Rapport sur le concours de poésie de l’année 1823

Le 25 août 1823

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1823.

Lu dans la séance publique annuelle du 25 août 1823,

PAR M. LE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

LE jour où trois cents Lacédémoniens, se dévouant pour le salut de la Grèce, périrent en défendant le passage des Thermopyles, ce jour même, au rapport de Diodore de Sicile[1], l’illustre Gélon, roi de Syracuse, combattait l’armée des Carthaginois que la politique de Xerxès avait suscitée contre les Siciliens, pour les empêcher de secourir la Grèce attaquée par toutes les forces de l’empire persan.

Gélon remporta une victoire éclatante et décisive et, lorsqu’il accorda la paix, l’une des trois conditions du traité fut que les Carthaginois ne sacrifieraient plus aux dieux des victimes humaines.

Ainsi, pendant que la Grèce aspirait à une juste victoire pour défendre et maintenir la liberté publique, la Sicile profitait de la victoire même pour stipuler les droits et les intérêts de l’humanité.

Mais cette Grèce si courageuse et si renommée, cette Sicile si noblement victorieuse, Rome déja célèbre et préludant à ses hautes destinées, les autres nations qui, à la même époque, sentaient tout le prix de la liberté politique, ne se doutaient pas que la servitude personnelle est une autre sorte de sacrifice de victimes humaines, qui recommence tous les jours, et se prolonge durant la vie entière de l’esclave.

On aime à rencontrer dans les lois des Hébreux quelques heureuses modifications aux malheurs de la servitude ; et même la rigide secte des Esséniens reconnaissait que l’homme ne doit pas être l’esclave de l’homme, et ils se conduisaient d’après cette maxime[2].

Mais il semble que les peuples anciens aient considéré la liberté civile plutôt comme le privilège d’une partie des hommes, que comme le droit et l’apanage du genre humain. À Sparte, la loi ne permettait pas l’affranchissement des ilotes

Disons-le en déplorant l’erreur de l’antique sagesse ; elle pardonnait aux hommes d’exercer sur leurs semblables un pouvoir que le droit naturel n’accordait pas, et que la véritable vertu n’eût jamais toléré.

Il fallut qu’une grande révolution religieuse, par ses principes nouveaux et surnaturels, démontrât l’injustice et l’immoralité de l’esclavage.

L’Évangile donnant à l’homme, et surtout à l’homme opprimé, le secret consolant de sa destination dans une vie future, lui révéla celui de sa dignité dans la vie présente.

En effet, quoique notre code religieux ne prononce point expressément l’abolition de la servitude personnelle, les nouveaux rapports qu’il établit et qu’il commande dans la grande communauté, dans l’immense famille du genre humain, ne peuvent exister si l’homme reste ou devient l’esclave de l’homme.

Lorsque la religion chrétienne domina en Occident, la nature des institutions politiques, d’abord guerrières, et ensuite féodales, retarda les bienfaits que la loi de l’évangile dispense et assure à tous les mortels et surtout à ceux que la fraternité religieuse rapproche plus intimement : toutefois il est vrai de dire qu’au milieu de la barbarie et de l’ignorance qui caractérisèrent le moyen âge, des exemples fréquens et utiles, inspirés par des motifs de religion, par des sentimens de piété, attestèrent l’influence de la loi sainte. Souvent l’esclave qu’un maître pieux conduisit au pied de l’autel, se releva libre, comme il l’était devant le dieu que l’un et l’autre invoquaient[3].

Les anciennes formules dressées pour les actes d’affranchissement portent que c’est en considération de Dieu[4], que l’esclave est rappelé à la liberté.

Une loi des Wisigoths d’Espagne promulguée dans le septième siècle, défend de mutiler les esclaves, parce qu’ils sont, dit-elle, l’image de Dieu[5].

Souvent des chrétiens pieux et zélés achetaient des esclaves pour les affranchir[6].

Ce fut par un motif de religion que, dans le sixième siècle, Bathilde, reine de France, prohiba l’usage de vendre les hommes[7].

Des conciles, des pontifes romains, la Propagande, la Sorbonne, des auteurs recommandables, décidèrent, en diverses occasions et en divers temps, que la religion condamne l’esclavage et le trafic de l’espèce humaine[8].

Au douzième siècle, Alexandre III écrivait au roi de Valence : « La nature a créé tous les hommes libres ; et, par la condition naturelle, aucun d’eux n’a été soumis à la servitude[9]. »

Lorsqu’enfin l’érection des communes, l’établissement du droit municipal, l’abolition expresse de l’esclavage dans les domaines royaux, eurent préparé et amené des temps plus heureux, les chefs de l’église saisirent les occasions de proclamer les droits de l’humanité

Depuis la découverte de l’Amérique, Léon X, Paul III, proscrivirent, au nom de la religion, l’esclavage qu’on y établissait.

Paul III s’exprimait en ces termes[10] : « Lamour du Très-Haut envers le genre humain ne permet pas que les Indiens ni les autres peuples, non encore admis aux lumières de la foi, soient privés de leur liberté ni de leurs biens. Au contraire, ils doivent en jouir et user librement et licitement, et n’être point réduits en servitude… Notre autorité apostolique déclare, que c’est par la prédication, et par les exemples d’une vie sainte, qu’il faut les amener à croire en Jésus-Christ ».

Si des faits, toujours plus affligeans, ne nous démontraient que les sentimens inspirés par la nature, les maximes consacrées par la morale universelle, les devoirs dictés et commandés par la loi religieuse, ne résistent que rarement aux ambitions de l’intérêt personnel, aux attaques infatigables de l’avare cupidité, on s’étonnerait davantage que des chrétiens fussent parvenus à établir la traite des Noirs ; on se demanderait comment des princes et des sujet chrétiens avaient cru concilier avec la prédication de l’évangile, la honte et les excès d’un semblable trafic, comment surtout ce trafic immoral, non-seulement avait été toléré et autorisé par les divers états de l’Europe, mais encore était devenu un objet d’impôt en faveur des gouvernements.

Cependant les sages modernes n’avaient pas négligé de s’emparer d’un sujet aussi important dans ses principes, et aussi intéressant par ses résultats. Notre immortel publiciste, Montesquieu, a discuté en peu de mots la question relative à la traite des Noirs. Dire qu’il l’a examinée, c’est annoncer comment il l’a résolue.

Sa courageuse et sainte indignation lui a inspiré les formes d’un sarcasme, qui s’élève à l’éloquence la plus sublime, et qu’il termine ainsi : « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous sommes pas nous-mêmes chrétiens. » Il ajoute : « Si l’injustice était telle qu’on le dit, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »

Eh bien ! elle a été signée cette convention de justice et d’humanité ; et gloire en soit rendue à ces publicistes, à ces orateurs généreux, qui ont, pendant si longues années, consacré leur sollicitude infatigable, leur éloquence courageuse, leur charité opiniâtrement suppliante, au triomphe d’une cause si équitable et si sainte ; que la France, surtout, s’enorgueillisse de trouver à leur tête, par le talent et par l’époque, l’auteur de l’Esprit des lois !

Oui, elle sera abolie de fait, comme elle est abolie de droit, cette traite que la nature et la religion condamnent, que la philosophie flétrit, que la vraie politique a même intérêt de réprouver ; mais, quoique les grands principes aient été adoptés, proclamés par les publicistes, par les gouvernemens, par les princes, il n’en est pas moins vrai que leurs vœux et que les moyens employés jusqu’à ce jour n’ont pas encore obtenu partout les succès constans que l’humanité désire ; il est des pays où il manque, à l’appui des principes, les lois qui doivent en punir l’infraction, et, conséquemment, prévenir les délits. Il est donc utile, et dès lors il est nécessaire que l’opinion publique se prononce en faveur des principes, intervienne en faveur des opprimés. Ces motifs n’étaient-ils pas dignes de déterminer l’Académie française à proposer l’Abolition de la traite des Noirs, pour sujet du concours de poésie ?

Sans doute le sujet proposé avait ses inconvéniens et ses difficultés.

On pouvait craindre que la juste indignation qu’excitent les crimes de la traite, et les malheurs qui en sont la conséquence inévitable, n’inspirât aux concurrens, des exagérations, des déclamations, que la raison et le goût eussent également désavouées. Mais cette crainte n’aurait pas arrêté l’Académie. La littérature a ses convenances ; l’art de les connaître, le mérite de les observer, font une des conditions du talent appelé à s’exercer sur de hautes questions de morale ou de politique ; et s’il arrivait une époque où la tendance des esprits permit de présumer que cet art des convenances fût moins connu et moins observé, il serait sans doute également utile pour les lettres, et honorable pour l’Académie, qu’elle préférât ces sortes de sujets, qui, pour être traités avec un succès durable, exigent le talent, ou, dirai-je, le courage de la modération. Ce goût moral qui devine les convenances, ce mérite de régler ses pensées et ses expressions, n’est pas assez commun, pour que l’Académie doive négliger les occasions de l’exciter, de l’applaudir, et de le récompenser.

Il est juste d’avouer que la plupart des concurrens ont évité cet écueil.

Une des principales difficultés du sujet c’était d’en renfermer les vastes détails dans un cadre heureux, d’établir et de graduer habilement l’immense intérêt que ce sujet excite à un haut degré, quand on le considère tour à tour sous le rapport des principes de la religion, de la morale et de l’humanité, et qu’il exciterait encore très-vivement par le seul tableau des tourmens, des infortunes, qui sont le funeste résultat de la violation de ces principes.

En peignant les malheurs auxquels sent condamnés les victimes de la traite, il fallait mettre un art exercé ou porter un instinct heureux dans le choix des images nécessaires pour composer des tableaux dont l’effet devait être d’autant plus pénible et affligeant, que les couleurs en seraient plus exactement vraies et locales.

Quand un sujet abonde en détails de ce genre, il y a deux manières de les exprimer.

L’une, et il faut dire qu’elle est la moins difficile et qu’elle a été adoptée par les concurrens, consiste à peindre avec chaleur et énergie, avec des couleurs sombres et rembrunies, les objets dont les images, produisant des sensations fortes et pénibles, inspirent une juste et salutaire indignation, et la prolongent, sans que l’auteur cherche à ménager notre sensibilité, que de telles images attristent et fatiguent à la fois.

Ainsi plusieurs concurrens se sont appesantis sur les funestes effets de la traite, et, peignant en détail les divers tourmens de ses victimes, ont voulu émouvoir par d’afreuses vérités. C’est la manière de Juvénal.

L’autre manière, qui eût été plus habile, plus littéraire, exige beaucoup d’art et de talent. L’écrivain qui doit tracer de semblables tableaux, choisit des traits qui n’ont rien de rebutant en eux-mêmes, mais qui, accessoires ou conséquences nécessaires de traits plus prononcés et même terribles, suffisent pour les indiquer, ou les rappeler à l’imagination, sans la tourmenter par le détail de diverses nuances pénibles et affligeantes. Alors l’effet est plus profond, et surtout plus durable. L’imagination, qui n’a pas été effarouchée, se représente ou devine ces nuances, et va plus loin encore que ne l’aurait entraînée la fougue de l’écrivain.

Cet art de saisir, comme par inspiration, la nuance frappante et essentielle à laquelle se rattachent des nuances plus sombres, plus prononcées, ce mérite de soulever un instant le voile qui cache des tableaux rebutans, et d’en montrer seulement une partie, pour laisser entrevoir ou deviner le reste, ce talent difficile et rare d’agrandir les récits en les abrégeant, est celui des premiers maîtres. On l’admire souvent dans Tacite, dans Bossuet, dans Montesquieu.

En général, les concurrens ne se sont pas assez attachés à la partie morale et philosophique du sujet. Sans doute il était convenable de faire ressortir la manière coupable et barbare dont la traite s’exécute, les tourmens des victimes, les maux de leur esclavage, dernier résultat de ce trafic honteux ; mais il n’était pas moins nécessaire, et surtout il était plus intéressant, de consacrer dans le langage poétique ces principes sacrés, ces maximes généreuses qui doivent rester gravées dans tous les cours : ces maximes par lesquelles la nature et la religion condamnent le trafic de l’espèce humaine : il eut été beau de prouver que, même en admettant que les effets de la traite fussent moins injustes et moins cruels pour des victimes, elle serait encore, aux yeux de la religion et de la philosophie, un véritable attentat envers le genre humain.

Quelquefois les concurrens ont trop confondu l’abolition de la traite sur les côtes d’Afrique, avec l’abolition de l’esclavage dans les colonies de l’Amérique ; question importante sur laquelle les gouvernemens n’ont pas encore prononcé, et dont la décision exigera l’art de concilier les principes de la justice et de l’humanité avec les précautions salutaires, souvent indispensables, pour opérer le bien d’une manière juste et durable, c’est-à-dire avec mesure.

Cinquante-quatre ouvrages ont été envoyés au concours. L’Académie a décerné le prix à la pièce n° 43, dont l’épigraphe est : Nigra sum, sed formosa. CANT. CANT.

Et elle a accordé des mentions honorables aux pièces inscrites sous les numéros suivans :

N° 15, portant pour épigraphe : Heu ! fuge crudeles terras,f uge littus avarum. VIRG.

N° 14, dont l’épigraphe est : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. TER.

  1. ° 47, portant pour épigraphe : « Si les paroles me manquent, les choses parleront assez d’elles-mêmes. » BOSSUET.
  2. ° 6, dont l’épigraphe est : Auri sacra fames. VIRG.

Après la lecture de la pièce couronnée, l’assemblée entendra quelques fragmens des ouvrages qui ont obtenu des mentions.

Ces fragmens, en donneraient, sans doute, une idée trop avantageuse, si l’on ne savait qu’ils ont été choisis dans un nombre très-considérable de vers, comme les plus dignes d’être présentés au public.

En général l’Académie, après avoir examiné les pièces de ce concours, a eu à regretter d’une part, que les pièces écrites avec correction et avec quelque élégance, manquassent souvent de la couleur, du mouvement, de la verve, qui doivent animer les compositions poétiques ; d’autre part, que les pièces où brillaient quelquefois ces heureuses qualités, fussent souvent déparées par des images incohérentes, par des expressions audacieusement néologiques, qui montrent dans les auteurs plus de prétention que de goût, et ne servent, le plus souvent, qu’à déguiser, sous le vague des images ou la bizarrerie des mots, la faiblesse ou la nullité des pensées.

Dans la pièce couronnée, dont le style est plus soutenu, divers détails sont exprimés d’une manière élégante et poétique, plusieurs images ont toute l’énergie que le sujet pouvait exiger ou permettre.

L’auteur, qui, l’année dernière, dans le concours sur le Dévouement des médecins français et des sœurs de Sainte-Camille, dans la peste de Barcelonne, avait obtenu le premier accessit, est M. Victor CHAUVET.

 

[1] Selon Hérodote, ce fut le jour que les Grecs gagnèrent la bataille de Salamire : Rollin adopte le récit de Diodore ; Barbeyrac celui d’Hérodote.

[2] JOSÈPHE, liv. 18, Ch. 2.

[3] La cérémonie de l’Affranchissement avait lieu souvent dans une église.

[4] « Pro divinitatis intuitu. Marculfe, 20, 23, etc. ; Lindenbrog, 91, 92, etc. ; Bignon, I.

[5] Ne imaginis Dei, plasmationem adulterent. Fori Judicum, p.90

[6] Histoir de Provence. Papon, t.2, p. 121

[7] Voyez l’ouvrage intitulé : Les Bienfaits de la religion chrétienne, trad. De l’anglais d’Edouard Ryan, par A. M. H. Boulard ; Paris, 1823.

[8] Ibid.

[9] Cum autem omnes liberos natura creasset, nullus conditione naturae fuit subditus servituti. Radulphus de Diceto, Imagines historiarum, dans l’Hist. angl. script., col.580.

[10] « Sublimis Deus sic dilexit humanum genus, decernens et declarans Indos nostros et omnes alias gentes ad notitiam christianorum in posterum deventuras, quae extra fidei Christi exsistant, suâ tamen libertate ac rerum suarum dominio privatos vel privandos non esse. Imo libertate et dominio uti, potiri et gaudere libere et licite possint, nec in servitutem redigi debere.... Ipsosque Indos et alias gentes verbi Dei praedicatione et exemplo bonae vitae ad dictam fidem Christi invitandos fore, auctoritate apostolicâ, per praesentes decernimus et declaramus. » Bulle Sablimis Deus rapportée dans l’ouvrage attribué à Las Casas : Traité en réponse aux questions proposées sur les affaires du Pérou.

Voyez aussi REMESAL, Hist. de Chiappa.

Et MYER Y GUERRA, Hist. de la revol. de Nueva Espańa.