de vivres, d’objets d’équipement, d’argent, et toujours les dépêches finissaient par des menaces. Une de leurs prétentions les plus douloureuses pour nous, et les plus inexplicables, consistait à rendre le gouvernement de Versailles responsable des actes de la Commune. Un jour que des boulets, lancés de Paris contre nos troupes, avaient inquiété un poste allemand qui se trouvait à proximité, M. Thiers fut averti que si la même chose se produisait une seconde fois, la trêve serait rompue. On négociait ; à deux reprises il fut sur le point de rompre, et de commencer ce qu’il appelait la guerre du désespoir ; sur presque tous les points, il fallut céder, le couteau sur la gorge. Aussitôt que la nouvelle d’une concession ou d’une vexation se répandait, les députés escaladaient la tribune, les journaux fulminaient ; c’était à qui maudirait, non pas les vainqueurs, mais celui qui, pied à pied, jour par jour, leur disputait l’honneur et la vie de la France ! Les délégués, qui ne cessaient d’affluer de toutes les grandes villes pour apporter des menaces, des conseils ou des offres de médiation avec la Commune, remplissaient les journaux du récit de leur réception et ne se faisaient pas faute d’attribuer à M. Thiers des propos qu’il n’avait pas tenus. Alors s’élevaient des réclamations de tous côtés, de la Chambre, de l’ennemi. Très souvent, on les portait à la tribune. Il était rare qu’on se contentât de la réponse d’un ministre, et d’ailleurs M. Thiers n’aimait pas à être suppléé ; il voulait payer de sa personne en toutes choses. Il était sur son banc à toutes les séances et portait seul le poids des grandes discussions. Il disait qu’une dynastie tire sa force de la Constitution ; un général, de ses victoires ; mais qu’il n’avait, lui, que sa parole. Aussi livrait-il tous les jours des batailles, qu’il ne gagnait qu’à force de talent oratoire et de courage. Il eut à combattre successivement tous les côtés de la Chambre, excepté la gauche proprement dite, qui l’appelait, le sollicitait, le pressait, mais, en séance publique, ne lui refusait jamais son appui. Ces luttes, d’abord contenues, presque courtoises, devinrent violentes sur la fin et, par conséquent, écrasantes. On commença par le chasser de la tribune avant de le chasser du pouvoir ; il fallut, pour cela, toute une campagne, campagne bizarre en elle-même, et mêlée d’incidents comiques, qui n’en est pas moins le plus grand hommage qu’on ait jamais rendu à la puissance personnelle d’un orateur. Un acte capital de M. Thiers avait achevé, quelque temps auparavant, de rendre la droite irréconciliable. Il avait pu résister, pendant plus d’une année, aux assauts des trois monarchies, en les combattant l’une par l’autre.

« Il n’y a qu’un trône, disait-il, et ils sont trois prétendants pour s’y asseoir. » Le jour vint où les trois partis se coalisèrent au profit de la branche aînée, et où M. Thiers se trouva en face du drapeau qu’il avait combattu et vaincu en 1830. Ce jour-là, il parla à son pays et lui conseilla de garder la République pour garder les bienfaits de la Révolution, et de la faire conservatrice pour éviter les horreurs d’un nouveau 98. Ce langage pouvait être entendu par le pays, mais la majorité de l’Assemblée en fut irritée, et elle ne songea plus qu’à renverser celui qui l’avait tenu. M. Thiers avait désormais trois tâches à remplir : refaire la France, résister aux exigences du vainqueur et lutter dans le Parlement contre une majorité hostile. C’était un travail surhumain. Il ne réussit pas à durer, mais il avait réussi à sauver le pays ; le reste, à ses yeux, et aux yeux des compagnons de sa fortune, n’était rien.

 

Il avait une réputation très justifiée d’habileté ; mais ce n’était pas cette habileté vulgaire qui consiste à dénouer une situation au moyen d’un expédient, sauf à se trouver le lendemain dans un nouvel embarras. Jamais le présent ne lui fit oublier l’avenir. Il en donna la preuve manifeste dans quatre occasions principales : dans la question des nouveaux impôts, où il fut sur le point de se faire renverser par suite de son attachement aux idées protectionnistes ; dans la question de l’élection des maires, où il violenta en quelque sorte l’Assemblée et lui mit le marché au poing, pour ne pas compromettre l’avenir de l’administration ; dans la question de la durée du service militaire, où il se résigna difficilement à une durée de cinq ans après en avoir demandé sept : l’Assemblée n’en voulait que trois ; enfin dans la question de notre régime économique, lorsque, au milieu de notre plus grande détresse, il lutta avec la dernière énergie pour faire consacrer une annuité de deux cent millions à l’amortissement de la dette contractée envers la Banque de France, quoique l’intérêt de la dette eût été généreusement fixé par la Banque à 1 p. 100 seulement. C’est ce grand acte autant que l’habileté qu’il déploya pour faire passer cinq milliards en Allemagne sans provoquer une crise sur le marché des valeurs françaises, qui lui a fait décerner par notre confrère M. Léon Say, bon juge en pareille matière, le titre de premier financier de notre époque. Oui, il était habile ; mais quiconque l’a bien connu reconnaîtra qu’il avait encore plus de courage que d’habileté. Il n’était pas de cette race d’hommes politiques qui ne restent au pouvoir que pour ne pas l’exercer, et dont le talent consiste à démêler l’opinion dominante et à s’y soumettre. Il pensait qu’on ne doit pas gouverner les peuples pour flatter leurs maladies, mais pour les braver et les guérir.

 

Deux fois il donna sa démission, deux fois l’Assemblée céda. Elle se rendit chez lui presque tout entière pour l’obliger à revenir. Il ne faut pas le reprocher à l’Assemblée ; au contraire, cette démarche l’honore autant que celui dont elle faisait ainsi un homme nécessaire. Un jour, lui absent, on venait de voter à une grande majorité l’élection des maires par les conseils municipaux. Il arrive, monte immédiatement à la tribune, et demande à l’Assemblée de se déjuger séance tenante par un vote formel. Il l’obtient. On ne joue pas un tel jeu sans savoir à quelle condition. Assailli au dehors par la tempête, et ne parvenant à lever la tête au-dessus des vagues qu’à force d’habileté et de courage, il ne consentait pas à disputer dans le sein de l’Assemblée ce pouvoir accablant pour lui-même et dont il faisait pour le salut de la France un si grand usage. Il ne demandait pas le pouvoir ; il l’acceptait : telle fut constamment son attitude ; il parlait en maître à l’Assemblée. « Voulez-vous un esclave ici, disait-il, un commis qui vous plaise, qui, pour conserver le pouvoir quelques jours de plus, sera toujours votre courtisan ? Eh! mon Dieu, choisissez-le, il n’en manque pas ! »

 

Après le 24 mai, il supporta la défaite avec son courage ordinaire. On le déchargeait d’un fardeau qu’il avait glorieusement porté tant qu’il avait été trop lourd pour d’autres épaules ; il retourna avec empressement « à son livre », c’est-à-dire à la philosophie ; et, sans les inquiétudes que lui inspirait encore l’état du pays, il n’aurait senti que la joie de la délivrance. Les témoignages d’admiration et de respect affluèrent chez lui de toutes parts. Ses amis le retrouvèrent tel qu’il était avant la terrible tourmente des trois dernières années : simple, bienveillant, aimant la gaieté et l’esprit dans les autres, la recherchant, plein de curiosité pour toutes les sciences, de passion pour tous les arts, causeur facile et charmant, qui devenait profond quand il touchait aux grandes questions de la politique et de la philosophie, recevant les hommages dont on l’entourait avec le sentiment qu’ils lui étaient dus, mais avec une grâce et une bonhomie, une cordialité qui avaient fait en tout temps le charme de son intérieur, qui étonnaient et ravissaient ceux qui alors approchaient de lui pour la première fois. Il avait repris au bout de quelques jours toutes ses occupations : son goût pour les arts, ses visites assidues à l’Observatoire, au Muséum. Surtout, il s’était remis « à son livre », et il y travaillait avec une sorte d’acharnement. Il écrivait à Mme Thiers pendant une courte absence : « Je n’en verrai pas le succès ; mais vous serez là ; vous jouirez de ma gloire... ».

 

Ce n’était pas un nouveau système philosophique que M. Thiers préparait ; il n’aurait pas été chef d’école. La philosophie n’était pas pour lui une science isolée et se suffisant à elle-même ; c’était un ensemble de doctrines étroitement rattachées à un principe unique, de manière à former des résultats les plus généraux de toutes les sciences et de tous les arts une science et un art suprême. Sa méthode était la méthode expérimentale, sa psychologie celle de Locke ; sa conclusion métaphysique l’existence d’un Dieu créateur et Providence ; sa morale, celle de Platon, de l’Académie, et de la noble École française du XVIIe siècle, ayant pour sanction la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Ce qu’il y avait de frappant et de nouveau dans son livre, c’était la quantité de faits, d’observations , de comparaisons, de rapprochements que lui fournissaient des études poursuivies sans relâche pendant plus d’un demi-siècle sur les objets les plus divers. Ce résumé philosophique de toute une vie si complètement et si grandement employée, était achevé au moment de la mort de M. Thiers, sous la première forme qu’il donnait à ses œuvres, c’est-à-dire avec des développements excessifs et tumultueux, qu’il se proposait d’abréger et de régler. Lui seul pouvait élaguer dans ce fouillis, choisir, resserrer, mettre de l’ordre, faire une œuvre enfin de ce qui n’était encore qu’un amas de matériaux. Quel bonheur pour les philosophes et quelle gloire, s’ils avaient pu compter M. Thiers parmi eux au rang de leurs maîtres ! Il n’avait pas besoin de ce surcroît, celui qui, après avoir écrit un livre dont M. de Lamartine a pu dire : « Ce sera le livre du siècle », et après avoir gouverné le pays avec éclat dans les heures prospères, l’a sauvé de lui-même, délivré de l’ennemi, et refait pour ainsi dire tout entier à l’heure du désastre national. Il est mort debout, en pleine possession de sa pensée, et pour ainsi dire sur le champ de bataille, comme il convenait au plus obstiné des hommes et au plus infatigable des lutteurs.

 

Tel fut M. Thiers, l’historien national et le libérateur du territoire ; grand patriote, grand libéral, grand historien ; célèbre dans les lettres à vingt-cinq ans, ministre à trente-trois ans, dictateur à soixante-quinze ans ; mêlé toute sa vie, sans intervalles, aux plus grandes affaires de la France et de l’Europe ; toujours prêt à risquer sa popularité ou sa vie dans une grande cause ; plein, jusqu’à son dernier souffle, de curiosité et d’activité ; mort sur la brèche en écrivant pour son pays des conseils qu’on n’a pas été capable de suivre ; l’un des hommes les plus admirés et les plus injuriés de ce siècle ; qui a eu et qui garde cette fortune singulière, que ceux qui l’ont connu de plus près sont aussi ceux qui l’admirent le plus et lui restent le plus fidèles.

 

Vous le savez, Messieurs, tout homme politique a deux réputations : celle qui est conforme à la vérité finit toujours par prévaloir. M. Thiers sera aussi grand dans l’avenir qu’il l’était pour le monde entier il y a dix ans, et qu’il l’est pour nous aujourd’hui. Même pour ceux qui feignent de l’oublier ou qui s’efforcent de diminuer, parmi ceux qui l’ont renversé et ceux qui se sont flattés un instant de le remplacer, y en a-t-il un seul qui ne dise tout bas, dans ses angoisses patriotiques :

« S’il était là ! ».