Rapport sur le concours d’éloquence de l’année 1824

Le 25 août 1824

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS D’ÉLOQUENCE DE L’ANNÉE 1824.

 

Parmi les nombreux personnages qui illustrèrent la France sous les règnes des derniers Valois et sous celui de Henri IV, on distingue un homme de bien, qui, magistrat savant et intègre, négociateur habile et vertueux sujet fidèle et dévoué dans les jours d’infortunes et de périls, défenseur courageux des libertés nationales obtint l’estime du bon Henri et mérita la reconnaissance de la patrie, dont il proclama constamment et la gloire et les droits.

Jeté au milieu des partis sans se mêler à aucun, parce que sa vertu le plaçait au-dessus de tous, marchant à travers les factions sans les craindre, sans les braver, religieux et tolérant, il crut que le tableau historique de son époque deviendrait une leçon utile, que les réclamations contemporaines prépareraient l’opinion et la justice de l’avenir, et il écrivit ces Annales où, alliant le courage de la franchise à celui de la modération, il respecta à la fois tout ce qu’il devait à Dieu, aux rois, à la patrie : ouvrage qui ne permet pas de clouter que l’auteur n’eût puisé la plus belle partie de son talent dans son caractère d’homme de bien.

Ce magistrat vertueux, cet écrivain illustre fut Jacques-Auguste de Thou, président au parlement de Paris.

J’ai parlé de courage, de dévouement, de franchise en des temps de troubles et de malheurs; c’était presque annoncer que le président de Thou eut à expier ses vertus et son talent.

Mais les honneurs d’une illustre persécution ne sont pas à dédaigner par les bons citoyens, par les fidèles sujets qui s’exposent noblement dans les circonstances difficiles. Cette persécution met le sceau à leur renommée. Il manquerait quelque chose à la gloire d’un l’Hôpital, d’un Sully, d’un de Thou, si leur mérite éclatant n’avait excité les clameurs de la haine et les fureurs de l’envie.

L’auteur de ce beau monument historique, dont le succès appartenait déjà à la gloire nationale, fut en butte aux attaques et aux injustices des ennemis de la modération et de la vérité.

Henri IV, qui avait protégé l’ouvrage jusqu’à défendre expressément qu’on le traduisît .en français, sans le consentement de l’auteur[1], n’avait pu protéger efficacement l’auteur lui-même contre des détracteurs et des ennemis puissants.

Presque abandonné de son siècle, mais fort de sa cons­cience, le président de Thou adressa à la postérité une noble réclamation, et il emprunta la langue de Virgile et d’Horace qui lui était si heureusement familière.

L’Académie a cru acquitter une dette nationale, en consacrant par un hommage public la reconnaissance et l’estime que la France accorde depuis longtemps à la mémoire du président de Thou.

Mais ce magistrat vertueux, cet écrivain austère, qui s’était imposé la loi de juger sans crainte et sans exagération les renommées politiques, guerrières et littéraires de son époque, cet historien, qui avait presque tout sacrifié au devoir d’être strictement véridique, scrupuleusement équitable, était-ce par l’éclat d’un éloge, par la pompe d’un panégyrique giron devait l’honorer ! Non, sans doute, et l’Académie, a demandé seulement un discours sur la vie et les ouvrages de Jacques-Auguste de Thou. Une heureuse et juste appréciation de son talent et de son caractère pouvait devenir une grande et utile leçon pour les littérateurs qui se consacrent à écrire l’histoire. Le programme de l’Académie a ouvert une carrière nouvelle aux écrivains de notre siècle, oui les idées positives, les jugements motivés, exercent sur notre raison l’empire que les mouvements oratoires les charmes de l’éloquence ont longtemps exercé sur notre imagination.

Ce n’est pas que les ressources, les artifices même de l’éloquence et du style, ne puissent orner dignement ce travail littéraire ; mais il est vrai de dire que ces ornements n’en sont pas la condition essentielle.

L’Académie a reçu vingt-deux discours.

Plusieurs ont fixé son attention ; quatre ont été l’objet d’un examen phis approfondi.

Ce sont les discours n° 2I, n° 3, n° 20 et n° 9.

On pourrait croire que l’auteur du discours n° 21 a voulu seulement écrire une biographie raisonnée. Il a su intéresser en présentant le président de Thou dans sa vie privée et dans sa carrière politique, mais il n’a pas réussi de même dans l’examen des compositions historiques. Divers morceaux font regretter que l’auteur n’ait pas mis tous ses soins à perfectionner un ouvrage dont la lecture est souvent attachante par la simplicité même du style, par la peinture naïve des mœurs et des affections domestiques, et par quelques traits nobles et touchants, bien sentis et bien exprimés.

C’est sous ce rapport que l’Académie a cru devoir distinguer l’ouvrage, en lui accordant une mention honorable.

Dans le discours n° 3, l’auteur a bien caractérisé le talent et le mérite du président de Thou, considéré comme homme d’État, et surtout comme historien. Mais l’ouvrage manque d’élévation, soit dans la pensée, soit dans le style ; on n’y rencontre aucune vue originale. Cependant l’ensemble de la composition, l’art, assez rare aujourd’hui, de lier les diverses parties d’un sujet, ont fait accorder la première mention honorable à ce discours, dont l’auteur est M. B. Guerard, attaché à la section des manuscrits de la Bibliothèque du roi.

L’auteur du discours n° 20 a bien embrassé son sujet, et l’a traité plus largement que les autres concurrents. Son style, toujours pur, offre en général une propriété d’expression très-remarquable. Il a apprécié avec sagacité le président de Thou et ses ouvrages; mais il a rarement saisi les occasions que le sujet lui offrait de peindre avec des couleurs animées, et le siècle et les personnages au milieu desquels cet illustre historien a vécu. Il faut même dire que parfois ses jugements semblent plutôt dictés par une critique indépendante et presque sévère, que par le sentiment d’une vive admiration. La force, la solidité du raisonnement dominent plus que l’éclat du talent dans cette composition littéraire, dont le sujet, sans exiger les formes et les mouvements de l’éloquence, était loin de les exclure, ainsi que l’Académie a pu s’en convaincre en examinant le discours n° 9.

Ce discours se distingue presque toujours par l’élévation des idées et par le jeu brillant de la diction. Le tableau du siècle, les portraits des personnages illustres ou célèbres, sont à la fois d’une vérité historique et d’une hardiesse d’expression qui annoncent et promettent un vrai talent. L’auteur vise presque toujours aux effets, et souvent il les produit. Son style a une rapidité, un mouvement, un éclat qui doivent faire pardonner quelques taches légères. Parfois des formes dramatiques animent heureusement son ouvrage.

Sous le rapport de la composition, l’auteur laisse à désirer. Quand il a eu à caractériser le grand ouvrage du président de Thou, il n’a pas tenu tout ce que son travail antérieur avait permis d’espérer. Dans les jugements qu’il a portés des historiens qui avaient précédé de Thou, il n’a pas toujours été aussi habile que dans la peinture du siècle de cet écrivain.

L’Académie a partagé le prix entre ce discours n° 9, qui avait pour épigraphe : Dire la vérité par amour des hommes, dont l’auteur est M. Philarète Chasles ; et le discours n° 20, portant pour épigraphe Sine irâ et studio, dont l’auteur est M. Patin qui, dans un concours précédent, avait partagé le prix d’éloquence par son Éloge de Lesage.

Il est permis de regretter que dans les diverses et nombreuses appréciations du caractère et du talent du président de Thou, les concurrents n’aient pas suffisamment traité deux circonstances remarquables.

Si l’on admire, dans l’Histoire du président de Thou, un caractère de justice, d’impartialité, de bonne foi, un courage et une force de probité qui n’avaient jamais animé les historiens de la Grèce et de Rome, il était convenable d’en rechercher la cause, et on l’aurait trouvée dans les principes sévèrement religieux de l’auteur. Lui-même a révélé son secret. Non-seulement il écrivait en présence de son siècle et de la postérité, mais encore il se plaçait sous l’œil du juge suprême : il reconnaissait, au delà des limites du temps et du monde, une puissance à laquelle il aurait à rendre compte de ses propres jugements. Ce sentiment pieux domine tellement dans son grand ouvrage[2], qu’il était indispensable de le reconnaître expressément, et d’en faire honneur à l’écrivain. C’est ce sentiment même qui, en lui imposant l’obligation de dire la vérité, lui inspirait le courage de professer la tolérance.

2° Le président de Thou a eu parmi nous le mérite d’introduire l’histoire littéraire dans l’histoire générale dont cette heureuse innovation a agrandi le domaine.

D’époque en époque, il indique les pertes que les lettres, les sciences et les arts ont faites dans les diverses parties de l’Europe; et quand il rend hommage aux savants et aux artistes, la gloire pacifique et pure des sages console le lecteur qu’afflige la gloire si souvent funeste de la plupart des grands personnages qui ont occupé les premiers rangs sur la scène du monde.

Cette particularité que présentait le sujet, ne devait pas être oubliée, surtout quand il était proposé par l’Académie.

En traçant les portraits des grands hommes que la littérature et les arts recommandaient à la postérité, le président de Thou pensait sans doute qu’on ferait un jour pour lui-même ce qu’il faisait pour les autres. Au milieu de ses travaux et de ses chagrins, rassuré par sa conscience et par ses justes pressentiments, il se flatta que la génération nouvelle vengerait sa mémoire, et cette noble espérance de l’homme de bien n’a pas été trompée.

 

[1] Arrêt du conseil du 22 janvier 1607.

[2] « Dieu qui m’a inspiré le dessein de composer cet ouvrage si pénible, et donne des forces pour l’exécuter... m’est témoin que j’ai écrit avec la dernière exactitude et sans partialité, et que je n’ai eu en vue que sa gloire et l’utilité publique. » (Trad. de la lettre à P. Jeannin, du 31 mars 1611.)

« Dieu, qui est juge de l’intérieur, m’est témoin que j’ai escrit sans haine et sans grâce ; Dieu, qui est par-dessus tout ce qui s’en peut dire, sait mon intérieur, et que le seul amour de sa gloire, qui se conserve par la vérité des écrits, m’a fait entreprendre ce que j’ai escrit. » (Lettre à M. Dupuy, des 18 mars et 12 juin 1606.)

« J’ai escrit sans grâce et inimitié des personnes. J’atteste Dieu que je n’ai amour ni haine qu’envers la vertu et contre le vice. » (Lettre au cardinal Sforza du 2 mai 1606.

« Tous les matins, outre les prières que chaque fidèle est obligé de faire au Seigneur, il lui adressait ses vœux en particulier pour le prier de purifier son cœur, d’en bannir la haine et la flatterie, d’éclairer son esprit, et de lui faire connaître, au travers de tant de passions, la vérité, que des intérêts fort opposés avaient presque ensevelie. » (Trad. des Mémoires.)