Divagation sur l’esprit des mots

Le 1 octobre 2015

Michael EDWARDS

Bloc-notes d'octobre 2015

 

Si, depuis qu’un instinct clair mais néanmoins curieux nous y pousse, nous créons des mots en leur donnant un sens, les mots semblent parfois nous répondre, en offrant des sens supplémentaires. Vivant bien plus longtemps que nous, ils se présentent accompagnés d’une riche histoire, d’une mémoire souvent foisonnante. Nous y trouvons des sens qui échappent aux dictionnaires.

Exemple : univers, du latin universum, à l’origine neutre singulier de l’adjectif universus, « universel, général, intégral ». Universum laisse voir une pensée plus qu’intéressante. Lui-même dérivé de unus et du participe passé de vertere, « tourner, se tourner », il suppose que tout ce qui existe tourne pour se joindre, que tout se rassemble en un seul étant. Que la multiplicité cherche l’unité ; que le multiple est un, et l’un, multiple. Le mot donne un sens très lumineux et très fort à la totalité de ce qui est. Cependant, c’est une vision des choses, une perspective sur l’espace-temps qui ne va pas de soi, et que les Grecs ne partageaient pas : ils tenaient plutôt l’univers pour un système bien ordonné, un kosmos. Nous héritons le mot univers, qui nous induit peut-être, de façon subliminaire, à voir le monde à sa manière. Ceux qui ne considèrent pas l’univers comme une unité accueillant le multiple, comme une multiplicité s’accomplissant dans l’un (ni comme un cosmos dont les lois ne résultent pas simplement des hypothèses vérifiées des hommes), pourraient désirer un autre terme. La théorie qui domine aujourd’hui paraît même le contraire de la conception romaine. Le noyau primitif supercondensé figurerait l’unité, que la multiplicité, constituée par les galaxies issues du big bang, fuirait avec une insouciante précipitation. L’expression l’univers en expansion est un oxymore.

Univers contient d’autres surprises, moins visibles et encore plus réjouissantes. On y aperçoit le vers, non pas en jouant sur les mots, mais en remontant de nouveau à l’origine. Vers aussi vient du participe passé de vertere, versus, qui, substantivé, signifie « ligne, sillon, ligne d’écriture, vers ». Le poète se tourne à la fin de son vers, comme le laboureur au bout de son sillon. Le poème réussi ressemble à un champ bien labouré. La poésie prendrait sa source à la fois dans le contact avec la terre (on pourrait ajouter : avec ce qui nous entoure au quotidien, avec le travail), et en même temps avec l’univers, avec l’immensité qui nous reçoit. Elle porterait à sonder à la fois l’ordinaire et le sublime, le vécu au jour le jour et les aspirations les plus élevées.

Dans univers on découvre également la préposition vers, puisqu’elle aussi vient de versus dans le sens de « tourné dans la direction de… ». Un poème ne serait pas tout à fait un monde clos, immobile, intemporel : il s’ouvrirait à l’ailleurs et à l’avenir. Il représenterait, non la fin, mais le commencement d’un voyage vers quelque chose. L’univers aussi aurait une direction à prendre, un but à atteindre.

D’autres mots invitent à réfléchir ainsi, de façon libre et spéculative. Sens est particulièrement piquant. Deux origines : sensus, « signification » en latin, et sinno, « direction » en germanique, semblent s’être confondues en ancien français. Que cette confusion est judicieuse ! Elle nous souffle, si nous voulons bien l’écouter, qu’une signification à chercher est un chemin à suivre, que le sens d’une œuvre littéraire, artistique, philosophique, théologique, est moins une interprétation bien structurée, une paraphrase à contempler, qu’une direction indiquée. Le sens d’une œuvre serait le sens dans lequel elle s’engage.

Si nous voulons bien, en effet, car les allusions répandues par l’évolution des mots ne prouvent rien et sont, en elles-mêmes, sans signification. On ne peut pas conclure de quelqu’un, s’il est obsédé par la peur, que la peur s’assoit devant lui, s’il conspue un orateur, qu’il lui crache dessus, ou si un désastre le frappe, qu’il est né sous une mauvaise étoile. La notion du sens étymologique d’un mot nous fourvoie. Les mots nous suggèrent simplement, par les conversations qui se développent entre eux, par l’intelligence qu’ils semblent avoir de rapports insoupçonnés entre divers phénomènes, des pensées neuves, d’attirantes possibilités, des idées à poursuivre, ou à abandonner.

Michael Edwards
de l’Académie française