Discours de réception de François-Juste-Marie Raynouard

Le 24 novembre 1807

François-Juste-Marie RAYNOUARD

M. Raynouard ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Le Brun , y est venu prendre séance le mardi 24 novembre 1807, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Lorsque je suis admis à l’honneur de me consacrer au culte des Muses dans leur sanctuaire même, pardonnez-moi de m’enorgueillir d’avoir trouvé, dans votre bienveillance, de quoi suppléer à l’insuffisance de mes titres littéraires.

Cette fraternité glorieuse, cette association de travaux et de renommée auxquelles je n’aurais osé prétendre comme récompense, j’aime à les accepter comme encouragement. Sans doute vous avez jugé qu’il vous appartenait de diriger mes faibles talents dans un art difficile que plusieurs d’entre vous ont cultivé et cultivent encore avec tant de succès.

J’hésiterais, Messieurs, à vous soumettre quelques idées sur cet art ; mais puisque vos règlements m’imposent l’obligation de traiter un sujet littéraire, je considérerai la tragédie dans son influence sur l’esprit national.

Un peuple de l’antiquité, jaloux du droit de se gouverner lui-même, attaché scrupuleusement à ses institutions religieuses et civiles, fier de la renommée de ses ancêtres, renommée qui formait une partie du domaine de la gloire publique, les Athéniens, aimèrent et protégèrent dans la tragédie l’art heureux et utile qui tantôt mettait en action les vertus et les exploits de leurs héros, honorait et perpétuait le souvenir des triomphes de la Grèce et d’Athènes, tantôt consacrait l’origine de leur aréopage, de leurs traditions les plus chères, de leurs usages les plus sacrés de leurs fêtes les plus solennelles.

Plus souvent la tragédie étalait les crimes et les malheurs publics ou domestiques des anciennes dynasties ; et les spectateurs goûtaient le plaisir orgueilleux d’accorder quelque pitié aux infortunes de ces familles royales qui, sans cesse courbées sous le joug de la fatalité semblaient expier devant eux la gloire et le droit de régner.

La rareté des spectacles réservés pour embellir et charmer les réunions de plusieurs peuples de la Grèce dans les murs d’Athènes, la solennité des concours poétiques, la pompe des représentations, la présence des magistrats qui présidaient au nom de la loi, tout concourait à imprimer dans les cœurs l’amour de la patrie, l’exemple et l’émulation des vertus, le respect pour la gloire nationale. Heureuse cité, où les amusements publics enseignaient l’héroïsme !

Ainsi la représentation de la tragédie devint une institution politique, une fête de la patrie et de la religion, d’où les citoyens retournaient plus dévoués à la gloire et à la vertu, plus fiers de leur renommée et de leurs lois, quand ils s’étaient applaudis eux-mêmes, en couronnant le poëte qui avait le mieux célébré la prééminence des Grecs sur les autres nations, et celle des Athéniens sur les autres peuples de la Grèce.

Les Romains empruntèrent des Grecs presque tous les arts d’imitation. A Rome, la tragédie reproduisit servilement les sujets applaudis sur le théâtre d’Athènes. Dans le grand nombre de tragédies latines dont quelques fragments sont parvenus jusqu’à nous, on regrette de ne trouver que deux pièces choisies dans l’histoire des beaux siècles de Rome, Brutus l’ancien et Décius.

L’ami de Virgile et d’Horace, l’illustre consul Pollion essaya d’offrir au peuple romain le tableau du dévouement et de la gloire de ses défenseurs. Il choisit des sujets historiques dans une époque très-récente, et même, dit-on, la querelle de César et de Pompée ; mais il est douteux qu’on ait représenté les tragédies de Pollion, si vantées par Virgile, et il est vraisemblable que le poëte consulaire céda aux avis prudents d’Horace, qui lui disait dans une ode : « Tu marches sur des feux couverts d’une cendre trompeuse. »

Dans les temps qui suivirent le règne d’Auguste, les poëtes n’avaient plus la liberté de traiter des sujets nationaux. Emilius Scaurus, dans sa tragédie d’Atrée, avait imité quelques vers d’Euripide, qui fournirent le prétexte d’une dénonciation. Scaurus reçut l’ordre de mourir, et s’y soumit avec courage. Tibère régnait.

Bientôt ce peuple dégénéré, dont les aïeux avaient porté le titre de peuple-roi, les habitants de Rome, accoutumés il n’applaudir que des mimes et des gladiateurs, et passionnés pour des spectacles vils ou cruels, ne méritèrent plus qu’on s’occupât de leur en offrir d’autres.

La tragédie n’eut donc à Rome aucune influence sur l’esprit national.

Vous ne serez pas surpris, Messieurs, si j’observe que, quand les Français imaginèrent la représentation des drames sacrés et des mystères, ils se rapprochèrent des intentions qui avaient guidé les poëtes grecs.

Oui Messieurs, c’est peut-être faute d’avoir assez reconnu le caractère et le but du théâtre d’Athènes, qu’on a pu trouver si étrange que nos poëtes aient représenté :

Les saints, la Vierge, et Dieu par piété.
(Boileau, Art poét., ch. III.)

Ils offraient à la vénération publique des chrétiens les héros de leur culte religieux, de même que les poëtes grecs avaient offert aux Athéniens l’histoire de leurs dieux et de leurs demi-dieux ; et nos pères, accourant à ces pieux spectacles, se retrouvaient dans leurs traditions religieuses, s’ils ne se retrouvaient pas dans leurs institutions politiques.

Les auteurs dramatiques sortirent enfin de ce cercle étroit et cherchèrent leurs sujets dans les romans et dans l’histoire. Mais on ne peut s’arrêter sur leurs essais et sur les ouvrages des poëtes des autres nations que pour remarquer l’intervalle immense qui les sépare tous des chefs-d’œuvre du grand Corneille.

Ce serait cependant être injuste que de ne pas admirer des traits nobles ou touchants, des situations intéressantes ou terribles, des caractères heureusement dessinés, des conceptions hardies, dans les ouvrages de quelques auteurs espagnols, et surtout dans ceux de ce génie éminemment dramatique dont l’Angleterre se glorifie, et qui fut redevable d’une partie de sa renommée à la liberté d’exposer sur le théâtre l’histoire de la nation anglaise.

Mais quel est le mérite de ces auteurs étrangers ? Si nous applaudissons à des beautés de détail, nous accusons sans cesse le défaut d’ordonnance, d’ensemble et de proportion. Je crois voir çà et là, épars sans ordre et sans choix, quelques beaux ornements d’architecture, quelques colonnes majestueuses. C’est Corneille, Corneille seul, qui a relevé le temple de Melpomène.

A ce nom de Corneille, je ne rappellerai point, Messieurs, les discussions souvent élevées au sujet de la prééminence de ce grand poëte ; mais permettez à mon respect pour son génie de supposer un instant qu’il s’ouvrît entre toutes les nations un concours solennel, pour déférer le sceptre littéraire à celle qui s’enorgueillirait justement d’avoir produit le poëte le plus digne de le porter.

Les Grecs nommeraient Homère, les Latins, Virgile, les Italiens, le Tasse ou l’Arioste, les Anglais, Milton, et nous tous, oui, vous-mêmes, qui savez admirer Racine. Ah ! dans le péril de notre gloire littéraire, un seul cri s’élèverait, et ce cri, vous le prononcez avec moi Corneille !

Sous le despotisme de Richelieu, qui honorait à la fois Corneille par des outrages et par des bienfaits, cet illustre poëte sentit qu’il ne pouvait consacrer ses talents à peindre les héros de notre histoire et célébrer la gloire nationale. Son génie s’exila de la France ; il chercha une nouvelle patrie il adopta Rome.

On juge, par quelques passages de la tragédie d’Attila, de tout ce que Corneille aurait pu faire pour exciter l’esprit public et l’honneur français, s’il avait choisi ses sujets dans nos annales.

Du moins, Corneille a traité les sujets romains comme on aurait dû les traiter à Rome pour faire de la tragédie une institution politique et nationale, telle qu’elle l’avait été chez les Athéniens.

Vous avez souvent remarqué, Messieurs, que nos trois plus grands poëtes tragiques ont d’abord reçu l’impulsion de leur siècle, et l’ont ensuite propagée par leurs succès.

On admira dans Corneille la tragédie politique ou de caractère, qui tenait lieu de tragédie nationale, dans un temps où les intrigues de la cour, les grandes vues de Richelieu, les troubles récents de la France, avaient accoutumé tous les esprits à s’intéresser aux affaires d’État.

Racine, cédant aux prestiges d’une cour où la magnificence des plaisirs, l’exemple de Louis le Grand, avaient ramené la délicatesse et la grâce de l’ancienne galanterie française, exprima les tourments, l’abandon, les erreurs et les charmes de l’amour, dans une poésie enchanteresse qui semble avoir emprunté de l’amour même le don de plaire et de séduire : peintre toujours fidèle, poëte toujours inspiré, il fut assez heureux pour trouver dans son cœur et dans la simplicité de la nature, cette vérité de sentiment que les romanciers d’alors avaient cherchée en vain dans leur esprit et dans les combinaisons de l’art.

Voltaire, dans un siècle de lumières, proclama sur nos théâtres ces maximes d’humanité, de tolérance et de vertu, qui, dans tous les temps et dans tous les pays éclairés, honoreront la véritable philosophie.

Pour faire ressortir le contraste des passions, il fit encore contraster les mœurs, les religions, les gouvernements de tous les pays, de tous les peuples, de tous les siècles ; et, par une savante distribution de couleurs locales, il rendit plus sensibles et plus évidents les grands principes de la morale publique.

Il avait vengé notre littérature des revers des poëtes qui avaient échoué dans l’épopée nationale ; il eut encore la gloire de faire applaudir le premier sur notre scène des noms chéris ou respectés de tous les Français.

La carrière était ouverte ; de Belloi s’y lança. Le théâtre retentit encore des applaudissements obtenus par ce poëte et par ceux d’entre vous, Messieurs, qui ont eu le courage et le talent de peindre de terribles ou malheureuses époques de notre histoire.

Il est permis de croire que le temps est venu de choisir de préférence dans nos traditions historiques les sujets de nos tragédies, d’offrir aux Français, sur nos théâtres, des leçons héréditaires, des exemples domestiques de gloire et de vertu, et de ramener ainsi la tragédie à son institution honorable.

J’énonce avec confiance cette opinion déjà adoptée par le respectable écrivain qui préside cette séance. Il avait fait un appel aux poëtes français dans son ouvrage, où, sous un titre modeste, il a peint la nature et la vertu avec des couleurs pures et brillantes qui font chérir et honorer le tableau, le peintre et le modèle.

Quand nous célébrerons les héros des siècles passés, nous ne craindrons pas que la malignité nous accuse de faire la satire du siècle présent. Que dis-je ? grâce au génie, au courage, aux triomphes des héros de nos jours, ces merveilles de l’antique honneur français, ce dévouement sublime, ces exploits étonnants que la froide raison croyait n’appartenir qu’aux romans de chevalerie, sont enfin rentrés dans le domaine de l’histoire.

Plus nous mettrons de hardiesse et de vérité à peindre les sentiments nobles et généreux, la bravoure intrépide et exaltée, l’honneur sévère des héros dont les grands noms et les hauts faits consacrent nos fastes depuis longtemps, plus les spectateurs, accoutumés aux prodiges de nos jours seront empressés d’applaudir et d’imiter les exemples de l’héroïsme et de l’honneur.

Heureux si mes efforts, dirigés par vos conseils, pouvaient atteindre à ce but glorieux ! Il faudrait un tel succès pour vous dédommager de la perte du poëte célèbre auquel je succède aujourd’hui.

En paraissant devant cette assemblée qui vient émettre les premiers suffrages de la postérité sur la tombe de M. Le Brun, j’aurais voulu apporter le recueil choisi des divers ouvrages qui ont établi sa renommée.

Mais puisque la mort a surpris M. Le Brun occupé encore de juger lui-même ses titres de gloire, permettez que, reprenant le cours de ses pensées et de ses projets, je circonscrive son patrimoine littéraire, tel qu’il aurait voulu sans doute le borner dans les dernières années de sa vie, sur lesquelles le héros qui nous gouverne avait répandu les honneurs et les bienfaits.

Je ne parlerai donc pas de quelques poésies qui, lors de leur publication, avaient acquis à M. Le Brun une double célébrité, et qui seront appréciées justement par l’âge futur, quand les amis des lettres auront toute l’impartialité et toute la sagesse nécessaires pour séparer des erreurs d’une grande révolution les ouvrages des hommes de talent qui ont eu la gloire ou le malheur de se dévouer à son succès.

Mais il ne faut pas attendre le jugement tardif de la postérité pour reconnaître combien M. Le Brun a excellé dans un genre de poésie où cependant la malignité du lecteur fait une partie du succès, où les applaudissements ne sont pas toujours la mesure de l’estime : genre qu’on doit, ce me semble peu cultiver, quand on considère que c’est le seul peut-être où l’envie pardonne d’obtenir une grande renommée. Ce n’est pas que je condamne sans réserve ces attaques et ces représailles littéraires que Racine et Rousseau n’ont pas dédaignées. Je sais qu’une épigramme n’est pas toujours une satire ; j’avoue qu’il est quelquefois permis de venger la raison et le goût outragés, et de lancer le ridicule sur leurs ennemis audacieux : mais combien est-il plus noble de réfuter les clameurs de l’envie et de la haine par le seul courage du silence !

M. Le Brun avait entrepris depuis longtemps deux poèmes intitulés, l’un, De la Nature, et l’autre, la Veillée du Parnasse. La publication de quelques fragments avait fait juger du talent de l’auteur, et lui avait assuré une place distinguée auprès de nos grands poëtes. Que n’a-t-il achevé ces ouvrages ! ils auraient ajouté aux richesses et à la gloire de notre littérature.

Ce serait rendre un digne hommage à la mémoire de M. Le Brun que de réciter aujourd’hui devant vous quelques beaux fragments de ces poëmes. Votre admiration vous révélerait toutes les beautés dont il aurait pu les enrichir s’il les eût terminés, et nous rappellerait à tous le souvenir de la pompe funèbre de Raphaël, où l’on exposa aux applaudissements et aux regrets des assistants le chef-d’œuvre que la mort ne lui avait pas laissé le temps d’achever.

Votre admiration ne sera point troublée de pareils regrets, quand elle s’arrêtera sur les compositions lyriques de M. Le Brun : un élan rapide, un enthousiasme soutenu une imagination brillante, la pompe des images, la hardiesse des expressions, un rhythme cadencé, une harmonie variée : voilà ce qui caractérise ses plus belles odes.

Si un goût sévère blâme parfois l’usage trop fréquent des figures, l’incohérence de quelques images plusieurs expressions hasardées et des mésalliances de mots, je crois ne devoir pas dissimuler ces reproches en célébrant un poëte dont les chefs-d’œuvre sont justement admirés, et dont les disciples formeront une école peut-être dangereuse pour l’art, quand ils se permettront d’imiter les défauts brillants de leur modèle sans avoir le talent d’égaler ses beautés hardies.

Ces beautés que je pourrais vous faire remarquer dans plusieurs odes, je les trouve presque toutes réunies dans l’ode adressée à Buffon contre ses détracteurs.

Que j’aime à voir un homme de lettres lutter de toute la force de son talent pour défendre et faire triompher le génie !

Le grand succès de cette ode prouva une vérité que je crois fondamentale, surtout pour les arts d’imagination : c’est que toutes les fois que l’auteur est inspiré par un sentiment noble et généreux, il lui est plus facile de réussir, et que la vertu aide beaucoup au talent.

Cette ode passera à la postérité comme un monument honorable pour Buffon, pour le poëte et pour les muses françaises.

Un style piquant souvent gracieux et facile, caractérise assez généralement les épîtres et les élégies de M. Le Brun, qui a réuni plusieurs sortes de talents poétiques.

Les derniers accents de la lyre de M. Le Brun étaient un tribut de reconnaissance et d’admiration pour le héros de la France.

C’était surtout à notre illustre lyrique de consacrer par ses chants quelqu’une des nombreuses merveilles du nouvel empire.

Cette brillante exagération, qu’on reproche quelquefois aux pensées, aux images et aux expressions de M. Le Brun, aurait pu, dans un pareil sujet, tourner au profit de la vérité, et devenir pour le talent un moyen de succès.

Le chantre de Napoléon l’aurait représenté, d’après l’histoire, grand au-dessus des rois, tel qu’Homère, d’après la fable, a représenté Jupiter grand au-dessus des dieux ; gouvernant l’univers par l’autorité de sa pensée, toujours prêt à saisir de sa main toute-puissante l’une des extrémités de la chaîne des destins, si tous ses ennemis ensemble osaient s’attacher à l’autre, et toujours certain de les entraîner tous.

Heureux les poëtes, les orateurs et les artistes français qui réussiraient à offrir au héros de la France un hommage digne d’elle et de lui ! Mais, ne le dissimulons pas, Messieurs c’est à tous les arts de se réunir pour escorter jusqu’à la dernière postérité cette gloire immense qu’un seul homme a su acquérir, mais qu’un seul génie ne saurait célébrer.