Discours de réception de Étienne Aignan

Le 18 mai 1815

Étienne AIGNAN

M. Aignan, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Bernardin de Saint-Pierre, y est venu prendre séance le jeudi 18 mai 1815, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Depuis que vos suffrages m’ont appelé à l’honneur de siéger parmi vous, plus d’un an s’est écoulé dans une rapide succession d’événements extraordinaires, sans qu’il m’ait été permis de partager vos travaux, de vous offrir un public hommage, et de déplorer avec vous les pertes éclatantes que, vers cette époque, a multipliées dans votre sein l’effrayante activité de la mort. Que sont devenus les Delille, les Lagrange, les Grétry, les Bernardin de Saint-Pierre ? À ce dernier nom, un regret plus douloureux m’agite ; c’est à cet homme illustre que je succède, et c’est de lui que je vais vous entretenir. Sans doute, Messieurs je remplirai mal le vide immense de sa place ; mais, quelque difficulté que présente l’obligation qui m’est imposée d’honorer sa mémoire, je ne m’en sens que faiblement effrayé. Ses écrits, dès mon enfance, ont fait mes délices ; sa personne, depuis que je l’ai connu, m’a inspiré la plus tendre vénération : de telles dispositions sont préférables à l’éloquence, si c’est avec des sentiments qu’il convient de louer celui dont la sensibilité fut aussi originale que profonde, et qui s’était composé des mots de tous un langage que nul autre n’a parlé.

Oui, Messieurs, jusque dans les premiers essais de M. de Saint-Pierre, le talent privilégié se découvre ; l’autorité qu’il y prend déjà s’annonce, non comme une prétention, mais comme un droit. On y reconnaît l’écrivain qui profitera des lumières de son siècle, moins pour déguiser habilement les pensées d’autrui, que pour revêtir celles qui lui sont propres de plus de vigueur et d’éclat, et qui, s’élevant dans son style hors de la classe commune, saura, même après de si nombreux modèles, apprendre à la langue française des mouvements et des effets inaccoutumés.

Il est assez ordinaire, Messieurs, que ces hommes, séparés du vulgaire, se pressent peu de produire, soit qu’ils veuillent nourrir leur talent par l’étude et le mûrir par la méditation, soit que leur vocation se révèle tard, soit enfin qu’ils se débattent contre elle et refusent longtemps de l’écouter. C’est ainsi que dans la main de M. de Saint-Pierre l’épée et le compas précédèrent la plume. Officier du génie, nous le verrons, dans sa jeunesse, parcourir tout le nord de l’Europe, tracer des camps et des forteresses, et, durant les guerres de Pologne, affronter vingt fois la mort en cherchant, au sein des combats, la gloire, qui l’attendait paisiblement dans son cabinet.

Cependant, Messieurs, la Hollande, la Pologne, la Prusse, la Russie, plusieurs fois visitées, ne suffisaient point à l’ardente activité de M. de Saint-Pierre : d’autres climats, d’autres hommes, une nature nouvelle, étaient nécessaires aux espérances de sa louable ambition, peut-être aux sollicitations secrètes de son génie. À l’âge de trente à trente-trois ans, il alla poursuivre jusque dans l’Île de France les honorables travaux de son art, à peu près à la même époque où, dans une île voisine, le nom d’Éléonore était soupiré en accents si doux par la muse passionnée d’un poète dont nous pleurons la perte récente, et qui recevra bientôt à cette même place un juste tribut d’hommages et de regrets. Heureuse alliance de la vieille Europe et des régions de l’équateur ! Échange précieux, non plus seulement de ces productions qui charment les sens, mais de ce qui nourrit l’âme et enchante l’imagination, les pensées, les sentiments, les images ! Ainsi, à quatre mille lieues de la capitale des arts, les arts nous préparaient des prodiges, et, au, milieu du dix-huitième siècle, l’Occident a été charmé par des muses échauffées aux rayons du soleil d’Afrique, comme, dans la jeunesse du monde, des lyres harmonieuses lui sont venues d’Orient.

Le premier fruit que les lettres recueillirent du voyage de M. de Saint-Pierre à l’Île de France, est la relation qu’à son retour dans ses foyers il en publia sous la seule désignation d’officier de Sa Majesté. Cet ouvrage, offert si modestement au public, décelait cependant un homme dont l’imagination s’était agrandie par la vue d’une foule d’objets imposants et nouveaux, et dont le beau talent d’écrivain brillait déjà d’un éclat peu ordinaire. Et si nous le relisions aujourd’hui qu’il est protégé par l’autorité d’un nom célèbre, quel prix acquerrait à nos yeux une multitude de petits détails que relèvent d’ailleurs de grands traits semés à des intervalles assez rapprochés ! De quel intérêt surtout ne serions-nous pas saisis, lorsque le voyageur, après quelque séjour sur la côte de l’île, se détermine à en visiter les parties intérieures et cachées ! Quel charme de le voir amasser dans ces belles solitudes les couleurs brillantes et neuves dont il chargera sa palette ! Et lorsque gravissant le Morne de la Découverte, il aperçoit, d’un côté, l’Église des Pamplemousses, et, de l’autre, le Cap Malheureux et la Baie des Tombeaux, noms ignorés alors, et que depuis il a rendus si célèbres, en ce moment, on laisse tomber le livre pour contempler encore par la pensée un paysage que l’on connaît si bien. Deux habitations y sont placées ; deux familles, qui n’ont plus rien d’imaginaire, les occupent, et l’on croit voir le génie de la nature apparaître à l’auteur, et lui montrer du doigt tous ces objets, en disant : Regarde et décris.

Une réflexion, Messieurs, est venue me frapper tout à coup. Un jeune homme, doué de grands talents et de connaissances étendues, entrant dans le monde avec plusieurs avantages précieux, un état honorable, une physionomie noble et ouverte, et une activité qui n’était pas étrangère au soin de sa fortune, parcourt les terres et les mers, et se tourmente en efforts superflus pour atteindre à l’objet de ses désirs, tandis que tous les jours nous voyons une foule d’hommes dénués de semblables moyens, acquérir presque sans fatigue des distinctions et de l’opulence. Ah ! c’est qu’il y avait dans M. de Saint-Pierre des forces et des volontés qui se combattaient ; ses pas étaient retardés et son attention distraite par une multitude d’objets que les yeux vulgaires ne peuvent apercevoir. Sa mission, sans qu’il s’en rendit compte à lui-même, était double : à celle d’homme public se joignait celle d’observateur, de philosophe et d’écrivain, qui, heureusement pour nous, a dû dérober quelque à que chose à la première. Supposons, à sa place, un autre homme jeté par la fortune entre les tropiques, il en rapportera des récompenses ; un autre, des trésors : M. de Saint-Pierre en rapporta les Études de la nature.

Vous vous souvenez encore, Messieurs, de la grande sensation que produisit l’apparition de cet ouvrage. Rien de plus enchanteur que le début. L’auteur, voulant prouver que les détails de la création sont infinis, et que la pensée qui chercherait à embrasser tous ceux que renferme le plus étroit espace se perdrait au sein de leur immensité, prend pour exemple un petit fraisier croissant sur la fenêtre de son modeste appartement. Tout ce qu’il y découvre d’êtres vivants et harmoniques entre eux est innombrable. Étourdi, terrassé d’admiration à l’aspect de tous ces mondes et de leurs habitants, il désespère de les décrire ; et, par une contradiction apparente, celui qu’épouvante l’histoire naturelle d’un fraisier entreprend, pour ainsi dire, celle du globe. Que signifie, d’un côté, tant de hardiesse, et, de l’autre, tant de timidité ? Est-ce-seulement un artifice d’auteur, un moyen ingénieux de faire valoir les difficultés de son sujet ? C’est une leçon de haute morale, une démonstration frappante de la petitesse et de la grandeur de l’homme, pour lequel une plante a des mystères, et qui contemple, mesure et parcourt la profondeur des cieux.

En avançant dans la lecture de ce livre, on retrouve partout la même force doucement pénétrante ; partout on sent ce génie heureux qui s’empare puissamment de notre âme, soit qu’il peigne, avec un coloris dont le secret n’est qu’à lui seul, les phénomènes de la nature, les sites et les productions de deux mondes, soit qu’il répande la lumière sur les devoirs les plus intimes et les intérêts les plus saints de la vie. Quelles que soient les grandes questions qu’il traite, le mariage, l’éducation des enfants, le bonheur des peuples, les droits sacrés des citoyens, il féconde son sujet par la richesse de son talent et par l’élévation de son âme.

Mais parle-t-il de la religion, alors surtout M. de Saint-Pierre s’élève aux plus grandes beautés de la pensée et du-style. Il ne se perd point en discussions théologiques : tous ses arguments sont puisés dans son âme, et ils n’en sont que plus forts. Il considère la religion comme l’essence de l’homme ; sans elle l’homme, à ses yeux, ne serait qu’un être dégradé qui ravalerait jusqu’à l’instinct de la brute, sans en partager l’heureuse imprévoyance, la raison dont il est doué, ou plutôt le sentiment céleste qui l’anime, et qui est bien supérieur à la raison. M. de Saint-Pierre doit à cette douce persuasion qui le pénétrait, d’avoir imprimé à ses ouvrages un caractère si frappant de vie et de vérité. Dans tout ce qu’il a publié, le charme du style et la douceur des sentiments révèlent un écrivain, religieux, comme en de belles campagnes la fraîcheur de l’air et la richesse de la végétation trahissent le voisinage d’une source.

Non, Messieurs, jamais une âme desséchée par l’idée accablante de son entier anéantissement n’eût enfanté la plus touchante pastorale dont puissent se glorifier les temps anciens et modernes, cet ouvrage enchanteur, que j’ai déjà laissé entrevoir, et auquel il me tarde d’arriver, Paul et Virginie.

Comme l’auteur y représente avec complaisance la vanité des joies et des espérances humaines ! Avec quel art, d’autant plus savant qu’il est moins aperçu, rassemble-t-il autour d’un couple charmant toutes les promesses, tous les gages d’une longue félicité, pour appesantir plus fortement la main froide et inattendue de la mort ! Mais si la barrière élevée entre les deux amants devait être éternelle, que signifierait, je le demande, cette barbare et sèche conception ? Homme à qui les Muses ont donné une lyre, pourquoi en tirer ces sons lugubres ? dirait le lecteur contristé ; ah ! bien plutôt, chante sur le luth d’Horace et d’Anacréon les roses et les voluptés fugitives. Et nos yeux se détourneraient d’un spectacle vers lequel, au contraire, un attrait puissant les ramène, parce que la pensée d’une autre vie est gravée secrètement même dans les âmes qui s’efforcent de la méconnaître, parce que la religion est l’essence de l’homme.

Les anciens n’ont fait sentir qu’imparfaitement dans leurs écrits, si admirables d’ailleurs, cette liaison du monde invisible et du monde matériel. Leur croyance, leurs mœurs, leurs institutions, tout les attachait au présent sans entraînement vers l’avenir. Leur littérature, sans doute, y a perdu quelque chose ; et, si l’on veut s’en convaincre, que l’on compare avec Paul et Virginie celle de leurs productions qui s’y rapporte le mieux, Daphnis et Chloé. Les principaux personnages de l’une et de l’autre sont deux enfants élevés dans de riantes campagnes, et en qui l’amour se développe par la douce familiarité des jeux de leur âge. On y admire également la richesse et la variété des descriptions, l’art des contrastes, la grâce des détails, la naïveté des sentiments. L’auteur grec a même de plus à sa disposition les trésors d’une langue abondante et magnifique, à laquelle il a eu le mérite de conserver sa pureté, quoique alors la belle simplicité des écrivains du siècle de Périclès eût disparu sous les ornements faux et ambitieux des sophistes. Et pourtant la pastorale antique a bien moins de charmes que la moderne ; les élans de la nature n’y sont contenus par aucun effort ; l’homme y est représenté comme un bel arbre qui, sous un ciel indulgent, se hâte de se développer et de porter ses fruits avant que la vieillesse et la mort dessèchent sans retour ses rameaux. Dans l’autre fable, au contraire, les passions ont un caractère aussi touchant qu’élevé ; Paul est le triomphe de la délicatesse, Virginie, celui de la pudeur ; et tout l’ouvrage est empreint de ce charme mélancolique qui place les privations au-dessus des jouissances, parce que de grandes compensations leur sont réservées.

Et c’était à une époque où les arts, égarés dans de fausses routes, s’écartaient à l’envi de l’imitation de la nature, que parut, comme un brillant phénomène, cette production si originale et si vraie, qui ne se distinguait de l’antique que pour le surpasser. Aussi toutes les langues de l’Europe cherchèrent-elles à se l’approprier par des traductions ; les presses françaises la multiplièrent de toutes parts ; et cependant l’auteur, peu habile dans l’art de s’enrichir par les fruits de son génie, se plaignait doucement qu’un si grand succès fût inutile à sa fortune. Mais, vous le savez, Messieurs, dans quelque position difficile que l’homme de lettres, le savant ou l’artiste soient placés, ce n’est point à des soucis de cette nature qu’il est permis de troubler longtemps leur repos. L’envie, irritée par la naissante célébrité de l’auteur de Paul et Virginie, lui suscita d’autres peines bien plus cuisantes, auxquelles il eut le malheur d’être trop sensible.

Je me hâte de dire que dans ces attaques dirigées contre M. de Saint-Pierre, il est loin de ma pensée de comprendre les réfutations de ses théories développées dans les Études de la nature. Sans me permettre de prononcer sur des matières qui me sont tout à fait étrangères, et que je dois abandonner aux juges compétents, je ne puis m’empêcher d’observer que, dans ces discussions, notre éloquent naturaliste se mettait, sans qu’il s’en aperçût, en contradiction avec lui-même, lorsque, d’un côté, il soutenait des systèmes positifs, et que, de l’autre, renouvelant le scepticisme de Montaigne, il niait la certitude des sciences, et prétendait réduire au sentiment le principe de toutes les connaissances humaines : erreur bien plus explicable du temps de Montaigne que du nôtre, quand nous vivons entourés des merveilles et des bienfaits de la science, et quand la gloire nationale reçoit un si vif éclat de la renommée des savants illustres que je vois siéger parmi vous.

Et toutefois M. de Saint-Pierre, aimable jusque dans ses erreurs, imprimait à ces débats même un caractère tout particulier de grâce et de politesse. « Je me suis approché d’eux, dit-il, en parlant de ses antagonistes, comme je me serais approché de Platon endormi sur les bords d’un précipice. » Je le demande, Messieurs : à de telles formes de dispute, à l’aménité d’un pareil langage, lui-même ne retraçait-il pas ce Platon dont sa vieillesse nous a reproduit et le noble visage et les vénérables cheveux blancs ?

Cette modération lui fait d’autant plus d’honneur qu’on peut la regarder comme entièrement de son choix, et que le talent de l’épigramme ne lui manquait point. En effet, si l’auteur des Études de la nature rappelle souvent dans son style, avec la simplicité, la douceur et le naturel de Fénelon, l’éloquence passionnée de Rousseau, l’auteur du Café de Surate et de la Chaumière indienne se rapproche, dans sa tournure, de la malice originale et de la gaieté piquante de Voltaire.

De ces deux ouvrages, le premier met en lumière, dans un cadre ingénieux, la vanité des querelles religieuses, et a pour but d’amener toutes les âmes à cette tolérance dont l’indignation et, ce qui est bien pis, le ridicule défendent de s’écarter aujourd’hui ; l’autre est le développement de l’une des idées qui ont le plus constamment occupé M. de Saint-Pierre, le désir de voir cesser l’oppression que le vice de quelques gouvernements fait peser sur les hommes. Il suppose un voyageur qui, parcourant les belles contrées de l’Inde et poursuivi d’un violent orage, trouve dans la chaumière d’un Paria la plus aimable hospitalité. Cette combinaison facile, qui pouvait n’enfanter qu’un insipide lieu commun, ou tout au plus qu’une déclamation brillante, est devenue, sous la plume d’un maître, un petit chef-d’œuvre, moins populaire que celui de Paul et Virginie, mais tout aussi recommandable peut-être aux yeux des hommes de goût. La beauté des peintures et la délicatesse des sentiments n’est pas seulement ce qu’on admire dans ce conte : un tact d’une finesse extrême a fait sentir à l’auteur que, pour relever un homme de la flétrissure, même injuste, de la société, des abstractions ne suffisaient pas ; il donne pour compagne à son misérable Paria la fille passionnée d’un bramine. Ainsi, dans cette révolte de la nature contre d’absurdes et tyranniques institutions, c’est à la fois par le raisonnement et par le fait que l’orgueil est soumis à la vertu.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je parcoure le cercle entier des productions de M. de Saint-Pierre ; vous savez qu’il n’en est aucune où le talent du grand écrivain et le cœur de l’honnête homme ne se manifestent : mais vous me reprocheriez d’oublier une d’entre elles qui se distingue par une physionomie particulière, je veux dire le drame de la Mort de Socrate. Voltaire, dans sa vieillesse, avait déjà traité le même sujet, et, quoique les discours qu’il prête au philosophe athénien soient dignes d’une vie si pure et d’une si belle mort, on voit qu’il s’est complu surtout à couvrir d’odieux et de ridicule ses infâmes accusateurs, et à flétrir sous leur nom l’hypocrisie et la persécution religieuse. C’est dans une autre intention que M. de Saint-Pierre nous a montré Socrate mourant. Il s’est attaché à développer les arguments du Phédon sur l’immortalité de l’âme, et à fortifier l’homme contre les attaques de la calomnie, cette autre ciguë, que les Anitus ont tant de manières de préparer. Pour figurer la sérénité d’une bonne conscience au milieu des atteintes de la haine, il introduit dans-le cache de Socrate un rayon qui en perce les ténèbres, et qui éclaire, à sa dernière heure, le martyr de la vertu, emblème heureux qu’une âme élevée et sensible était seule capable d’imaginer.

C’est, particulièrement dans cet ouvrage que M. de Saint-Pierre se fait voir, ce qu’il se glorifiait d’être, l’imitateur de Rousseau, son maître et son ami. Il est facile, en effet d’observer entre eux de nombreux rapports, modifiés toutefois par de frappantes différences. Les considère-t-on comme écrivains : il me semble que le style de Rousseau est plus serré, plus coupé, plus véhément, et qu’il frappe d’un trait plus fort et plus inattendu ; que celui de M. de Saint-Pierre est plus nombreux, plus périodique, plus onctueux, et que, participant en quelque chose des qualités de Buffon, il cherche plus son effet dans l’ensemble, sans négliger l’artifice des surprises habilement ménagées. L’un et l’autre font quelquefois consister la magie de leur talent dans le rapprochement de la nature physique et de la nature morale ; mais Rousseau descend plus habituellement dans le cœur de l’homme pour y chercher des développements profonds ou des aperçus fins et délicats, et les images qu’il emprunte aux êtres matériels ne sont que l’achèvement, et, si je puis m’exprimer ainsi, le luxe de sa pensée : au contraire, l’imagination poétique de M. de Saint-Pierre se plaisait surtout à diriger vers la face extérieure des objets ses ingénieuses observations. Amoureux des couleurs et des formes qu’il lui appartenait de retracer avec un talent inimitable, il en composait (et tel est l’artifice qui fait le charme de ses Harmonies comme celui de ses Études), il en composait, dis-je, des associations et des contrastes, et s’élevait, par la matière, à la connaissance des lois de la Providence et à l’explication du cœur humain.

Veut-on pousser plus loin la comparaison de ces deux philosophes et pénétrer dans leurs opinions et leur conduite ? Tous deux, contemplateurs de la nature et amis de la solitude, prétendront à réformer les lois et les mœurs de la société : mais Rousseau, né républicain, sera plus âcre et plus tranchant ; il attaquera dans leur principe des institutions dont M. de Saint-Pierre ne combattra que les abus. Le premier, s’exaltant ses chagrins et tourmenté par des chimères, finira par croire tout le genre humain en état de guerre contre lui ; le second, dans sa douce misanthropie, se plaindra modérément des hommes, et, loin de vouloir se séparer d’eux, tournera toutes ses pensées vers les moyens de les éclairer et de leur être utile. Aussi, tandis que Rousseau, dans ses promenades, évitait souvent l’aspect de ses semblables, M. de Saint-Pierre, dans les siennes, se plaisait à étudier la classe du peuple au milieu de son travail et de ses jeux, ou à surprendre dans les discours naïfs de l’adolescence les premiers mouvements du cœur humain. Tous deux se réunissent en ce point, qu’ils ont été constamment animés de vues droites et qu’ils ont cherché sincèrement la vérité.

Si l’on étend ce parallèle aux plus petites choses, on remarquera que Bernardin est devenu, comme Jean-Jacques, une sorte de nom de famille, et M. de Saint-Pierre s’en applaudissait.

Enfin, Messieurs, ces deux hommes célèbres ont souvent parlé d’eux-mêmes, je n’ose pas dire trop souvent, car il leur a été donné à l’un et à l’autre de charmer en parlant d’eux ; et si M. de Saint-Pierre, à l’exemple de Rousseau, eût jugé convenable de nous donner des confessions, plus d’un trait généreux eût appelé l’admiration sur celui qui, séparé de ses créanciers par des continents et des mers, sut, pour les satisfaire, se réduire pendant plusieurs années à vivre uniquement de riz et de maïs, et qui, à son départ de l’Île de France, ne possédant qu’un seul nègre, son jeune serviteur, écouta, non ses besoins impérieux qui lui conseillaient de le vendre, mais son cœur et ses principes qui lui ordonnaient de l’affranchir.

Il a senti longtemps d’avance et vu d’un œil serein les approches de la mort. Tous ses soins avaient pour objet d’en dérober la connaissance aux alarmes de ses enfants et à la tendresse d’une femme dont les grâces et les vertus ont répandu sur ses dernières années le charme le plus doux. Aussi avait-il coutume de dire, en songeant à son bonheur présent et à ses chagrins passés : « Ah ! le chemin de la vie est bien plus difficile à monter qu’à .descendre. »

Et quelle force d’esprit ne fallait-il pas à un homme aussi sensible, pour envisager avec fermeté le moment d’une douloureuse et longue séparation ? Hélas ! au terme de sa vie, à peine depuis quelques instants, dans son asile champêtre, jouissait-il de l’aisance et de la paix, grâce aux bienfaits d’un prince que la troisième classe de l’Institut s’honore de posséder, et qui, n’ayant point oublié les lettres dans sa majesté royale, a mérité que les lettres se souvinssent de lui dans toutes les vicissitudes de sa fortune.

Au nombre des amis les plus chers qui l’allaient visiter dans sa retraite, M. de Saint-Pierre a compté l’auteur d’Hamlet et d’Othello. Je me représente sous une allée sombre ces deux beaux vieillards doués l’un et l’autre d’une sensibilité, plus vive dans celui-ci, plus douce peut-être dans celui-là, s’entretenant des objets auxquels se sont rapportés le plus habituellement leurs travaux et leurs méditations, les arts, la religion, le bonheur de l’humanité. L’un récitait un fragment de ses Harmonies, l’autre une scène d’Œdipe ou d’Abufar, ou quelques-unes de ces poésies qui saisissent par l’union habituelle de la force et de la grâce, et qui ont révélé dans leur auteur un talent nouveau. Ainsi la modération de l’âge mûr réserve de beaux jours à la vieillesse ; et, tandis que les tourments de l’ambition ou de la cupidité consument les générations flétries avant l’âge, quelques hommes gais, sains et vigoureux, à l’extrémité d’une longue carrière, bénissent de leurs bienfaits les Muses, la tempérance et la philosophie.

M. de Saint-Pierre, comme tous les hommes supérieurs (même lorsqu’ils se sont voués à d’autres études), avait un sentiment très-vif de la poésie, source des grandes émotions de l’âme ; et c’était à la poésie dramatique qu’il donnait la préférence. Je me souviens encore des réflexions que j’ai recueillies de sa bouche dans un temps où les théâtres étrangers élevaient déjà la prétention d’envahir la scène française, et de substituer leur législation à la nôtre. Avec quel charme, avec quel respect je l’écoutais ! Que les Français, me disait-il, se tiennent soigneusement en garde contre les novateurs qui leur présentent des révolutions sous le nom de réformes. Il est trop tard de proposer Shakspeare et Schiller à ceux qui, depuis un siècle et demi, ne se rassasient point de Corneille et de Racine. Au lieu d’étendre, comme on le prétend, nos richesses, nous perdrions insensiblement le goût et la jouissance des anciennes, en n’acquérant qu’imparfaitement les nouvelles. Innover, en effet, n’est pas créer. Les véritables créateurs (s’il peut en être encore sur notre scène) seront ceux qui, marchant dans les sentiers frayés par les Grecs, nos éternels législateurs, y porteront une démarche franche, hardie, et qui les distingue entre tous. Si Voltaire, poursuivait-il, et plus récemment mon ami Ducis, ont su obtenir de nouveaux effets, ce n’est point en abandonnant les routes de leurs devanciers, c’est en attachant une expression plus pénétrante et plus profondément pathétique, le premier aux intérêts généraux de l’humanité, le second aux touchantes affections de la famille. Il ajoutait que, de toutes les mines qui restaient à exploiter pour la tragédie, l’histoire moderne offrait la plus neuve, la plus féconde, la plus appropriée à nos mœurs, et ses vœux appelaient le moment où il serait permis d’y fouiller sans contrainte.

Ne doutons point, Messieurs, que ces jours enfin ne soient venus. Non, la main ferme et puissante qui vient de rendre un libre essor à la parole écrite, ne voudra pas enchaîner la parole déclamée. Avec la même indépendance que le vainqueur de Bovines est chanté en vers harmonieux par l’homme de lettres qui vous préside, et que d’autres récits, moins pompeux et moins solennels, décrivent les malheurs d’un grand poëte, les aventures d’un roi ménestrel, les exploits, les amours et la folie d’un paladin, nous allons voir la scène animer et faire parler les personnages. Ici, les joyeux enfants de Thalie, observateurs malins de la société, trouvent une abondante moisson dans ces changements rapides des choses, qui mettent en jeu les intérêts, les passions et le ridicule ; là, les graves nourrissons de Melpomène s’emparent des plus mémorables époques de nos annales, ou de celles de nos voisins, sans que les uns ou les autres craignent ces fâcheuses applications dont la liberté publique détruit l’objet, le péril, et jusqu’à la volonté.

Ainsi, le bienfait du souverain va développer enfin parmi nous tous les rameaux de la littérature, ornement et appui des États civilisés ; et les Muses, qui aiment la gloire et les héros, les Muses, en chantant ses hauts faits, seront plus doucement encore attirées à l’admiration par la reconnaissance.